Philosophie zoologique (1809)/Troisième Partie/Additions
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DANS les derniers jours de juin 1809, la Ménagerie du Muséum d’Histoire
Naturelle ayant reçu un phoque, connu sous le nom de veau marin (phoca vitulina), et qui fut envoyé vivant de Boulogne, j’ai eu occasion d’observer
les mouvemens et les habitudes de cet animal. Depuis, je crois plus fortement
encore que cet amphibie est beaucoup plus voisin par ses rapports des
mammifères onguiculés que des autres, quelques grandes que soient les
différences de sa forme générale comparée à celle de ces mammifères.
Ses pieds de derrière, quoique fort courts, ainsi que ceux de devant, sont très-libres, bien séparés de la queue, qui est petite, mais très distincte, et peuvent se mouvoir avec facilité de différentes manières ; ils peuvent même saisir les objets, comme de véritables mains.
J’ai remarqué que cet animal réunit à volonté ses pieds de derrière, comme nous joignons les mains, et qu’alors écartant les doigts, entre lesquels il y a des membranes, il en forme une palette assez large dont il fait usage lorsqu’il se déplace dans l’eau, de la même manière que les poissons se servent de leur queue en nageoire.
Ce phoque se traîne assez rapidement sur la terre, à l’aide d’un mouvement d’ondulation du corps, ne s’aidant nullement de ses pieds postérieurs qui restent alors dans l’inaction, et sont étendus. En se traînant ainsi, il ne retire quelques secours de ses pieds antérieurs, qu’en appuyant le bras jusqu’au poignet, sans se servir particulièrement de la main. Il saisit sa proie, soit avec les pieds postérieurs, soit avec la gueule ; et quoiqu’il se serre quelquefois de ses mains antérieures, pour rompre la proie qu’il tient dans la gueule, il paroît que ces mains lui sont principalement utiles pour nager ou se déplacer dans l’eau. Enfin, comme cet animal se tient souvent assez long-temps de suite sous l’eau, où même il mange à son aise, j’ai remarqué qu’il ferme facilement et complétement les narines, comme nous fermons les yeux, ce qui lui est très-utile lorsqu’il est enfoncé dans le liquide qu’il habite.
Comme ce phoque est très-connu, je n’en ferai point la description. Mon objet ici est seulement de faire remarquer que les amphibies n’ont les pieds de derrière disposés dans la même direction que l’axe de leur corps, que parce que ces animaux se trouvent contraints de les employer habituellement à en former une nageoire caudale, en les réunissant et en élargissant, par l’écartement de leurs doigts, la palette qui résulte de leur réunion. Alors ils peuvent avec cette nageoire artificielle frapper l’eau, soit à droite, soit à gauche, hâter leur déplacement et varier sa direction.
Les deux pieds postérieurs des phoques étant si souvent employés à former une nageoire par leur réunion, n’auroient pas seulement cette direction en arrière qui leur fait continuer l’allongement du corps ; mais ils se seroient tout-à-fait réunis ensemble, comme dans les morses, si les animaux dont il s’agit ne s’en servoient aussi très souvent pour saisir et emporter leur proie. Or, les mouvemens particuliers que ces actions exigent, ne permettent pas aux pieds postérieurs des phoques de se réunir entièrement, mais seulement de le faire instantanément.
Les morses, au contraire, qui se sont habitués à se nourrir des herbes qu’ils viennent brouter sur les rivages, n’employant jamais leurs pieds de derrière qu’à former une nageoire caudale, ces pieds, dans la plupart, se sont tout-à-fait réunis ensemble, ainsi qu’avec la queue, et ne peuvent plus se séparer.
Ainsi, dans des animaux d’origine semblable, voilà une nouvelle preuve du produit des habitudes sur la forme et l’état des organes, preuve que j’ajoute à toutes celles que j’ai déjà exposées dans le chapitre VII de la première partie de cet ouvrage.
Je pourrois en ajouter encore une autre très frappante, relativement aux mammifères, pour qui le vol semble être une faculté très étrangère, en montrant comment, depuis ceux des mammifères qui ne peuvent faire qu’un saut très prolongé jusqu’à ceux qui volent parfaitement, la nature a produit graduellement les extensions de la peau de l’animal, de manière à lui donner à la fin la faculté de voler comme les oiseaux, sans qu’il ait pour cela plus de rapports avec eux dans son organisation.
