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Peveril du Pic/Chapitre 42

La bibliothèque libre.
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 18p. 515-522).


CHAPITRE XLII.

LA POPULACE.


… À armes égales, j’en bâtirais quarante comme eux.
Shakspeare. Coriolan.


Assurément plusieurs de ceux qui assistèrent au procès raconté dans le précédent chapitre durent penser qu’il avait été conduit d’une manière fort singulière, et que la querelle qui en apparence avait eu lieu entre le juge et l’attorney général, pouvait bien être le résultat de quelque arrangement concerté entre eux, dans le but de faire tomber l’accusation. Néanmoins, quoiqu’on soupçonnât fort une semblable connivence, la plus grande partie de l’auditoire, composée d’hommes intelligents et bien élevés, ne voyait déjà dans la conspiration papiste qu’une pitoyable niaiserie, et se réjouissait que des accusations fondées sur ce qui avait déjà coûté tant de sang pussent être éludées au moins de quelque manière. Mais la populace qui attendait dans la cour des requêtes, dans le vestibule et en dehors, considérait sous un point de vue tout différent la combinaison, comme ils disaient, qu’avaient employée le juge et l’attorney général pour l’acquittement des prisonniers.

Oates, que des provocations même moins fortes que celles qu’il avait reçues ce jour-là portaient à se conduire en vrai frénétique, se jeta au milieu de la foule et répéta jusqu’à s’enrouer : « Ils étouffent le complot ! ils étranglent le complot ! Milord le juge et monsieur l’attorney ont formé une ligue pour sauver les conspirateurs et les papistes. — C’est une ruse de cette prostituée papiste de Portsmouth, dit un homme de la foule. — Ou du vieux Rowley lui-même, dit un autre. — S’il pouvait s’assassiner lui-même, au diable celui qui l’en empêcherait ! dit un troisième. — On devrait le juger pour avoir conspiré sa propre mort, répliqua un quatrième, et le pendre in terrorem. »

Cependant sir Geoffroy, son fils, et leur petit compagnon, sortirent de la salle dans l’intention de se rendre au logement de lady Peveril, qui demeurait dans Fleet-Street. Elle avait été, comme sir Geoffrey le donna brièvement à entendre à Julien, délivrée d’une grande inquiétude par un ange sous la forme d’une jeune amie, et sans doute elle les attendait en ce moment avec impatience. L’humanité et quelque vague idée d’avoir blessé sans le vouloir la susceptibilité du pauvre nain, engagèrent l’honnête cavalier à prier cet être sans protection de les suivre. « Je sais que lady Peveril n’est pas grandement logée, dit-il ; mais il serait étrange que nous ne trouvassions pas un buffet assez grand pour recevoir ce pauvre petit homme. »

Le nain enregistra dans sa mémoire cette remarque bien intentionnée, ainsi que la malheureuse réminiscence de la danse sur un plat, pour en faire le sujet d’une explication convenable, quand les circonstances permettraient cet éclaircissement délicat.

Ils sortirent donc du vestibule, attirant l’attention générale, tant à cause de la triste position où ils se trouvaient naguère, que par leur ressemblance, comme le dit un malin étudiant du Temple, aux trois degrés de comparaison, grand, moindre et très-petit. Mais ils n’étaient pas fort avancés dans la rue, lorsque Julien remarqua que des passions plus malveillantes qu’une simple curiosité commençaient à agiter la foule qui les suivait, et guettaient pour ainsi dire tous leurs mouvements.

« Voilà ces coupe-gorges de papistes en chemin pour Rome ! » dit un individu de la populace.

« En route pour White-Hall, voulez-vous dire ! s’écria un autre. — Ah ! les buveurs de sang ! répliqua une femme. N’est-ce pas une honte qu’on laisse la vie à un seul d’entre eux, après le cruel assassinat du pauvre sir Edmonsbury ? — À bas ces peureux de jurés qui ont lâché ces chiens sanguinaires dans une ville innocente ! » s’écria une autre.

Ce tumulte grossissait sans cesse, et les plus irrités commençaient à se dire : « Lambons-les ! camarades, lambons-les ! mot de cette époque, fabriqué par allusion au docteur Lambe, astrologue et charlatan, qui avait été assassiné par la populace du temps de Charles Ier.

Julien commençait à s’alarmer vivement de ces symptômes de violence, et à regretter de ne pas s’être rendu par eau à la Cité. Il était alors trop tard pour songer à ce moyen de retraite, et, en conséquence, il pria son père à voix basse de doubler le pas pour atteindre Charing-Cross, sans faire attention aux insultes qu’on pourrait leur adresser, tandis que la fermeté de leur démarche et leur bonne contenance empêcheraient peut-être la canaille d’en venir à des violences réelles. Mais cet avis prudent ne put être suivi lorsqu’ils eurent passé devant le palais, à cause du caractère vif du vieux sir Geoffrey, et du naturel non moins irritable du Galfridus minimus, dont l’âme méprisait toute différence de nombre aussi bien que de taille.

