Peveril du Pic/Chapitre 29

La bibliothèque libre.
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 18p. 366-378).


CHAPITRE XXIX.

HYPOCRISIE ET SCÉLÉRATESSE.


Rappelle-toi bien cela, Bassanio : — le diable même peut invoquer l’Écriture pour parvenir à ses fins.
Shakspeare. Le Marchand de Venise.


Après avoir quitté la somptueuse demeure du duc de Buckingham, Christian, plein des projets si odieusement perfides qu’il méditait, se hâta d’aller dans la Cité, où un rendez-vous imprévu dans une auberge décente, tenue par une personne de la secte religieuse à laquelle il appartenait, l’appelait près de Ralph Bridgenorth de Moultrassie. Ce ne fut pas inutilement qu’il se présenta : le major était arrivé le matin, et l’attendait avec impatience. L’air habituellement sombre de ce dernier était encore obscurci par une teinte d’inquiétude, qui parut à peine se dissiper lorsque, répondant aux questions qu’il faisait au sujet de sa fille, Christian lui donna sur la santé et la gaieté d’Alice les nouvelles les plus satisfaisantes, entremêlées naturellement et sans affectation d’éloges sur sa beauté et sur son caractère, éloges si capables de flatter l’oreille d’un père.

Mais Christian avait trop de tact pour s’étendre sur ce sujet, quelque agréable qu’il fût. Il s’arrêta juste au point où l’affection d’un parent pouvait être censée en avoir assez dit. « La dame, dit-il, près de laquelle il avait placé Alice, était charmée de son aspect et de ses manières, et répondait de sa santé et de son bonheur. Il n’avait pas, ajouta-t-il, mérité si peu de confiance de la part de son frère Bridgenorth qu’il fut nécessaire au major, contrairement à son projet et au plan qu’ils avaient formé ensemble, d’arriver aussi précipitamment de la campagne, comme si sa présence était utile à la protection d’Alice. — Frère Christian, répondit Bridgenorth, il faut que je voie mon enfant ; il faut que je voie la personne à qui elle a été confiée. — Pourquoi donc ? répliqua Christian. N’avez-vous pas souvent confessé que l’excès de vos affections charnelles pour votre fille a été un piège pour vous ? N’avez-vous pas été plus d’une fois sur le point de renoncer aux grands desseins qui doivent placer la justice comme un conseiller à côté du trône, et cela parce que vous désiriez satisfaire la folle passion de votre fille pour ce descendant de votre ancien persécuteur, pour ce Julien Peveril ? — Je l’avoue, dit Bridgenorth, j’aurais donné et je donnerais encore le monde entier pour presser ce jeune homme sur mon sein et l’appeler mon fils. Le naturel de sa mère brille dans ses yeux, et sa démarche fière est celle de son père, lorsque chaque jour il m’apportait des paroles de consolation dans ma détresse, et me disait : « L’enfant vit. » — Mais le jeune homme ne marche, dit Christian, que d’après ses propres lumières, et prend dans son erreur le météore qui brille sur le marais pour l’étoile polaire. Ralph Bridgenorth, je te parlerai avec la sincérité d’un ami : il ne faut pas que tu penses servir à la fois et la bonne cause et Baal. Obéis, si tu veux, à tes affections charnelles ; appelle ce Julien Peveril dans ta maison, et fais-lui épouser ta fille. Mais songe à la réception qui l’attend auprès de ce vieux chevalier plein d’orgueil, dont la fierté même en ce moment est aussi peu abattue par le poids des fers, qu’elle l’était lorsque l’épée des saints triomphait à Worcester. Vois ta fille à ses genoux, et dédaigneusement repoussée comme une abjecte créature. — Christian, » dit Bridgenorth en l’interrompant, « tu me presses bien vivement ; mais tu le fais par amitié, mon frère, et je te le pardonne. Alice ne sera jamais repoussée avec dédain. Mais cette amie… cette dame… Tu es l’oncle de mon enfant, Christian ; tu es, après moi, celui qui lui doit le plus d’amour et d’affection : néanmoins tu n’es pas son père, tu n’as pas les craintes d’un père. Es-tu sûr de la moralité de la femme à qui ma fille est confiée. — Suis-je sûr de la mienne propre ? Suis-je sûr que mon nom est Christian et le vôtre Bridgenorth ? N’ai-je pas demeuré plusieurs années en cette ville ? Ne connais-je pas cette cour ? Est-il probable que l’on puisse me tromper ? Car je ne suppose pas que vous craigniez que je vous trompe moi-même. — Tu es mon frère, dit Bridgenorth ; tu es la chair et les os de la sainte que j’ai perdue, et je suis décidé à me confier à toi dans cette affaire. — Tu fais bien, dit Christian ; et qui sait quelle récompense t’est réservée ? Je ne puis regarder Alice sans avoir l’esprit fortement pénétré de l’idée que le ciel destine à quelque grande œuvre une créature si fort au-dessus des femmes ordinaires. L’intrépide Judith délivra Béthulie par son courage ; et les traits charmants d’Esther en firent la sauvegarde et la