Philosophie zoologique (1809)/Troisième Partie/Huitième Chapitre

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Troisième Partie, Huitième Chapitre
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CHAPITRE VIII.
Des principaux actes de l’Entendement, ou de ceux du premier ordre dont tous les autres dérivent.


LES sujets que je me propose de traiter dans ce chapitre, sont trop vastes pour qu’il me soit possible, dans les bornes que je me suis imposées, d’entreprendre d’épuiser toutes les considérations et tous les genres d’intérêt qu’ils présentent. Je me renfermerai donc, à leur égard, dans le projet de montrer comment chacun des actes de l’entendement, ainsi que chacun des phénomènes qui en résultent, prennent leur source dans les causes physiques dont j’ai fait l’exposition dans le chapitre précédent.

L’organe spécial qui donne lieu aux phénomènes admirables de l’intelligence, n’est point borné à exécuter une seule fonction ; il en opère évidemment quatre essentielles ; et selon qu’il a reçu de plus grands développemens, chacune de ces fonctions principales, ou acquiert plus d’étendue et d’énergie, ou se subdivise en beaucoup d’autres ; en sorte que, dans les individus en qui cet organe est très-développé, les facultés intellectuelles sont nombreuses, et plusieurs d’entr’elles obtiennent une étendue presqu’infinie.

Aussi l’homme, qui seul peut offrir des exemples de ce dernier cas est-il de même le seul qui, par l’éminence de ses facultés intellectuelles, puisse se livrer à l’étude de la nature, en reconnoître et en admirer l’ordre constant, parvenir même à découvrir quelques-unes de ses lois, et enfin, remonter, par sa pensée, jusqu’au suprême auteur de toutes choses.

Les principales fonctions qui s’exécutent dans l’organe de l’intelligence, étant au nombre de quatre, donnent lieu conséquemment à quatre sortes d’actes très-différens ; savoir :

1°. L’acte qui constitue l'attention ;

2°. Celui qui donne lieu à la pensée, de laquelle naissent les idées complexes de tous les ordres ;

3°. Celui qui rappelle les idées acquises et qu’on nomme souvenir ou mémoire ;

4°. Enfin, celui qui constitue les jugemens.

Nous allons donc rechercher ce que sont réellement les actes de l’entendement qui constituent l'attention, la pensée, la mémoire et les jugemens. Nous verrons que ces quatre sortes d’actes sont évidemment les principales, c’est-à-dire, le type ou la source de tous les autres actes intellectuels ; et qu’il n’est point convenable de placer dans ce premier rang la volonté, qui n’est qu’une suite de certains jugemens ; le désir, qui n’est qu’un besoin moral ressenti ; et les sensations, qui n’appartiennent en rien à l’intelligence.

Je dis que le désir n’est qu’un besoin, ou que la suite d’un besoin ressenti, et je me fonde sur ce que les besoins doivent être partagés en besoins physiques et besoins moraux.

Les besoins physiques sont ceux qui naissent à la suite de quelque sensation ; tels que ceux de se soustraire à la douleur, au malaise, de satisfaire à la faim, à la soif, etc.

Les besoins moraux sont ceux qui naissent des pensées et auxquels les sensations n’ont point de part ; tels que ceux de chercher le plaisir, le bien-être, de fuir un danger, de satisfaire son intérêt, son amour propre, quelque passion, quelque penchant, etc., etc. : le désir est de cet ordre.

Les uns et les autres de ces besoins émeuvent le sentiment intérieur de l’individu, à mesure qu’il les ressent, et ce sentiment met aussitôt en mouvement le fluide nerveux qui peut produire les actions, soit physiques, soit morales, propres à y satisfaire.

Examinons maintenant chacune des facultés du premier ordre, dont l’ensemble constitue l’entendement ou l’intelligence.

DE L’ATTENTION.
(Première des principales facultés de l’intelligence).

Voici l’une des plus importantes considérations dont on puisse s’occuper pour parvenir à concevoir comment les idées et tous les actes de l’intelligence peuvent se former, et comment ils résultent de causes purement physiques ; il s’agit de l'attention.

Voyons donc ce que c’est que l'attention ; voyons si les faits connus confirment la définition que je vais en donner.

L'attention est un acte particulier du sentiment intérieur, qui s’opère dans l’organe de l’intelligence, qui met cet organe dans le cas d’exécuter chacune de ses fonctions, et sans lequel aucune d’elles ne pourroit avoir lieu. Ainsi l’attention n’est point en elle-même une opération de l’intelligence ; mais elle en est une du sentiment intérieur, qui vient préparer l’organe de la pensée, ou telle partie de cet organe, à exécuter ses actes.

On peut dire que c’est un effort du sentiment intérieur d’un individu, qui est provoqué, tantôt par un besoin qui naît à la suite d’une sensation éprouvée, et tantôt par un désir qu’une idée ou une pensée, rappelée par la mémoire, fait naître. Cet effort, qui transporte et dirige la portion disponible du fluide nerveux sur l’organe de l’intelligence, tend ou prépare telle partie de cet organe, et la met dans le cas, soit de rendre sensibles telles idées qui s’y trouvoient déjà tracées, soit de recevoir l’impression d’idées nouvelles que l’individu a occasion de se former.

Il est évident pour moi que l'attention n’est point une sensation, comme l’a dit M. le sénateur GARAT[1] ; que ce n’est point non plus une idée, ni une opération quelconque sur des idées ; conséquemment, que ce n’est point encore un acte de volonté, puisque celui-ci est toujours la suite d’un jugement ; mais que c’est un acte du sentiment intérieur de l’individu, qui prépare telle partie de l’organe de l’entendement à quelqu’opération de l’intelligence, et qui rend alors cette partie propre à recevoir des impressions d’idées nouvelles, ou à rendre sensibles et présentes à l’individu, des idées qui s’y trouvoient déjà tracées.

Je puis, en effet, prouver que lorsque l’organe de l’entendement n’est pas préparé par cet effort du sentiment intérieur qu’on nomme attention, aucune sensation n’y peut parvenir, ou si quelqu’une y parvient, elle n’y imprime aucun trait, ne fait qu’effleurer l’organe, ne produit point d’idée, et ne rend point sensible aucune de celles qui s’y trouvent tracées.

J’étois fondé en raisons, lorsque j’ai dit que si toute idée provenoit, au moins originairement, d’une sensation, toute sensation ne donnoit pas nécessairement une idée. La citation de quelques faits très-connus, suffira pour établir le fondement de ce que je viens d’exposer.

Lorsque vous réfléchissez, ou lorsque votre pensée est occupée de quelque chose, quoique vous ayez les yeux ouverts, et que les objets extérieurs qui sont devant vous, frappent continuellement votre vue par la lumière qu’ils y envoient, vous ne voyez aucun de ces objets, ou plutôt vous ne les distinguez point ; parce que l’effort, qui constitue votre attention, dirige alors la portion disponible de votre fluide nerveux, sur les traits des idées qui vous occupent ; et que la partie de votre organe d’intelligence, qui est propre à recevoir l’impression des sensations que ces objets extérieurs vous font éprouver, n’est point alors préparée à recevoir ces sensations. Aussi les objets extérieurs qui frappent de toutes parts vos sens, ne produisent en vous aucune idée.

En effet, votre attention dirigée alors sur les autres points de votre organe, où se trouvent tracées les idées qui vous occupent, et où, peut-être, vous en tracez encore de nouvelles et de complexes par vos réflexions, met ces autres points dans l’état de tension, ou de préparation, nécessaire pour que vos pensées puissent s’y opérer.

Ainsi, dans cette circonstance, quoique vous ayez l’œil ouvert, et qu’il reçoive l’impression des objets extérieurs qui l’affectent, vous ne vous en formez aucune idée, parce que les sensations qui en proviennent ne peuvent parvenir jusqu’à votre organe d’intelligence qui n’est pas préparé à les recevoir. De même vous n’entendez point, ou plutôt vous ne distinguez point alors les bruits qui frappent votre oreille.

Enfin, si l’on vous parle, quoique distinctement et à haute voix, dans un moment où votre pensée est fortement occupée de quelque objet particulier, vous entendez tout, et cependant vous ne saisissez rien, et vous ignorez entièrement ce que l’on vous a dit ; parce que votre organe n’étoit pas préparé par l'attention à recevoir les idées que l’on vous communiquoit.

Combien de fois ne vous êtes-vous pas surpris à lire une page entière d’un ouvrage, pensant à quelque objet étranger à ce que vous lisiez, et n’ayant rien aperçu de ce que vous aviez lu complétement ?

Dans une pareille circonstance, on donne à cet état de préoccupation de l’intelligence, le nom de distraction.

Mais si votre sentiment intérieur, ému par un besoin ou un intérêt quelconque, vient tout à coup à diriger votre fluide nerveux, sur le point de votre organe d’intelligence où se rapporte la sensation de tel objet que vous avez sous les yeux, ou de tel bruit qui frappe votre oreille, ou de tel corps que vous touchez ; alors votre attention préparant ce point de votre organe à recevoir la sensation de l’objet qui vous affecte, vous acquérez aussitôt une idée quelconque de cet objet, et vous en acquérez même toutes les idées que sa forme, ses dimensions, et ses autres qualités peuvent imprimer en vous, au moyen de différentes sensations, si vous y donnez une attention suffisante.

Il n’y a donc que les sensations remarquées, c’est-à-dire, que celles sur lesquelles l'attention s’est arrêtée, qui fassent naître des idées : ainsi, toute idée, quelle qu’elle soit, est le produit réel d’une sensation remarquée, en un mot, d’un acte qui prépare l’organe de l’intelligence à recevoir les traits caractéristiques de cette idée ; et toute sensation qui n’est point remarquée, c’est-à-dire, qui ne rencontre point l’organe de l’intelligence préparé par l'attention à en recevoir l’impression, ne sauroit former aucune idée.

