Peveril du Pic/Chapitre 41

La bibliothèque libre.
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 18p. 500-515).


CHAPITRE XLI.

LE JUGEMENT.


Oui, Corah, tu échapperas à l’oubli. Élève-toi, airain monnmental, aussi haut que le serpent fait du même métal ; les nations se tiendront à l’abri sous ton ombre.
Absalen et Achitophel.


La matinée que Charles avait employée à visiter la Tour s’était passée bien différemment pour les malheureux que leur mauvais sort, ou la singularité des temps, avait, malgré leur innocence, conduits dans une prison d’état. Ils avaient reçu l’avis officiel que leur procès commencerait sept jours après, devant la cour du banc du roi, à Westminster. Le vieux chevalier commença par se moquer de l’officier qui troublait son déjeuner ; mais il ne put cacher une vive émotion, quand il apprit que Julien devait comparaître avec lui sous le poids de la même prévention.

Nous ne rendrons qu’un compte sommaire de ce procès, qui ressembla, quant aux formes judiciaires, à la plupart de ceux qui eurent lieu tant qu’il fut question du complot papiste. Un ou deux témoins infâmes et parjures, pour qui la profession de délateur était devenue scandaleusement lucrative, affirmaient sous serment que les accusés avaient déclaré qu’ils étaient affiliés à la grande confédération catholique. D’autres mettaient en avant des faits ou des conjectures qui attaquaient l’accusé dans sa réputation de bon protestant et de sujet dévoué ; et satisfaits de ces preuves équivoques, un jury parjure, un tribunal corrompu, osaient porter le verdict fatal de condamnation.

Cependant la fureur du peuple commençait à s’apaiser, épuisée par sa propre violence. La nation anglaise diffère de toutes les autres, même des habitants de l’Écosse et de l’Irlande, en ce qu’elle se rassasie aisément de châtiments, fussent-ils encore plus mérités. Les autres peuples peuvent être comparés au tigre apprivoisé, qui, s’il s’abandonne une fois à sa cruauté naturelle, ne pense plus qu’à égorger ; le peuple anglais au contraire ressemble à cette espèce de chiens, agiles, braves et ardents à la poursuite de leur proie, mais qui, dit-on, s’arrêtent sitôt qu’ils aperçoivent une goutte de sang sur leur passage.

L’esprit public commençait donc à se calmer. On examinait plus attentivement le caractère des témoins : leurs dépositions n’étaient pas accueillies sans réserve ; on concevait enfin des soupçons sur des hommes qui ne disaient jamais tout ce qu’ils savaient, et réservaient toujours quelque chose pour les procès à venir.

Le roi lui-même, qui était resté passif pendant le premier accès de la fureur populaire, commençait à sortir de son indifférence ; ce qui produisait un effet marqué sur la conduite des conseillers de la couronne, et même des juges. Sir George Wakeman avait été acquitté malgré la déposition formelle d’Oates ; et le public attendait avec un vif intérêt l’issue du procès qui devait être jugé ensuite. C’était celui des Peveril père et fils, à côté desquels, je ne sais par quelle coïncidence bizarre, le petit Hudson le nain devait paraître sur le banc des accusés.

C’était un douloureux spectacle de voir un père et un fils, séparés depuis si long-temps, se rencontrer dans de si tristes circonstances. Bien des larmes coulèrent quand le majestueux vieillard, car il était encore Peveril du Pic, quoique affaibli par les années, pressa son fils dans ses bras, avec un mélange de joie, de tendresse et d’inquiétude amère sur le résultat du procès. Les juges ne purent se défendre d’une émotion qui, pour un moment, imposa silence à toute prévention, à tout esprit de parti. Si beaucoup de spectateurs répandirent des larmes, d’autres firent plus encore, car on entendit un bruit sourd, semblable à celui que produisent des sanglots.

Les personnes que leur émotion n’empêcha pas d’observer le petit Geoffrey Hudson, qu’on regardait à peine au milieu de l’intérêt prédominant excité par l’infortune de ses compagnons, remarquèrent que le petit gentleman paraissait extrêmement mortifié. Il avait flatté sa grande âme de l’espoir qu’il remplirait son rôle d’accusé d’une manière dont la cour conserverait long-temps le souvenir. À son entrée, il avait salué les nombreux spectateurs et les juges d’un air cavalier, qui avait la prétention d’exprimer sa bonne grâce, le savoir-vivre le plus parfait, un calme imperturbable, avec un mélange de dédain sur l’issue du procès. Mais sa petite personne fut tellement éclipsée et jetée dans l’ombre par la rencontre du père et du fils, que deux barques avaient amenés de la Tour, et qu’on avait placés en même temps à la barre, que sa détresse et sa dignité, reléguées sur l’arrière-plan, ne produisirent ni émotion ni admiration.

