Peveril du Pic/Chapitre 35

La bibliothèque libre.
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 18p. 437-448).


CHAPITRE XXXV.

L’APPARITION.


… De langues aériennes qui prononcent le nom des hommes.
Milton. Comus.


Julien s’était endormi, la tête plus pleine de ses tristes réflexions que du babil mystique du petit chevalier ; et cependant il arriva que ses visions eurent plus de rapport avec les discours du nain qu’avec ses propres idées.

Il rêva d’esprits glissant sous ses yeux, de fantômes parlant avec volubilité, de mains sanglantes qui s’agitaient dans l’ombre, et semblaient l’appeler comme un chevalier errant destiné à de terribles aventures. Plus d’une fois il s’éveilla en sursaut, tant était vive l’impression que ces songes produisaient sur son imagination ! et alors il lui semblait toujours qu’il y avait quelqu’un près de son lit. Le froid qu’il sentait aux pieds, la pesanteur de ses fers, et le bruit qu’ils faisaient lorsqu’il se retournait sur son grabat, lui rappelèrent dans quel lieu il se trouvait et à quelle occasion. L’extrémité à laquelle il voyait réduit tout ce qu’il avait de plus cher répandait dans son cœur un froid plus glacial encore que celui des chaînes dont ses jambes étaient entourées ; et il lui était impossible de retomber dans le sommeil sans demander au ciel sa protection par une prière mentale. Mais lorsqu’il fut réveillé pour la troisième fois par ces images effrayantes, l’angoisse de son esprit se manifesta par des paroles, et il ne put retenir cette exclamation de désespoir : « Mon Dieu, ayez pitié de moi ! » — Amen ! » répondit une voix aussi douce qu’une rosée de miel, et qui lui sembla prononcer ce mot à son chevet même.

L’explication naturelle était que Geoffrey Hudson, son compagnon d’infortune, avait répondu à une prière si bien appropriée à leur situation respective ; mais le son de cette voix était si différent des accents durs et discordants du nain, que Peveril demeura convaincu qu’elle n’avait pu sortir de la bouche d’Hudson. Il fut frappé d’une terreur involontaire, qu’il lui eût été difficile d’expliquer raisonnablement ; et ce ne fut qu’avec un grand effort qu’il parvint à faire cette question : « Sir Geoffrey avez-vous parlé ? »

Point de réponse. Il renouvela sa question plus haut, et la même voix argentine qui s’était déjà associée à ses prières en disant Amen, répondit : « Votre compagnon ne s’éveillera point tant que je serai ici. — Et qui êtes-vous ?… Que cherchez-vous ici ? et comment y êtes-vous venu ? » dit Peveril entassant avec chaleur question sur question.

« Je suis un être infortuné, mais qui vous aime tendrement… Je viens ici pour vous servir ; ne vous inquiétez pas du reste. »

Une idée s’offrit alors à l’esprit de Julien : il avait ouï parler de personnes qui possédaient le merveilleux talent de contrefaire leur voix de manière qu’elles pouvaient abuser ceux qui les entendaient, au point de leur faire accroire que les sons partaient d’un point de l’appartement tout à fait opposé à celui qu’elles occupaient. Persuadé qu’il avait complètement pénétré le mystère, il répliqua : « Ce badinage, sir Geoffrey n’est pas de saison. Dites ce que vous avez à dire avec votre voix et votre ton ordinaires : les mauvaises plaisanteries ne conviennent pas à minuit dans un cachot de Newgate. — Mais l’être qui vous parle, répondit la voix, choisit de préférence l’heure la plus ténébreuse et les lieux les plus terribles. »

Brûlant d’impatience et résolu à satisfaire sa curiosité, Julien sauta brusquement à bas de son lit, espérant saisir l’être qui parlait ainsi et dont la voix indiquait une extrême proximité. Mais sa tentative fut complètement inutile, et il ne saisit que de l’air.

Peveril fit deux ou trois tours dans la chambre, au milieu de l’obscurité et les bras tendus : puis il réfléchit enfin qu’avec les fers qu’il portait aux pieds, et le bruit qui accompagnait et décelait ses moindres mouvements, il lui serait impossible de mettre la main sur quelqu’un qui ne serait pas disposé à se laisser atteindre. Il chercha donc à regagner son lit ; mais comme il n’allait qu’à tâtons, il arriva d’abord à celui de son camarade d’infortune. Le petit prisonnier dormait d’un profond sommeil : en l’écoutant ronfler un moment, Julien conclut encore, ou que le nain était le plus artificieux des ventriloques et des sorciers, ou qu’il y avait réellement, entre les quatre murs de leur chambre si bien close, un tiers dont la présence même semblait indiquer qu’il n’appartenait pas à notre espèce.