Les animaux à mamelles ont les mêmes sens que l’homme, et reçoivent, comme lui, des sensations de tout ce qui les affecte. Mais, comme ils ne s’arrêtent point à la plupart de ces sensations, qu’ils ne fixent point leur attention sur elles, et qu’ils ne remarquent que celles qui sont immédiatement relatives à leurs besoins habituels, ces animaux n’ont qu’un petit nombre d'idées qui sont toujours à peu près les mêmes ; en sorte que leurs actions ne varient point ou presque point.

Aussi, à l’exception des objets qui peuvent satisfaire à leurs besoins, et qui font naître en eux des idées, parce qu’ils les remarquent, tout le reste est comme nul pour ces animaux.

La nature n’offre aux yeux, soit du chien ou du chat, soit du cheval ou de l’ours, etc., aucune merveille, aucun objet de curiosité, en un mot, aucune chose qui les intéresse, si ce n’est ce qui sert directement à leurs besoins, ou à leur bien-être ; ces animaux voient tout le reste sans le remarquer, c’est-à-dire, sans y fixer leur attention ; et conséquemment n’en peuvent acquérir aucune idée. Cela ne peut être autrement, tant que les circonstances ne forcent point l’animal à varier les actes de son intelligence, à avancer le développement de l’organe qui les produit, et à acquérir, par nécessité, des idées étrangères à celles que ses besoins ordinaires produisent en lui. A cet égard, on connoît assez les résultats de l’éducation forcée que l’on donne à certains animaux.

Je suis donc fondé à dire que les animaux dont il s’agit, ne distinguent presque rien de tout ce qu’ils aperçoivent, et que tout ce qu’ils ne remarquent point est comme nul ou sans existence pour eux, quoique la plupart des objets qui les environnent agissent sur leurs sens.

Quel trait de lumière cette considération des facultés et de l’emploi de l'attention, ne jette-t-elle pas sur la cause qui fait que les animaux, qui possèdent les mêmes sens que l’homme, n’ont cependant qu’un si petit nombre d’idées, pensent si peu, et sont toujours assujettis aux mêmes habitudes !

Le dirai-je ! Que d’hommes aussi, pour qui presque tout ce que la nature présente à leurs sens, se trouve à peu près nul ou sans existence pour eux ; parce qu’ils sont à l’égard de ces objets sans attention comme les animaux ! Or, par suite de cette manière d’employer leurs facultés et de borner leur attention à un petit nombre d’objets qui les intéressent, ces hommes n’exercent que très-peu leur intelligence, ne varient presque point les sujets de leurs pensées, n’ont, de même que les animaux dont nous venons de parler, qu’un très-petit nombre d’idées, et sont fortement assujettis au pouvoir de l’habitude.

Effectivement, les besoins de l’homme qu’une éducation quelconque n’a point forcé de bonne heure à exercer son intelligence, embrassent seulement ce qui lui paroît nécessaire à sa conservation et à son bien-être physique ; mais ils sont extrêmement bornés relativement à son bien-être moral. Les idées qui se forment en lui, se réduisent à très-peu près à des idées d’intérêt, de propriété, et de quelques jouissances physiques ; elles absorbent l'attention qu’il donne au petit nombre d’objets qui les ont fait naître, et qui les entretiennent. On doit donc sentir que tout ce qui est étranger aux besoins physiques de cet homme, à ses idées d’intérêt, et à celles de quelques jouissances physiques et morales très-bornées, se trouve comme nul ou sans existence pour lui ; parce qu’il ne le remarque jamais, et qu’il ne sauroit le remarquer, puisque n’ayant point l’habitude de varier ses pensées, rien d’étranger aux objets que je viens d’indiquer ne sauroit l’émouvoir.

Enfin, l’éducation, qui développe l’intelligence de l’homme d’une manière si admirable, ne le fait, ou n’y parvient, que parce qu’elle habitue celui qui la reçoit à exercer sa faculté de penser ; à fixer son attention sur les objets si variés et si nombreux qui peuvent affecter ses sens, sur tout ce qui peut augmenter son bien-être physique et moral, et par conséquent sur ses véritables intérêts dans ses relations avec les autres hommes.

En fixant son attention sur les différens objets qui peuvent affecter ses sens, il parvient à distinguer ces objets les uns des autres, et à déterminer leurs différences, leurs rapports, et les qualités particulières de chacun d’eux : de là, la source des sciences physiques et naturelles.

De même en fixant son attention sur ses intérêts, dans ses relations avec les autres hommes, et sur ce qu’il peut apercevoir d’instructif pour eux, il se forme des idées morales, soit de toutes les convenances à l’égard des situations dans lesquelles il peut se rencontrer dans le cours de sa vie sociale, soit de ce qui peut avancer les connoissances utiles : de là, la source des sciences politiques et morales.

Ainsi, l’habitude d’exercer son intelligence et de varier ses pensées que l’homme reçoit de l’éducation, étend singulièrement en lui la faculté de donner de l'attention à quantité d’objets différens ; de former des comparaisons particulières et générales ; d’exécuter des jugemens dans un haut degré de rectitude ; et de multiplier ses idées de tout genre, et surtout ses idées complexes. Enfin, cette habitude d’exercer son intelligence, si les diverses circonstances de sa vie la favorisent, le met dans le cas d’étendre ses connoissances, d’agrandir et de diriger son génie ; en un mot, de voir en grand, d’embrasser une multitude presqu’infinie d’objets par sa pensée, et d’obtenir de son intelligence les jouissances les plus solides et les plus satisfaisantes.

Je terminerai ce sujet, en remarquant que, quoique l’attention doive ses actes au sentiment intérieur de l’individu qui, ému par un besoin, le plus souvent moral, a seul le pouvoir d’y donner lieu ; elle est néanmoins une des facultés essentielles de l’intelligence, puisqu’elle ne s’opère que dans l’organe qui produit ces facultés ; et qu’on est d’après cela autorisé à penser que tout être, privé de cet organe, ne sauroit exécuter aucun de ses actes, c’est-à-dire, ne sauroit donner de l'attention à aucun objet.

Cet article sur l'attention méritoit d’être un peu étendu, car le sujet m’a paru très-important à éclaircir ; et je suis fortement persuadé que, sans la connoissance de la condition nécessaire pour qu’une sensation puisse produire une idée, jamais on n’auroit pu saisir ce qui est relatif à la formation des idées, des pensées, des jugemens, etc. ; non plus que la cause qui contraint la plupart des animaux qui ont les mêmes sens que l’homme, à ne se former que très-peu d’idées, à ne les varier que si difficilement, et à rester soumis aux influences des habitudes.

On a donc lieu de se convaincre, d’après ce que j’ai exposé, qu’aucune des opérations de l’organe de l’entendement ne peut se former, si cet organe n’y est préparé par l'attention ; et que nos idées, nos pensées, nos jugemens, nos raisonnemens ne s’exécutent qu’autant que l’organe dans lequel ces actes s’effectuent, se trouve continuellement maintenu dans l’état où il doit être pour que ces actes puissent se produire.

Comme l'attention est une action, dont le fluide nerveux est l’instrument principal, tant qu’elle subsiste, elle consomme une quantité quelconque de ce fluide. Or, par sa trop grande durée, cette action fatigue et épuise tellement l’individu, que les autres fonctions de ses organes en souffrent proportionnellement. Aussi les hommes qui pensent beaucoup, qui méditent continuellement, et qui se sont fait une habitude d’exercer, presque sans discontinuité, leur attention sur les objets qui les intéressent, ont-ils leurs facultés digestives et leurs forces musculaires très-affoiblies.

Passons maintenant à l’examen de la pensée, la seconde des principales facultés de l’intelligence, mais celle qui constitue la première et la plus générale de ses opérations.


DE LA PENSÉE.
Deuxième des Facultés principales de l’Intelligence.

La pensée est le plus général des actes de l’intelligence ; car, après l’attention qui donne à la pensée elle-même, et aux autres actes de l’entendement, le pouvoir de s’opérer, celui dont il est ici question, embrasse véritablement tous les autres, et néanmoins mérite une distinction particulière.

On doit considérer la pensée comme une action qui s’exécute, dans l’organe de l’intelligence, par des mouvemens du fluide nerveux, et qui s’opère sur des idées déjà acquises ; soit en les rendant simplement sensibles à l’individu sans aucun changement, comme dans les actes de mémoire ; soit en comparant entre elles diverses de ces idées pour en obtenir des jugemens, ou trouver leurs rapports, qui sont aussi des jugemens, comme dans les raisonnemens ; soit en les divisant méthodiquement et les décomposant, comme dans les analises ; soit, enfin, en créant, d’après ces idées qui servent de modèles ou de contrastes, d’autres idées, et d’après celles-ci, d’autres encore, comme dans les opérations de l'imagination.

Toute pensée seroit-elle ou un acte de mémoire, ou un jugement ? Je l’avois d’abord supposé ; et dans ce cas, la pensée ne seroit pas une faculté particulière de l’intelligence, distincte des souvenirs et des jugemens. Je crois cependant qu’il faut ranger cet acte de l’entendement au nombre de ses facultés particulières et principales ; car la pensée qui constitue la réflexion, c’est-à-dire, celle qui consiste dans la considération ou l’examen d’un objet, est plus qu’un acte de mémoire, et n’est pas encore un jugement. Effectivement, les comparaisons et les recherches de rapports entre des idées, ne sont pas simplement des souvenirs, et ne sont pas non plus des jugemens ; mais presque toujours ces pensées se terminent par un jugement ou par plusieurs.

Quoique tous les actes de l’entendement soient des pensées, on peut donc regarder la pensée elle-même comme le résultat d’une faculté particulière de l’intelligence, puisque certains de ces actes ne sont point simplement de la mémoire, ni positivement des jugemens.