Il n’avait pas de meilleur moyen, pour fixer sur lui les regards, que de se tenir tranquille ; car son extérieur remarquable ne pouvait manquer d’attirer une part de l’attention dont il était si jaloux. Mais la vanité écoute-t-elle jamais les conseils de la prudence ? Notre impatient ami arriva, non sans peine, au banc sur lequel il devait s’asseoir, et, s’élevant sur la pointe des pieds, comme le beau sir Chaunticlere, il fit de son mieux pour se faire remarquer, en saluant comme une ancienne connaissance son homonyme, sir Geoffrey le Grand, dont, malgré tous ses efforts, il atteignait à peine les épaules.

Sir Peveril, dont l’esprit était occupé de tout autre chose, ne tint pas compte des avances du nain ; il s’assit avec la ferme résolution d’étouffer plutôt que de laisser échapper aucun signe d’émotion en présence des têtes-rondes et des presbytériens : car, trop vieux pour adopter les nouvelles dénominations de parti, il appliquait ces noms injurieux à toutes les personnes qui prenaient part à son procès.

Par ce changement de position, la tête de sir Geoffrey le Grand se trouva au même niveau que celle de sir Geoffrey le Petit, qui profita de cette occasion pour le tirer par son habit. Le seigneur de Martindale, par un mouvement plutôt mécanique que volontaire, se tourna vers la figure large et ridée du nain qui, partagé entre le soin de se donner un air d’importance et d’aisance et le désir de se faire remarquer, grimaçait à deux pas de lui. Mais ni ce visage singulier, ni les sourires de reconnaissance et les minauderies qui le contractaient, ni le corps petit et difforme du personnage, n’eurent en ce moment le pouvoir d’éveiller les souvenirs du vieux chevalier ; et, après avoir regardé quelques moments en face cette petite créature, il lui tourna brusquement le dos, sans s’en inquiéter davantage.

Julien de Peveril, qui avait plus récemment fait connaissance avec le nain, malgré les sentiments pénibles qui l’agitaient en ce moment, éprouva un mouvement de pitié pour les infortunes de son petit compagnon. Aussitôt qu’il l’aperçut, assis, comme lui, sur le terrible banc des accusés, quoiqu’il ne pût deviner quel rapport leurs causes pouvaient avoir l’une avec l’autre, il lui tendit cordialement la main, marque d’amitié que le petit vieillard reçut avec une dignité affectée, mais aussi avec une sincère gratitude. « Digne jeune homme, lui dit-il, votre présence est un baume salutaire, comme le nepenthe d’Homère ; mais dans cette crise commune de nos destinées, je m’afflige de voir que l’âme de votre père n’a pas conservé autant de liberté que les nôtres, qui sont logées dans une plus étroite demeure, et qu’il oublie un ancien camarade, un compagnon d’armes assis maintenant à ses côtés pour faire peut-être avec lui sa dernière campagne. »

Julien répondit en peu de mots que son père était en ce moment absorbé par d’autres pensées. Mais le petit homme qui, pour lui rendre justice, ne s’inquiétait pas plus, comme il le disait lui-même, de la mort qui le menaçait que de la piqûre d’une proboscide de puce, ne renonça pas si facilement à l’objet de sa secrète ambition : c’était d’attirer l’attention de l’imposant sir Geoffrey, qui, étant plus grand que son fils de trois pouces au moins, possédait à un éminent degré cette supériorité que le pauvre nain, au fond de son cœur, mettait au-dessus de toutes les autres distinctions, quoique dans la conversation elle fût l’objet continuel de ses railleries.

« Mon ancien camarade et cher homonyme, » dit-il en étendant la main pour tirer une seconde fois l’habit de sir Peveril, « je vous pardonne votre défaut de mémoire, parce qu’il y a longtemps que nous nous sommes vus à Naseby, où vous combattiez comme si vous aviez eu autant de bras que le fabuleux Briarée. »

Sir Geoffrey de Martindale, qui avait tourné la tête vers le petit homme, et qui l’écoutait comme s’il eût cherché à comprendre quelque chose de ce qu’il disait, l’interrompit en s’écriant d’un ton d’impatience : « Ta, ta, ta. — Ta, ta, ta, » répéta le petit sir Geoffrey. « Ta, ta, ta, est, dans toutes les langues, une expression peu flatteuse, assez méprisante même ; et, si nous étions dans un lieu plus convenable… »

Mais les juges venaient de prendre place, les huissiers criaient pour faire faire silence ; et de sa voix sombre, le président (le fameux Scroggs) demanda aux officiers comment ils laissaient les accusés communiquer entre eux, en présence de la cour.

