Peveril du Pic/Chapitre 49

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 18p. 582-592).


CHAPITRE XLIX.

CONCLUSION.


Au nom du roi, rengainez vos épées et vos poignards.
Sheridan. La Critique.


Quand le père et le fils entrèrent dans le cabinet du roi, il fut facile de s’apercevoir que sir Geoffrey avait obéi aux ordres du prince avec la même célérité que s’il eût été appelé par le son du boute-selle ; ses cheveux et ses vêtements en désordre, quoiqu’ils montrassent le zèle et la promptitude qu’il avait coutume de déployer lorsque Charles Ier l’appelait à un conseil de guerre, paraissait un peu violer les règles de la convenance dans un salon et en temps de paix. Il s’arrêta à la porte du cabinet ; mais lorsque le roi lui dit d’approcher, il s’avança rapidement, et, toutes les sensations de sa jeunesse et des derniers mois de sa vie se réveillant et se croisant dans sa mémoire, il se jeta à genoux devant le monarque, saisit sa main, et, sans même essayer de parler, pleura abondamment. Charles, qui sentait profondément aussi long-temps que l’objet qui lui faisait impression se trouvait sous les yeux, se prêta pour quelque temps aux transports du vieux chevalier. « Mon bon sir Geoffrey, dit-il, vous avez été maltraité ; nous vous devons un dédommagement, et nous trouverons l’occasion de payer notre dette. — Je n’ai rien souffert, vous ne me devez rien, sire, dit le vieillard ; je m’embarrassais peu de ce que les coquins disaient de moi : je savais qu’ils ne trouveraient jamais douze honnêtes gens pour croire un mot de leurs damnés mensonges. Je confesse pourtant que je mourais d’envie de les battre lorsqu’ils m’appelaient traître à Votre Majesté ; mais avoir une occasion si prompte de présenter mes devoirs à Votre Majesté me dédommage de tout. Les drôles voulaient me persuader que je ne devais pas me présenter à la cour… Ha ! ha ! »

Le duc d’Ormond s’aperçut que le roi rougissait fortement ; car c’était en effet de la cour que provenait l’avis particulier donné à sir Geoffrey, de partir pour la campagne sans paraître à White-Hall. Il soupçonnait de plus que le brave chevalier ne s’était pas levé de table le gosier tout à fait sec, après les fatigues d’une journée si agitée. « Mon vieil ami, » lui dit-il tout bas, « vous oubliez que votre fils doit-être présenté : permettez-moi d’avoir cet honneur. — Je demande très-humblement pardon à Votre Grâce, dit sir Geoffrey, mais c’est un honneur que je me réserve, car je pense que personne n’a autant de titres à l’offrir et à le consacrer au service de Sa Majesté que le père qui l’a engendré. Julien, avance, et agenouille-toi. Le voici, avec la permission de Votre Majesté… Julien Peveril, un échantillon de la vieille souche, un rejeton aussi vigoureux, quoique un peu moins haut, que le vieux tronc lorsqu’il commençait à verdir. Recevez-le, sire, comme un fidèle serviteur, il est à vous à vendre et à pendre[1], comme disent les Français : s’il craint le fer ou le feu, la hache ou la potence, pour le service de Votre Majesté, je le renie, ce n’est pas mon fils, je le désavoue, et il peut aller dans l’île de Man, dans l’île des Chiens, ou dans l’île des Diables, peu m’importe. »

Charles fit signe de l’œil à Ormond, et ayant, avec sa courtoisie ordinaire, exprimé sa conviction profonde que Julien imiterait la loyauté de ses ancêtres, et particulièrement celle de son père, il ajouta qu’il pensait que Sa Grâce le duc d’Ormond avait à communiquer au chevalier quelque chose qui importait à son service. Sir Geoffrey fit alors un salut militaire et suivit le duc, qui se mit à l’interroger sur les événements de la journée. En même temps Charles, après s’être assuré que le fils n’avait pas la tête aussi joyeusement monté que le père, lui demanda et en obtint un récit exact de tout ce qui s’était passé après le jugement.