S’il est vrai que toutes les opérations de l’intelligence soient des pensées ; il l’est aussi que les idées sont les matériaux qui servent à l’exécution de ces opérations, et que le fluide nerveux est l’agent unique qui y donne lieu immédiatement ; ce que j’ai déjà expliqué dans le chapitre précédent.

La pensée étant une opération de l’entendement qui s’exécute sur des idées déjà acquises, peut seule donner lieu à des jugemens, des raisonnemens, enfin, aux actes de l’imagination. Dans tout ceci, les idées sont toujours les matériaux de l’opération, et le sentiment intérieur est aussi toujours la cause qui excite et dirige son exécution, en mettant le fluide nerveux en mouvement dans l'hypocéphale.

Cet acte de l’entendement se produit quelquefois à la suite de quelque sensation qui a donné lieu à une idée, et celle-ci à un désir ; mais le plus souvent il s’exécute sans qu’aucune sensation l’ait immédiatement précédé ; car le souvenir d’une idée qui donne naissance à un besoin moral, suffit pour émouvoir le sentiment intérieur, et le mettre dans le cas d’exciter l’exécution de cet acte.

Ainsi, tantôt l’organe de l’intelligence exécute quelqu’une de ses fonctions à la suite d’une cause externe qui amène quelqu’idée, laquelle émeut le sentiment intérieur de l’individu ; et tantôt cet organe entre de lui-même en activité, comme lorsque quelqu’idée rappelée par la mémoire, fait naître un désir, c’est-à-dire, un besoin moral, et par suite une émotion du sentiment intérieur qui le porte à produire quelqu’acte d’intelligence ou successivement plusieurs de ces actes.

De même que toute autre action du corps, aucune pensée ne s’exécute que par l’excitation du sentiment intérieur ; en sorte que, sauf les mouvemens organiques essentiels à la conservation de la vie, les actes de l’intelligence et ceux du système musculaire dépendant, sont toujours excités par le sentiment intérieur de l’individu, et doivent être réellement regardés comme étant le produit de ce sentiment.

Il résulte de ces considérations, que la pensée étant une action, ne sauroit s’exécuter que lorsque le sentiment intérieur excite le fluide nerveux de l’hypocéphale à la produire, et que, d’après l’état nécessairement passif de la pulpe cérébrale, le fluide dont il s’agit, étant mis en mouvement dans ses parties, doit être le seul corps actif dans l’exécution de cette action.

En effet, un être doué d’un organe pour l’intelligence, ayant la faculté, par une émotion de son sentiment intérieur, de mettre en mouvement son fluide nerveux, et de diriger ce fluide sur les traits imprimés de telle idée déjà acquise, se rend aussitôt sensible cette idée particulière lorsqu’il excite cette action. Or, cet acte est une pensée quoique très-simple, et à la fois un acte de mémoire. Mais si, au lieu de se rendre sensible une seule idée, l’individu fait la même chose à l’égard de plusieurs, et exécute des opérations sur ces idées ; alors il forme des pensées moins simples, plus prolongées, et il peut opérer ainsi différens actes d’intelligence, enfin, une longue suite de ces actes.

La pensée est donc une action qui peut se compliquer d’un grand nombre d’autres semblables exécutées successivement, quelquefois presque simultanément, et embrasser un nombre considérable d’idées de tous les ordres.

Non-seulement la pensée embrasse, dans ses opérations, des idées existantes, c’est-à-dire, déjà tracées dans l’organe, mais, en outre, elle en peut produire qui n’y existoient pas. Les résultats des comparaisons, les rapports trouvés entre différentes idées, enfin, les produits de l’imagination sont autant d’idées nouvelles pour l’individu, que sa pensée peut faire naître, imprimer dans son organe, et rapporter de suite à son sentiment intérieur.

Les jugemens, par exemple, qu’on nomme aussi des conséquences, parce qu’ils sont les suites de comparaisons exécutées, ou de calculs terminés, sont à la fois des pensées et des actes subséquens de pensées.

La même chose a lieu à l’égard des raisonnemens ; car on sait que plusieurs jugemens qui se déduisent successivement entre des idées comparées, constituent ce qu’on nomme un raisonnement ; or, les raisonnemens n’étant que des séries de conséquences, sont encore des pensées et des actes subséquens de pensées.

Il résulte de tout ceci, que tout être qui ne possède aucune idée, ne sauroit exécuter aucune pensée, aucun jugement, et bien moins encore un raisonnement quelconque.

Méditer, c’est exécuter une suite de pensées ; c’est approfondir par des pensées suivies, soit les rapports entre plusieurs objets considérés, soit les idées différentes qu’on peut obtenir d’un seul objet.

Effectivement, un seul objet peut offrir à un être intelligent une suite d’idées différentes, savoir : celles de sa masse, de sa grandeur, de sa forme, de sa couleur, de sa consistance, etc.

Si l’individu se rend sensibles différentes de ces idées, l’objet n’étant pas présent, on dit qu’il pense à cet objet ; et en effet, il exécute réellement à son égard une ou plusieurs pensées de suite ; mais si l’objet est présent, on dit alors qu’il l’observe, et qu’il l’examine, pour s’en former toutes les idées que sa méthode d’observation et sa capacité d’attention peuvent lui permettre d’en obtenir.

De même que la pensée s’exerce sur des idées directes, c’est-à-dire, obtenues par des sensations remarquées ; de même aussi, elle s’exerce sur les idées complexes que l’individu possède et peut se rendre sensibles.

Ainsi, l’objet d’une pensée, ou d’une suite de pensées, peut être matériel ou embrasser différens objets matériels ; mais il peut être aussi constitué par une idée complexe ou se composer de plusieurs idées de cette nature. Or, à l’aide de la pensée, l’individu peut obtenir des unes et des autres de ces idées, plusieurs autres encore, et cela à l’infini. De là, l'imagination qui prend sa source dans l’habitude de penser, et de se former des idées complexes, et qui parvient à créer, par similitude ou analogie, des idées particulières, dont celles qui proviennent des sensations ne sont que des modèles.

Je m’arrête ici, ne me proposant nullement l'analise des idées, que des hommes plus habiles et plus profonds penseurs ont déjà faite ; et j’ai atteint mon but, si j’ai montré le vrai mécanisme par lequel les idées et les pensées se forment dans l’organe de l’intelligence, aux excitations du sentiment intérieur de l’individu.

J’ajouterai seulement, que l'attention est toujours compagne de la pensée ; en sorte que, lorsque la première n’a plus lieu, la seconde cesse aussitôt d’exister.

J’ajouterai encore que, comme la pensée est une action, elle consomme du fluide nerveux ; et que, par conséquent, lorsqu’elle est trop long-temps soutenue, elle fatigue, épuise, et nuit à toutes les autres fonctions organiques, surtout à la digestion.

Enfin, je terminerai par cette remarque que je crois fondée ; savoir : que la portion disponible de notre fluide nerveux augmente ou diminue selon certaines circonstances ; en sorte que, tantôt elle est abondante et plus que suffisante pour la production d’une longue suite d’attention et de pensées, tandis que tantôt elle ne sauroit suffire et ne pourroit fournir à l’exécution d’une suite d’actes d’intelligence, qu’au détriment des fonctions des autres organes du corps.

De là, ces alternatives dans l’activité et la langueur de la pensée qu’a citées Cabanis ; de là, cette facilité dans certains temps, et cette difficulté dans d’autres, qu’on éprouve pour maintenir son attention et exécuter une suite de pensées.

Lorsqu’on est affoibli par les suites d’une maladie ou par l’âge, les fonctions de l’estomac s’exécutent avec peine ; elles exigent, pour s’opérer, l’emploi d’une grande portion du fluide nerveux disponible. Or, si, pendant ce travail de l’estomac, vous détournez le fluide nerveux qui va aider la digestion, en le faisant refluer vers l’hypocéphale, c’est-à-dire, en vous livrant à une forte application, et à une suite de pensées qui exigent une attention profonde et soutenue ; vous nuisez alors à la digestion, et vous exposez votre santé.

Le soir, comme on est en quelque sorte épuisé par les diverses fatigues de la journée, surtout lorsqu’on n’est plus dans la vigueur de la jeunesse, la portion disponible du fluide nerveux est, en général, moins abondante, et est moins en état de fournir aux travaux suivis de la pensée : le matin, au contraire, après les réparations qu’un bon sommeil a procurées, la portion disponible du fluide nerveux est fort abondante ; elle peut fournir avantageusement et assez long-temps aux consommations qu’en font les opérations de l’intelligence, ou à celles que font les exercices du corps. Enfin, plus vous consommez votre fluide nerveux disponible aux opérations de l’intelligence, moins alors vous avez de faculté pour les travaux ou les exercices du corps, et vice versâ.

Il y a donc, par suite de ces causes et de beaucoup d’autres, des alternatives remarquables dans notre faculté, plus ou moins grande, d’exécuter une suite de pensées, de méditer, de raisonner, et surtout d’exercer notre imagination. Parmi ces causes, les variations de notre état physique, et les influences que cet état reçoit des changemens qui s’opèrent dans celui de l’atmosphère, ne sont pas les moins puissantes. Comme les actes de l’imagination sont encore des pensées, c’est ici le lieu d’en dire un mot.


L’IMAGINATION.

L’imagination est cette faculté créatrice d’idées nouvelles, que l’organe de l’intelligence, à l’aide des pensées qu’il exécute, parvient à acquérir, lorsqu’il contient beaucoup d’idées, et qu’il est habituellement exercé à en former de complexes.

Les opérations de l’intelligence qui donnent lieu aux actes de l’imagination, sont excitées par le sentiment intérieur de l’individu, exécutées par les mouvemens de son fluide nerveux comme les autres actes de la pensée, et dirigées par des jugemens.