« Que la peste emporte tous ces coquins ; avec leurs cris et leurs hurlements ! dit sir Geoffroy le Grand ; par la clarté du jour ! si je pouvais seulement trouver un gourdin, je ferais entrer à force de coups la raison et la loyauté dans quelques-unes de leurs carcasses ! — Et moi aussi, » dit le nain, qui suait pour suivre les longues enjambées de son compagnon, et qui essoufflé pouvait à peine articuler ses paroles ; « moi aussi je bâtonnerais outre mesure cette vile canaille ! heim ! heim ! »

Dans la foule qui les environnait, les arrêtait et les empêchait de se mouvoir, était un malin garçon cordonnier qui, venant à entendre cette malencontreuse bravade du nain belliqueux, y répliqua en lui déchargeant sur la tête un coup d’une botte qu’il reportait à son propriétaire, de façon à enfoncer jusqu’aux yeux le chapeau du petit bonhomme. Le nain, se trouvant ainsi dans l’impossibilité de découvrir l’espiègle qui lui avait porté le coup, se jeta par une sorte d’instinct sur le plus gros drôle de la foule. Ce dernier répondit à l’attaque en allongeant dans la poitrine du petit champion un coup de poing qui le renvoya près de ses compagnons. Alors ils furent assaillis de tous côtés ; mais la fortune, se prêtant aux désirs de sir Geoffrey le Grand, voulut que la querelle eût lieu près de la boutique d’un armurier ; de sorte que, parmi les armes qui étaient exposées à la vue du public, sir Geoffrey Peveril put saisir un sabre, qu’il se mit à brandir avec l’adresse formidable d’un homme qui était familiarisé depuis longtemps avec l’usage d’une arme semblable. Julien, tout en appelant à grands cris un officier de paix, et en représentant aux assaillants qu’ils attaquaient des passants tranquilles, ne vit rien de plus convenable que d’imiter l’exemple de son père, et s’empara aussi d’une des armes que le hasard lui offrait si heureusement.

Lorsqu’ils se montrèrent ainsi déterminés à se défendre, l’impétuosité avec laquelle la populace se précipita d’abord sur eux fut si grande, que le malheureux nain fut renversé, et qu’il aurait été infailliblement écrasé dans la bagarre, si son vigoureux homonyme n’eût éloigné les assaillants en faisant voltiger son sabre, et, le relevant d’un bras nerveux, ne l’eût mis hors de danger, sauf les projectiles qu’il pouvait recevoir, en le plaçant sur l’auvent, c’est-à-dire, sur le toit de planches qui se projetait au-dessus de la boutique de l’armurier. Le nain saisit aussitôt, parmi les armures rouillées qui servaient d’enseigne, une vieille rapière et un bouclier, et, se couvrant de l’un, se mit à porter des bottes avec l’autre, à la face et au nez des gens de la rue, si charmé de la position avantageuse qu’il occupait, qu’il suppliait à haute voix ses amis, pendant qu’ils combattaient à armes plus égales contre leurs opiniâtres adversaires, de venir se mettre sous sa protection. Mais, loin d’être en position d’avoir besoin de secours, le père et le fils auraient aisément réussi à se débarrasser de cette canaille, s’ils avaient pu songer un seul instant à laisser le petit homme dans la situation périlleuse où il se trouvait, et où, à tout autre œil qu’au sien, il paraissait comme un diminutif de mannequin placé avec un sabre et un bouclier pour servir d’enseigne à un maître d’escrime.

Les pierres et les bâtons commencèrent alors à voler de toutes parts, et la foule, malgré les efforts des Peveril pour la disperser avec le moins de mal possible, semblait déterminée à les immoler à sa fureur, lorsque quelques personnes qui avaient assisté à l’audience, comprenant qu’on en voulait à la vie des prisonniers qui venaient d’être acquittés, et que la populace allait les massacrer, tirèrent leurs rapières, et accoururent à leur secours ; mais ils ne réussirent encore à les dégager que quand ils furent soutenus par un petit détachement des gardes-du-corps, qu’on avait envoyés de leur poste ordinaire au premier bruit de ce qui se passait. Lorsque ce renfort inattendu arriva, le vieux et brave chevalier reconnut tout à coup parmi les cris que poussaient les nouveaux arrivés, quelques-uns des sons qui avaient animé sa jeunesse plus active.