En effet, les écureuils volans (sciurus volans, aerobates, petaurista, sagitta, volacella), moins anciens que ceux que je vais citer, dans l’habitude d`étendre leurs membres en sautant, pour se former de leur corps une espèce de parachute, ne peuvent faire qu’un saut très prolongé lorsqu’ils se jettent en bas d’un arbre, ou sauter d’un arbre sur un autre qu’à une médiocre distance. Or, par des répétitions fréquentes de pareils sauts dans les individus de ces races, la peau de leurs flancs s’est dilatée de chaque côté en une membrane lâche qui réunit les pattes postérieures à celles de devant, et qui, embrassant un grand volume d’air, les empêche de tomber brusquement. Ces animaux sont encore sans membranes entre les doigts.
Les galéopithèques (lemur volans), plus anciens sans doute dans la même habitude que les écureuils volans (pteromis Geoffr.), ont la peau des flancs plus ample, plus développée encore, réunissant non-seulement les pattes postérieures aux antérieures, mais en outre les doigts entr’eux, et la queue avec les pieds de derrière. Or, ceux-là exécutent de plus grands sauts que les précédens, et forment même une espèce de vol.
Enfin, les chauve-souris diverses sont des mammifères probablement bien plus anciens encore que les galéopithèques, dans l’habitude d’étendre leurs membres, et même leurs doigts pour embrasser un grand volume d’air, et se soutenir lorsqu’ils s’élancent dans l’atmosphère.
De ces habitudes, depuis si long-temps contractées et conservées, les chauve-souris ont obtenu non-seulement des membranes latérales, mais en outre un allongement extraordinaire des doigts de leurs mains antérieures (à l’exception du pouce), entre lesquels il y a des membranes très amples qui les unissent ; en sorte que ces membranes des mains de devant se continuant avec celles des flancs, et avec celles qui unissent la queue aux deux pattes postérieures, constituent pour ces animaux de grandes ailes membraneuses avec lesquelles ils volent parfaitement, comme chacun sait.
Tel est donc le pouvoir des habitudes, qu’elles influent singulièrement sur la conformation des parties, et qu’elles donnent aux animaux qui en ont depuis longtemps contracté certaines, des facultés que ne possèdent pas ceux qui en ont pris d’autres.
À l’occasion des amphibies dont j’ai parlé tout à l’heure, je me plais à communiquer ici à mes lecteurs, les réflexions suivantes, que tous les objets que j’ai pris en considération dans mes études, ont fait naître, et me semblent de plus en plus confirmer.
Je ne doute nullement que les mammifères ne soient réellement originaires des eaux, et que celles-ci ne soient le véritable berceau du règne animal entier.
Effectivement, on voit encore que les animaux les moins parfaits, et ce sont les plus nombreux, ne vivent que dans l’eau ; en sorte qu’il est probable, comme je l’ai dit (vol. II, p. 85), que c’est uniquement dans l’eau, ou dans des lieux très humides, que la nature a opéré et opère encore dans les circonstances favorables, des générations directes ou spontanées qui font exister les animalcules les plus simples en organisation, et que de ceux-ci sont provenus successivement tous les autres animaux.
On sait que les infusoires, les polypes et les radiaires ne vivent que dans les eaux ; que les vers mêmes n’habitent les uns que dans l’eau, et les autres que dans des lieux très-humides.
Or, relativement aux vers, qui paroissent former une branche initiale de l’échelle des animaux, comme il est évident que les infusoires forment l’autre branche, on peut penser que ceux d’entr’eux qui sont tout-à-fait aquatiques, c’est-à-dire, qui n’habitent point le corps des autres animaux, tels que les gordius et bien d’autres que nous ne connoissons pas encore, se sont, sans doute très-diversifiés dans les eaux ; et que, parmi ces vers aquatiques, ceux qui, ensuite, se sont habitués à s’exposer à l’air, ont probablement produit les insectes amphibies, tels que les cousins, les éphémères, etc., etc., lesquels ont amené successivement l’existence de tous les insectes qui vivent uniquement dans l’air. Mais plusieurs races de ceux-ci, ayant changé leurs habitudes par des circonstances qui les y ont portées, et contracté celles de vivre solitairement, retirées ou cachées, ont donné lieu à l’existence des arachnides qui, presque toutes, vivent aussi dans l’air. Enfin, celles des arachnides qui ont fréquenté les eaux, qui se sont ensuite progressivement habituées à vivre dans leur sein, et qui ont fini par ne plus s’exposer à l’air, ce qu’indiquent assez les rapports qui lient les scolopendres aux iules, celles-ci aux cloportes, et ces derniers aux aselles, crevettes, etc., ont amené l’existence de tous les crustacés.
