Philosophie zoologique (1809)/Troisième Partie/Cinquième Chapitre

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Troisième Partie, Cinquième Chapitre
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CHAPITRE V.


De la Force productrice des actions des animaux, et de quelques faits particuliers qui résultent de l’emploi de cette force.


LES animaux, indépendamment de leurs mouvemens organiques, et des fonctions essentielles à la vie que leurs organes exécutent, font encore des mouvemens et des actions dont il importe extrêmement de déterminer la cause.

On sait que les végétaux peuvent satisfaire à leurs besoins sans se déplacer, et sans exécuter aucun mouvement subit : la raison en est, que tout végétal, convenablement situé, trouve dans les milieux environnans, les matières dont il a besoin pour se nourrir ; de sorte qu’il n’a qu’à les absorber et recevoir les influences de certaines d’entre elles.

Il n’en est pas de même des animaux : car, à l’exception des plus imparfaits, qui commencent la chaîne animale, les alimens, qui servent à leur subsistance, ne se trouvent pas toujours à leur portée, et ils sont obligés, pour se les procurer, d’exécuter des mouvemens et des actions. D’ailleurs, la plupart d’entre eux ont, en outre, d’autres besoins à satisfaire, qui exigent aussi, de leur part, d’autres mouvemens et d’autres actions.

Or, il s’agissoit de reconnoître la source où les animaux puisent cette faculté de mouvoir plus ou moins subitement leurs parties, en un mot, d’exécuter les actions diverses au moyen desquelles ils satisfont à leurs besoins.

Je remarquai, d’abord, que toute action étoit un mouvement, et que tout mouvement qui commence, provenoit nécessairement d’une cause qui avoit le pouvoir de le produire : l’objet recherché se réduisoit donc à déterminer la nature et l’origine de cette cause.

Alors, considérant que les mouvemens des animaux qui exécutent quelque action, ne sont nullement communiqués ou transmis, mais qu’ils sont simplement excités ; leur cause me parut se dévoiler de la manière la plus claire et la plus évidente ; et je fus convaincu qu’ils étoient réellement, dans tous les cas, le produit d’une puissance quelconque qui les excitoit.

En effet, dans certains animaux, l’action musculaire est une force très-suffisante pour produire de pareils mouvemens, et l’influence nerveuse suffit aussi complétement pour exciter cette action. Or, ayant reconnu que, dans les animaux qui jouissent de la sensibilité physique, les émotions du sentiment intérieur constituoient la puissance qui envoie le fluide excitateur aux muscles, le problème, à l’égard de ces animaux, me parut résolu ; et quant aux animaux tellement imparfaits, qu’ils ne peuvent jouir de la sensibilité physique, comme ils sont irritables dans leurs parties, autant et même plus que les autres, des excitations qui leur parviennent de l’extérieur, suffisent évidemment pour l’exécution des mouvemens qu’on leur voit produire.

Voilà, selon moi, l’éclaircissement d’un mystère qui sembloit devoir être si difficile à pénétrer ; et cet éclaircissement ne me paroît point reposer sur de simples hypothèses : car, relativement aux animaux sensibles, la puissance musculaire et la nécessité de l’influence nerveuse pour exciter cette puissance, ne sont point des objets hypothétiques ; et les émotions du sentiment intérieur, que j’ai considérées comme des causes capables d’envoyer aux muscles, qui dépendent de l’individu, le fluide propre à exciter leur action, me paroissent trop évidentes pour qu’il soit possible de les regarder comme conjecturales.

Maintenant, si l’on considère attentivement tous les animaux qui existent, ainsi que l’état de leur organisation, la consistance de leurs parties, et les différentes circonstances dans lesquelles ils se trouvent, il sera difficile de ne pas reconnoître que, relativement aux plus imparfaits d’entre eux, qui ne peuvent avoir de système nerveux, et, conséquemment, ne peuvent s’aider de l’action musculaire pour leurs mouvemens et leurs actions, ceux de ces mouvemens qu’on leur voit produire, naissent d’une force qui est hors d’eux, c’est-à-dire, que ne possèdent point ces animaux, et qui n’est nullement à leur disposition.

À la vérité, c’est dans l’intérieur de ces corps délicats que les fluides subtils, qui y arrivent du dehors, produisent les agitations que leurs parties en reçoivent ; mais il n’en est pas moins impossible à ces êtres frêles, par suite de leur foible consistance et de l’extrême mollesse de leurs parties, de posséder en eux-mêmes aucune puissance capable de produire les mouvemens qu’ils exécutent. Ce n’est que par un effet de leur organisation que ces animaux imparfaits régularisent les agitations qu’ils reçoivent, et auxquelles ils ne sauroient donner lieu.