protectrice de son peuple sur la terre de captivité, lorsqu’elle eut attiré les regards bienveillants d’Assuérus. — Que la volonté du ciel s’accomplisse sur elle ! dit Bridgenorth. Et maintenant dis-moi quels progrès a faits la grande œuvre ? — On est fatigué de l’iniquité de cette cour, dit Christian ; et si cet homme veut continuer à régner, il ne peut le faire qu’en appelant dans ses conseils des gens d’une autre trempe. Les alarmes qu’excitent les menées damnables des papistes ont réveillé les âmes des hommes et ouvert leurs yeux sur les dangers de la situation présente. Lui-même (car il abandonnerait femme et frère pour se sauver) n’est pas éloigné d’un changement de mesures ; et quoique nous ne puissions pas voir tout d’abord l’ivraie séparée du bon grain et rejetée de la cour, néanmoins il y aura assez de bons pour surveiller les méchants, assez de gens du parti modéré pour obtenir la concession de cette tolérance universelle pour laquelle nous soupirons depuis si long-temps, comme une jeune fille pour son bien-aimé. Le temps et l’occasion ouvriront la voie à une réforme plus complète, et nous verrons s’accomplir, sans tirer le glaive, ce que nos amis ne parvinrent pas à établir sur des fondements durables, lorsque leurs épées victorieuses brillaient encore dans leurs mains. — Dieu veuille qu’il en soit ainsi ! dit Bridgenorth ; car mes scrupules, je le crains, m’empêcheraient désormais de rien faire qui pût de nouveau provoquer la guerre civile ; mais je verrai avec joie tout ce que nous obtiendrons par des moyens pacifiques et parlementaires. — Oui, dit Christian, et tout ce qui amènera les représailles sévères que nous devons à nos ennemis depuis si long-temps. Que d’années écoulées depuis que le sang de notre frère crie vengeance du haut des autels ! Bientôt cette barbare Française verra que ni le long intervalle du temps, ni ses amis puissants, ni le nom de Stanley, ni la souveraineté de Man, ne peuvent arrêter la marche terrible de celui qui poursuit la satisfaction du sang répandu. Son nom sera rayé des registres de la noblesse, et un autre s’emparera de son héritage. — Mais, frère Christian, dit Bridgenorth, ne mets-tu pas trop de chaleur dans ta vengeance ? Ton devoir, comme chrétien, est de pardonner à tes ennemis. — Oui, mais non pas aux ennemis du ciel, à ceux qui ont répandu le sang des saints, » reprit Christian, les yeux animés de cette expression véhémente et fougueuse qui parfois donnait à ses traits insignifiants le seul caractère de passion qu’ils montrassent jamais. « Non, Bridgenorth, continua-t-il, je regarde ces projets de vengeance comme sacrés, comme un sacrifice propitiatoire pour ce qui peut se trouver de mal dans ma vie. Je me suis soumis à être méprisé par l’orgueil, je me suis humilié jusqu’à la condition de valet ; mais, dans mon cœur, une voix fière me criait : Si tu le fais, c’est pour venger le sang de ton frère. — Malgré tout, mon frère, dit Bridgenorth, quoique je partage tes vues, et que je t’aie aidé contre cette femme moabite, je ne puis m’empêcher de considérer ta vengeance comme plus conforme à la loi de Moïse qu’à la loi d’amour. — Ce langage te sied bien, Ralph Bridgenorth, répondit Christian, à toi qui, il n’y a qu’un instant, souriais à la chute de ton ennemi. — Si tu entends parler de sir Geoffroy Peveril, dit Bridgenorth, je ne souris point à sa ruine. Il est bon qu’il soit humilié ; mais, quant à moi, si je cherche à rabaisser son orgueil, je n’eus jamais la pensée de ruiner sa maison. — Vous savez mieux que personne quels sont vos desseins, dit Christian, et je rends justice, frère Bridgenorth, à la pureté de vos principes ; mais les hommes qui ne voient qu’avec les yeux du monde auraient de la peine à reconnaître quelque intention de miséricorde dans le magistrat rigide, dans le créancier sévère que Peveril a trouvé en vous. — Et moi, frère Christian, » dit Bridgenorth, la couleur lui montant au visage à mesure qu’il parlait, « je ne doute pas non plus de l’excellence de vos desseins, et ne veux pas nier l’adresse surprenante avec laquelle vous vous êtes procuré des informations si exactes sur les projets de cette femme d’Ammon ; mais il m’est permis de penser que, dans vos relations avec la cour et les courtisans, vous pouvez, par une politique charnelle et mondaine, altérer le mérite de ces dons spirituels qui vous rendaient autrefois si célèbre parmi nos frères. — Ne craignez pas cela, » dit Christian, commençant à recouvrer le sang-froid qu’il avait un peu perdu dans cette discussion ; « travaillons seulement de concert comme nous l’avons fait jusqu’à présent, et j’espère que chacun de nous verra qu’il a dignement rempli le devoir d’un fidèle serviteur de cette vieille cause pour laquelle nous avons autrefois tiré l’épée. »