Les actes de l'imagination consistent à opérer, par des comparaisons et des jugemens sur des idées acquises, des idées nouvelles, en prenant les premières, soit pour modèles, soit pour contrastes ; en sorte qu’avec ces matériaux et par ces opérations, l’individu peut se former une multitude d’idées nouvelles qui s’impriment dans son organe, et avec celles-ci beaucoup d’autres encore, ne mettant d’autres termes à cette création infinie que ceux que son degré de raison peut lui suggérer.

Je viens de dire que les idées acquises, qui sont les matériaux des actes de l’imagination, sont employées dans ces actes, soit comme modèles, soit comme contrastes.

Effectivement, que l’on considère toutes les idées produites par l’imagination de l’homme ; on verra que les unes, et c’est le plus grand nombre, retrouvent leurs modèles dans les idées simples qu’il a pu se faire à la suite des sensations qu’il a éprouvées, ou dans les idées complexes qu’il s’est faites avec ces idées simples ; et que les autres prennent leur source dans le contraste ou l’opposition des idées simples et des idées complexes qu’il avoit acquises.

L’homme ne pouvant se former aucune idée solide que des objets, ou que d’après des objets qui sont dans la nature ; son intelligence eût été bornée à l’effectuation de ce seul genre d’idées, si elle n’eut eu la faculté de prendre ces mêmes idées ou pour modèle, ou pour contraste, afin de s’en former d’un autre genre.

C’est ainsi que l’homme a pris le contraste ou l’opposé de ses idées simples, acquises par la voie des sensations, ou de ses idées complexes, lorsque s’étant fait une idée du fini, il a imaginé l’infini ; lorsqu’ayant conçu l’idée d’une durée limitée, il a imaginé l’éternité, ou une durée sans limites ; lorsque s’étant formé l’idée d’un corps ou de la matière, il a imaginé l'esprit ou un être immatériel, etc., etc.

Il n’est pas nécessaire de montrer que tout produit de l’imagination qui n’offre pas le contraste d’une idée, soit simple, soit complexe, acquise, au moins originairement, par la voie des sensations, retrouve nécessairement son modèle dans cette idée. Que de citations je pourrois faire à l’égard des produits de l’imagination de l’homme, si je voulois montrer que partout où il a voulu créer des idées quelconques, ses matériaux ont toujours été les modèles des idées déjà acquises, ou les contrastes de ces idées !

Une vérité bien constatée par l’observation et l’expérience, c’est qu’il en est de l’organe d’intelligence comme de tous les autres organes du corps ; plus il est exercé, plus il se développe, et plus ses facultés s’étendent.

Ceux des animaux qui sont doués d’un organe pour l’intelligence, manquent néanmoins d'imagination ; parce qu’ils ont peu de besoins, qu’ils varient peu leurs actions, qu’ils n’acquièrent en conséquence que peu d’idées, et surtout parce qu’ils ne forment que rarement des idées complexes, et qu’ils n’en forment jamais que du premier ordre.

Mais l’homme, qui vit en société, a tant multiplié ses besoins, qu’il a nécessairement multiplié ses idées dans des proportions qui y sont relatives ; en sorte qu’il est de tous les êtres pensans, celui qui peut le plus aisément exercer son intelligence, celui qui peut le plus varier ses pensées, enfin, celui qui peut se former le plus d’idées complexes : aussi a-t-on lieu de croire qu’il est le seul être qui puisse avoir de l'imagination.

D’une part, si l'imagination ne peut exister que dans un organe qui contient déjà beaucoup d’idées, et ne prend sa source que dans l’habitude de former des idées complexes ; et de l’autre part, s’il est vrai que plus l’organe de l’intelligence est exercé, plus cet organe se développe, et plus ses facultés s’étendent et se multiplient ; on sentira que, quoique tous les hommes soient dans le cas de posséder cette belle faculté qu’on nomme imagination, il n’y en a néanmoins qu’un très-petit nombre qui puisse avoir cette faculté dans un degré un peu éminent.

Que d’hommes, même à part de ceux qui n’ont pu recevoir aucune éducation, sont forcés par les circonstances de leur condition et de leur état, de s’occuper tous les jours, pendant la principale portion de leur vie, des mêmes sortes d’idées, d’exécuter les mêmes travaux, et qui, par suite de ces circonstances, ne sont presque point dans le cas de varier leurs pensées ! Leurs idées habituelles roulent dans un petit cercle qui est à peu près toujours le même ; et ils ne font que peu d’efforts pour l’étendre, parce qu’ils n’y ont qu’un intérêt éloigné.

L'imagination est une des plus belles facultés de l’homme : elle ennoblit toutes ses pensées, les élève, l’empêche de se traîner dans la considération de petites choses, de menus détails ; et lorsqu’elle atteint un degré très-éminent, elle en fait un être supérieur à la grande généralité des autres.

Or, le génie, dans un individu, n’est autre chose qu’une grande imagination, dirigée par un goût exquis, et par un jugement très-rectifié, nourrie et éclairée par une vaste étendue de connoissances, enfin, limitée, dans ses actes, par un haut degré de raison.

Que seroit la littérature sans l’imagination ! En vain le littérateur possède-t-il parfaitement la langue dont il se sert, et offre-t-il dans ses écrits, ou ses discours, une diction épurée, un style irréprochable ; s’il n’a point d'imagination, il est froid, vide de pensées et d’images ; il n’émeut point, n’intéresse point, et tous ses efforts manquent leur but.

La poésie, cette belle branche de la littérature, et l’éloquence même, pourroient-elles se passer d’imagination ?

Pour moi, je pense que la littérature, ce beau résultat de l’intelligence humaine, est l’art noble et sublime de toucher, d’émouvoir nos passions, d’élever et d’agrandir nos pensées, enfin, de les transporter hors de leur sphère commune. Cet art a ses règles et ses préceptes ; mais l'imagination et le goût sont la seule source où il puise ses plus beaux produits.

Si la littérature émeut, anime, plaît, et fait le bonheur de tout homme en état d’en goûter le charme ; la science lui cède à cet égard, car elle instruit froidement et avec rigidité : mais elle l’emporte en ce que non-seulement elle sert essentiellement tous les arts, et qu’elle nous donne les meilleurs moyens de pourvoir à tous nos besoins physiques, mais, en outre, en ce qu’elle agrandit solidement toutes nos pensées, en nous montrant dans toute chose ce qui y est réellement, et non ce que nous aimerions mieux qui y fut.

L’objet de la première est un art aimable ; celui de la deuxième est la collection de toutes les connoissances positives que nous pouvons acquérir.

Les choses étant ainsi, autant l’imagination est utile, indispensable même en littérature, autant elle est à redouter dans les sciences ; car ses écarts, dans la première, ne sont qu’un manque de goût et de raison, tandis que ceux qu’elle fait dans les dernières, sont des erreurs ; en sorte que c’est presque toujours l'imagination qui les produit, lorsque l’instruction et la raison ne la guident pas et ne la limitent pas ; et si ces erreurs séduisent, elles font à la science un tort qui est souvent fort difficile à réparer.

Cependant, sans imagination, point de génie ; et sans génie, point de possibilité de faire de découvertes autres que celles des faits, mais toujours sans conséquences satisfaisantes. Or, toute science n’étant qu’un corps de principes et de conséquences, convenablement déduits des faits observés, le génie est absolument nécessaire pour poser ces principes et en tirer ces conséquences ; mais il faut qu’il soit dirigé par un jugement solide, et retenu dans les limites qu’un haut degré de lumières peut seul lui imposer.

Ainsi, quoiqu’il soit vrai que l'imagination est à redouter dans les sciences, elle ne peut l’être cependant que lorsqu’une raison éminente et bien éclairée ne la domine pas ; tandis que, dans le cas contraire, elle constitue alors une des causes essentielles aux progrès des sciences.

Or, le seul moyen de limiter notre imagination, afin que ses écarts ne nuisent point à l’avancement de nos connoissances, c’est de ne lui permettre de s’exercer que sur des objets pris dans la nature, ces objets étant les seuls qu’il nous soit possible de connoître positivement : ses différens actes seront alors d’autant plus solides, qu’ils résulteront de la considération du plus grand nombre de faits relatifs à l’objet considéré, et de la plus grande rectitude dans nos jugemens.

Je terminerai cet article en faisant remarquer que, s’il est vrai que nous prenions toutes nos idées dans la nature, et que nous n’en ayons aucune qui n’en provienne originairement, il l’est aussi qu’avec ces idées, nous pouvons, à l’aide de notre imagination et en les modifiant diversement, en créer qui soient entièrement hors de la nature ; mais ces dernières sont toujours ou des contrastes d’idées acquises, ou des images plus ou moins défigurées d’objets dont la nature seule nous a donné connoissance.

Effectivement, dans les idées les plus exagérées et les plus extraordinaires de l’homme, si l’on y fait attention, il est impossible de ne pas reconnoître la source où il a puisé.

DE LA MÉMOIRE.
Troisième des principales Facultés de l’Intelligence.

La mémoire est une faculté des organes qui concourent à l’intelligence ; le souvenir d’un objet ou d’une pensée quelconque est un acte de cette faculté ; et l’organe de l’entendement est le siége où s’exécute cet acte admirable, dont le fluide nerveux, par ses mouvemens dans cet organe, est le seul agent qui en consomme l’exécution : voilà ce que je me propose de prouver ; mais auparavant considérons l’importance de la faculté dont il s’agit.

On peut dire que la mémoire est la plus importante et la plus nécessaire des facultés intellectuelles ; car, que pourrions-nous faire sans la mémoire ; comment pourvoir à nos divers besoins, si nous ne pouvions nous rappeler les différens objets que nous sommes parvenus à connoître ou à préparer pour y satisfaire ?

