Philosophie de la nature/Introduction du traducteur/5

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Traduction par Augusto Vera.
Ladrange (Tome 1p. 48-59).

CHAPITRE V.

LA NATURE EST UN SYSTÈME DANS UN SYSTÈME.


Mais avant d’examiner, si et comment l’idée est dans la nature, et quelle est la méthode ou la science qui est la plus adéquate à la connaissance de la nature, il y a d’autres points que nous devons élucider et qui doivent nous préparer et nous conduire à cette recherche.

Et d’abord il faut remarquer que si la nature est un système, elle n’est pas pour cela le système, ou le tout. Ce qu’il faut dire d’elle, c’est qu’elle est un système dans un système, ou, si l’on veut, une partie systématique d’un tout systématique, et qu’elle forme ainsi un des membres de l’opposition et du rapport, ou, pour me servir de l’expression hégélienne, du syllogisme absolu de la connaissance et de l’être. C’est ce qui complique et facilite à la fois la science de la nature. Il la complique, en ce qu’il introduit dans la nature des éléments, des déterminations et des rapports qui, tout en appartenant à une autre sphère, entrent cependant comme éléments essentiels dans la constitution de la nature. Mais il la facilite par cela même, car ce n’est qu’à l’aide de ces éléments qu’on peut expliquer certaines déterminations, et certains rapports, en d’autres termes, une partie de la nature. Et c’est ce qu’on verra plus clairement encore, si l’on considère que, dans un système, la connexion des parties, en multipliant les rapports, fait qu’un terme se réfléchit, pour ainsi dire, sur l’autre, et que, de même que l’existence de l’un appelle l’existence de l’autre, de même la connaissance de l’un amène la connaissance de l’autre. C’est ainsi, par exemple, que dans le système planétaire, ou dans l’organisme, les rapports se multiplient avec les parties, et qu’en même temps ils facilitent l’explication de certains phénomènes, tels que les marées, la nutation, l’aberration, etc. Il en est de même de la nature dans son rapport avec les autres parties du système. Et, en effet, la nature est, d’un côté, en rapport avec la logique, et, de l’autre, avec l’esprit[1] (1). Et ce rapport on ne doit pas se le représenter comme un rapport accidentel et extérieur, mais comme un rapport permanent, intrinsèque et absolu. On ne doit pas se le représenter, en d’autres termes, comme si la logique, la nature et l’esprit constituaient trois êtres, ou substances absolument différentes, mais comme trois êtres consubstantiels, ou comme trois modes à la fois opposés et identiques d’un seul et même principe. De fait, le rapport et le système supposent, nous l’avons vu, la différence et l’unité, puisque là où l’un de ces deux éléments fait défaut, il n’y a ni rapport ni système. Or, il est évident que si la logique, la nature et l’esprit constituaient trois termes absolument et essentiellement différents, il y aurait d’abord trois absolus, ce qui implique, et ensuite il ne saurait y avoir aucun rapport entre eux. On pourrait sans doute concevoir, ou, pour mieux dire, inventer d’autres rapports, comme on en invente, lorsqu’on explique le rapport de l’âme et du corps par l’influx physique, ou par les causes occasionnelles, ou par la volonté divine, ou comme on en invente aussi, lorsqu’on commence par admettre deux intelligences, ou deux raisons, ou deux logiques essentiellement distinctes qu’on réunit ensuite arbitrairement. Mais tous ces rapports, par cela même que ce sont des rapports accidentels et extérieurs, sont dominés par les rapports de consubstantialité et d’essence, auxquels il faut toujours en venir, lorsqu’on veut obtenir la vraie et absolue explication des choses.

S’il en est ainsi, s’il y a, voulons-nous dire, un rapport objectif, consubstantiel et absolu entre ces trois termes, la logique doit se retrouver dans la nature, et la nature dans l’esprit, ou, pour mieux dire, la logique, la nature et l’esprit doivent être ainsi constitués, que l’un soit fait pour l’autre, que l’un soit dans l’autre, et que l’un sans l’autre ne puisse ni être, ni être pensé. Car dans tout système, nous le répétons, et dans tout organisme chaque élément est lui-même et autre que lui-même, et il n’est lui-même qu’en étant autre que lui-même, et réciproquement, il n’est autre que lui-même qu’en étant lui-même. Quel est le rapport de la logique et de la nature avec l’esprit, et quelle est l’unité de ces trois termes ? C’est là un point qui trouvera sa place dans la philosophie de l’esprit, car l’esprit est le moyen terme qui achève le mouvement de l’idée, et où la logique et la nature trouvent leur unité[2]. Ici, il suffira, pour l’objet que nous nous proposons, de montrer le rapport de la logique et de la nature, c’est-à-dire de montrer : 1° que la logique est dans la nature, et qu’elle y est comme partie intégrante, et 2° ce en quoi la nature se distingue de la logique.