En parlant ainsi, il prit son chapeau, et, disant adieu à Bridgenorth, il lui annonça l’intention de revenir dans la soirée.

« Adieu, dit Bridgenorth ; tu me trouveras toujours partisan sincère et dévoué de cette cause. Je suivrai ton conseil, et je ne te demanderai pas même… quoique le cœur d’un père fasse ce sacrifice avec peine… dans quel lieu se trouve ma fille et à qui tu l’as confiée. J’essaierai de couper ma main droite, d’arracher mon œil droit afin de les jeter loin de moi. Pour toi, Christian, si tu te conduis en tout ceci autrement que la prudence et l’honnêteté ne le requièrent, Dieu et les hommes t’en demanderont compte. — Sois sans inquiétude, » répondit Christian ; et il sortit, agité par des réflexions d’une nature peu agréable.

« J’aurais dû lui persuader de s’en retourner, » dit-il en mettant le pied dans la rue. « Sa seule présence à Londres peut déranger le plan d’où dépend mon élévation future, et celle de sa fille aussi. Les hommes diront-ils que j’ai causé sa perte, lorsque je l’aurai élevée au poste brillant de la duchesse de Portsmouth, et peut-être mise à même de devenir mère d’une longue postérité de princes ? Chiffinch s’est engagé à me procurer une occasion favorable, et la fortune de ce voluptueux dépend de son adresse à satisfaire les goûts de son maître pour la variété. Si elle fait impression, il faut que cette impression soit profonde ; et une fois établie dans les affections du prince, je ne crains pas qu’on la supplante. Que dira son père ? Mettra-t-il, en homme prudent, sa honte dans sa poche, parce qu’elle sera bien dorée ? ou jugera-t-il convenable de faire parade d’une fureur morale, et de déployer la rage d’un père outragé ? Cette dernière conjecture est la plus probable. Il a toujours suivi une ligne de conduite trop sévère pour autoriser une telle licence. Mais à quoi servira sa colère ? Dans tout cela je n’ai pas besoin de me mettre en évidence : ceux qui s’y trouveront n’auront pas grand souci du ressentiment d’un puritain campagnard. Et, après tout, ce que j’entreprends est ce qu’il y a de mieux pour lui, pour cette petite, et surtout pour moi, Édouard Christian. »