Julien, avec toute la clarté et la précision que demandait un pareil sujet traité devant la personne à qui il parlait, raconta tout ce qui avait eu lieu jusqu’à l’arrivée de Bridgenorth, et le roi fut si satisfait de la manière dont il faisait sa narration, qu’il se félicita avec Arlington d’avoir au moins le témoignage d’un homme de sens sur ces événements obscurs et mystérieux. Mais dès que Bridgenorth eut été mis en scène, Julien hésita à le nommer ; et quoiqu’il fît mention de la chapelle qu’il avait vue remplie d’hommes armés, et du langage violent du prédicateur, il se hâta d’ajouter que néanmoins ils s’étaient retirés sans en venir à aucune extrémité, et avaient tous quitté la maison avant que son père et lui fussent mis en liberté.

« Et vous vous retirâtes tranquillement pour aller dîner dans Fleet-Street, jeune homme, » dit le roi d’un ton sévère, « sans donner avis à un magistrat de l’assemblée dangereuse qui s’était tenue dans le voisinage de notre palais, et dont les membres n’avaient pas caché leur intention de se porter à des actes criminels. »

Peveril rougit, et se tut. Le roi fronça le sourcil, et se retira à l’écart pour causer avec Ormond, qui rapporta que le père paraissait n’avoir rien su de l’affaire.

« Et le fils, je suis fâché de le dire, reprit le roi, semble plus éloigné de vouloir dire la vérité que je ne m’y attendais. Nous avons toute sorte de témoins pour cette singulière investigation : un témoin fou dans le nain, un témoin ivre dans le père, et maintenant un témoin muet. Jeune homme, » continua-t-il en s’adressant à Julien, « votre conduite est moins franche que je ne m’y attendais de la part du fils de votre père. Il faut que je sache quelle est cette personne avec qui vous vous êtes entretenu si intimement : vous la connaissez, je présume ? »

Julien avoua que oui ; mais mettant un genou en terre, il demanda pardon à Sa Majesté de ce qu’il cachait son nom : « il avait été mis en liberté, dit-il, à cette condition. — Ce fut une promesse forcée, d’après vos propres aveux, répondit le roi, et je ne puis vous autoriser à la tenir ; il est de votre devoir de dire la vérité. Si vous craignez Buckingham, le duc se retirera. — Je n’ai aucune raison de craindre le duc de Buckingham, dit Peveril ; si j’ai eu à faire avec quelqu’un de sa maison, c’est la faute de cet homme et non la mienne. — Parbleu ! dit le roi, je commence à y voir clair. Il me semblait bien aussi que je me remettais ta physionomie : n’es-tu pas la même personne que je rencontrai chez Chiffinch un de ces matins ? La chose ne m’était pas revenue en mémoire depuis ; mais tu me dis alors, je m’en souviens maintenant, que tu étais le fils de ce joyeux baronnet qui se tient là-bas la panse garnie de ses trois bouteilles. — Il est vrai, sire, dit Julien, que j’ai rencontré Votre Majesté chez M. Chiffinch, où je crains d’avoir eu le malheur de vous déplaire ; mais… — Ne parlons plus de cela, jeune homme, ne parlons plus de cela ; mais je me rappelle que vous aviez avec vous cette belle sirène dansante… Buckingham, je vous parie de l’or contre de l’argent à poids égal, que c’était elle qui était destinée à occuper l’intérieur du violoncelle ? — Votre Majesté a deviné, dit le duc ; et je soupçonne qu’elle m’a joué un tour en substituant le nain à sa place ; car Christian…. — Au diable Christian ! dit avec impatience le roi ; « je voudrais qu’on l’amenât ici, cet homme éternel à qui l’on renvoie toujours la balle. » À peine ce désir avait-il été manifesté, que l’on annonça l’arrivée de Christian. « Qu’il entre, dit le roi ; mais attendez, il me vient une idée. Dites-moi, monsieur Peveril, cette danseuse qui sut vous donner accès auprès de nous par la singulière légèreté de sa danse, n’appartient-elle pas, selon votre dire, à la comtesse de Derby ? — Je l’ai vue au service de cette dame pendant des années, répondit Julien. — Alors nous ferons venir la comtesse, dit le roi. Il est bon que nous sachions qu’elle est au vrai cette petite sylphide : et si elle est aujourd’hui si complètement aux ordres de Buckingham et de son Christian, je pense qu’il serait charitable d’instruire Sa Seigneurie de tout cela car je doute qu’elle veuille, dans ce cas, la garder à son service. De plus, » continua-t-il en se parlant à lui-même, ce Julien, qu’il y a également lieu de soupçonner dans cette affaire, d’après son silence obstiné, est aussi de la maison de la comtesse. Nous coulerons cette affaire à fond, et rendrons à chacun ce qui lui est dû. »