Julien n’était pas fort disposé à croire au surnaturel ; mais il s’en fallait bien aussi que le siècle fût incrédule autant que le nôtre aux apparitions ; et, sans déroger le moins du monde à son bon sens, il pouvait partager les préjugés de son époque. Ses cheveux commençaient à se dresser sur sa tête, et une sueur froide mouillait déjà son visage, lorsqu’il appela son compagnon, le priant, au nom du ciel, de s’éveiller.

Le nain répondit, mais toujours endormi : « Que le diable vous emporte ! Je me soucie bien qu’il fasse jour. Dites au maître écuyer que je n’accompagnerai point la chasse, à moins qu’il ne me donne le petit bidet noir. — Je vous dis, répliqua Julien, qu’il y a quelqu’un dans la chambre. N’avez-vous pas un briquet pour allumer un flambeau. ? — Que m’importe que ce criquet ne soit pas beau ? » reprit le dormeur en suivant toujours le fil de ses idées, qui sans doute l’entraînait au milieu des vertes forêts de Windsor, et lui rappelait les chasses royales dont il avait été témoin. « Je ne suis pas lourd. Je ne monterai jamais cette grande brute du Holstein, où je ne puis me placer qu’à l’aide d’une échelle, et où je fais la figure d’une pelote sur un éléphant. »

Julien se vit obligé de le tirer par le bras, et le secoua si violemment, qu’il réussit à chasser le rêve qui l’occupait. Après deux bâillements et trois soupirs, le nain lui demanda avec humeur ce que diable il voulait.

« Oui, le diable lui-même, je crois, répondit Peveril, est en ce moment dans notre chambre. »

À ces paroles Hudson, se levant avec précipitation, se signa dévotement, et se mit à frapper avec ardeur un morceau d’acier contre une pierre à feu, jusqu’à ce qu’il eût allumé une espèce de petit cierge qui était, dit-il, consacré à sainte Brigitte, et dont la vertu égalait celle de l’herbe appelée fuga dœmonum, ou du foie de poisson brûlé par Tobie dans la maison de Raguel, pour chasser des endroits qu’il éclairait tous les lutins et tous les esprits malins ou dangereux (si toutefois, comme il en fit soigneusement la remarque), il en existait ailleurs que dans l’imagination de son jeune ami.

La chambre ne fut pas plus tôt éclairée par les rayons de ce bout de chandelle sacrée, que Julien commença à douter du témoignage de ses propres oreilles ; car non seulement il ne vit que sir Hudson et lui-même, mais encore les serrures et les verrous avaient une telle solidité, qu’il paraissait impossible qu’on eût ouvert la porte et qu’on l’eût refermée, sans faire beaucoup de bruit ; et ce bruit, la seconde fois au moins, aurait dû nécessairement parvenir à son oreille, puisqu’il était sur pied et se promenait par la chambre lorsque l’inconnu, si toutefois c’était un être humain, avait battu en retraite.

Julien regarda un instant, avec non moins d’inquiétude que de surprise, d’abord la porte bien fermée, et ensuite la fenêtre garnie de barreaux ; puis il finit par accuser son imagination de lui avoir joué un tour fort déplaisant. Il ne répondit presque rien aux questions d’Hudson ; et retournant à son lit, il l’écouta en silence réciter un long discours sur les mérites de sainte Brigitte, lequel comprenait la plus grande partie de son interminable légende, et se termina par l’assurance que, d’après toutes les traditions, cette puissante sainte était la plus petite de toutes les femmes, à l’exception cependant de celles des Pygmées.

Lorsque le nain eut cessé de parler, l’envie de dormir revint bientôt à Julien ; et après avoir promené ses regards autour de la chambre qu’éclairaient encore les dernières lueurs du cierge saint, ses yeux se refermèrent, il oublia ce qui venait de se passer, et son repos ne fut plus troublé pendant le reste de la nuit.