1° Et d’abord nous ferons remarquer que la connaissance mathématique de la nature est comme un témoignage et une constatation, en quelque sorte, matérielle et irréfléchie de la présence de la logique dans la nature. Car la quantité est un moment ou une catégorie de la logique, et, par conséquent, tous les rapports de quantité dans la nature sont des rapports idéaux et logiques[3]. Les mathématiques appliquées ne sont que l’expression de ce rapport, du rapport, voulons-nous dire, de la logique et de la nature. Seulement, le mathématicien ne saisit ce rapport que d’une manière partielle et limitée, ou bien d’une manière extérieure et empirique. Il ne le saisit que d’une manière limitée, parce que, renfermé comme il est dans les limites de la quantité, il ne discerne pas les autres éléments logiques de la nature. Il ne le saisit que d’une manière empirique, parce que, au lieu de considérer la quantité comme un élément intégrant et constitutif de la nature, il l’applique à la nature, c’est-à-dire il l’y ajoute, comme si elle était une détermination extérieure à la nature, et plutôt une forme ou un instrument subjectif de la connaissance qu’une détermination objective et essentielle de la nature elle-même. C’est ainsi qu’il prend le phénomène, la masse, la pesanteur, qu’il considère comme des êtres indépendants et achevés, et qu’il y introduit ensuite l’élément mathématique, on ne sait trop si c’est simplement pour les expliquer, ou si c’est parce qu’il reconnaît que cet élément est, lui aussi, un principe intrinsèque de leur existence. Newton dit qu’il considère les forces attractives et révulsives non physiquement, mais mathématiquement[4] (1). Mais, sans examiner ici l’exactitude de cette distinction, nous ferons observer que Newton aurait dû, en la donnant, définir le sens de ces termes, et dire quelle est la constitution physique, et quelle la constitution mathématique de la force, et plus encore, quel est le rapport de ces deux manières d’être d’une seule et même force, car c’est là le point essentiel et décisif de la question. Dire qu’il y a dans la force deux éléments essentiels, l’élément physique et l’élément mathématique, mais qu’on écarte l’un pour ne s’occuper que de l’autre, c’est nous dire qu’on se contente d’une connaissance imparfaite de la force, connaissance qui, par cela même, peut n’être pas du tout une connaissance. C’est comme celui qui partage l’homme en deux, et qui prétend posséder la science de l’homme, en n’en connaissant qu’une partie. C’est un procédé éclectique fort commode, sans doute, mais qui est ce qu’il y a de plus opposé à la science, et, nous ajouterons, à la science la plus élémentaire, qui nous enseigne qu’une division n’est valable qu’autant qu’on connaît et qu’on définit les termes qu’on divise.

Mais ce n’est pas seulement la quantité, c’est la logique entière qui entre comme élément composant, comme forme et comme matière, ou contenu dans la nature[5].