Telles étaient les basses réflexions par lesquelles ce misérable cherchait à étouffer le cri de sa conscience, tandis qu’il travaillait à déshonorer la famille de son ami, et à perdre sa proche parente, remise avec confiance entre ses mains. Le caractère de cet homme n’était pas d’une trempe commune, et ce n’était pas par une voie ordinaire qu’il était parvenu à cet excès d’égoïsme ignoble et dénaturé.

Édouard Christian, comme le lecteur s’en doute bien, était le frère de ce William Christian, qui avait principalement contribué à faire passer l’île de Man sous l’autorité de la république, et qui, pour ce fait, était devenu victime de la comtesse de Derby. Ils avaient reçu tous deux une éducation puritaine ; mais William ayant embrassé la profession des armes, la sévérité de ses opinions religieuses en fut quelque peu modifiée. Édouard, livré à l’étude des lois, professait les principes de sa croyance avec la plus grande rigueur ; mais ce n’était qu’un faux semblant : la régularité extérieure de sa conduite, qui lui avait valu un grand renom et de l’influence dans le parti des gens graves (titre qu’ils avaient coutume de se donner), cachait des penchants voluptueux, qu’il satisfaisait à la dérobée avec ces délices qu’on trouve à savourer le fruit défendu. Tandis donc que sa piété apparente lui procurait des avantages mondains, ses plaisirs secrets le dédommageaient de l’austérité. La restauration, et la conduite violente de la comtesse contre son frère, mirent un terme à cette vie à la fois hypocrite et dissolue. Il s’enfuit alors de son île natale, brûlant du désir de venger la mort de William, seule passion étrangère à son intérêt privé qu’on lui ait jamais connue ; encore n’était-elle pas complètement sans égoïsme, puisqu’elle tendait à le rétablir dans ses anciens droits.

Il s’introduisit facilement auprès de Villiers, duc de Buckingham, lequel, du chef de sa femme, avait de grandes prétentions sur la partie des domaines de la famille de Derby qui avaient été concédés par le parlement au célèbre Fairfax, son beau-père. Le crédit de Buckingham à la cour de Charles, où une plaisanterie spirituelle était un meilleur titre à la faveur qu’une longue suite de services fidèlement rendus, fut mis en usage avec tant de succès, qu’il contribua beaucoup à l’abaissement de cette famille loyale et mal récompensée. Mais le duc était incapable, même dans son intérêt, de suivre avec constance le plan de conduite que lui suggérait Christian ; et ses irrésolutions sauvèrent probablement les restes des vastes domaines du comte de Derby.

Cependant Christian était un associé trop utile pour être congédié. Devant Buckingham et d’autres hommes de cette trempe, il n’affectait point de cacher le relâchement de ses mœurs ; mais, aux yeux du parti nombreux et puissant auquel il appartenait, il avait l’adresse de le déguiser sous une gravité apparente dont il ne se départait jamais. Il est vrai qu’à cette époque la cour était séparée de la ville par une ligne de démarcation si profonde, qu’un homme pouvait quelque temps jouer deux rôles contraires, comme dans deux mondes différents, sans qu’on s’aperçût dans l’un qu’il se montrait sous un aspect tout opposé dans l’autre. D’ailleurs, lorsqu’un homme de talent est regardé comme un auxiliaire habile et utile, son parti continue à le protéger et à l’accréditer, quand même sa conduite est le plus contraire aux principes qu’il devrait suivre. En pareil cas, on nie quelques faits, on en pallie quelques autres, et le zèle de parti couvre au moins autant de défauts que la charité envers le prochain.