L’aurore se lève pour Newgate comme pour la montagne la plus haute qu’un habitant du comté de Galles ou une chèvre sauvage aient jamais gravie, mais d’une manière si différente, que les rayons même du roi des astres, lorsqu’ils pénètrent dans les profondeurs de cette triste demeure, semblent y être emprisonnés. Éclairé par la lumière du jour, Peveril se convainquit sans peine de la fausseté des visions qu’il avait vues la nuit précédente, et sourit en réfléchissant que des histoires semblables à celles qu’il lui avait si souvent fallu se résigner à entendre dans l’île de Man, eussent pu produire tant d’impression sur son esprit, après avoir passé par la bouche d’un être si extraordinaire qu’Hudson, et dans la solitude d’une prison.

Avant que Julien se fût éveillé, le nain avait déjà quitté son lit, et se tenait assis à l’un des coins de la cheminée, où de ses propres mains il avait allumé le feu, tantôt s’occupant à faire bouillir un petit pot qu’il avait suspendu sur la flamme, tantôt absorbé dans la lecture d’un énorme in-folio qui était ouvert devant lui sur la table, et qui semblait presque aussi grand et aussi gros que lui-même. Il était enveloppé dans son manteau de drap cramoisi, qui lui servait de robe de chambre aussi bien que de vêtement contre le froid, et qui était à l’avenant de l’ample bonnet dont il avait la tête coiffée. La singularité de ses traits et l’expression de ses yeux armés de lunettes, alternativement dirigés sur le volume qu’il laissait et vers le petit chaudron, auraient donné à Rembrandt la tentation de le peindre comme un alchimiste ou comme un nécromancien occupé de quelque bizarre expérience, et se conformant aux préceptes contenus dans un de ces gros manuels qui traitent des arts mystiques.

L’attention du nain portait cependant sur un objet plus matériel, car il préparait tout simplement pour son déjeuner une soupe d’une saveur exquise, dont il invita Peveril à manger sa part. « Je suis un vieux soldat, dit-il, et je dois ajouter un vieux prisonnier ; par conséquent je sais me tirer d’affaire mieux que vous, jeune homme. Le diable emporte le gredin de Clink ! il a mis la boîte aux épices hors de ma portée : voudriez-vous me la faire passer ? elle est sur le manteau de la cheminée. Je vous apprendrai, comme disent les Français, à faire la cuisine ; et puis, si cela vous convient, nous partagerons en frères les travaux de notre prison. »

Julien accéda sans hésitation à la proposition amicale du petit homme, et se garda bien de lui donner à entendre que sans doute ils n’habiteraient pas long-temps ensemble. La vérité est que, bien qu’en somme il fût porté à regarder comme un effet de son imagination exaltée la voix qu’il se figurait avoir ouïe la nuit précédente, cependant il éprouvait un vif désir de voir comment une seconde nuit se passerait dans la même cellule ; et les accents de cet être invisible qu’il avait, à minuit, entendus avec terreur, n’excitaient plus alors dans son souvenir qu’une douce et agréable agitation, provenant à la fois et d’une sorte de crainte et d’une vive curiosité.

Les jours qui s’écoulent dans une prison n’ont presque rien qui les distingue les uns des autres. Celui qui succéda à la nuit que nous avons décrite ne présenta aucune circonstance remarquable. Le nain prêta à son jeune compagnon un volume semblable à celui qu’il s’occupait à lire, et qui se trouvait être un tome d’un des romans aujourd’hui oubliés de Scudéri, dont Geoffrey Hudson était grand admirateur, et qui étaient alors fort à la mode dans les cours de France et d’Angleterre, quoiqu’on fût parvenue réunir dans ces immenses in-folios toutes les invraisemblances et toutes les absurdités des anciens romans de chevalerie, moins le feu d’imagination qui distingue ces derniers, et toutes les sottises métaphysiques que Cowley et les autres poètes de l’époque ont entassées sur la passion de l’amour, comme des monceaux de charbon menu jetés sur un feu languissant, et qui l’étouffent au lieu de le nourrir.

Mais Julien n’avait d’autre alternative que de s’attrister sur les chagrins d’Artamène et de Mandane, ou de songer à la détresse accablante de sa propre situation ; et dans ces agréables divertissements la matinée se passa comme elle put.