Et d’abord l’économie générale de la nature est conforme au mouvement et à l’économie de l’idée logique, qui est l’économie absolue de toute conception et de toute réalité vraiment systématique. Nous voulons dire que la nature part, comme la logique, de l’abstrait pour s’élever à des déterminations de plus en plus concrètes. Ainsi, de même que la logique part de l’être pur et indéterminé pour s’élever successivement à la qualité, à la quantité, à la mesure, aux déterminations réfléchies de l’essence, etc., ainsi la nature part de l’espace pur et indéterminé, et construit successivement ses sphères plus déterminées et plus concrètes, la mécanique, la physique, le règne végétal, etc. Et dans ce développement, ou dans ces transformations successives, la forme qu’elle affecte est la forme essentielle de l’idée, la forme dialectique. Car on peut dire que la vie de la nature est une aliénation, une négation et une négation de la négation, ou qu’elle est l’être, le non-être et le devenir, ou le même et l’autre, l’égal et l’inégal, le positif et le négatif, etc., et leur rapport. Et, à cet égard, il faut observer que le physicien et le mathématicien se servent de ces notions et de ces formes, et qu’ils ne peuvent ne pas s’en servir, car ce sont elles qui donnent un sens à leurs pensées, ou qui, pour mieux dire, rendent leurs pensées possibles, mais qu’ils ne s’en servent que d’une manière irréfléchie et comme à l’aventure. Et ce qu’il y a de plus étrange encore, c’est que, tout en s’en servant, et en ne pouvant ne pas s’en servir, ils ne veulent point leur accorder une efficace et une réalité. Tant que vous leur parlez de force, de quantité, de ligne, de cercle et de carré, ils vous écoutent ; mais dès que vous leur parlez d’idées, des idées logiques, ou des idées en général, ils ne veulent point vous écouter, et ils vous diront que vous vous payez de mots et d’abstractions. Ainsi, si vous dites qu’il y a une force, que cette force est grande ou petite, égale ou inégale, qu’elle attire ou repousse, ou bien qu’il y a des lois de la nature, comme ils les appellent, telle que la réaction est contraire et égale à l’action, vous êtes, à leur sens, dans le domaine du vrai et du réel. Mais si vous dites que la force, le grand, le petit, l’égal, l’inégal, etc., sont des idées, et que telle force n’est d’abord, et qu’ensuite elle n’est grande ou petite, égale ou inégale que par la présence de ces idées, suivant ces idées, et autant que ces idées sont, vous sortez du domaine de la réalité, et vous tombez dans celui de l’imagination, ou des formes vides de la pensée. Et ainsi la pensée, et ces formes immuables et absolues de la pensée, sans lesquelles on ne saurait rien penser ni connaître, ni principes ni phénomènes, ni cause ni effet, ni forces ni manifestations de la force, ne sont que des flatus vocis, des non-entités. Si l’on se représentait ainsi la question, nous croyons qu’on reculerait devant une telle conséquence, et qu’on serait amené à étudier plus attentivement la nature et la fonction de la pensée et de l’idée.

Et en effet, lorsqu’on parle de formes et de lois, nous parle-t-on des lois accidentelles, ou des lois essentielles de la nature ? Si l’on nous parle des lois accidentelles de la nature, on ne sort pas seulement du domaine de la science, mais de celui de la nature elle-même. Car la nature, comme en général un être quelconque, ne peut exister qu’en vertu de formes qui lui sont essentielles, et qui la constituent ce qu’elle est. Il y a donc des formes essentielles de la nature. Or, ces formes ne sont ni ne peuvent être que des formes purement intelligibles, c’est-à-dire des idées, lesquelles sont non-seulement des formes, mais des êtres et des forces, en ce sens qu’elles constituent une partie intégrante de la nature, et que la nature ne saurait exister hors d’elles.

Ce qui fait que cette présence de la logique dans la nature, en tant que force, ou détermination essentielle de la nature elle-même, échappe au physicien, c’est que celui-ci ne procède, ni ne peut procéder systématiquement dans ses investigations, de sorte que, au lieu de déduire rationnellement les êtres et les déterminations de la nature, il les prend tels que les lui offrent l’expérience, l’observation, et même le hasard, et il leur applique ensuite des déterminations moitié empiriques, moitié rationnelles, dont il n’a qu’une notion vague et imparfaite. Cela fait qu’il ne voit qu’une partie de l’objet, et que l’autre partie lui échappe, ce qui veut dire qu’il n’a pas de l’objet une véritable connaissance. Il observe, par exemple, deux planètes, et, dans ces planètes, certains rapports de grandeur, de mouvement, de force, d’action et de réaction, etc., et, en appliquant ces catégories, ou ces lois, comme il les appelle, à ses observations, il fonde ses théories. Or, non-seulement il n’a de ces catégories qu’une notion imparfaite, mais il emploie à son insu, où il laisse en dehors d’autres catégories, qui sont tout aussi nécessaires pour la production et l’explication des phénomènes qu’il observe, que celles dont il se sert.