Édouard Christian avait souvent besoin de l’indulgence partiale de ses amis ; mais elle ne lui manquait jamais, car il était éminemment utile. Buckingham et quelques autres courtisans de la même classe, tout dissolus qu’ils étaient dans leur manière de vivre, désiraient cependant entretenir quelques liaisons avec le parti des dissidents ou puritains, comme on les nommait, afin de se fortifier par là contre les ennemis qu’ils avaient à la cour. Christian s’était fait remarquer par son habileté dans ce genre d’intrigue, et à une certaine époque il était presque parvenu à rendre complète l’alliance d’une classe d’hommes qui professaient les principes les plus rigides en religion et en morale, avec les courtisans esprits-forts qui se jouaient de tout principe.

Au milieu des vicissitudes d’une vie d’intrigue, pendant laquelle les projets ambitieux de Buckingham et les siens propres lui firent à diverses reprises traverser l’Atlantique, Édouard Christian se faisait gloire de n’avoir jamais perdu de vue son principal objet, la vengeance qu’il méditait contre la comtesse de Derby. Il entretenait d’étroites et intimes communications avec son île natale, de manière à être parfaitement informé de tout ce qui s’y passait ; et il excitait, en toute occasion, la cupidité de Buckingham, pour le déterminer à s’emparer de ce petit royaume en appelant la confiscation sur la tête de celui qui le possédait. Il ne lui était pas difficile d’entretenir à ce sujet la convoitise de son patron ; car l’imagination active de Buckingham lui faisait trouver un charme particulier à penser qu’il pourrait devenir une espèce de souverain dans cette île ; et, comme Catilina, il était aussi avide du bien d’autrui que prodigue du sien.

Mais ce fut seulement lors de la prétendue découverte de la conspiration papiste que les projets de Christian purent être amenés à leur maturité. À cette époque, les catholiques étaient si odieux aux yeux du peuple crédule d’Angleterre, que, sur la dénonciation des hommes les plus infâmes, des plus vils délateurs, immondices des prisons et rebut du pilori, les accusations les plus atroces contre des personnes du plus haut rang et du plus honorable caractère étaient écoutées avec une aveugle confiance.

C’était une circonstance que Christian ne manqua pas d’exploiter. Il resserra plus étroitement son intimité avec Bridgenorth, laquelle n’avait jamais dans le fait été interrompue, et lui fit aisément partager ses desseins, qui, aux yeux de son intègre beau-frère, étaient également honorables et patriotiques. Mais, tandis qu’il flattait Bridgenorth de l’espoir d’accomplir une réforme dans l’État, de mettre un frein à la dissolution de la cour, de soulager la conscience des dissidents de l’oppression des lois pénales, de réformer enfin les abus criants de l’époque ; tandis qu’il lui montrait aussi en perspective la vengeance frappant la comtesse de Derby, et humiliant la famille de Peveril, par qui Bridgenorth avait été si indignement traité, Christian ne négligeait pas non plus de chercher comment il pourrait tirer avantage de la confiance qu’avait en lui son crédule beau-frère.