À midi d’abord, et ensuite à la chute du jour, les deux compagnons d’infortune reçurent une courte visite du farouche porte-clefs, qui vint, d’un air sombre et d’un pas silencieux, apporter les choses nécessaires aux repas des prisonniers, sans échanger avec eux plus de paroles qu’un officier de l’inquisition d’Espagne ne s’en serait permis en pareille occasion. Avec la même gravité taciturne, bien différente de l’humeur rieuse dans laquelle il avait été surpris la veille, il frappa leurs fers avec un petit marteau, pour s’assurer par leur son qu’ils n’avaient été entamés ni par la lime ni autrement. Il monta ensuite sur une table pour faire la même expérience sur les barreaux de la fenêtre.

Le cœur de Julien battait vivement ; car quelqu’un de ces barreaux ne pouvait-il pas avoir été travaillé de manière à donner entrée au visiteur nocturne ? Mais ils renvoyèrent tous à l’oreille expérimentée de maître Clink, lorsqu’il les frappa tour à tour avec le marteau, un son clair et net, d’où il conclut qu’ils étaient intacts.

« Il serait difficile de s’introduire à travers de pareilles grilles, » dit Julien en exprimant tout haut les pensées qui l’occupaient.

« Peu de personnes en seraient tentées, » répliqua le valet bourru, ne comprenant pas ce qui se passait dans l’esprit de Peveril ; « et permettez-moi de vous dire, maître, qu’on trouve déjà suffisamment difficile d’en sortir par là. » Il se retira et la nuit vint. Le nain, qui s’était chargé de la besogne à faire dans la chambre pour toute la journée, s’agita beaucoup, allant et venant, soit pour éteindre le feu, soit pour remettre en ordre les différents objets dont ils s’étaient servis dans le courant du jour, ne cessant de se parler tout haut à lui-même, et toujours avec un air d’importance, tantôt dissertant sur la dextérité avec laquelle un vieux soldat savait mettre la main à tout, et tantôt s’étonnant qu’un courtisan du premier ordre condescendît à mettre la main à quelque chose. Puis vint la répétition de ses prières accoutumées ; mais sa disposition à bavarder ne lui revint pas, comme la veille, après cet acte de dévotion. Au contraire, long-temps avant que Julien eût fermé les yeux, la respiration forte qui partait du lit de sir Geoffrey Hudson annonça que le nain était déjà dans les bras de Morphée.

Au milieu de l’obscurité complète qui régnait dans la chambre, et avec un vif désir, qui n’était pas sans un certain mélange de crainte, d’entendre encore la voix mystérieuse de la nuit précédente, Julien demeura long-temps éveillé, sans que ses méditations fussent interrompues autrement que par l’horloge qui sonnait l’heure écoulée au clocher de l’église du Saint-Sépulcre, voisine de Newgate. Enfin il s’assoupit ; mais il n’avait pas encore sommeillé une heure, à ce qu’il lui sembla, quand son repos fut troublé par les sons que son oreille aux aguets avait vainement attendus.

« Pouvez-vous dormir ? voulez-vous dormir ? osez-vous dormir ? » furent les questions que lui adressa la même voix, claire, douce et mélodieuse, qui lui avait parlé la nuit précédente.

« Qui me questionne ainsi, répliqua Julien. Mais que le questionneur soit bien ou mal intentionné, je réponds que je suis innocent, et l’innocence peut vouloir et peut oser dormir profondément. — Ne m’adressez pas de questions, dit la voix, et n’essayez pas de découvrir qui vous parle ; mais soyez convaincu que la folie seule peut dormir avec la perfidie d’un côté et le péril de l’autre. — Vous qui me parlez de péril, pouvez-vous m’indiquer le moyen de le combattre ou de l’éviter ? dit Julien. — Mon pouvoir est limité ; cependant je puis faire quelque chose, comme le ver luisant peut montrer un précipice. Mais il faut mettre votre confiance en moi. — La confiance doit engendrer la confiance. Je ne puis accorder la mienne sans savoir à qui et pourquoi. — Ne parlez pas si haut, » dit la voix en baissant tout à coup le ton.

« La dernière nuit, répliqua Julien, vous disiez que mon compagnon ne s’éveillerait pas. — Cette fois je ne réponds pas qu’il ne s’éveille, » reprit la voix ; et aussitôt les accents rauques, criards et discordants du nain se firent entendre, demandant à Julien pourquoi il parlait ainsi durant son sommeil, ou, s’il ne dormait pas lui-même, pourquoi il ne laissait pas dormir les autres, et enfin si ses visions de la dernière nuit lui revenaient encore.

