Philosophie de l’Anarchie/Mysticisme

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P.-V. Stock (p. 238-246).


MYSTICISME


Nous avons constaté, dans la première partie de ce livre, que la pensée libre était appelée à l’emporter sur les religions : cependant, il n’est que juste de reconnaître que des retours offensifs du mysticisme se manifestent de temps à autre.

D’une part le désir de savoir et de savoir tout de suite entraîne des imaginations impressionnables sur un terrain qui n’est pas toujours celui du raisonnement et de l’observation. Si féconds qu’aient été depuis un siècle les résultats de la science expérimentale, ses procédés ne peuvent être ni infaillibles ni instantanés. Et alors, beaucoup, de découragement ou d’impatience, en arrivent à nier la méthode qui a cependant révélé l’histoire du globe terrestre et de ses habitants, dégagé les lois d’évolution, commencé à expliquer l’homme moral et physique, exploré les mondes planétaires, soulevé, mieux qu’en trois mille ans de raisonnements abstraits, un coin du voile qui nous enveloppe. Alors que nombre de problèmes, que l’avenir résoudra, demeurent encore indéchiffrables pour le faible cerveau humain, il est si commode de se contenter de légendes fabriquées tout d’une pièce, présentées parfois sous des apparences quasi scientifiques !

D’autre part, le sectarisme de certains savants, qui font du matérialisme une nouvelle religion étroite et fermée et non un procédé d’investigation, ne peut que choquer nombre d’esprits et les rejeter dans le spiritualisme qui, s’il ne prouve pas, affirme.

C’est ainsi que des pontifes de la science, ne comprenant pas que cette science intimement liée à l’évolution de l’esprit humain, est appelée à se transformer et grandir avec lui, ont nié de parti pris jusqu’à ces derniers temps tous les phénomènes nerveux et psychiques qui leur étaient présentés sous le nom de magnétisme. Au lieu de condescendre à les étudier, ils déclaraient péremptoirement qu’ils ne pouvaient se produire et que tous ceux qui s’en occupaient étaient des charlatans ou des fous. Aujourd’hui, les mêmes faits sont officiellement admis et constatés sous le nom d’hypnotisme.

Amalgamant à des bribes de science, des conceptions propres à séduire les sentimentalistes ou les amis du merveilleux, une morale certainement plus large, plus en harmonie avec les tendances modernes que la morale des vieilles religions, le spiritisme a pu un moment sembler appelé à prendre la succession du christianisme qui tombe en morceaux. L’intolérance prétentieuse de certains savants proscrivant toute étude de l’inconnu, tout comme saint Augustin et ses pareils imposaient la foi à l’absurde, le favorisait : les faits, si troublants au premier abord, pouvaient d’autant plus frapper les imaginations et passer pour surnaturels que les hommes à même de les analyser s’en écartaient avec empressement, les laissant exploiter par la tourbe des charlatans sans scrupules.

Ce n’est que tout récemment, après avoir accepté, présenté par Charcot ce qu’on repoussait autrefois présenté par Mesmer et ses continuateurs, qu’on en vint à étudier d’assez près la catalepsie, la suggestion, les altérations dont la personnalité mentale, la lucidité somnambulique, la projection de la pensée, la transformation de l’activité nerveuse en activité dynamique, simple conséquence de l’unité et de la corrélation des forces physiques, et que Rochas a baptisée du nom scientifique d’extériorisation de la motricité.

C’est grâce à l’éternelle tension de l’esprit humain vers l’inconnu que se réalisent tous les progrès. Le réveil momentané du mysticisme mérite de préoccuper ceux qui poursuivent l’œuvre d’émancipation, car l’ennemi, sans cesse à l’affût, cherche à s’en prévaloir pour obscurcir les idées nouvelles et faire perdre de vue le but véritable, mais, comme l’établit Auguste Comte, c’est le sort de toute science nouvelle de se dégager peu à peu d’un fatras métaphysique pour prendre peu à peu la voie sûre de l’expérimentation. Ce qui, très vraisemblablement restera, une fois la crise passée, de l’épidémie religiosâtre, des évocations, des esprits frappeurs, des réincarnations, de la magie noire, c’est la découverte de nouvelles lois naturelles, inhérentes à des états particuliers de la matière. Celui qui, au moyen âge, eût affirmé la possibilité d’emmagasiner la voix, de créer la communication instantanée à distance, de photographier le mouvement et l’invisible, n’aurait-il pas été qualifié d’imposteur, et sans doute torturé ? La routine humaine n’a pas encore abdiqué et sans cesse elle ressasse sa phrase bête : « Cela a toujours été, cela sera toujours. » Les clairvoyants, les chercheurs n’ont qu’à aller de l’avant, sans s’arrêter aux ricanements de monsieur Prudhomme, quelquefois déguisé en âne savant, mais aussi en se garant, autant que possible de toute glissade dans le champ, sans cesse ouvert, de la foi aveugle et de la folie.

Il est indéniable que l’éducation religieuse et l’atavisme ont entretenu chez l’homme, même chez celui qui lutte le plus énergiquement contre ces influences un grand fond de mysticisme. Pour beaucoup de socialistes et d’anarchistes, la révolution est une sorte de divinité qui doit, à un moment donné, apparaître et, par sa propre force, transformer le monde. Les commémorations de la semaine sanglante, de la mort de Blanqui, Eudes, des martyrs de Chicago, d’Auguste Vaillant ont, à maintes reprises, revêtu un caractère religieux, donné lieu dans les cimetières à des défilés avec accompagnement d’emblèmes valant tout juste ceux du catholicisme. À la suite des exécutions d’anarchistes qui marquèrent la période 1892-95, on vit même refleurir le culte des images. Enfin, croyant combattre la vieille religion, des libres-penseurs sont allés jusqu’à en instituer une nouvelle : on avait déjà les banquets gras du vendredi saint, cérémonial gastronomique à rebours du jeûne catholique, on a eu le baptême civil, qui n’est aucunement plus logique que l’autre. Il n’est pas bien sûr que les autres sacrements ne soient pas exhumés et remis en honneur par les mêmes personnes, sous une forme laïque.

Les meilleurs échappent difficilement à cette rage de pasticher les formes de la société qu’ils combattent. Au troisième siècle de l’ère chrétienne, les Bagaudes, révoltés contre l’oppression romaine, se donnent un Auguste et un César. La première république imite alternativement Londres, Rome, Sparte et Athènes ; les jacobins dégradent Jéhovah pour adorer un Être Suprême ; les athées encensent une déesse Raison ; les communards de 71 se donnent un comité de salut public, qui ne peut rien sauver.

Il y a fort à compter, certes, avec cette tendance régressive, aussi importe-t-il de la signaler chaque fois qu’elle se manifeste. Il importe surtout de démasquer les tentatives de ceux qui falsifiant les idées de rénovation, de science et de progrès voudraient jeter l’humanité dans des chemins de traverse pour la ramener à son insu en arrière de plusieurs siècles. La récente campagne, véritablement abominable, entreprise par certains jésuites de robe courte[1], absolument sceptiques dans l’intimité, pour agir sur les cerveaux impressionnables et créer dans la masse un état d’esprit analogue à celui du moyen-âge, mérite d’être signalée et combattue sans relâche. Ce n’est pas par un dogme, même matérialiste, qu’on peut réfuter leurs impostures mais par une science large, claire et précise n’écartant de parti pris aucun fait, quel qu’il soit, de son champ d’observation.




  1. La grotesque voyante de la rue de Paradis ; les apparitions miraculeuses de Tilly-sur-Seine, etc.