Les autres vers aquatiques, qui ne se sont jamais exposés à l’air, multipliant et diversifiant leurs races avec le temps, et faisant à mesure des progrès dans la composition de leur organisation, ont amené la formation des annelides, des cirrhipèdes et des mollusques, lesquels forment ensemble une portion non interrompue de l’échelle animale.
Malgré l’hiatus considérable qui se trouve pour nous entre les mollusques connus et les poissons ; néanmoins, les mollusques, dont je viens d’indiquer l’origine, ont, par l’intermédiaire de ceux qui nous restent à connoître, amené l’existence des poissons, comme il est évident que ceux-ci ont donné lieu à celle des reptiles.
En continuant de consulter les probabilités sur l’origine des différens animaux, on ne peut douter que les reptiles, par deux branches distinctes que les circonstances ont amenées, n’aient donné lieu, d’un côté, à la formation des oiseaux, et de l’autre, à celle des mammifères amphibies, lesquels donnèrent lieu, à leur tour, à celle de tous les autres mammifères.
En effet, les poissons ayant amené la formation des reptiles batraciens, et ceux-ci celle des reptiles ophidiens, qui, les uns et les autres, n’ont qu’une oreillette au cœur, la nature parvint facilement à donner un cœur à oreillette double aux autres reptiles qui constituent deux branches particulières ; ensuite elle vint facilement à bout de former, dans les animaux qui furent originaires de chacune de ces branches, un cœur à deux ventricules.
Ainsi, parmi les reptiles dont le cœur a une oreillette double, d’une part, les chéloniens paroissent avoir donné l’existence aux oiseaux ; car, indépendamment de plusieurs rapports qu’on ne peut méconnoître, si je plaçois la tête d`une tortue sur le cou de certains oiseaux, je n’apercevrois presqu’aucune disparate dans la physionomie générale de l’animal factice ; et de l’autre part, les sauriens, surtout les planicaudes, tels que les crocodiles, semblent avoir procuré l’existence aux mammifères amphibies.
Si la branche des cheloniens a donné lieu aux oiseaux, on peut encore présumer que les oiseaux aquatiques palmipèdes, surtout parmi eux les brévipennes, tels que les pingouins et les manchots, ont amené la formation des monotrèmes.
Enfin, si la branche des sauriens a donné lieu aux mammifères amphibies, il sera de toute probabilité que cette branche est la source où tous les mammifères ont puisé leur origine.
Je me crois donc autorisé à penser que les mammifères terrestres proviennent originairement de ceux des mammières aquatiques que nous nommons amphibies. Car ceux ci s’étant partagés en trois branches, par la diversité des habitudes qu’ils prirent à la suite des temps, les uns amenèrent la formation des cétacés, les autres celle des mammifères ongulés, et les autres encore celle des différens mammiféres onguiculés connus.
Par exemple, ceux des amphibies qui conservèrent l’habitude de se rendre sur les rivages, se divisèrent dans la manière de se nourrir. Les uns, parmi eux, s’habituant à brouter l’herbe, tels que les morses et les lamantins, amenèrent peu à peu la formation des mammifères ongulés, tels que les pachidermes, les ruminans, etc. ; les autres, tels que les phoques, contractant l’habitude de ne se nourrir que de poissons et d’animaux marins, amenèrent l’existence des mammifères onguiculés, par le moyen de races qui, en se diversifiant, devinrent tout-à-fait terrestres.
Mais ceux des mammifères aquatiques qui contractèrent l’habitude de ne jamais sortir des eaux, et seulement de venir respirer à leur surface, donnèrent probablement lieu aux différens cétacés que nous connoissons. Or, l’antique et complète habitation des cétacés dans les mers, a tellement modifié leur organisation, qu’il est maintenant très-difficile de reconnoître la source où ils ont pris leur origine.
En effet, depuis l’énorme quantité de temps que ces animaux vivent dans le sein des mers, ne se servant jamais de leurs pieds postérieurs pour saisir les objets, ces pieds non employés ont tout-à-fait disparu, ainsi que leurs os, et même le bassin qui leur servoit de soutien et d’attache.