« Dites oui, » murmura la voix d’un ton si bas, et cependant si distinct, que Julien doutait presque si ce n’était pas un écho de sa propre pensée ; dites seulement oui, et je pars pour ne jamais revenir ! »

Dans les circonstances désespérées, on recourt à des remèdes étranges et inaccoutumés ; et quoiqu’il fût incapable de calculer alors les chances favorables que cette singulière correspondance pourrait lui offrir, Julien ne se sentit pas disposé à les laisser échapper si promptement. Il répondit seulement au nain qu’il avait été troublé par un rêve affreux.

« Je l’aurais juré d’après le son de votre voix, dit Hudson. Il est vraiment étrange que vous autres hommes de grande taille vous ne possédiez jamais cette rare fermeté de nerfs qui nous est propre, à nous qui avons été jetés dans un monde plus compacte. Ma voix conserve en toute occasion son accent mâle et sonore. Le docteur Cockerel pensait qu’il y avait une même proportion de nerfs et de fibres pour les hommes de toutes les tailles, et que la nature les file plus gros ou plus minces suivant l’étendue de la surface qu’ils doivent recouvrir. De là vient que les plus petites créatures sont souvent les plus fortes. Mettez un escarbot sous un grand chandelier, et l’insecte le remuera par ses efforts pour reconquérir sa liberté ; ce qui est, pour achever ma comparaison, comme si l’un de nous ébranlait par de semblables efforts la prison royale de Newgate. Les chats aussi et les belettes sont des animaux qui ont plus de force et la vie plus dure que les chiens ou les brebis. Et en général, vous pouvez remarquer que les petits hommes dansent mieux et sont moins fatigués des efforts de tout genre que ceux pour qui leur poids doit nécessairement être un fardeau. Je vous respecte, monsieur Peveril, parce qu’on m’a dit que vous aviez tué un de ces grands gaillards qui font les fendants comme si leurs âmes étaient plus grandes que les nôtres, attendu que leur nez est d’un pouce ou deux plus rapproché des nuages. Mais ne vous glorifiez pas de cette victoire comme d’un exploit sans pareil. Je voudrais vous convaincre qu’il en a toujours été ainsi, et que dans l’histoire de tous les siècles l’homme petit, agile, leste et vigoureux a constamment eu l’avantage sur un adversaire colossal. Je n’ai besoin que de vous citer, dans l’Écriture sainte, l’exemple de la fameuse chute de Goliath, et celui d’un autre lourdaud qui avait plus de doigts à la main et plus de pouces à la taille qu’il ne saurait appartenir à un honnête homme, et qui fut tué par un neveu du bon roi David ; il en est beaucoup d’autres encore dont les noms m’échappent, mais qui tous étaient des Philistins d’une haute stature. Parmi les païens, n’avez-vous pas Tydée, et je ne sais combien d’autres héros trapus et vigoureux dont les petits corps logeaient de grandes âmes ? Vous pouvez remarquer en outre, dans l’histoire tant sacrée que profane, que vos géants sont des hérétiques et des blasphémateurs, des brigands et des oppresseurs, des tyrans du sexe féminin et des rebelles à toute autorité régulière. Tels furent Gog et Magog, que nos chroniques les plus authentiques disent avoir été tués, près de Plymouth, par le brave petit chevalier Corineus, qui donna son nom au comté de Cornouailles. Ascaparte aussi fut dompté par Bevis, et Colbrand par Guy, comme le peuvent attester Southampton et Warwick. Tel fut encore le géant Hoël, tué en Bretagne par le roi Arthur. Et si Ryence, roi de la partie septentrionale du pays de Galles, qui fut mis à mort par ce même champion de la chrétienté, ne peut réellement pas s’appeler un géant, il est certain qu’il n’en vaut guère mieux, puisqu’il lui fallait vingt-quatre barbes de rois pour fourrer sa robe, et qu’alors on portait la barbe dans toute sa longueur : de sorte qu’en évaluant chaque barbe à dix-huit pouces (et vous ne pouvez accorder moins à une barbe royale), et en supposant qu’on en eût garni seulement le devant de la robe, comme nous le faisons en employant l’hermine, et que le derrière, au lieu d’être doublé et bordé de peaux de chats sauvages et d’écureuils, l’était avec des barbes de comtes, de ducs et d’autres dignitaires inférieurs, nous pouvons raisonnablement estimer que la taille de Ryence… mais je ferai ce calcul demain matin. »