Sans la mémoire, l’homme n’auroit aucun genre de connoissance ; toutes les sciences seroient absolument nulles pour lui ; il ne pourroit cultiver aucun art ; il ne sauroit même avoir aucune langue pour communiquer ses idées ; et comme pour penser, pour imaginer même ; il faut, d’une part, qu’il ait préalablement des idées ; et de l’autre part, qu’il exécute des comparaisons entre diverses de ces idées, il seroit donc totalement privé de la faculté de penser, et entièrement dépourvu d’imagination, s’il n’avoit point de mémoire. Aussi, en disant que les muses étoient filles de la mémoire, les anciens ont prouvé qu’ils avoient eu le sentiment de l’importance de cette faculté de l’intelligence.

Nous avons vu, dans le chapitre précédent, que les idées provenoient des sensations que nous avions éprouvées et remarquées ; et qu’avec celles que ces sensations remarquées ont imprimées dans notre organe, nous pouvions nous en former d’autres qui sont indirectes et complexes. Toute idée quelconque vient donc originairement d’une sensation ; et on ne peut en avoir aucune qui ait une autre origine, ce qui, depuis Locke, est bien reconnu.

Maintenant nous allons voir que la mémoire ne peut avoir d’existence qu’après celle des idées acquises, et conséquemment, qu’aucun individu ne sauroit en produire aucun acte, s’il n’a des idées imprimées dans l’organe qui en est le siége.

S’il en est ainsi, la nature n’a pu donner aux animaux les plus parfaits, et à l’homme même, que de la mémoire, et non la prescience, c’est-à-dire, la connoissance des événemens futurs[2].

L’homme seroit sans doute très-malheureux s’il savoit positivement ce qui doit lui arriver, s’il connoissoit l’époque précise de la fin de sa vie, etc., etc. ; mais la véritable raison qui fait qu’il n’a point cette connoissance, c’est que la nature n’a pu la lui donner ; cela lui étoit impossible. La mémoire n’étant que le souvenir de faits qui ont existé, et dont nous avons pu nous former des idées ; et l’avenir, au contraire, devant donner lieu à des faits qui n’ont pas encore d’existence, nous ne pouvons en avoir aucune idée, à l’exception de ceux qui tiennent à quelques portions reconnues de l’ordre que suit la nature dans ses actes.

Voyons présentement quel peut être le mécanisme de l’admirable faculté dont nous nous occupons ici, et tâchons de prouver que l’opération du fluide nerveux qui donne lieu à un acte de mémoire, consiste à prendre, en traversant les traits imprimés de telle idée acquise, un mouvement particulier relatif à cette idée, et à en rapporter le produit au sentiment intérieur de l’individu.

Comme les idées sont les matériaux de tous les actes de l’intelligence, la mémoire suppose déjà des idées acquises ; et il est évident qu’un individu qui n’auroit encore aucune idée, ne pourroit en exécuter aucun acte. La faculté qu’on nomme mémoire ne peut donc commencer à exister que dans un individu qui possède des idées.

La mémoire nous éclaire sur ce que peuvent être les idées, et même nous fait sentir ce qu’elles sont réellement.

Or, les idées que nous nous sommes formées par la voie des sensations, et celles ensuite que nous avons acquises par les actes de nos pensées, étant des images ou des traits caractéristiques, gravés, c’est-à-dire, plus ou moins profondément imprimés sur quelque partie de notre organe d’intelligence, la mémoire les rappelle chaque fois que notre fluide nerveux, ému par notre sentiment intérieur, rencontre, dans ses agitations, les images ou les traits dont il s’agit. Le fluide nerveux en rapporte alors le résultat à notre sentiment intérieur, et aussitôt ces idées nous redeviennent sensibles : c’est ainsi que s’exécutent les actes de mémoire.

On sent bien que le sentiment intérieur dirigeant le fluide nerveux, dans le mouvement qu’il lui imprime, peut le porter séparément sur une seule de ces idées déjà tracées, comme sur plusieurs d’entr’elles ; et qu’ainsi la mémoire peut rappeler au gré de l’individu, telle idée séparément, ou successivement plusieurs idées.

Il est évident, d’après ce que je viens de dire, que si nos idées, soit simples, soit complexes, n’étoient point tracées et plus ou moins profondément imprimées dans notre organe d’intelligence, nous ne pourrions nous les rappeler, et que conséquemment, la mémoire n’auroit aucune existence.

Un objet nous a frappés : c’est, je suppose, un bel édifice embrasé et consumé, sous nos yeux, par les flammes. Or, quelque temps après nous pouvons nous rappeler parfaitement cet objet sans le voir ; il suffit uniquement pour cela d’un acte de notre pensée.

Que se passe-t-il en nous dans cet acte, si ce n’est que notre sentiment intérieur mettant en mouvement notre fluide nerveux, le dirige dans notre organe d’intelligence, sur les traits que la sensation de l’incendie y a imprimés ; et que la modification de mouvement, que notre fluide nerveux acquiert en traversant ces traits particuliers, se rapporte aussitôt à notre sentiment intérieur, et nous rend, dès lors, parfaitement sensible l’idée que nous cherchons à nous rappeler, quoique cette idée soit alors plus foiblement exprimée que lorsque l’incendie s’effectuoit sous nos yeux.

Nous nous rappelons ainsi une personne, ou un objet quelconque, que nous avons déjà vu et remarqué ; et nous nous rappelons de même les idées complexes que nous avons acquises.

Il est si vrai que nos idées sont des images, ou des traits caractéristiques, imprimés sur quelque partie de notre organe d’intelligence ; et que ces idées ne nous sont rendues sensibles, que lorsque notre fluide nerveux mis en mouvement, rapporte à notre sentiment intérieur la modification de mouvement qu’il a acquise en traversant ces traits ; que si, pendant notre sommeil, notre estomac se trouve embarrassé, ou si nous éprouvons quelqu’irritation intérieure, notre fluide nerveux reçoit, dans cette circonstance, une agitation qui se propage jusque dans notre cerveau. Il est aisé de concevoir que ce fluide, n’étant point alors dirigé, dans ses mouvemens, par notre sentiment intérieur, traverse sans ordre les traits de différentes idées qui s’y trouvent imprimées, et nous rend sensibles toutes ces idées, mais dans le plus grand désordre, les dénaturant le plus souvent par leur mélange entre elles, et par des jugemens altérés et bizarres.

Pendant le sommeil parfait, le sentiment intérieur ne recevant plus d’émotion, cesse, en quelque sorte, d’exister, et conséquemment ne dirige plus les mouvemens de la portion disponible du fluide nerveux. Aussi l’individu bien endormi est-il comme s’il n’existoit pas. Il ne jouit plus du sentiment, quoiqu’il en conserve la faculté ; il ne pense plus, quoiqu’il en ait toujours le pouvoir ; la portion disponible de son fluide nerveux est dans un état de repos ; et la cause productrice des actions (le sentiment intérieur) n’ayant plus d’activité, cet individu ne sauroit en exécuter aucune.

Mais si le sommeil est imparfait, par suite de quelque irritation interne qui excite de l’agitation dans la portion libre du fluide nerveux, le sentiment intérieur ne dirigeant point alors les mouvemens du fluide subtil dont il s’agit, les agitations de ce fluide qui s’exécutent dans les hémisphères du cerveau, y occasionnent des idées sans suite, ainsi que des pensées désordonnées et bizarres par le mélange d’idées sans rapport dont elles se composent, lesquelles forment les songes divers que nous faisons, lorsque nous ne jouissons pas d’un sommeil parfait.

Ces songes, ou les idées et les pensées désordonnées qui les constituent, ne sont autre chose que des actes de mémoire qui s’exécutent avec confusion et sans ordre, que des mouvemens irréguliers du fluide nerveux dans le cerveau, enfin, que le résultat de ce que le sentiment intérieur n’exerçant plus ses fonctions pendant le sommeil, et ne dirigeant plus les mouvemens du fluide des nerfs, les agitations de ce fluide rendent alors sensibles à l’individu des idées dépourvues de liaisons, et le plus souvent sans rapport entre elles.

C’est ainsi que s’exécutent les songes que nous formons en dormant, soit lorsque notre digestion étant très-laborieuse, soit lorsqu’ayant été fortement agités, dans l’état de veille, par quelque grand intérêt, ou par des objets qui nous ont émus, nous éprouvons, pendant le sommeil, une grande agitation dans nos esprits, c’est-à-dire, dans notre fluide nerveux.

Or, les actes désordonnés dont il est question, s’effectuent toujours sur des idées ou d’après des idées déjà acquises, et nécessairement imprimées dans l’organe de l’intelligence : et jamais un individu, en rêvant, ne sauroit se rendre sensible une idée qu’il n’auroit pas eue, en un mot, un objet dont il n’auroit eu aucune connoissance.

Une personne qui, depuis son enfance, se trouveroit renfermée dans une chambre qui ne recevroit le jour que par le haut, et à qui l’on fourniroit ce qui lui seroit nécessaire, sans communiquer avec elle, ne verroit jamais assurément, dans ses songes, aucun des objets qui affectent tant les hommes dans la société.

Ainsi, les songes nous montrent le mécanisme de la mémoire, comme celle-ci nous fait connoître celui des idées ; et lorsque je vois mon chien rêver, aboyer en dormant, et donner des signes non équivoques des pensées qui l’agitent, je demeure convaincu qu’il a aussi des idées, quelque bornées qu’elles puissent être.

Ce n’est pas seulement pendant le sommeil que le sentiment intérieur peut se trouver suspendu ou troublé dans ses fonctions. Pendant la veille, tantôt une émotion forte et subite suspend entièrement les fonctions de ce sentiment, et même tous les mouvemens de la portion libre du fluide nerveux ; alors on éprouve la syncope, c’est-à-dire, on perd toute connoissance et la faculté d’agir ; et tantôt une irritation considérable ou générale, comme celle qui s’exécute dans certaines fièvres, suspend encore les fonctions du sentiment intérieur, et néanmoins agite tellement toute la portion libre du fluide nerveux, qu’elle fait exprimer les idées et les pensées désordonnées que l’on ressent, et exécuter des actions pareillement désordonnées : dans ce cas, on éprouve ce qu’on nomme le délire.