On peut faire observer que ce célèbre personnage ne savait trop comment se conduire dans cette occasion. Une contenance calme et digne, telle qu’elle aurait convenu à ses fonctions judiciaires, n’était point ce qui le caractérisait : il criait et tonnait sans cesse, tantôt pour, tantôt contre les accusés ; et maintenant il ne savait plus en faveur de quel parti il devait se déclarer. Dans les premiers procès relatifs au complot, quand la fureur populaire se déchaînait dans toute sa violence contre les accusés, personne n’avait été plus bruyant que Scroggs. Élever le moindre soupçon sur le caractère d’Oates, de Redlowe ou des autres témoins à charge, c’était, à l’entendre, un crime aussi détestable que de blasphémer contre l’Évangile, sur lequel ils avaient juré ; c’était favoriser la conspiration, discréditer les témoins du roi : en un mot, c’était un attentat égal peut-être à celui de haute trahison contre Sa Majesté elle-même.

Mais une lumière avait depuis peu commencé à briller aux yeux de cet interprète des lois. Habile à démêler les signes des temps, il s’aperçut que le vent allait tourner, et que la faveur de la cour et l’opinion du peuple se déclareraient probablement avant peu contre les témoins et pour les accusés.

La confiance que Scroggs avait toujours eue dans la haute estime dont Shaftesbury, l’inventeur de la conspiration papiste, jouissait auprès du roi, avait été complètement détruite par les paroles de son frère North, qui, le matin même, lui avait dit confidentiellement : « Sa Seigneurie n’a pas plus de crédit à la cour que votre laquais. »

Cet avis, émané d’une source respectable, mettait le juge dans un grand embarras ; car, bien qu’il se souciât fort peu d’agir conformément à ses principes, il tenait à ménager les apparences. Il ne pouvait oublier combien, dans ces derniers temps, il s’était montré violent contre les accusés ; mais craignant d’un autre côté que le crédit des délateurs, quoique fort ébranlé dans l’opinion des personnes judicieuses, ne fût encore dans toute sa force auprès de la masse du peuple, son rôle était fort difficile à jouer. Sa conduite dans ce procès ressembla à la marche d’un navire qui va changer de direction, mais dont les voiles vacillantes n’ont pas reçu la dernière impulsion qui doit le pousser dans un autre sens. En un mot, il était si incertain sur le côté qu’il devait favoriser, que, pendant les débats de ce procès, il approcha de l’impartialité véritable plus qu’il n’avait jamais fait auparavant, et qu’il ne fit jamais dans la suite. On en eut la preuve en l’entendant gourmander tantôt les accusés, tantôt les témoins, comme un bouledogue, trop hargneux pour rester sans aboyer, mais ne sachant encore qui il faut mordre.

On donna lecture de l’acte d’accusation. Sir Peveril en écouta avec assez de sang-froid la première partie, dans laquelle il était accusé d’avoir placé son fils dans la maison de la comtesse de Derby, papiste prononcée, afin d’aider la conspiration horrible et sanguinaire des catholiques ; d’avoir eu des armes et des munitions cachées dans sa maison ; d’avoir reçu une commission en blanc de lord Stafford, qui avait été mis à mort à cause de sa participation au complot. Mais quand il s’entendit imputer d’avoir, pour cet objet, communiqué avec Geoffrey Hudson, appelé quelquefois sir Geoffrey Hudson, lequel était ou avait été attaché au service particulier de la reine douairière, il regarda son compagnon comme s’il le reconnaissait tout à coup, et s’écria brusquement : « Ces impostures sont trop grossières pour mériter la moindre attention. J’ai pu avoir des relations, mais des relations innocentes et loyales, avec mon noble cousin le feu duc de Stafford (car, malgré ses malheurs, je le nommerai toujours ainsi), et avec la parente de ma femme, l’honorable comtesse de Derby. Mais est-il vraisemblable que j’aie conspiré avec un bouffon décrépit entre lequel et moi jamais il n’exista de rapport, si ce n’est une fois, à une fête de Pâques, où je sifflai un air pendant qu’il dansait dans un plat pour divertir la compagnie ? »

La rage fit venir les larmes aux yeux du pauvre nain, et, avec un sourire affecté, il dit qu’au lieu de rappeler ses folies de jeunesse, sir Geoffrey Peveril pourrait se souvenir de l’avoir vu charger avec lui à Wiggan-Lane.