L’extrême beauté d’Alice Bridgenorth, la fortune considérable que le temps et l’économie avaient accumulée dans les mains de son père, en faisaient un parti très-désirable pour réparer la fortune délabrée de quelque habitué de la cour ; et il se flattait de pouvoir conduire une semblable négociation de manière à la rendre extrêmement utile à ses propres intérêts. Il vit qu’il persuaderait, sans trop de difficulté, au major Bridgenorth de lui abandonner la surveillance de sa fille : ce père infortuné s’était accoutumé, dès la naissance d’Alice, à considérer le plaisir de la voir habituellement comme trop mondain pour qu’il pût s’en permettre la jouissance ; et Christian eut peu de peine à le convaincre que le désir qu’il éprouvait de la donner à Julien Peveril, en supposant qu’il pût faire adopter à ce jeune homme ses opinions politiques, était un compromis blâmable avec la sévérité de ses principes. Les dernières circonstances lui avaient prouvé combien il était peu sûr et peu convenable de confier à mistress Debbitch un dépôt si précieux, et il accueillit volontiers avec reconnaissance l’offre complaisante que fit Christian, l’oncle maternel d’Alice, de la placer à Londres, sous la protection d’une dame de condition, tandis qu’il serait lui-même engagé dans les scènes de troubles et de combats qu’il croyait, avec tous les bons protestants, devoir être avant peu la conséquence d’une révolte générale des papistes, à moins que cette révolte ne fût prévenue par les mesures promptes et énergiques des honnêtes gens d’Angleterre. Le major avait même exprimé la crainte que, trop occupé de veiller au bonheur de sa fille, il ne pût faire pour son pays tout ce qu’il devait ; et Christian eut peu de peine à lui faire promettre qu’il s’abstiendrait de s’informer d’elle pendant quelque temps.

Certain d’être dépositaire de sa nièce, qu’il espérait garder assez long-temps pour mettre son projet à exécution, Christian essaya de préparer les voies en consultant Chiffinch, que son habileté bien connue pour les intrigues de cour rendait propre à donner le meilleur conseil en cette occasion. Mais ce digne personnage étant de fait le pourvoyeur des plaisirs de Sa Majesté, et pour cette raison fort avant dans ses bonnes grâces, pensa qu’il était du devoir de sa charge de suggérer un autre plan que celui sur lequel Christian venait le consulter. Son avis fut qu’une jeune personne d’une beauté aussi rare qu’on lui dépeignait Alice était plus digne de partager les affections du monarque joyeux, dont le goût en fait de charmes féminins était si exquis, que de devenir la femme de quelque homme de cour ruiné par ses dissipations. Ensuite, rendant parfaitement justice à son propre mérite, il sentit qu’il ne perdrait absolument rien dans l’estime publique, et que sa fortune s’en trouverait fort bien à tous égards si, après avoir un moment régné comme les Gwyn, les Davis, les Robert et autres, Alice Bridgenorth passait du rang de favorite du roi à l’humble condition de mistress Chiffinch.

Après avoir adroitement sondé Christian, et s’être assuré que la perspective de son propre intérêt l’empêchait de reculer devant cet infâme projet, Chiffinch le lui exposa dans le plus grand détail, se gardant bien toutefois de lui en faire pressentir le dénoûment, et peignant la faveur dont allait jouir la belle Alice, non pas comme un caprice passager, mais comme le commencement d’un règne aussi long et aussi absolu que celui de la duchesse de Portsmouth, dont l’avarice et le caractère altier paraissaient alors fatiguer le roi, quoique la force de l’habitude le rendît incapable de se délivrer du joug.

Ainsi présentée, la pièce que l’on montait n’était plus une manœuvre d’entremetteur de cour, un vil complot pour la ruine d’une jeune fille innocente ; elle devenait une intrigue politique tendant à écarter une favorite qui gênait, et à déterminer par suite un changement dans l’esprit du roi sur divers objets importants, à regard desquels il était influencé par la duchesse de Portsmouth. Ce fut sous ce point de vue que le projet fut présenté au duc de Buckingham, qui, soit pour soutenir sa réputation de hardiesse en fait de galanterie, soit pour satisfaire un caprice passager, avait autrefois fait la cour à la favorite régnante, et s’était vu repoussé d’une façon qu’il n’avait jamais pu lui pardonner.

Mais une seule intrigue était trop peu de chose pour occuper l’esprit actif et entreprenant du duc. On créa aisément une ramification de la conspiration papiste, de manière à y envelopper la comtesse de Derby, que son caractère et sa religion rendaient très-propres à passer aux yeux de la partie crédule du public, pour complice d’une pareille trame. Christian et Bridgenorth se chargèrent de la tâche périlleuse de l’arrêter jusque dans son petit royaume de Man, et furent à cet effet munis de pleins pouvoirs qu’ils ne devaient produire que dans le cas où ils réussiraient à exécuter leur plan.