Le délire ressemble donc aux songes par le désordre des idées, des pensées et des jugemens ; et il est évident que ce désordre, dans les deux cas que je viens de citer, provient de ce que le sentiment intérieur se trouvant suspendu dans ses fonctions, ne dirige plus les mouvemens du fluide nerveux[3].

Mais la violence de l’agitation nerveuse qui occasionne le délire, est cause que ce phénomène n’est pas seulement le produit d’une grande irritation, mais qu’il est aussi quelquefois celui d’une affection morale très-forte ; en sorte que les individus qui l’éprouvent ne jouissent alors que très-imparfaitement de leur connoissance ; car leur sentiment intérieur troublé et n’exécutant plus ses fonctions, ne dirige plus le fluide nerveux pour la rectitude des idées.

Par exemple, lorsque la sensibilité morale est très-grande, les émotions que produisent certaines idées ou pensées dans le sentiment intérieur, sont quelquefois si considérables, qu’elles troublent ce sentiment dans ses fonctions, et l’empêchent de diriger le fluide nerveux dans l’exécution des nouvelles pensées qui doivent être produites ; alors les facultés intellectuelles sont suspendues ou en désordre.

On va voir que la folie prend aussi sa source dans une cause à peu près semblable, c’est-à-dire, dans celle qui ne permet plus au sentiment intérieur de diriger les mouvemens du fluide nerveux dans l’hypocéphale.

En effet, lorsqu’une lésion accidentelle a causé quelque dérangement dans l’organe de l’intelligence, ou qu’une grande émotion du sentiment intérieur a laissé des traces assez profondes de ses effets dans l’organe dont il s’agit, pour y avoir opéré quelqu’altération ; le sentiment intérieur ne maîtrise plus les mouvemens du fluide nerveux dans cet organe, et les idées que les agitations de ce fluide rendent sensibles à l’individu, se présentent en désordre et sans liaison à sa conscience. Il les exprime telles qu’elles s’offrent à lui, et elles lui font exécuter des actions qui y sont relatives. Mais on voit, par les actes de cet individu, que ce sont toujours des idées acquises et ensuite présentées à sa conscience qui l’agitent. Effectivement, la mémoire, les songes, le délire, les actes de folie, ne montrent jamais d’autres idées que celles que déjà l’individu possédoit.

Il y a des actes de folie qui tiennent à un dérangement de certains organes particuliers de l’hypocéphale, les autres ayant conservé leur intégrité ; alors, ce n’est que dans ces organes particuliers que le sentiment intérieur ne maîtrise plus et ne dirige plus les mouvemens du fluide nerveux. Les personnes qui sont dans ce cas, n’exécutent des actes de folie que relativement à certains objets, et toujours les mêmes : elles paroissent jouir de leur raison à l’égard de tout ce qui y est étranger.

Je m’éloignerois de mon sujet si j’entreprenois de suivre toutes les nuances qu’on observe dans le désordre des idées, et d’en rechercher les causes. Il me suffit d’avoir montré que les songes, le délire, et, en général, la folie, ne sont que des actes désordonnés de la mémoire, qui s’exécutent toujours sur des idées acquises et imprimées dans l’organe, mais qui s’opèrent sans la direction du sentiment intérieur de l’individu, parce qu’alors cette puissance est suspendue ou troublée dans ses fonctions, ou que l’état de l’hypocéphale ne lui permet plus de les exécuter.

Cabanis ne s’étant fait aucune idée du pouvoir de notre sentiment intérieur, et ne s’étant point aperçu que ce sentiment constitue en nous une puissance que le besoin, que le moindre désir, en un mot, qu’une pensée excitent et peuvent émouvoir, et qu’alors il a la faculté de mettre en action la portion libre de notre fluide nerveux, et de diriger ses mouvemens, soit dans notre organe d’intelligence, soit dans l’envoi qu’il en fait aux muscles qui doivent agir, fut, néanmoins, forcé de reconnoître que le système nerveux entre souvent de lui-même en activité, sans qu’il y soit porté par des impressions étrangères ; et qu’il peut même écarter ces impressions et se soustraire à leur influence, puisqu’une forte attention, une méditation profonde suspendent l’action des organes sentans externes.

« C’est ainsi, dit ce savant, que s’exécutent les opérations de l’imagination et de la mémoire. Les notions des objets qu’on se rappelle et qu’on se représente, ont bien été fournies, le plus communément il est vrai, par les impressions reçues dans les divers organes : mais l’acte qui réveille leur trace, qui les offre au cerveau sous leurs images propres, qui met cet organe en état d’en former une foule de combinaisons nouvelles, ne dépend souvent en aucune manière, de causes situées hors de l’organe sensitif. » Hist. des sensations, p. 168.

Cela me paroît très-vrai ; car, tout est ici le résultat du pouvoir du sentiment intérieur de l’individu, ce sentiment pouvant s’émouvoir par une simple idée qui fait naître ce besoin moral qu’on nomme le désir ; et l’on sait que le désir embrasse et porte à exécuter, soit les actions qui exigent le mouvement musculaire, soit celles qui donnent lieu à nos pensées, nos jugemens, nos raisonnemens, nos analises philosophiques, enfin, aux opérations de notre imagination.

Le désir crée la volonté d’agir de l’une ou de l’autre de ces deux manières : or, ce désir, ainsi que la volonté qu’il entraîne, émouvant notre sentiment intérieur, le mettent dans le cas d’envoyer du fluide nerveux, soit dans telle partie du système musculaire, soit dans telle région de l’organe qui produit les actes d’intelligence.

Si Cabanis, dont l’ouvrage sur les Rapports du Physique et du Moral, est un fonds inépuisable d’observations et de considérations intéressantes, eût reconnu la puissance du sentiment intérieur ; si, ayant pressenti le mécanisme des sensations, il n’eût pas confondu la sensibilité physique avec la cause des opérations de l’intelligence ; s’il eut su reconnoître que les sensations ne donnent pas nécessairement des idées, mais de simples perceptions, ce qui est très-différent ; enfin, s’il eut distingué ce qui appartient à l’irritabilité des parties, de ce qui est le produit de la sensation ; quelles lumières son intéressant ouvrage ne nous eût-il pas procurées ! Néanmoins, c’est dans cet ouvrage que l’on puisera les meilleurs moyens d’avancer cette partie des connoissances humaines dont il est ici question, à cause de la foule de faits et d’observations qu’il renferme. Mais je suis convaincu que ces moyens ne seront utilement employés, que lorsqu’on aura fixé ses idées sur les distinctions essentielles présentées, soit dans ce chapitre, soit dans les autres, qui composent cette Philosophie zoologique.

Si l’on prend en considération ce qui est exposé dans cet article, on se convaincra probablement :

1°. Que la mémoire a pour siége l’organe même de l’intelligence, et qu’elle n’offre, dans ses opérations, que des actes qui rappellent des idées déjà acquises, en nous les rendant sensibles ;

2°. Que les traits, ou les images, qui appartiennent à ces idées, sont nécessairement déjà gravés dans quelque partie de l’organe de l’entendement ;

3°. Que le sentiment intérieur, ému par une cause quelconque, envoie notre fluide nerveux disponible sur ceux de ces traits imprimés que l’émotion qu’il a reçue, soit d’un besoin, soit d’un penchant, soit d’une idée qui éveille l’un ou l’autre, lui fait choisir ; et qu’il nous les rend aussitôt sensibles en rapportant au foyer sensitif les modifications de mouvement que ces traits ont fait acquérir au fluide nerveux ;

4°. Que lorsque notre sentiment intérieur est suspendu ou troublé dans ses fonctions, il ne dirige plus les mouvemens qui peuvent encore agiter notre fluide nerveux ; en sorte qu’alors si quelque cause agite ce fluide dans notre organe intellectuel, ses mouvemens rapportent au foyer sensitif, des idées désordonnées, bizarrement mélangées, sans liaison et sans suite ; de là, les songes, le délire, etc.

On voit donc que partout les phénomènes dont il s’agit, résultent d’actes physiques qui dépendent de l’organisation, de son état, de celui des circonstances dans lesquelles se trouve l’individu, enfin, de la diversité des causes, pareillement physiques, qui produisent ces actes organiques.

Passons à l’examen de la quatrième et dernière sorte des opérations principales de l’intelligence, c’est-à-dire, de celle de ces opérations qui constitue les jugemens.

DU JUGEMENT.
Quatrième des Facultés principales de l’Intelligence.

Les opérations de l’intelligence qui constituent des jugemens sont, pour l’individu, les plus importantes de celles que son entendement puisse exécuter ; et ce sont, en effet, celles dont il peut le moins se passer, et dont il a le plus souvent occasion de faire usage.

C’est dans les résultats de cette faculté de juger que les déterminations qui constituent la volonté d’agir prennent leur source ; c’est aussi des actes de cette même faculté que naissent les besoins moraux, tels que les désirs, les souhaits, les espérances, les inquiétudes, les craintes, etc. ; enfin, ce sont toujours aux suites de nos jugemens que sont dues celles de nos actions auxquelles notre entendement a eu quelque part.

On ne peut exécuter aucune série de pensées sans former des jugemens ; nos raisonnemens, nos analises ne sont que le résultat de jugemens ; l’imagination même n’a de puissance que par les jugemens, relativement aux modèles ou aux contrastes qu’elle emploie pour créer des idées ; enfin, toute pensée qui n’est point un jugement, ou qui n’en est pas accompagnée, n’est qu’un acte de mémoire, ou ne constitue qu’un examen, ou une comparaison sans résultat.