La comtesse de Derby, qui avait été aussitôt prévenue, entrait dans le cabinet du roi par une porte au moment même où Christian et Zarah ou Fenella, étaient introduits par l’autre. Le vieux chevalier de Martindale, qui était rentré auparavant, pouvait à peine se contenir, malgré les signes que lui faisait la comtesse, tant il désirait saluer son ancienne amie ; mais d’Ormond, le retenant par le bras d’une main officieuse, finit par le déterminer à rester tranquille.

Lady Derby, après une profonde révérence faite au roi, adressa au reste de la noble compagnie un salut moins cérémonieux, sourit à Julien, et ne fut pas peu surprise à l’apparition inattendue de Fenella. Buckingham se mordit les lèvres, car il vit que l’arrivée de lady Derby dérangerait probablement tout son système de défense et il lança un coup-d’œil à Christian, dont le regard fixé sur la comtesse était animé de l’implacable malignité que l’on voit briller dans celui de la vipère, tandis que l’émotion violente qu’il éprouvait avait rendu ses joues presque noires.

« Y a-t-il quelqu’un ici que Votre Seigneurie reconnaisse, » dit gracieusement le roi, « outre vos anciens amis Ormond et Arlington ? — Je vois, mon suzerain, deux dignes amis de la maison de mon mari, répondit la comtesse : « sir Geoffrey Peveril et son fils, dont le dernier est un membre distingué de la maison de mon fils. — N’y a-t-il point quelque autre personne de votre connaissance ? continua le roi. — Une infortunée qui fait partie de ma maison, et qui disparut de l’île de Man, à l’époque où Julien Peveril en partit pour une affaire importante. On croyait qu’elle était tombée du haut des rochers dans la mer. — Votre Seigneurie avait-elle quelque raison de soupçonner (pardonnez-moi, dit le roi, de vous faire une pareille question), quelque intimité déplacée entre monsieur Peveril et cette jeune fille. — Mon suzerain, » dit la comtesse en rougissant d’indignation, « la réputation de ma maison ne fut jamais attaquée. — Ne vous fâchez pas, comtesse, dit le roi ; c’est seulement une question que je fais : de telles choses se voient dans les maisons les mieux réglées. — Non pas dans la mienne, sire, dit la comtesse ; d’ailleurs, Julien Peveril a trop de fierté et d’honneur pour s’engager dans une intrigue avec une malheureuse créature que sa triste situation met, pour ainsi dire, en dehors de l’humanité. »

Zarah la regarda, et serra les lèvres comme pour retenir les paroles qui étaient prêtes à s’en échapper.

« Je ne sais que penser, dit le roi. Ce que dit Votre Seigneurie peut être vrai en général, mais les goûts sont quelquefois si étranges ! Cette jeune fille ne paraît plus dans l’île de Man dès que le jeune homme la quitte ; et aussitôt qu’il paraît à Londres, on la voit dans le parc de Saint-James, sautant et dansant comme une sylphide. — Impossible ! dit la comtesse ; elle ne sait pas danser. — Je soupçonne, dit le roi, qu’elle sait faire plus de choses que Votre Seigneurie ne le soupçonne ou ne l’approuverait. »

La comtesse se redressa, et resta muette d’indignation.

Le roi poursuivit : « Peveril n’est pas plus tôt à Newgate, que, d’après ce que rapporte le respectable petit Hudson, notre jeune dégourdie s’y trouve incontinent. Sans demander comment elle y est entrée, je pense charitablement qu’elle avait trop bon goût pour s’y rendre à cause du nain. Ah ! ah ! je pense que j’ai frappé juste, maître Julien ! »

Julien tressaillit en effet à ces mots du roi ; car ils lui rappelèrent les visites qu’il avait reçues pendant la nuit dans sa prison.