« Sur mon honneur ! » répondit sir Geoffrey, après s’être recueilli un moment, « je vous rendrai justice, maître Hudson. Je pense en effet que vous y étiez ; et j’ai, je crois, entendu dire que vous vous y conduisîtes honorablement ; mais vous conviendrez que vous pouvez avoir été près de moi sans que je vous aie vu. »

Un rire étouffe circula dans l’assemblée lorsqu’on entendit le témoignage naïf de sir Geoffrey le Grand. Le nain s’efforça de le réprimer en s’élevant sur la pointe des pieds, et en promenant autour de lui un regard menaçant, comme pour avertir les rieurs que leur gaieté pourrait bien leur coûter cher. Mais, s’apercevant que ces grands airs ne faisaient qu’exciter le dédain, il prit un air d’indifférence méprisante, en disant, avec un sourire, que le regard du lion enchaîné n’inspirait de crainte à personne ; mais cette comparaison majestueuse accrut plus qu’elle ne diminua l’hilarité générale.

Julien fut accusé, comme on pouvait s’y attendre, d’avoir été l’agent d’une correspondance entre la comtesse de Derby et d’autres papistes et ecclésiastiques engagés dans la grande et abominable conspiration des catholiques ; d’avoir fait le siège de Moultrassie-House ; d’avoir maltraité Chiffinch, d’avoir attaqué (car on se servit de ce mot) John Jenkins, serviteur du duc de Buckingham. Tous ces faits étaient rapportés comme autant d’actes manifestes de haute trahison. À ces accusations Peveril se contenta de répondre qu’il n’était pas coupable.

Son petit compagnon ne se borna pas à une justification si simple. Quand il entendit qu’on l’accusait, entre autres choses, d’avoir reçu d’un agent du complot un brevet en blanc de colonel d’un régiment de grenadiers, il répondit avec colère et dédain que si Goliath de Gath lui avait fait une telle proposition et lui avait offert de commander toute l’armée des fils d’Anak, il n’aurait eu à l’avenir ni l’occasion ni la possibilité de faire une telle proposition à un autre : « Je l’aurais tué, » dit le petit héros de loyauté, « tué sur la place. »

L’accusation fut développée de nouveau par le conseiller de la couronne. Ensuite on introduisit le fameux docteur Oates, en robe de soie et en grand costume ecclésiastique ; car il affectait alors une extrême dignité dans ses manières et dans sa mise.

Cet homme extraordinaire, qui, profitant des intrigues des catholiques eux-mêmes, et grâce à la circonstance fortuite du meurtre de sir Godfrey, était parvenu à faire admettre par la crédulité publique tant d’absurdités monstrueuses, n’avait d’autre talent pour l’imposture qu’une impudence à l’épreuve des plus convaincants et des plus humiliants démentis. Un homme plus sensé et plus réfléchi, en s’appliquant à donner plus de vraisemblance à son complot imaginaire, aurait échoué, comme il arrive souvent aux gens d’esprit quand ils s’adressent à la multitude, parce qu’ils ne calculent pas jusqu’où s’étend sa crédulité, surtout quand il y a dans les fictions de l’étrange et du terrible.

Oates était d’un caractère emporté, et le crédit dont il jouissait l’avait rendu plein d’orgueil et d’insolence. Son extérieur même était sinistre. Une vaste perruque blanche, semblable à une toison, couvrait un visage repoussant, d’une longueur extraordinaire ; sa bouche, comme l’organe principal chez lui, était placée au milieu même de sa figure, et le spectateur étonné apercevait autant d’espace au-dessus de cette ouverture jusqu’au front, qu’au-dessous jusqu’au menton. Sa prononciation était affectée et singulière ; il accentuait les voyelles d’une façon qui lui était propre.

Ce fameux personnage, tel que nous venons de le décrire, comparut dans le procès dont il s’agit, et fit son étonnante déposition sur l’existence d’un complot papiste, tendant à la subversion du gouvernement et au meurtre du roi : ce qu’il dit à cet égard en termes généraux, on peut le trouver dans toutes les histoires d’Angleterre. Mais comme le docteur avait toujours en réserve quelque déclaration plus spécialement applicable aux accusés en jugement, il lui plut, en cette occasion, d’inculper gravement la comtesse de Derby. « Il avait vu, dit-il, cette honorable dame quand il était au collège des jésuites, à Saint-Omer ; Elle l’avait fait venir dans une hôtellerie… dans une auberge, comme on dit en français… À l’enseigne de la Brebis d’or, et l’avait invité à déjeuner avec elle. Elle lui avait dit ensuite que, sachant qu’il possédait la confiance des jésuites, elle avait résolu, elle aussi, de lui confier ses secrets. Elle avait ensuite tiré de son sein un large couteau, bien affilé, semblable à ceux dont se servent les bouchers pour tuer les moutons, et lui avait demandé comment il le trouvait pour l’affaire en question. Le témoin lui ayant demandé quelle était cette affaire, la comtesse lui avait donné sur les doigts un coup de son éventail, en le traitant d’esprit borné, et lui avait dit que ce couteau était destiné à tuer le roi. »