Rien n’est plus soporifique pour quiconque n’est ni philosophe ni homme de finances, qu’une opération d’arithmétique ; et quand on est au lit, l’effet en est irrésistible. Sir Geoffrey se rendormit en cherchant à déterminer quelle était la taille du roi Ryence, d’après la longueur probable de son manteau. Il est vrai que, s’il n’eût pas renoncé à faire ce calcul abstrait, on ne peut présumer combien il aurait disserté de temps sur la supériorité des hommes de petite taille : car ce sujet avait pour lui tant de charmes que, si nombreux que soient les récits de ce genre, il avait recueilli presque tous les exemples de victoires remportées par de petits hommes sur des géants historiques ou romanesques.

Aussitôt que des signes non équivoques du profond sommeil de Geoffrey arrivèrent aux oreilles de Julien, il se remit à écouter avec la plus grande attention pour entendre de nouveau la voix mystérieuse qui excitait en même temps son intérêt et sa surprise. Déjà même, tandis qu’Hudson parlait, au lieu de prêter l’oreille à son éloge pompeux des gens de petite taille, il était demeuré aux aguets, épiant le moindre bruit d’une nature quelconque qui pouvait retentir dans l’appartement, en sorte qu’il lui semblait presque impossible qu’une mouche volât sans qu’il entendît ses ailes s’agiter. Si donc son invisible conseiller était réellement une créature de ce monde (opinion à laquelle le bon sens de Julien l’empêchait de renoncer aisément), cet être ne pouvait pas être sorti de la chambre ; et il attendit avec impatience que leur conversation recommençât. Mais il fut désappointé : aucun bruit ne parvint à son oreille ; et le visiteur nocturne, s’il était encore dans la prison, parut déterminé à garder le silence.

Ce fut vainement que Peveril toussa, cracha, et tâcha, par toutes sortes d’indices, de montrer qu’il ne dormait pas. Enfin son impatience devint telle qu’il résolut à tout risque de parler le premier, dans l’espoir de renouer l’entretien. « Qui que tu sois, » dit-il d’une voix assez haute pour être entendue d’une personne éveillée, mais trop basse pour troubler le repos de son compagnon endormi ; « qui ou quoi que tu sois, tu as montré que tu t’intéressais au destin des malheureux tels que Julien Peveril. Parle encore, je t’en conjure ; et, que tes communications m’annoncent le bien ou le mal, crois-moi, je suis également prêt à recevoir l’un et l’autre. »

Cette invocation ne reçut absolument aucune réponse ; aucun bruit n’annonça la présence de l’être auquel il s’adressait si solennellement.

« Je parle vainement, continua Julien et peut-être n’invoqué-je qu’un être qui est étranger aux sentiments humains, ou qui prend un malin plaisir aux souffrances des hommes. »

Un faible soupir, à demi comprimé, partant d’un coin de la chambre et répondant à cette acclamation, parut contredire l’imputation qu’elle renfermait.

Julien naturellement courageux, et se familiarisant enfin avec sa situation, se mit sur son séant et étendit le bras pour répéter la conjuration, lorsque la voix, comme effrayée de son geste et de son énergie, murmura d’un ton plus agité que celui qu’elle avait eu jusqu’alors : « Tenez-vous tranquille, ne bougez pas, ou je me tais pour toujours. — C’est donc un être mortel qui est en ce moment avec moi, » fut la conclusion naturelle que tira Julien, « et un être qui probablement a peur d’être découvert ; j’ai alors quelque pouvoir sur mon visiteur, quoique je doive n’en user qu’avec circonspection.