Le roi le regarda fixement, et continua ensuite : « Eh bien ! messieurs, Peveril est amené devant le tribunal, et n’est pas plus tôt libre que nous le trouvons dans la maison où le duc de Buckingham préparait ce qu’il appelle une mascarade musicale. Par ma foi ! je regarde comme à peu près certain que cette égrillarde a donné le change à Sa Grâce, et nous a lâché le nain dans le violoncelle, pour se réserver ces moments précieux et les passer avec maître Julien Peveril… Est-ce que vous ne pensez pas comme moi, monsieur Christian, vous que l’on mêle à tout ? Y a-t-il du vrai dans cette conjecture ? »

Christian lança un coup-d’œil sur Zarah, et lut dans ses yeux quelque chose qui l’embarrassa. « Il ne savait rien, dit-il ; il avait à la vérité retenu cette danseuse sans pareille pour jouer le rôle en question dans la mascarade projetée, et elle devait sortir au milieu d’une pluie de feu produite par des pièces d’artifice, préparées fort ingénieusement de manière à ne causer aucun accident, avec des parfums pour neutraliser l’odeur de la poudre ; mais il ignorait pourquoi (si ce n’est qu’elle était volontaire et capricieuse comme tous les grands génies), elle avait fait échouer le concert en mettant à sa place ce petit magot de nain. — Je voudrais, dit le roi, que cette petite danseuse voulût bien à son tour donner son témoignage sur cette affaire mystérieuse, en employant les moyens qui lui servent à exprimer sa pensée. Quelqu’un ici est-il en état de l’entendre ? » Christian dit qu’il la comprenait un peu depuis qu’il avait fait sa connaissance à Londres. La comtesse n’ouvrit pas la bouche ; mais le roi s’étant adressé à elle, elle répondit un peu sèchement qu’elle devait nécessairement avoir des moyens habituels de se faire entendre d’une personne qui était demeurée auprès d’elle pendant tant d’années.

« D’après ce que nous savons, je croirais, dit Charles, que maître Julien Peveril possède mieux que personne la clef de son langage. »

Le roi regarda d’abord Peveril, qui rougit comme une jeune fille du sens attaché aux paroles du roi, et tourna subitement les yeux vers la muette supposée, dont les joues commençaient déjà à perdre la légère teinte qui les avait d’abord colorées. Un moment après, à un signal de la comtesse, Fenella, ou Zarah, s’avança ; puis s’étant agenouillée et ayant baisé la main de sa maîtresse, elle se tint debout les bras croisés sur la poitrine, d’un air soumis, aussi différent de celui qu’elle avait dans le harem du duc de Buckingham que la contenance d’une Madeleine diffère de celle d’une Judith : néanmoins c’était là la moindre preuve qu’elle donnait en ce moment de son talent à changer de rôle ; car elle jouait si bien celui de muette, que Buckingham, avec toute la finesse de son discernement, resta incertain si la créature qu’il avait devant les yeux était bien réellement la même que celle qui avait, sous un costume différent, fait une telle impression sur son imagination, ou n’était en effet que l’être disgracié qu’elle représentait. On remarquait en elle tous les signes extérieurs qui indiquent la privation de l’organe de l’ouïe, et la sagacité admirable par laquelle la nature y supplée. Aucun son ne faisait trembler ses lèvres. Elle paraissait complètement insensible à tout ce qui se disait autour d’elle ; mais, d’un autre côté, son œil vif et animé semblait impatient de dévorer le sens des paroles que le mouvement des lèvres pouvait seul lui faire saisir.

Interrogée à l’aide des moyens qui lui étaient familiers, Zarah confirma le récit de Christian dans tous ses points, et avoua qu’elle avait déjoué le projet de la mascarade en mettant le nain à sa place ; quant au motif qui l’avait fait agir, elle refusa de l’expliquer, et la comtesse ne la pressa pas davantage.