« Où sont les gredins de têtes-rondes ? criaient les uns ; à bas ces lâches hypocrites ! criaient les autres. Vivent le roi et ses amis ! tous les autres au diable ! » hurlait un troisième chœur avec plus de jurements et d’imprécations qu’il n’est convenable d’en confier au papier dans un siècle aussi délicat que le nôtre.

Le vieux soldat, dressant les oreilles comme un vieux chasseur aux aboiements des chiens, aurait volontiers balayé le Strand, dans la charitable intention, se voyant si bien secondé, d’obliger les marchands de Londres qui l’avaient insulté à se fourrer dans des bouteilles d’osier ; mais il en fut empêché par la prudence de Julien, qui, quoique fort irrité lui-même des affronts gratuits qu’ils avaient reçus, se voyait dans une position où la prudence était plus nécessaire que la vengeance. Il pria et pressa son père de chercher un asile momentané, pour se soustraire à la rage du peuple, tandis qu’il leur était encore possible d’employer cette prudente mesure. L’officier subalterne qui commandait le détachement des gardes-du-corps exhorta vivement le vieux cavalier à suivre ce sage conseil, s’appuyant pour l’y décider du nom du roi, tandis que Julien avait recours à celui de sa mère. Le vieux chevalier regarda, de l’œil d’un homme qui n’est qu’à moitié content, sa lame rouge des égratignures et des estafilades dont il avait régalé les plus téméraires des assaillants.

« J’aurais au moins voulu faire mordre la poussière à un de ces drôles ; mais je ne sais pourquoi ni comment, lorsque je voyais leurs larges et rondes figures anglaises, je n’osais plus me servir de ma pointe, et je me bornais à saigner un peu les coquins. — Mais le bon plaisir du roi, dit l’officier, est que ce tumulte en reste là. — Ma mère, ajouta Julien, mourra de frayeur, si la nouvelle de ce combat parvient à ses oreilles avant que nous nous rendions auprès d’elle. — Oui, oui, répliqua le chevalier. Sa Majesté le roi, et puis ma bonne femme… Eh bien ! leur bon plaisir s’accomplira, c’est tout ce que je puis dire. Il faut obéir aux rois et aux dames. Mais par où effectuer notre retraite, puisqu’il faut absolument se retirer ? »

Julien n’aurait pas facilement répondu à cette demande ; car dans le voisinage tout le monde avait fermé ses boutiques et barricadé ses portes en voyant le tumulte devenir si formidable. Le pauvre armurier cependant, dont il avait mis sans gêne les marchandises à contribution, leur offrait un asile de la part du propriétaire de la maison où il louait boutique, en se contentant d’ajouter avec douceur qu’il espérait que ces messieurs lui tiendraient compte de l’emploi de ses armes.

Julien examinait à la hâte si la prudence lui permettait d’accepter l’invitation de cet homme, l’expérience lui ayant appris combien de ruses étaient alors employées réciproquement par deux factions ennemies, dont la haine était trop invétérée pour se faire grand scrupule de combattre sans loyauté ; lorsque le nain, élevant sa voix aigre jusqu’au ton le plus haut qu’il lui était possible d’atteindre, et criant comme un héraut déjà fatigué, les exhorta, de la position éminente qu’il occupait encore sur l’auvent, à ne point refuser l’offre du digne maître de la maison. « Lui-même, » dit-il en se reposant de la glorieuse victoire à laquelle il avait pris quelque part, « avait été favorisé d’une vision béatifique trop brillante pour être décrite à des impies mortels, mais qui lui avait commandé d’une voix à laquelle son cœur avait bondi comme au son d’une trompette, de se réfugier chez le digne propriétaire, et d’engager ses amis à suivre son exemple. — Une vision ! dit le chevalier du Pic, le son d’une trompette !… Le petit homme est décidément fou. »

Mais l’armurier leur expliqua en toute hâte que leur petit ami avait reçu avis d’une dame de sa connaissance qui lui avait parlé d’une fenêtre pendant qu’il était sur l’auvent, que ses compagnons et lui trouveraient un asile sur chez son propriétaire ; et les priant d’écouter les deux ou trois hurlements qui retentissaient dans le lointain, il les avertit que la populace revenait à la charge, et qu’elle allait bientôt se montrer une seconde fois, plus irritée et plus nombreuse.