Sir Geoffrey ne put contenir plus long-temps son indignation et sa surprise. « Merci du ciel ! s’écria-t-il, a-t-on jamais vu des dames de qualité porter des couteaux de boucher sur elles, et dire au premier venu qu’elles comptaient s’en servir pour tuer le roi ? Messieurs du jury, croyez-vous que cela soit vraisemblable ? Si ce misérable peut faire attester par un témoin honnête que lady Derby a dit à un tel manant les folies qu’il vient de lui prêter, je consens à croire tout ce qu’il voudra débiter ensuite. — Sir Geoffrey, dit le président, tenez-vous en repos. Vous ne devez point prendre la parole. La colère ne peut que nuire à votre défense. Témoin, continuez. »

Le docteur Oates ajouta que la comtesse s’était plainte des injustices que la maison de Derby avait essuyées de la part du roi, de l’oppression de la religion ; qu’elle s’était vantée des projets des jésuites et des prêtres de ce séminaire, en ajoutant qu’ils auraient pour auxiliaire son noble cousin de la maison de Stanley. Il termina en déclarant que les révérends pères et la comtesse avaient grande confiance dans les talents et le courage de sir Peveril et de son fils, le dernier desquels faisait partie de la maison de la comtesse. Quant à Hudson, il se souvenait seulement d’avoir entendu dire par un des pères que, quoique nain par sa stature, il se montrerait géant pour la cause de l’Église.

Quand il eut achevé sa déposition, il y eut un moment de silence. Le juge lui demanda alors, comme si cette pensée lui fût venue tout d’un coup, s’il avait jamais fait mention de la comtesse de Derby dans aucune de ses dépositions, soit devant le conseil privé, soit ailleurs, relativement à cette affaire.

Oates parut surpris de cette question, et rougit de colère. Il répondit avec la prononciation qui lui était particulière : « Mais non, milord. — Et s’il vous plaît, docteur, continua le juge, comment, dans les nombreuses révélations que vous avez faites dernièrement, avez-vous omis une circonstance aussi importante que la participation de cette puissante famille à la conspiration ? — Milord, » répondit Oates avec une effronterie extraordinaire, « je ne viens pas ici pour qu’on mette en question mes dépositions touchant le complot. — Je ne les mets point en question, docteur, » répondit le juge, qui n’osait encore le traiter avec le mépris qu’il méritait ; « je ne doute pas non plus de l’existence du complot, puisqu’il vous a plu de l’affirmer sous serment : je voudrais seulement, dans votre intérêt, et pour la satisfaction de tous les bons protestants, vous entendre expliquer pourquoi vous avez caché au roi et à la nation un point d’information si important. — Milord, répondit Oates, je vous raconterai une petite fable à ce sujet. — Je pense, dit le juge, que c’est la première et la dernière que vous débiterez ici. — Milord, il y avait une fois un renard qui, ayant à transporter une oie par-dessus une rivière couverte de glace, et craignant que la glace ne fût pas assez solide pour porter lui et son butin, commença, pour en essayer la solidité, par porter d’abord une pierre. — Ainsi, dit le juge, vos premières dépositions étaient la pierre, et aujourd’hui, pour la première fois, vous nous apportez l’oie. Docteur, c’est là traiter en oisons messieurs de la cour et du jury. — Je souhaite que Votre Honneur donne un sens favorable à mes paroles, » répondit Oates qui, voyant l’opinion se déclarer contre lui, résolut de se tirer d’affaire à force d’effronterie. « Tout le monde sait ce qu’il m’en a coûté pour faire mes révélations, lesquelles, grâce à Dieu, ont servi à éveiller cette malheureuse nation sur la situation périlleuse où elle est placée. Il y a ici bien des gens qui savent que j’ai été obligé de fortifier mon logement à White-Hall, pour déjouer les projets sanguinaires des papistes. Personne ne pouvait penser que j’aurais raconté toute l’histoire du premier coup. Votre prudence, j’en suis convaincu, ne m’en aurait pas donné le conseil. — Ce n’est pas à moi, docteur, répliqua le juge, de diriger votre conduite dans cette affaire ; c’est au jury de décider si vos paroles lui paraissent ou non dignes de foi. Je siège ici pour rendre une impartiale justice à l’accusé comme à l’accusateur. Le jury a entendu votre réponse à ma question. »