« Si vos intentions sont amies, continua-t-il, il n’y a jamais d’instant où le besoin d’un protecteur se fit davantage sentir pour moi, où la protection doive mériter de ma part plus de reconnaissance. Le destin de tout ce qui m’est cher est dans la balance, et je donnerais tous les trésors du monde pour apprendre que je n’ai aucun malheur à déplorer. — Je vous l’ai déjà dit, mon pouvoir est limité, répondit la voix ; vous, je puis peut-être vous sauver ; mais le destin de vos amis est hors de ma puissance. — Faites-le-moi du moins connaître, reprit Julien ; et quel qu’il soit, je ne balancerai pas à le partager. — Et sur qui donc voulez-vous me questionner ? » répliqua l’harmonieuse et douce voix, non sans un léger tremblement, comme si elle eût adressé cette question avec une sorte de répugnance. — Sur mes parents, » répondit Julien après un moment d’hésitation ; « comment se trouvent-ils ? quel sera leur destin ? — Ils sont comme le fort sous lequel l’ennemi a creusé une mine fatale. L’ouvrage peut avoir coûté des années de travail, tant les mineurs rencontraient d’obstacles ; mais le temps apporte l’occasion sur ses ailes ? — Et quel sera l’événement ? — Puis-je lire dans l’avenir, autrement qu’en le comparant au passé ? Où sont-ils, ceux qui ont été poursuivis par ces accusations cruelles et infatigables, sans avoir fini par succomber ? Une haute et noble naissance, une honorable vieillesse, une bienveillance reconnue, ont-elles sauvé le malheureux Stafford ? La science de Colemann, son talent pour l’intrigue et sa haute faveur à la cour l’ont-ils pu préserver, lui serviteur et confident de l’héritier présomptif de la couronne d’Angleterre ? Qu’ont valu à Fenwicke, à Whitbread et à tant d’autres prêtres accusés, le génie, l’adresse et les efforts d’une secte nombreuse ? Groves, Pickering et tant d’autres infortunés sans nom furent-ils mieux défendus par leur obscurité ? Nulle condition, nulle sorte de talent, nuls principes ne peuvent protéger contre une accusation qui nivelle tous les rangs, confond tous les caractères, change les vertus en crimes, et considère les hommes comme dangereux en raison de l’influence qu’ils exerçaient, bien qu’ils l’aient acquise de la plus noble manière, et qu’ils n’en usent qu’avec les meilleures intentions. Accusez qui que ce soit de complicité dans la conspiration, appelez en témoignage contre lui Oates ou Dugdale, et le plus aveugle prévoira l’issue de son jugement. — Prophète de malheur ! mon père sera protégé par un impénétrable bouclier : il est innocent. — Qu’il se prévale de son innocence à la barre du ciel, car elle lui servira peu devant le tribunal que Scroggs préside. — Je ne crains cependant rien, » répliqua Peveril, en affectant plus de confiance qu’il n’en avait réellement ; « la cause de mon père sera plaidée devant douze Anglais. — Mieux vaudrait devant douze bêtes féroces que devant des Anglais influencés par les préjugés de parti, les passions et la terreur épidémique d’un danger imaginaire. — Parleur de sinistre augure, ta voix est bien faite pour servir de pendant à la cloche de minuit, et aux hurlements du hibou. Parle encore, pourtant. Dis-moi, si tu peux… » Il aurait voulu parler d’Alice Bridgenorth, mais ce nom ne put sortir de sa bouche. « Dis-moi, continua-t-il, si la noble maison de Derby… — Qu’elle demeure sur son roc, comme l’oiseau de mer pendant la tempête, et il pourra se faire que ce roc lui présente un abri sûr. Mais il y a du sang sur son hermine, et la vengeance l’a poursuivie pendant bien des années comme un limier qui, perdant le matin les traces de sa proie, espère néanmoins les retrouver encore avant le coucher du soleil. Du reste cette famille est actuellement en sûreté. Dois-je maintenant vous parler de vos propres affaires, où il ne s’agit guère moins que de votre vie et de votre honneur ; ou bien est-il encore quelqu’un dont vous préfériez les intérêts aux vôtres ? — Il existe une personne, dit Julien, dont j’ai été violemment séparé hier ; si je savais seulement que sa sûreté n’est pas compromise, je m’inquiéterais peu de la mienne. — Une, répéta la voix, seulement une dont vous fûtes hier séparé ? — Oui, et j’ai senti qu’une telle séparation détruirait tout le bonheur que ce monde pouvait me donner. — Vous voulez dire Alice Bridgenorth, » reprit l’être invisible avec un certain accent d’amertume ; « mais vous ne la reverrez plus. Oubliez-vous l’un l’autre : il y va de votre vie et de la sienne. — Je ne puis acheter la vie à ce prix. — Alors mourez dans votre obstination, » répliqua l’invisible ; et Julien, malgré toutes les supplications qu’il employa, ne put obtenir la moindre parole pendant le reste de cette nuit singulière.