Le père et le fils se hâtèrent donc de remercier l’officier et son détachement, aussi bien que les autres personnes qui les avaient volontairement secourus, descendirent le petit sir Geoffrey Hudson du poste élevé où il s’était maintenu avec tant d’honneur pendant le combat, et suivirent le maître de la boutique qui leur fit traverser une ou deux cours, afin, leur dit-il, de dérouter quiconque les épierait pour connaître leur refuge ; puis leur ouvrit une porte de derrière qui donnait sur un escalier soigneusement recouvert de nattes en paille, afin d’obvier à l’humidité. Après avoir monté cet escalier, ils entrèrent dans un salon assez vaste, tendu de cette grosse serge verte bordée de cuir doré, dont les citoyens les moins fortunés ou les plus économes se servaient à cette époque en guise de tapisserie ou de boiserie.

Là le pauvre armurier reçut de Julien une telle gratification pour le loyer de ses armes, qu’il en abandonna généreusement la propriété à ceux qui s’en étaient si bien servis ; d’autant plus, leur dit-il, qu’il voyait en eux des gens habiles à les manier, et des gens de belle taille. »

À ces mots, le nain lui souriant d’un air courtois, et s’inclinant avec modestie, fouilla dans sa poche ; mais bientôt il retira sa main d’un air insouciant, parce qu’il n’y avait sans doute pas trouvé de quoi faire le petit cadeau qu’il méditait.

En les saluant, et comme il allait se retirer, l’armurier ajouta qu’il voyait bien que la vieille Angleterre aurait encore de beaux jours, et que les lames de Bilbao ne perdraient pas de leur prix. « Je me rappelle, messieurs, dit-il, bien que dans ce temps-là je ne fusse que simple apprenti, les nombreuses commandes d’armes qui se firent dans les années 1641 et 1642 : on demandait plus de sabres que de cure-dents ; et le vieux Ironsides, mon maître, se faisait payer plus cher de méchantes rapières de Provant, que je n’ose demander aujourd’hui pour une Tolède. Mais il est vrai qu’alors la vie d’un homme dépendait de la lame qu’il portait : les cavaliers et les têtes-rondes se battaient tous les jours aux portes de White-Hall, comme il est probable, monsieur, d’après votre bon exemple, qu’ils peuvent encore le faire ; et Dieu le veuille, car je pourrais quitter ma mesquine boutique pour en ouvrir ailleurs une plus belle. J’espère que vous me recommanderez, messieurs, à vos amis. Je suis toujours approvisionné de marchandises avec lesquelles un gentilhomme peut risquer sa vie sans appréhension. — Nous vous remercions, mon cher ami, dit Julien ; mais laissez-nous, je vous prie. J’espère que nous n’aurons pas besoin de vos marchandises, d’ici à quelque temps du moins. »

L’armurier se retira ; mais pendant qu’il descendait l’escalier, le nain lui cria d’en haut qu’il irait le voir avant peu et lui demander une lame plus longue et plus convenable pour se battre, quoique, disait-il, la rapière qu’il avait fût assez bonne pour se promener, ou pour échanger quelques coups avec de la canaille comme celle qu’ils venaient de rosser.

L’armurier revint à ses cris et assura au petit homme qu’il se ferait un plaisir de lui vendre une épée plus digne de son courage ; puis, comme si l’idée ne lui en fût venue qu’à l’instant. « Mais, messieurs, leur dit-il, ce serait folie que de traverser le Strand avec vos lames nues, et vous ne manqueriez pas d’ameuter encore le peuple. S’il vous plaît, pendant que vous êtes ici à vous reposer, je pourrais ajuster aux lames des fourreaux. »

La proposition parut si raisonnable, que Julien et son père remirent leurs armes au bon armurier ; exemple que suivit le nain après un moment d’hésitation, ne se souciant pas, comme il le disait avec emphase, de quitter sitôt le fidèle ami que la fortune venait de lui procurer depuis quelques instants. L’homme se retira avec les armes sous son bras, et lorsqu’il ferma la porte sur lui, ils l’entendirent tourner la clef dans la serrure.

« Avez-vous entendu ? » dit sir Geoffrey à son fils ; « et nous sommes désarmés ! »

Julien, sans répondre, examina la porte qui était solidement fermée, puis les fenêtres qui étaient à une grande hauteur du sol et en outre munies de barreaux de fer. « Je ne puis croire, » dit-il, après un moment de réflexion, « que le drôle veuille nous tendre un piège ; et en tout cas, je pense que nous n’aurions pas grand’peine à enfoncer la porte et à nous en aller. Mais avant de recourir à ces moyens violents, je crois qu’il vaut mieux laisser à la canaille le temps de se disperser, en attendant le retour de cet homme pendant un intervalle convenable ; alors, s’il ne revient pas, je suis certain que nous pourrons sans beaucoup de peine nous tirer d’embarras. » Comme il parlait ainsi, les tapisseries se levèrent, et, par une petite porte qu’elles cachaient, le major Bridgenorth entra dans l’appartement.