Le docteur Oates quitta le banc des témoins, le rouge peint sur la figure, en homme absolument inaccoutumé à entendre élever le moindre doute sur les dépositions qu’il lui plaisait de faire devant les cours de justice ; et ce fut peut-être pour la première fois que, parmi les avocats et les procureurs, les étudiants en droit et les clercs qui étaient présents, s’éleva un murmure distinct et manifeste, défavorable à la réputation de l’illustre père du complot papiste.

Everett et Dangerfield, avec qui le lecteur a déjà fait connaissance, furent alors appelés tour à tour pour soutenir l’accusation. Ce n’étaient que des délateurs subalternes, espèces d’agents secondaires qui poussaient la roue lorsqu’elle tournait, qui suivaient le sentier qu’avait pris Oates avec toute la déférence due à son génie supérieur et à son esprit inventif, et qui avaient soin de mettre leurs dépositions mensongères en harmonie avec les siennes, aussi bien que leur talent le leur permettait. Mais comme leur témoignage n’avait en aucune occasion obtenu la pleine confiance qu’Oates était parvenu, grâce à son impudence, à inspirer au public, ils commencèrent alors à tomber en discrédit plus promptement que leur prototype, de même que les tourelles construites sur un bâtiment peu solide sont naturellement les premières à crouler.

Ce fut en vain qu’Everett avec la précision d’un hypocrite, et Dangerfield avec l’audace d’un spadassin, racontèrent, en y ajoutant mille circonstances défavorables, leur rencontre avec Julien Peveril à Liverpool, puis au château de Martindale. Ce fut en vain qu’ils décrivirent les armes et les équipements qu’ils prétendirent avoir découverts dans le vieux manoir de sir Geoffrey, et qu’ils firent un épouvantable récit de la manière dont le jeune Peveril s’était échappé de Moultrassie-House à main armée.

Le jury écouta froidement, et il était visible que l’accusation ne l’avait guère ému ; d’autant plus que le juge, toujours en déclarant qu’il croyait au complot, et en assurant de son zèle pour la religion protestante, leur rappelait de temps à autre que des présomptions n’étaient pas des preuves, qu’un ouï-dire n’était pas une certitude, que ceux qui faisaient métier de découvrir les conspirateurs pouvaient être aidés dans leurs recherches par l’invention, et que sans douter du crime des malheureuses gens amenés à la barre, il entendrait avec plaisir articuler contre eux quelque preuve d’une nature différente. « Voici qu’on nous parle d’une lutte, d’une évasion effectuée par le jeune Peveril lorsqu’il était retenu dans la maison d’un digne et grave magistrat, connu, je pense, de la plupart de vous. Eh bien ! monsieur l’attorney, pourquoi ne pas faire comparaître M. Bridgenorth lui-même pour établir ce fait, et toute la maison s’il est nécessaire ? Une attaque à main armée est une affaire trop publique pour qu’on se contente des ouï-dires que rapportent ces deux hommes, quoique le ciel me garde de supposer qu’ils disent un seul mot sans croire attester la vérité ! ils sont témoins pour le roi, et, ce qui nous est également cher, pour la religion protestante, témoins contre un complot impie et païen. D’un autre côté, voici un vieux et honorable chevalier, car je le dois supposer tel, puisqu’il a souvent versé dans les combats son sang pour le roi ; je le suppose tel, dis-je, jusqu’à ce qu’on ait prouvé le contraire ; puis voilà son fils, jeune homme de grande espérance. Nous devons veiller à ce que justice leur soit rendue, monsieur l’attorney. — Indubitablement, milord, répondit l’attorney. Dieu nous garde qu’il en advienne autrement ! mais nous allons attaquer ces messieurs plus vigoureusement, si Votre Seigneurie veut bien nous permettre de continuer à produire nos témoins. — Soit, monsieur l’attorney, » répliqua le juge en se laissant retomber dans son fauteuil ; « à Dieu ne plaise que j’empêche de prouver l’accusation intentée au nom du roi ! Je dis seulement, ce que vous savez aussi bien que moi, que de non apparentibus et non existentibus cadem est ratio[1]. — Nous allons donc appeler M. Bridgenorth, comme Votre Seigneurie nous le conseille ; je crois qu’il est ici. — Non ! » répondit du milieu de la foule une voix qui semblait être celle d’une femme. « Il est trop prudent et trop honnête pour se trouver ici. »

Cette voix fut aussi distincte que l’avait été celle de lady Fairfax quand elle s’exprima à peu près de même lors du jugement de Charles Ier ; mais les recherches qu’on s’empressa de faire en cette occasion pour découvrir la personne qui avait parlé furent infructueuses.