L’altération que les cétacés ont reçue, dans leurs membres, de l’influence du milieu dans lequel ils habitent, et des habitudes qu’ils y ont contractées, se montre aussi dans leurs pieds de devant qui, entièrement enveloppés par la peau, ne montrent plus au dehors les doigts qui les terminent ; en sorte qu’ils n’offrent de chaque côté qu’une nageoire qui contient le squelette d’une main cachée.
Assurément, les cétacés étant des mammifères, il entroit dans le plan de leur organisation d’avoir quatre membres comme tous les autres, et par conséquent un bassin pour le soutien de leurs membres postérieurs. Mais ici, comme ailleurs, ce qui leur manque est le produit d’un avortement occasionné, à la suite de beaucoup de temps, par le défaut d’emploi de parties qui ne leur étoient plus d’aucun usage. Si l’on considère que dans les phoques où le bassin existe encore, ce bassin est appauvri, resserré et sans saillie sur les hanches ; on sentira que le médiocre emploi des pieds postérieurs de ces animaux en doit être la cause, et que si cet emploi cessoit entièrement, les pieds de derrière et le bassin même pourroient à la fin disparoître.
Les considérations que je viens de présenter ne paroîtront, sans doute, que de simples conjectures, parce qu’il n’est pas possible de les établir sur des preuves directes et positives. Mais si l’on donne quelqu’attention aux observations que j’ai exposées dans cet ouvrage, et si ensuite l’on examine bien les animaux que j’ai cités, ainsi que le produit de leurs habitudes et des milieux qu’ils habitent, on trouvera que ces conjectures acquièrent, par cet examen, une probabilité des plus éminentes.
Le tableau suivant pourra faciliter l’intelligence de ce que je viens d’exposer. On y verra que dans mon opinion, l’échelle animale commence au moins par deux branches particulières, et que, dans le cours de son étendue quelques rameaux paroissent la terminer en certains endroits.
Cette série d’animaux commençant par deux branches où se trouvent les plus imparfaits, les premiers de chacune de ces branches ne reçoivent l’existence que par génération directe ou spontanée.
Une raison puissante nous empêche de reconnoître les changemens successivement opérés, qui ont diversifié les animaux connus, et les ont amenés à l’état où nous les observons ; c’est que nous ne sommes jamais témoins de ces changemens. Ainsi, nous observons les opérations faites ; mais ne les voyant jamais s’exécuter, nous sommes naturellement portés à croire que les choses ont toujours été telles que nous les voyons, et non qu’elles se sont effectuées progressivement.
Parmi les changemens que la nature exécute sans cesse dans toutes ses parties, sans exception, son ensemble et ses lois restant toujours les mêmes, ceux dont ces changemens qui, pour s’opérer, n’exigent pas beaucoup plus de temps que la durée de la vie humaine, sont facilement reconnus de l’homme qui les observe ; mais il ne sauroit s’apercevoir de ceux qui ne s’exécutent qu’à la suite d’un temps considérable.
Que l’on me permette la supposition suivante pour me faire entendre.
Si la durée de la vie humaine ne s’étendoit qu’à la durée d’une seconde, et s’il existoit une de nos pendules actuelles, montée et en mouvement, chaque individu de notre espèce qui considéreroit l’aiguille des heures de cette pendule, ne la verroit jamais changer de place dans le cours de sa vie, quoique cette aiguille ne soit réellement pas stationnaire. Les observations de trente générations n’apprendroient rien de bien évident sur le déplacement de cette aiguille, car son mouvement n’étant que celui qui s’opère pendant une demi-minute, seroit trop peu de chose pour être bien saisi ; et si des observations beaucoup plus anciennes apprenoient que cette même aiguille a réellement changé de place, ceux qui en verroient l’énoncé n’y croiroient pas et supposeroient quelqu’erreur, chacun ayant toujours vu l’aiguille sur le même point du cadran.
Je laisse à mes lecteurs toutes les applications à faire relativement à cette considération.
La Nature, cet ensemble immense d’êtres et de corps divers, dans toutes les parties duquel subsiste un cercle éternel de mouvemens et de changemens que des lois régissent ; ensemble seul immutable, tant qu’il plaira à son SUBLIME AUTEUR de le faire exister, doit être considérée comme un tout constitué par ses parties, dans un but que son Auteur seul connoit, et non pour aucune d’elles exclusivement.
Chaque partie devant nécessairement changer et cesser d’être pour en constituer une autre, a un intérêt contraire à celui du tout ; et si elle raisonne, elle trouve ce tout mal fait. Dans la réalité, cependant, ce tout est parfait, et remplit complétement le but pour lequel il est destiné.