Combien donc n’importe-t-il pas à tout être doué d’un organe pour l’intelligence de s’habituer à exercer son jugement, et de s’efforcer de le rectifier graduellement à l’aide de l’observation et de l’expérience ; car alors il exerce à la fois son entendement, et il en augmente proportionnellement les facultés ?

Cependant, si l’on considère la grande généralité des hommes, on voit que les individus qui la composent, dans toutes les occasions où il ne s’agit pas d’un besoin ou d’un danger pressant, jugent rarement par eux-mêmes, et s’en rapportent au jugement des autres.

Cet obstacle aux progrès de l’intelligence individuelle, n’est pas seulement le produit de la paresse, de l’insouciance, ou du défaut de moyens ; il est, en outre, celui de l’habitude que l’on a fait contracter aux individus, dès leur enfance et dans leur jeunesse, de croire sur parole, et de soumettre toujours leur jugement à une autorité quelconque.

Ayant, en peu de mots, fait sentir l’importance du jugement, et celle surtout de le former par l’exercice, et de le rectifier de plus en plus par l’expérience ; examinons maintenant ce que c’est que le jugement lui-même, et par quel mécanisme cette opération de l’intelligence peut s’exécuter.

Tout jugement est un acte très-particulier que le fluide nerveux exécute dans l’organe de l’intelligence, dont il trace ensuite le résultat dans l’organe même, qu’il rapporte aussitôt après au sentiment intérieur, c’est-à-dire, à la conscience de l’individu. Or, cet acte résulte toujours d’une comparaison exécutée, ou de rapports recherchés entre des idées acquises.

Voici le mécanisme probable de l’acte physique dont il est question ; car c’est le seul qui me paroisse capable d’y donner lieu, et qui soit conforme aux produits connus de la loi des mouvemens réunis ou combinés.

Les idées gravées occupent, sans doute, chacune dans l’organe une place particulière : or, lorsque le fluide nerveux agité traverse à la fois les traits de deux idées différentes, ce qui a lieu dans la comparaison de ces deux idées, il est alors partagé nécessairement en deux masses séparées, dont l’une arrive sur la première des deux idées, tandis que l’autre masse rencontre la seconde. De part et d’autre, ces deux masses de fluide nerveux reçoivent chacune, de la part des traits qu’elles traversent, une modification dans leur mouvement, qui est particulière à l’idée qu’elles ont rencontrée. On conçoit de là, que, si ensuite ces deux masses se réunissent en une seule, elles combineront aussitôt leurs mouvemens, et que, dès lors, la masse commune aura un mouvement composé, qui sera moyen entre les deux sortes de mouvement qui se seront combinées.

Ainsi, l’acte physique qui donne lieu à un jugement, est probablement constitué par une opération du fluide nerveux qui, dans ses mouvemens, se répand sur les traits imprimés des idées que l’on compare ; et il paroît consister en autant de mouvemens particuliers du fluide en question, qu’il y a d’idées comparées, et de portions de ce fluide qui traversent les traits de ces idées. Or, ces portions séparées du même fluide, qui ont chacune un mouvement particulier, venant toutes à se réunir, forment une masse dont le mouvement est composé de tous les mouvemens particuliers cités ; et ce mouvement composé imprime alors, dans l’organe, de nouveaux traits, c’est-à-dire, une idée nouvelle, qui est le jugement dont il s’agit.

Cette idée nouvelle est aussitôt rapportée au sentiment intérieur de l’individu ; il en a le sentiment moral ; et si elle fait naître en lui un besoin, pareillement moral, elle donne lieu à sa volonté d’agir pour y satisfaire.

Indépendamment de l’inexpérience, et des suites de l’habitude de juger presque toujours d’après les autres, des causes nombreuses et différentes concourent à altérer les jugemens, c’est-à-dire, à rendre moins parfaite leur rectitude.

Les unes de ces causes tirent leur origine de l’imperfection même des comparaisons exécutées, et de la préférence que, selon les lumières, le goût particulier, et l’état individuel, l’on donne à telle idée sur telle autre ; en sorte que les véritables élémens qui entrent dans la formation de ces jugemens sont incomplets. Il n’y a, dans tous les temps, qu’un petit nombre d’hommes qui, susceptibles d’une attention profonde, et à force de s’être exercés à penser, et d’avoir mis à profit l’expérience, puissent se soustraire à ces causes d’altérations dans leurs jugemens.

Les autres, auxquelles il est difficile d’échapper, prennent leur source : 1°. dans l’état même de notre organisation qui altère les sensations dont nous nous formons des idées ; 2°. dans l’erreur où nous entraînent souvent certaines de nos sensations ; 3°. dans les influences que nos penchans, nos passions mêmes exercent sur notre sentiment intérieur, le portant à donner aux mouvemens qu’il imprime à notre fluide nerveux, des directions différentes de celles qu’il leur auroit données sans ces influences, etc., etc.

Ayant déjà traité de ce qui concerne le jugement, dans le chapitre VI de cette partie, je sortirois du plan que je me suis tracé, et des bornes qu’il exige, si j’entrois dans les détails des causes nombreuses qui contribuent à altérer le jugement, et si j’entreprenois de les développer. Il suffit à l’objet que j’ai en vue, de faire remarquer que quantité de causes nuisent, en général, à la rectitude des jugemens que nous exécutons ; et qu’à cet égard, il y a autant de diversité dans les jugemens des hommes, qu’il y en a dans l’état physique, les circonstances, les penchans, les lumières, le sexe, l’âge, etc., des individus.

Que l’on ne s’étonne donc point de la discordance constante, mais non générale, que l’on observe dans les jugemens que l’on porte sur une pensée, un raisonnement, un ouvrage, enfin, un sujet quelconque, dans lesquels chacun ne peut voir que ce qu’il a jugé lui-même, que ce qu’il peut concevoir, à raison de la nature et de l’étendue de ses connoissances, en un mot, que ce qu’il peut saisir, selon le degré d’attention qu’il peut donner aux sujets qui s’offrent à sa pensée. Que de personnes, d’ailleurs, se sont fait une habitude de ne juger presque rien par elles-mêmes, et, conséquemment, de s’en rapporter, à peu près, surtout au jugement des autres !

Ces considérations, qui me semblent prouver que les jugemens sont assujettis à différens degrés de rectitude, et que cette rectitude n’atteint que le degré qui est relatif aux circonstances qui concernent chaque individu, m’amènent naturellement à dire un mot de la raison, à examiner ce qu’elle peut être, et à la comparer avec l'instinct.

DE LA RAISON,
Et de sa comparaison avec l’Instinct.

La raison n’est pas une faculté ; elle est bien moins encore un flambeau, un être quelconque ; mais c’est un état particulier des facultés intellectuelles de l’individu ; état que l’expérience fait varier, améliore graduellement, et qui rectifie les jugemens, selon que l’individu exerce son intelligence.

Ainsi, la raison est une qualité susceptible d’être possédée dans différens degrés, et cette qualité ne peut être reconnue que dans un être qui jouit de quelques facultés intellectuelles.

En dernière analise, on peut dire que, pour tout individu doué de quelqu’intelligence, la raison n’est autre chose qu’un degré acquis dans la rectitude des jugemens.

À peine sommes-nous nés, que nous éprouvons des sensations, surtout de la part des objets extérieurs qui affectent nos sens ; bientôt nous acquérons des idées qui se forment en nous à la suite des sensations remarquées ; et bientôt, encore, nous comparons, presque machinalement, les objets remarqués, et nous formons des jugemens.

Mais alors, nouveaux au milieu de tout ce qui nous entoure, dépourvus d’expérience, et abusés par plusieurs de nos sens, nous jugeons mal ; nous nous trompons sur les distances, les formes, les couleurs et la consistance des objets que nous remarquons ; et nous ne saisissons pas les rapports qu’ils ont entr’eux. Il faut que plusieurs de nos sens concourent chacun et successivement à détruire peu à peu nos erreurs et à rectifier les jugemens que nous formons ; enfin, ce n’est qu’à l’aide du temps, de l’expérience, et de l’attention donnée aux objets qui nous affectent, que la rectitude de nos jugemens s’opère par degrés.

La même chose a lieu à l’égard de nos idées complexes, des vérités utiles, et des règles ou préceptes qu’on nous communique. Ce n’est qu’au moyen de beaucoup d’expérience, et de mémoire pour rassembler tous les élémens d’une conséquence, en un mot, qu’au moyen du plus grand exercice de notre entendement, que nos jugemens, à l’égard de ces objets, se rectifient graduellement.

De là, la différence considérable qui existe entre les jugemens de l’enfance et ceux de la jeunesse ; de là, encore, la différence qui se trouve entre les jugemens d’un jeune homme de vingt ans et ceux d’un homme de quarante ou davantage, l’intelligence, de part et d’autre, ayant toujours été également exercée.

Le plus ou le moins de rectitude dans nos jugemens sur toute chose, et particulièrement sur les objets ordinaires de la vie, et de nos relations avec nos semblables, constituant le plus ou le moins de raison que nous possédons, cette qualité n’est donc qu’un degré quelconque acquis dans la rectitude des jugemens dont il s’agit ; et comme les circonstances dans lesquelles chacun se trouve, les habitudes, le tempérament, etc., etc., entraînent une grande diversité dans l’exercice de l’entendement, c’est-à-dire, dans la manière de penser, d’examiner et de juger, il y a donc des différences réelles entre les jugemens qui sont formés.

Ainsi, la raison n’est point un objet particulier, un être quelconque que l’on puisse posséder ou ne pas posséder ; mais c’est un état de l’organe de l’entendement, duquel résulte un degré plus ou moins grand dans la rectitude des jugemens de l’individu ; en sorte que tout être qui possède un organe pour l’entendement, qui a des idées, et qui exécute des jugemens, a nécessairement un degré quelconque de raison, selon son espèce, son âge, ses habitudes, et selon différentes circonstances qui concourent à retarder, ou à avancer, ou à rendre stationnaires ses progrès dans la rectitude de ses jugemens.