Il échoua, comme le lecteur le sait, grâces aux rapides préparatifs que la comtesse fît pour se défendre ; et ni Christian ni Bridgenorth ne jugèrent qu’il fût d’une saine politique d’agir ouvertement, même avec l’autorisation du parlement, contre une dame si peu habituée à hésiter sur l’emploi des mesures les plus propres à lui assurer sa souveraineté féodale. Ils pensèrent sagement qu’il pourrait bien se faire que l’omnipotence même du parlement (comme on disait alors dans un sens un peu trop large peut-être) ne garantît pas leurs personnes du danger auquel les exposerait une entreprise manquée.

Mais sur le continent de la Grande-Bretagne ils n’avaient aucune opposition à redouter ; et Christian était si exactement instruit de tous les mouvements qui avaient lieu dans la petite cour de la comtesse, que Peveril eût été arrêté au moment même où il mettait le pied sur le rivage, sans le coup de vent qui obligea le navire à prendre la direction de Liverpool. Christian, sous le nom de Ganlesse, l’y rencontra fort inopinément, et le sauva de la griffe des soi-disants témoins du complot, dans l’intention de se saisir de ses dépêches, ou même, s’il était nécessaire, de sa personne ; de manière à l’avoir tout à fait à sa discrétion : entreprise difficile et dangereuse, qu’il jugea plus convenable cependant de mettre à exécution que de laisser ces agents subalternes, toujours prêts à se mutiner contre ceux qui se liguaient avec eux, obtenir le crédit qu’ils n’auraient pas manqué d’acquérir par la saisie des dépêches de la comtesse de Derby. Il était d’ailleurs essentiel, pour les plans de Buckingham, que ces papiers ne passassent pas entre les mains d’un fonctionnaire public comme Topham, qui, bien que stupide et guindé, avait des intentions droites et honnêtes, et qu’elles ne fussent pas revues par un comité privé, où l’on eût pu probablement supprimer certaines choses, en supposant même qu’on eût rien ajouté. En un mot, Christian, en faisant marcher séparément son intrigue particulière par le moyen de la grande conspiration papiste, comme on l’appelait, agissait absolument comme celui qui fait dériver le principe moteur servant à mettre sa petite usine en mouvement, de la machine à vapeur ou de la grande roue construite pour le service d’un établissement voisin beaucoup plus vaste. En conséquence, il avait résolu, tout en profitant le plus qu’il pourrait de leurs découvertes supposées, de n’admettre personne à se mêler de ses projets particuliers d’ambition et de vengeance.

Chiffinch, désirant voir de ses propres yeux cette beauté extraordinaire qu’on lui avait tant vantée, s’était rendu exprès dans le Derbyshire. Il fut dans l’enchantement lorsqu’après avoir assisté à un sermon de deux heures dans la chapelle des dissidents de Liverpool, et avoir eu tout le loisir de faire son examen, il fut amené à conclure qu’il n’avait jamais vu des formes et une figure plus séduisantes. Le témoignage de ses yeux confirmant ce qui lui avait été dit, il s’empressa de retourner à la petite auberge désignée pour le rendez-vous, et y attendit Christian et sa nièce avec une entière confiance dans le succès de leur projet, et déployant un appareil de luxe capable, selon lui, de produire une impression favorable sur l’esprit d’une jeune campagnarde. Il fut un peu surpris lorsqu’il s’aperçut que Christian était accompagné de Julien Peveril, au lieu d’Alice Bridgenorth, à qui il espérait être présenté le soir même. C’était en effet un désappointement assez rude pour lui, qui avait pris sur son indolence de s’aventurer loin de la cour, afin de vérifier, avec son tact supérieur, si Alice était réellement ce prodige tant exalté par les louanges de son oncle, et si c’était une victime digne du sacrifice auquel on la destinait.