« Tout, dit Charles, tend à disculper milord de Buckingham d’une accusation si absurde. Le témoignage du nain est trop fantastique ; celui des deux Peveril n’atteint point le duc ; celui de la jeune muette exclut toute possibilité de le supposer coupable. Il me semble, milords, que nous devons lui déclarer qu’il est entièrement déchargé d’une accusation trop ridicule pour qu’on pût la soumettre à un examen plus sérieux que celui que nous en avons fait à la hâte. »

Arlington s’inclina en signe d’approbation ; mais Ormond parla franchement, et dit : « Je perdrais, sire, dans l’opinion du duc de Buckingham, dont les rares talents sont généralement reconnus, si je disais que mon esprit est complètement satisfait en cette occasion. Mais je me conforme à l’esprit du temps, et je comprends qu’il serait très-dangereux d’accuser, sur des griefs tels que ceux que nous avons été en état de recueillir, les intentions d’un protestant aussi zélé que Sa Grâce. Si le duc avait été catholique et en butte à de pareils soupçons, la Tour eût été une prison trop douce pour lui. »

Buckingham s’inclina vers le duc d’Ormond avec une expression de dépit que son triomphe même ne pouvait déguiser. « Tu me le paieras ! » murmura-t-il d’un ton qui marquait toute la profondeur et toute l’aigreur de son ressentiment ; mais le vieux et fier Irlandais, qui avait déjà bravé sa fureur, s’embarrassa peu de cette marque de mécontentement.

Le roi, faisant alors signe aux autres courtisans de passer dans le grand salon, arrêta Buckingham qui se préparait à les suivre ; et, lorsqu’ils furent seuls, il lui demanda d’un air significatif qui fit remonter au visage du duc tout le sang qui coulait dans ses veines : « Depuis quand, George, votre utile ami, le colonel Blood, est-il devenu musicien ?… Vous vous taisez, ajouta-t-il. Ne cherchez pas à nier le fait, car, quand une fois on a vu ce scélérat, on n’oublie plus sa figure… À genoux, à genoux, George, et reconnaissez que vous avez abusé de ma facilité… Ne cherchez pas à vous justifier, cela ne servirait de rien. J’ai vu moi-même cet homme parmi vos Allemands, comme vous les appelez ; et vous savez ce que je dois penser d’une telle circonstance. — Eh bien, croyez que j’ai été coupable, très-coupable, sire, » dit le duc accablé par le témoignage de sa conscience, et tombant à genoux ; « croyez que de pernicieux conseils m’ont égaré, que j’étais fou ; croyez tout ce que vous voudrez, mais ne supposez pas que j’aie pu former ou seconder un complot dirigé contre votre personne. — Je ne le suppose pas, dit le roi ; je vois en vous, Villiers, le compagnon de mes dangers et de mon exil ; et loin de penser que vous eussiez de plus mauvais desseins que vous ne le dites, je suis convaincu que vous vous faites plus coupable que vous n’avez jamais eu l’intention de l’être. — Par tout ce qu’il y a de sacré, » dit le duc toujours à genoux, « si je n’eusse été engagé avec ce coquin de Christian au point que ma fortune et ma vie en dépendaient… — Oh ! si vous ramenez Christian sur la scène, » dit Charles en souriant, « il est bon que je me retire. Allons, Villiers, lève-toi ; je te pardonne, et te prescris seulement un acte de pénitence, la malédiction que tu prononças toi-même contre le chien qui te mordit : le mariage et la retraite dans tes terres. »

Le duc se releva confus, et suivit le roi dans le salon, où Charles entra appuyé sur l’épaule du lord repentant, à qui il fit si bonne mine, que les plus clairvoyants de ceux qui étaient présents furent portés à douter que les soupçons élevés contre le duc eussent aucun fondement réel.

La comtesse de Derby avait, dans cet intervalle, tenu conseil avec le duc d’Ormond, les Peveril et ses autres amis ; et, d’après leur avis unanime, quoique avec la plus grande répugnance, elle fut amenée à penser qu’il suffisait, pour réparer l’honneur de sa maison, qu’elle se fût ainsi montrée à la cour ; et que le parti le plus sage, après cette démonstration, était de se retirer dans son île, sans provoquer davantage le ressentiment d’une faction puissante. Elle prit congé du roi dans les formes, et lui demanda la permission d’emmener avec elle la malheureuse créature qui s’était si étrangement soustraite à sa protection, pour se lancer dans un monde où sa situation l’exposait à toute espèce de maux.