Après un instant de confusion occasionnée par cet incident, l’attorney, qui avait causé à voix basse avec les magistrats chargés de soutenir l’accusation, dit : « Quelle que soit la personne qui vient de nous donner cette information, milord, elle a droit à nos remercîments. M. Bridgenorth est devenu, dit-on, subitement invisible depuis ce matin. — Voyez-vous cela maintenant ? monsieur l’attorney, répliqua le juge. Voilà ce que c’est que de ne pas tenir les témoins de la couronne réunis ensemble et tout prêts ; je ne puis assurément répondre des conséquences. — Ni moi non plus, milord, » repartit l’attorney d’un ton piqué. « J’aurais prouvé par le témoignage du digne maître Bridgenorth, juge de paix, l’ancienne amitié qui existe entre sir Geoffrey Peveril et la comtesse de Derby, sur les actes et les intentions de laquelle le docteur Oates vous a fait une déposition si évidente ; j’aurais prouvé qu’il lui avait donné asile dans son château malgré un mandat d’arrêt lancé contre elle, et qu’il l’a soustraite par la force des armes aux poursuites de ce même juge de paix Bridgenorth, non sans recourir à de véritables violences ; en outre j’aurais prouvé contre le jeune Peveril son évasion à main armée, confirmée par des témoignages si dignes de foi. »

Ici, le juge enfonça ses pouces dans sa ceinture, attitude qui lui était habituelle en pareille occasion, et s’écria : « « À d’autres ! monsieur l’attorney, ne me dites pas que vous auriez pu prouver ceci ou cela, ou bien cela ou ceci ; prouvez ce que bon vous semblera, mais que ce soit par la bouche de vos témoins : la vie des hommes ne doit pas dépendre entièrement des coups de langue d’un jurisconsulte. — Et un détestable complot ne doit pas être étouffé, répliqua l’attorney, par l’incroyable précipitation que Votre Seigneurie met à cette affaire. Je ne puis appeler non plus M. Chiffinch, puisqu’il est absent par ordre spécial du roi, comme je viens d’en recevoir l’avis de la cour de White-Hall. — Produisez donc, monsieur le procureur, les papiers dont ce jeune homme est dit avoir été porteur. — Ils sont devant le conseil privé, milord. — Alors pourquoi donc en faire ici le fondement de l’accusation, si vous ne pouvez les produire ? C’est se moquer un peu de la cour. — Puisque Votre Seigneurie prend les choses sur ce pied, » dit le procureur en s’asseyant avec un air de dépit, « vous pouvez diriger l’affaire comme il vous plaira. — Si vous ne faites plus entendre de témoins, je vous prie de faire le résumé au jury. — Je ne m’en donnerai pas la peine, dit le conseiller de la couronne ; je vois clairement comment tout cela va tourner. — Veuillez y réfléchir ; considérez que votre accusation n’est qu’à demi prouvée contre les deux Peveril, et qu’elle ne l’est pas du tout contre le petit homme, si ce n’est que le docteur Oates lui a entendu dire qu’en un certain cas il deviendrait un géant : or c’est un miracle qui ne semble guère facile, même aux papistes. »

Cette saillie excita un rire général dans la salle, mais l’attorney parut grandement offensé.

« Monsieur l’attorney, » dit Oates qui intervenait toujours dans la conduite de ces sortes de procès, « c’est abandonner complètement et sans motif une excellente cause ; je dois nécessairement dire que c’est étouffer à plaisir la conspiration. — Alors le diable, qui l’a suscitée, lui rendra la vie, si bon lui semble, » répondit l’attorney général ; et jetant à terre son réquisitoire d’un air irrité, il quitta l’audience, comme indigné contre tous ceux qui se mêlaient de l’affaire.