Comme l'attention donnée aux objets qui produisent en nous des sensations, est la seule cause qui fait que ces sensations peuvent occasionner en nous des idées ; il est évident que plus, par suite de l’exercice de cette faculté, nous nous rendons capables d’attention, et surtout d’une attention soutenue et profonde, plus nos idées deviennent claires, sont justement limitées, et plus les jugemens que nous formons avec de pareilles idées ont de rectitude.

il suit de là, que le degré de raison le plus élevé, est celui qui provient d’une grande clarté dans les idées, et d’une rectitude, presque générale, dans les jugemens.

L’homme beaucoup plus capable qu’aucun autre être intelligent, de cette attention profonde et soutenue, et pouvant la fixer sur un grand nombre d’objets différens, est le seul qui puisse avoir une multitude, presque infinie, d’idées claires, et qui forme, par conséquent, des jugemens doués de la rectitude la plus générale ; mais il faut, pour cela, qu’il exerce fortement et habituellement son intelligence, et que les circonstances, qui peuvent lui être favorables, y concourent.

D’après ce qui vient d’être exposé, la raison n’étant qu’un degré quelconque dans la rectitude des jugemens, et tout être, doué d’intelligence, pouvant exécuter des jugemens, ceux qui sont dans ce cas, jouissent, conséquemment, d’un degré quelconque de raison.

En effet, si l’on compare les idées et les jugemens de l’animal intelligent, qui est encore jeune et inexpérimenté, aux idées et aux jugemens du même animal, parvenu à l’âge de l’expérience acquise, on verra que la différence qui se trouve entre ces idées et ces jugemens, se montre, dans cet animal, tout aussi clairement que dans l’homme. Une rectification graduelle dans les jugemens, et une clarté croissante dans les idées, remplissent, dans l’un et dans l’autre, l’intervalle qui sépare le temps de leur enfance de celui de leur âge mûr. L’âge de l’expérience et de tous les développemens terminés, se distingue éminemment de celui de l’inexpérience et du peu de développement des facultés, dans cet animal, de même que dans l’homme. De part et d’autre, on reconnoît les mêmes caractères et la même analogie dans les progrès qui peuvent s’acquérir ; il n’y a que du plus ou du moins, selon les espèces.

Il y a donc aussi chez les animaux, qui possèdent un organe spécial pour l’intelligence, différens degrés dans la rectitude des jugemens, et, conséquemment, différens degrés de raison.

Sans doute, le degré le plus élevé de la raison donne à l’homme, qui en est doué, la perception de la convenance ou de l’inconvenance, soit de ses propres idées ou de ses opinions, soit des idées ou des opinions des autres ; mais cette perception, qui est un jugement, n’est pas le propre de tous les hommes. A la place de cette juste perception, qui résulte d’une intelligence très-exercée, ceux qui ne la possèdent pas, y en substituent une fausse ; et comme celle-ci est le résultat de leurs moyens, ils la croient juste. De là, cette diversité d’opinions et de jugemens dans les individus de l’espèce humaine, laquelle s’opposera toujours à ce qu’il y ait un accord réel entre les idées et les jugemens de ces individus, par la raison que les hommes se trouvant chacun dans des circonstances fort différentes, ne peuvent, par conséquent, arriver au même degré de raison.

maintenant, si nous comparons la raison avec l'instinct, nous verrons que la première, dans un degré quelconque, donne lieu à des déterminations d’agir qui prennent leur source dans des actes d’intelligence, c’est-à-dire, dans des idées, des pensées et des jugemens ; et que l'instinct, au contraire, est une force qui entraîne vers une action, sans détermination préalable, et sans qu’aucun acte d’intelligence y ait la moindre part.

Or, la raison n’étant qu’un degré acquis dans la rectitude des jugemens, les déterminations d’action qui en proviennent, peuvent être mauvaises ou inconvenables, lorsque les jugemens qui les produisent sont erronés, ou faux en tout ou en quelque point.

Mais l'instinct qui n’est qu’une force qui entraîne, et qui est le produit du sentiment intérieur qu’un besoin quelconque émeut, ne se trompe point à l’égard de l’action à exécuter ; car il ne choisit point, ne résulte d’aucun jugement, et n’a réellement point de degrés. Toute action que fait exécuter l'instinct, est donc toujours le résultat de l’espèce d’excitation produite par le sentiment intérieur de l’individu, comme tout mouvement communiqué à un corps est toujours, dans sa direction et sa force, le produit de la puissance qui l’a communiqué.

Il n’y a rien qui soit clair et véritablement exact dans l’idée qu’a eue Cabanis, d’attribuer le raisonnement à des sensations extérieures, et l'instinct à des impressions intérieures. Toutes nos impressions sont toujours intérieures, quoique les objets qui les causent, soient tantôt extérieurs et tantôt intérieurs. L’observation de ce qui se passe à cet égard, doit nous montrer qu’il est plus juste de dire :

Que les raisonnemens, et que les déterminations qui sont la suite de jugemens, prennent leur source dans des opérations de l’intelligence ; tandis que l'instinct qui fait exécuter quelqu’action, prend la sienne dans des besoins et des penchans qui émeuvent immédiatement le sentiment intérieur de l’individu, et le font agir sans choix, sans délibération, en un mot, sans que l’intelligence y ait aucune part.

Les actions de certains animaux sont donc quelquefois le produit de déterminations rationnelles, et plus souvent celui d’une force instinctive.

Si l’on donne quelqu’attention aux faits et aux considérations, présentés dans le cours de cet ouvrage, on sentira qu’il y a nécessairement des animaux qui n’ont ni raison, ni instinct, tels que ceux qui sont dépourvus de la faculté de sentir ; qu’il y en a d’autres qui ont de l'instinct, mais qui ne possèdent aucun degré de raison, tels que ceux qui ont un système sensitif, et qui manquent d’organe pour l’intelligence ; enfin, qu’il y en a d’autres, encore, qui ont de l'instinct, plus un degré quelconque de raison, tels que ceux qui possèdent un système pour les sensations, et un autre pour les actes de l’entendement. L'instinct de ces derniers est la source de presque toutes leurs actions, et ils font rarement usage du degré de raison qu’ils possèdent. L’homme, qui vient ensuite, a aussi de l'instinct qui, dans certaines circonstances, le fait agir ; mais il est susceptible d’acquérir beaucoup de raison, et de l’employer à diriger la plupart des actions qu’il exécute.

Outre la raison individuelle dont je viens de parler, il s’établit dans chaque pays, et chaque région du globe, selon les lumières des hommes qui les habitent, et selon quelques autres causes influentes, une raison publique, ou à peu près générale, qui se maintient jusqu’à ce que des causes nouvelles et suffisantes viennent la changer. Or, de part et d’autre, la raison individuelle et la raison publique sont toujours constituées par un degré quelconque dans la rectitude des jugemens.

Il y a, en effet, un assentiment général dans une société, ou dans une nation, pour une erreur, pour une opinion fausse, ainsi que pour une vérité reconnue ; en sorte que des erreurs, des préjugés, et des vérités diverses, composent les produits de l’état de rectitude des jugemens, soit dans les individus, soit dans les opinions admises dans des sociétés, des corps, des nations, selon les siècles ou les temps considérés.

On doit donc reconnoître les progrès plus ou moins grands de la raison dans un peuple, dans une société, de même que dans un individu.

Les hommes qui s’efforcent, par leurs travaux, de reculer les limites des connoissances humaines, savent assez qu’il ne leur suffit pas de découvrir et de montrer une vérité utile qu’on ignoroit, et qu’il faut encore pouvoir la répandre et la faire reconnoître ; or, la raison individuelle et la raison publique, qui se trouvent dans le cas d’en éprouver quelque changement, y mettent en général un obstacle tel, qu’il est souvent plus difficile de faire reconnoître une vérité que de la découvrir. Je laisse ce sujet sans développement, parce que je sais que mes lecteurs y suppléeront suffisamment, pour peu qu’ils aient d’expérience dans l’observation des causes qui déterminent les actions des hommes.

En finissant ce chapitre sur les principaux actes de l’entendement, je termine en même temps ce que je m’étois proposé d’offrir à mes lecteurs dans cet ouvrage.

Malgré les erreurs dans lesquelles j’ai pu me laisser entraîner en le composant, il est possible qu’il contienne des idées et des considérations qui soient utiles, d’une manière quelconque, à l’avancement de nos connoissances, jusqu’à ce que les grands sujets dont j’ai osé m’y occuper soient traités de nouveau par des hommes capables d’y répandre plus de lumières.

FIN DU SECOND ET DERNIER TOME.



  1. Programme des leçons sur l’analise de l’entendement, pour l’Ecole normale, page 145.
  2. À l’égard des événemens futurs, ceux qui tiennent à des causes simples, ou à peu près telles, et à des lois que l’homme, en étudiant la nature, est parvenu à reconnoître, se trouvent dans le cas d’être prévus par lui, et jusqu’à un certain point, d’être déterminés d’avance pour des époques plus ou moins précises. Ainsi les astronomes peuvent indiquer l’époque future d’une éclipse, et celle où tel astre se trouvera dans telle position ; mais cette connoissance de certains faits attendus, est réduite à un très-petit nombre d’objets. Cependant, beaucoup d’autres faits futurs et d’un autre ordre lui sont encore connus ; car il sait qu’ils auront lieu, mais il n’en sauroit déterminer avec précision les époques.
  3. Quant au délire vague, ou aux espèces de vertiges que l’on éprouve ordinairement lorsqu’on commence à s’endormir, cela tient principalement à ce que le sentiment intérieur cessant alors de diriger les mouvements du fluide nerveux enore agité, reprend et abandonne successivement cette fonction, avec quelques alternatives, jusqu’à ce que le someil soit tout-à-fait arrivé.