« Votre Seigneurie me pardonnera-t-elle ? dit Charles. J’ai long-temps étudié votre sexe ; je me trompe fort si votre petite suivante n’est pas, aussi bien qu’aucun de nous, en état de se suffire à elle-même. — Impossible ! dit la comtesse. — Très-possible et très-vrai, » dit le roi à voix basse. « Je vais sur-le-champ vous convaincre du fait, quoique l’expérience soit trop délicate pour pouvoir être faite par tout autre que Votre Seigneurie. La voilà là-bas qui n’a pas l’air d’entendre plus que le pilier de marbre contre lequel elle s’appuie. Maintenant, si lady Derby veut faire en sorte de placer sa main près de la région du cœur de notre héroïne, ou seulement sur son bras, de manière à s’apercevoir, par les battements du pouls, des émotions qu’elle éprouve, et que vous, milord d’Ormond, vous trouviez quelque prétexte pour faire sortir Julien Peveril, je vous montrerai dans un moment que les sons de la parole peuvent émouvoir. »

La comtesse très-surprise, craignant quelque plaisanterie embarrassante de la part de Charles, et cependant incapable de réprimer sa curiosité, se plaça près de Fenella, comme elle appelait sa petite muette, et, tout en lui faisant des signes, trouva moyen de placer la main sur son poignet.

En ce moment, le roi passant près d’elle, dit : « C’est une action horrible ! ce scélérat de Christian a poignardé le jeune Peveril ! »

Le témoignage muet du pouls qui battait comme si l’on eût déchargé un canon à l’oreille de la pauvre fille, fut accompagné d’un cri si lamentable, qu’il affligea et fit tressaillir le bon monarque lui-même. « Je ne faisais que plaisanter, dit-il ; Julien se porte bien, ma jolie fille. Je me suis seulement servi de la baguette d’un certain dieu aveugle, appelé Cupidon, pour déterminer une de ses vassales sourde et muette à faire usage de ses facultés. — Je suis découverte ! » dit-elle, les yeux fixés sur le plancher ; « je suis découverte ! et il est juste que celle dont la vie a été employée à trahir les autres soit prise dans ses propres filets. Mais, où est mon maître en iniquité ? où est Christian, qui m’a dressée à jouer le rôle d’espion près de cette dame confiante, jusqu’à la mettre presque entre ses mains sanguinaires ? — Ceci, dit le roi, exige un examen plus secret. Que tous ceux qui ne sont pas immédiatement intéressés à cette affaire sortent de l’appartement, et qu’on amène de nouveau ce Christian devant nous. Misérable ! » continua-t-il en s’adressant à Christian, « dites quelles sont les ruses que vous avez pratiquées, et quels moyens extraordinaires vous avez mis en usage. — Ainsi elle m’a livré ! dit Christian, livré aux fers et à la mort, uniquement à cause d’une vaine passion qui ne sera jamais satisfaite ! Mais apprends, Zarah, » ajouta-t-il, en s’adressant à elle d’un air sombre, « qu’en ce moment où ton témoignage me condamne à périr, c’est une fille qui assassine son père ! »

L’infortunée le regarda, frappée de stupeur. « Vous disiez, » bégaya-t-elle enfin, « que j’étais la fille de votre frère, mort assassiné. — C’était pour que tu acceptasses avec moins de répugnance le rôle que je te destinais dans mes projets de vengeance, et aussi pour cacher ce que les hommes appellent l’opprobre de ta naissance. Mais tu es ma fille ! et tu dois au climat de l’Orient, où ta mère est née, ces passions impétueuses que je m’efforçais de faire servir à mes desseins, mais qui, ayant pris un autre cours, ont fini par causer la ruine de ton père. La Tour est le lot que l’on me réserve, je suppose ? »