Le juge, après avoir obtenu le silence (car un murmure s’était élevé dans la cour au moment où l’attorney général avait jeté ses conclusions) présenta aux jurés le résumé des débats, balançant, comme il l’avait toujours fait, les différentes opinions par lesquelles il semblait alternativement entraîné. Il protesta, sur l’espérance de son salut, qu’il ne doutait pas plus de l’existence de l’horrible et damnable conspiration appelée complot papiste, que de la trahison de Judas Iscariote, et qu’il regardait Oates comme l’instrument destiné par la Providence à préserver la nation de toutes les misères où l’aurait plongée l’assassinat de Sa Majesté et une seconde représentation de la Saint-Barthélémy exécutée dans les rues de Londres. Mais il ajouta que le principe fondamental des lois d’Angleterre était que, plus est grand le crime, plus fortes doivent en être les preuves. Ici les complices seuls étaient accusés, tandis que l’auteur principal du crime (car c’est ainsi qu’il appelait la comtesse de Derby) n’était ni arrêté ni accusé. Quant au docteur Oates, il n’avait parlé que de choses qui s’appliquaient personnellement à cette noble dame, dont les paroles, si elle les avait prononcées dans un accès d’emportement, à propos de l’assistance qu’elle attendait pour de coupables desseins, de ces Peveril et de ses parents, ou des parents de son fils, de la maison de Stanley, pouvaient n’avoir été qu’un effet de ressentiment féminin… dulcis Amaryllidis ira, comme dit le poète. Qui savait même si le docteur Oates ne se trompait pas, lui homme de bonne mine et de manières avenantes, en considérant le coup d’éventail comme un châtiment de son peu de courage pour la cause catholique, lorsque peut-être il en était tout autrement, puisque les dames papistes soumettaient, disait-on, à de rudes épreuves ces néophytes et ces jeunes candidats auxquels on devait conférer les ordres. » Je parle de cet incident avec un ton de plaisanterie, continua le juge, car je ne veux nuire ni à la bonne renommée de l’honorable comtesse ni à celle du révérend docteur ; seulement je pense que les rapports qu’ils ont eus ensemble peuvent n’avoir aucunement pour objet un crime de haute trahison. Quant à ce que l’attorney général a dit d’attaques à main armée, d’évasions de vive force, et de je ne sais quoi encore, je suis persuadé que, si de pareilles choses arrivent dans un pays civilisé, on peut toujours en administrer les preuves, et que vous et moi, messieurs, nous ne devons pas bonnement y ajouter foi. Relativement à cet autre prisonnier, à ce Galfridus minimus, ajouta-t-il encore, j’ai besoin de dire que je n’ai pas même découvert l’ombre du soupçon contre lui. Serait-il possible de croire qu’un semblable avorton s’enfoncerait dans les profondeurs de la politique, et participerait à des stratagèmes de guerre ? on n’a qu’à le regarder pour se convaincre du contraire. La pauvre créature est par son âge plus propre au tombeau qu’à une conspiration ; et, si l’on considère sa taille et tout son extérieur, mieux vaudrait qu’il fût montré comme chose curieuse, que plongé dans les mystères d’un complot. »

Ici le nain interrompit le juge, d’une voix criarde, pour lui assurer que, tel qu’il était, il avait pris part à sept complots du temps de Cromwell, et, » ajoutait-il fièrement, « avec plusieurs des plus grands hommes d’Angleterre. » L’air et le ton que prit sir Geoffrey Hudson pour débiter cette fanfaronnade, et qu’on ne saurait décrire, provoquèrent des éclats de rire universels, et augmentèrent le ridicule qui commençait à s’attacher à tout ce procès ; de sorte que ce fut en se tenant les côtes et les yeux baignés de larmes, qu’on entendit prononcer un verdict général de non-culpabilité, et que les prisonniers furent remis en liberté.

Mais une sensibilité plus vive s’éveilla dans le cœur de ceux qui virent le père et le fils se jeter dans les bras l’un de l’autre, et après une chaude embrassade, tendre la main à leur pauvre petit compagnon de péril, qui, de même qu’un chien témoin d’une pareille scène, avait réussi, non sans peine, à se glisser jusqu’à eux, et, tout en se plaignant, à s’assurer une part des sympathies et des félicitations dont ils étaient l’objet.

Telle fut la singulière issue de ce procès. Charles lui-même désirait se faire auprès du duc d’Ormond un mérite de la manière dont la loi avait été éludée, grâce aux expédients qu’il avait tirés de son cerveau ; et il ne fut pas moins surpris que mortifié de la froideur avec laquelle Sa Grâce répondit qu’il se réjouissait de l’acquittement de ces infortunés, mais qu’il aurait préféré que le roi les tirât du péril en prince, par sa royale prérogative de grâce, plutôt que de voir le juge les soustraire à l’empire de la loi, comme un jongleur avec ses balles et ses gobelets.



  1. Maxime de droit, qui signifie, que ce qui n’est pas apparent, c’est-à-dire clairement prouvé ou démontré, est aux yeux de la justice comme s’il n’existait point. a. m.