Quelques mots échangés entre ces dignes associés leur suffirent pour concerter le plan d’enlever à Peveril les dépêches de la comtesse, Chiffinch refusant absolument de prendre aucune part à son arrestation ; car il était fort douteux qu’un tel acte fût approuvé de son maître.

Christian avait aussi ses raisons pour s’abstenir d’une démarche aussi décisive. Il n’était nullement probable qu’elle fût agréable à Bridgenorth, qu’il était nécessaire de ne pas contrarier ; de plus, elle était inutile, car les dépêches de la comtesse étaient d’une bien plus haute importance que la personne de Julien ; enfin elle était également superflue par ce motif que Julien se rendant au château de son père devait tout naturellement y être arrêté avec les autres personnes suspectes désignées par le warrant de Topham et par les dénonciations de ses infâmes acolytes. En conséquence, loin d’user d’aucune violence envers Peveril, il prit avec lui un ton amical, afin que, paraissant le mettre en garde contre ce qu’il avait à craindre des autres, il ne pût lui-même encourir le soupçon d’avoir participé à la soustraction des papiers dont Julien était chargé. Cette dernière manœuvre fut exécutée à la faveur d’un puissant narcotique qu’on jeta dans le vin de Julien, et qui le plongea dans un sommeil assez profond pour que les deux confédérés pussent accomplir aisément leur projet inhospitalier.

Les événements du jour suivant son déjà connus du lecteur. Chiffinch repartit pour Londres avec le paquet qu’il importait de remettre promptement à Buckingham, tandis que Christian se rendit à Moultrassie pour recevoir Alice des mains de son père et la conduire en sûreté à Londres, son complice ayant consenti à différer, jusqu’à leur arrivée en cette ville, l’entrevue si désirée qui lui permettrait de la mieux connaître.

Avant de se séparer de Bridgenorth, Christian avait usé de toute son adresse pour obtenir de lui qu’il restât à Moultrassie ; il avait même dépassé les bornes de la prudence, au point d’inspirer, par sa trop vive insistance, de vagues soupçons, qu’il ne lui fut pas très-facile d’écarter. Bridgenorth suivit son beau-frère à Londres ; et le lecteur a déjà vu quels moyens adroits Christian mit en jeu pour l’empêcher de venir traverser davantage les destinées de sa fille et les projets honteux du protecteur qu’il lui avait si mal choisi. Néanmoins, Christian, tout en marchant le long des rues absorbé dans ses réflexions, comprit que son entreprise était entourée de mille dangers ; une sueur froide lui couvrait le front, lorsqu’il songeait à la légèreté et au caractère changeant de Buckingham, à la frivolité et à l’intempérance de Chiffinch, aux soupçons du sombre et fanatique, mais pénétrant et honnête Bridgenorth. « Si j’avais seulement, pensait-il, des agents propres à la tâche qui leur est dévolue, comme il me serait facile de briser et de renverser la force qui m’est opposée ! mais avec ces moyens insuffisants et faibles, je cours, chaque jour, à chaque heure, à chaque minute, le danger de voir un de mes étais faiblir, et tout l’échafaudage en ruine crouler sur ma tête. Et pourtant, sans les défauts dont je me plains, comment aurais-je acquis sur eux ce pouvoir qui en fait entre mes mains des instruments passifs, même lorsqu’ils semblent le plus ne suivre que l’impulsion de leur propre volonté ? Oui, les dévots ont raison jusqu’à un certain point lorsqu’ils prétendent que tout est pour le mieux. »

Il peut paraître étrange qu’au milieu de ses divers sujets d’appréhension Christian n’eût jamais été plus ou moins tourmenté de l’inquiétude que la vertu de sa nièce deviendrait peut-être l’écueil contre lequel il échouerait ; mais c’était un misérable dépourvu de tout sentiment d’honneur, aussi bien qu’un libertin endurci ; et, en cette double qualité, il ne croyait nullement à la vertu des femmes.