Il prononça ces paroles d’un grand sang-froid, et parut à peine remarquer la douleur extrême de sa fille, qui, s’étant jetée à ses pieds, pleurait et sanglotait amèrement. — Cela ne sera pas, » dit le roi touché de compassion à cette scène de douleur. « Si vous consentez, Christian, à quitter ce pays, il y a sur la Tamise un vaisseau prêt à faire voile pour la Nouvelle-Angleterre : allez ! portez dans d’autres pays vos noires intrigues. — Je pourrais appeler de cette sentence, » dit hardiment Christian ; « et si je m’y soumets, c’est que je le veux bien. Il ne m’eût fallu qu’une demi-heure pour m’acquitter envers cette femme orgueilleuse de tout ce que je lui dois ; mais la fortune a refusé de me seconder. Lève-toi, Zarah ! plus de Fenella ! Dis à la comtesse de Derby que si la fille d’Édouard Christian, la nièce de la victime qu’elle a assassinée, s’est trouvée chez elle dans un état de domesticité, ce n’était que pour accomplir des projets de vengeance, malheureusement déjoués ! Tu vois ta folie maintenant : tu voulais suivre ce jeune homme qui ne t’a payée que d’ingratitude, oublier toute autre pensée pour obtenir de lui un regard ; et maintenant te voilà proscrite, abandonnée, moquée, insultée par ceux que tu aurais pu fouler à tes pieds si tu t’étais conduite moins imprudemment ! Mais viens, tu es encore ma fille : il est d’autres cieux que celui qui couvre la Grande-Bretagne. — Arrêtez, dit le roi ; il faut que nous sachions par quels moyens cette jeune fille s’est introduite auprès de ceux que renfermaient nos prisons. — Cette question, sire, doit être adressée à votre geôlier très protestant, et aux pairs zélés protestants aussi, qui, pour obtenir une connaissance exacte des secrets de la conspiration papiste, ont inventé ces ingénieuses ouvertures qui permettent de visiter les prisonniers dans leurs cellules de nuit ou de jour. Sa Grâce, le duc de Buckingham, peut aider Votre Majesté, si vous êtes disposé à faire une enquête. — Christian, dit le duc, tu es le plus effronté coquin qui ait jamais vécu. — Parmi ceux qui n’ont pas le rang de pair, cela se peut, » répondit Christian ; et il sortit en emmenant sa fille.

« Suivez-le, Selby, dit le roi ; ne le perdez pas de vue que le vaisseau n’ait mis à la voile. S’il ose remettre les pieds sur le sol de la Grande-Bretagne, ce sera à ses risques et périls. Plût à Dieu que nous fussions ainsi débarrassés de tous les hommes aussi dangereux que lui ! Je désirerais également, » ajouta-t-il après avoir réfléchi un moment, « que toutes nos intrigues politiques et toutes nos alarmes insensées pussent se terminer aussi paisiblement que cette affaire. Voilà une conspiration qui n’a pas coûté une goutte de sang, et tous les éléments d’un roman, mais sans la conclusion ordinaire. Nous avons ici la princesse errante d’une île (pardonnez-moi, comtesse de Derby), un nain, une magicienne mauresque, un scélérat endurci, un homme de qualité repentant, et cependant le tout fini sans potence ni mariage. — Pas tout à fait sans ce dernier point, » dit la comtesse qui avait eu occasion de causer en particulier avec Julien pendant la soirée ; « il y a un certain major Bridgenorth qui aurait attendu la conclusion de cette affaire si elle eût été poursuivie ; mais Votre Majesté abandonnant toute recherche ultérieure, il a le dessein, comme nous en sommes instruite, de quitter l’Angleterre pour toujours. Or ce Bridgenorth a légalement acquis les anciens domaines de Peveril, qu’il désire restituer à leur famille, en y joignant quantité de belles et bonnes terres, à condition que notre jeune Julien les recevra comme dot de sa fille et héritière unique. — Par ma foi, dit le roi, il faut qu’elle soit bien disgraciée par la nature, si Julien se fait presser pour l’accepter à de si belles conditions. — Ils s’aiment comme des amants du siècle dernier, dit la comtesse ; mais le vieux et brave chevalier ne goûte pas une alliance avec une tête-ronde. — Notre recommandation y pourvoira, dit le roi ; sir Geoffrey Peveril, qui a tant souffert en mainte occasion pour obéir à nos ordres, ne refusera pas aujourd’hui d’obtempérer à nos avis, quand ils auront pour but de le dédommager de toutes ses pertes. »

On peut supposer que le roi ne parlait pas ainsi sans être bien convaincu de l’ascendant illimité qu’il avait sur l’esprit du vieux tory : car trois ou quatre semaines après, les cloches de Martindale-Moultrassie sonnaient à toute volée pour célébrer l’union des deux familles aux domaines desquelles il devait son double nom ; et le fanal du château s’éleva dans les airs, éclairant les collines et les vallées, et appelant à la joie tout ce qui se trouvait à vingt milles à la ronde.


fin de peveril du pic.



  1. Ou plutôt à dépendre, ce qui signifie : à dépenser, à employer de quelque façon que ce soit. a. m.