Ainsi, et pour raisonner sur cet exemple, prenons deux planètes, et supposons que ces deux planètes soient en rapport. Le physicien, observant que l’une agit sur l’autre, en conclut que cette action réciproque est la manifestation et l’effet d’une force, dont, suivant lui, on ignore la nature, et qu’on ne connaît que par et dans ses effets. Ensuite, partant de ce principe, que la matière est composée de molécules, et que chaque molécule est douée d’une certaine force, il en conclut aussi que, plus grand est le nombre des molécules, et plus grande est son action ; de sorte que l’action d’un corps sur un autre est en raison directe du nombre de ses molécules, ou de sa masse. En outre, cette force doit avoir un point de départ, ou un principe, c’est-à-dire un centre, et comme c’est une force à la fois limitée et déterminée, sa limitation fait qu’elle diminue à mesure qu’on s’éloigne de son centre, et sa détermination qu’elle diminue progressivement ou, comme on dit, qu’elle agit en raison inverse de la distance ; d’où il suit aussi que la masse et la distance peuvent se remplacer réciproquement. Mais, lorsqu’un corps agit sur un autre, celui-ci, par cela même qu’il a une masse, et qu’il est en rapport avec le premier, doit réagir sur lui. Seulement, si sa masse est moindre, son action sera moindre aussi, et cette action sera exprimée négativement, ou en moins par la différence de sa masse d’avec celle de l’autre corps ; et c’est cette différence qui fait qu’il se meut autour de l’autre corps, qui est, par cela même, son corps central. Cependant l’action et la réaction de cette force ne donnent qu’un élément du mouvement circulaire, car le corps central, par la raison qu’il est le corps central, doit agir sur l’autre corps suivant la verticale, et le dernier corps doit aussi réagir sur le corps central suivant la même ligne. Il faut donc, pour expliquer le mouvement suivant la courbe, supposer une autre force opposée à la force centrale, force qui, agissant suivant une direction opposée, c’est-à-dire suivant la tangente, sur la masse plus petite, place à chaque instant cette masse entre deux forces et deux directions, lesquelles se combinent et se neutralisent, pour ainsi dire, dans une force et une direction moyenne qui est précisément la courbe.

Tels sont les traits principaux de la théorie avec laquelle on explique l’action réciproque des planètes et leurs mouvements.

Mais d’abord nous ferons remarquer qu’à côté de la quantité et des rapports quantitatifs, qui sont, eux aussi, il ne faut pas l’oublier, des déterminations logiques, il y a d’autres déterminations logiques qui entrent dans la composition de ces êtres, de ces rapports et de ces mouvements. Par exemple, il y a le même et l’autre, l’identité et la différence, l’égal et l’inégal. Ainsi, deux planètes, comme deux êtres quelconques, ne peuvent être deux, ni être en rapport qu’autant qu’elles sont chacune elle-même, et autre qu’elle-même. Et ce rapport du même et de l’autre est la condition logique et absolue de tout autre rapport ultérieur. Soit, par exemple, le corps A et le corps B. Le corps A est d’abord le même, ou un même, s’il nous est permis d’ainsi nous exprimer. Mais il n’est un même qu’autant qu’il est un même d’un autre, ou (comme on dirait avec une expression plus usitée, mais moins exacte, parce qu’elle ne montre pas le rapport intrinsèque, des deux termes) en face d’un autre, et étant un même d’un autre, il est autre que cet autre, et celui-ci, en tant qu’autre, est aussi un même, et un même de l’autre, de sorte qu’il est un même du même, et un autre de l’autre. Et c’est là leur rapport et leur unité ; et ce rapport, nous le répétons, est présupposé par tout autre rapport soit purement quantitatif, soit physique, ou autre. Car, pour que deux planètes s’attirent, ou se repoussent mathématiquement, suivant un certain nombre et une certaine figure, il faut qu’elles soient marquées de ce double caractère, c’est-à-dire elles doivent être elles-mêmes, et autres qu’elles-mêmes ; et ce n’est qu’en participant toutes deux au même et à l’autre, et à leur rapport, qu’elles peuvent s’attirer et se repousser. Des considérations semblables montreraient comment elles doivent aussi participer à l’identité et à la différence, à l’égal et à l’inégal, à l’universel et au particulier, etc. Mais c’est sur les notions de centre, d’attraction et de répulsion, et de force que nous voulons nous arrêter.


  1. Voy., sur ce point, notre Introduction à la philosophie de Hégel, et Introduction à la Logique
  2. C'est du reste un point que nous avons déjà examiné, Introduction à la Philosophie de Hégel, et Introduction à sa Logique. Conf. aussi plus bas, chap. IX.
  3. Voy. Logique de Hégel, § 99 et suiv., et plus bas, chap. X
  4. « Has vires non physice, sed mathematice tantum considero. » (Phil. nat. princ. math., def. VIII.) Voy. plus bas, chap. VI et X.
  5. Conf. Introduction à la Philosophie de Hégel, chap. V, § 2 ; chap. VI, § 3 ; et Introduction à la Logique, chap. XI et XII.