La nature ayant opéré peu à peu et graduellement ses diverses productions, et créé successivement les différens organes des animaux ; variant la conformation et la situation de ces organes, selon les circonstances, et perfectionnant progressivement leurs facultés ; on sent qu’elle a dû commencer par emprunter du dehors, c’est-à-dire, des milieux environnans, la force productrice, soit des mouvemens organiques, soit de ceux des parties extérieures ; qu’ensuite elle a transporté cette force dans l’animal même ; et qu’enfin, dans les animaux les plus parfaits, elle est parvenue à mettre une grande partie de cette force intérieure à leur disposition ; ce que je montrerai bientôt.

Si l’on n’a point égard à la considération de cet ordre graduel qu’a suivi la nature, dans la création des différentes facultés animales, je crois qu’il sera difficile d’expliquer comment elle a pu donner l’existence au sentiment, et que l’on concevra plus difficilement encore comment de simples relations entre différentes matières peuvent donner lieu à la pensée.

Nous venons de voir que les animaux qui ne possèdent pas encore de système nerveux, ne pouvoient avoir en eux-mêmes la force productrice de leurs mouvemens, et que cette force leur étoit étrangère. Or, le sentiment intime d’existence étant absolument nul chez ces animaux ; et ce sentiment étant la source de cette puissance intérieure, sans laquelle les mouvemens et les actions de ceux qui la possèdent ne sauroient se produire ; sa privation, et par conséquent celle de la puissance qui en résulte, nécessitent, pour les animaux dont il s’agit, l’existence d’une force excitatrice de tout mouvement quelconque, provenant uniquement de causes extérieures.

Ainsi, dans les animaux imparfaits, la force qui produit, soit les mouvemens vitaux, soit les mouvemens du corps ou de ses différentes parties, est entièrement hors de ces animaux : ils ne la régissent même pas ; mais ils régularisent plus ou moins, comme je l’ai dit plus haut, les mouvemens qu’elle leur imprime, et cela, par le moyen de la disposition intérieure de leurs parties.

Cette force est le résultat de fluides subtils (tels que le calorique, l'électricité, et peut-être d’autres encore) qui, des milieux environnans, pénètrent sans cesse ces animaux, mettent en mouvement les fluides visibles et contenus de ces corps, et excitant l’irritabilité de leurs parties contenantes, donnent lieu alors aux divers mouvemens de contraction qu’on leur voit produire.

Or, ces fluides subtils, pénétrant et se mouvant sans cesse dans l’intérieur de ces corps, se frayent bientôt des voies particulières, qu’ils suivent toujours jusqu’à ce que de nouvelles leur soient ouvertes. De là, l’origine des mêmes sortes de mouvemens qui se remarquent dans ces animaux, dont ces fluides constituent le moteur ; et de là, encore, l’apparence d’un penchant irrésistible qui les contraint d’exécuter ces mouvemens qui, par leur continuité ou leurs répétitions, donnent lieu à des habitudes.

Comme de simples expositions de principes ne suffisent pas, essayons d’éclaircir les considérations qui les établissent.

Les animaux les plus imparfaits, tels que les infusoires, et surtout les monades, ne se nourrissent qu’au moyen d’absorptions, qui s’exécutent par les pores de leur peau, et par une imbibition intérieure des matières absorbées. Ils n’ont point la faculté de pouvoir chercher leur nourriture ; ils n’ont pas même celle de s’en saisir ; mais ils l’absorbent, parce qu’elle se trouve en contact avec tous les points de leur individu, et que l’eau, dans laquelle ils vivent, la leur fournit suffisamment.

Ces frêles animaux, en qui les fluides subtils des milieux environnans constituent la cause stimulante de l’orgasme, de l’irritabilité et des mouvemens organiques, exécutent, ainsi que je l’ai dit, des mouvemens de contraction qui, provoqués et variés sans cesse par cette cause stimulante, facilitent et hâtent les absorptions dont je viens de parler. Or, dans ces animaux, les mouvemens des fluides visibles et contenus étant encore très-lents, les matières absorbées réparent à mesure les pertes qu’ils font par les suites de la vie, et en outre, servent à l’accroissement de l’individu.

J’ai dit que les fluides subtils, qui pénètrent et se meuvent dans l’intérieur de ces corps vivans, se frayant des voies particulières, qu’ils continuoient de suivre, commençoient à établir des mouvemens de même sorte, lesquels donnent lieu, conséquemment, à des habitudes. Maintenant, si l’on fait réflexion que l’organisation se développe avec la continuité de la vie, on concevra que de nouvelles voies ont dû se frayer, se multiplier, et se diversifier progressivement, pour faciliter l’exécution des mouvemens de contraction ; et que les habitudes, auxquelles ces mouvemens donnent lieu, devenant alors entraînantes et irrésistibles, doivent se diversifier pareillement.

Telle est, selon moi, la cause des mouvemens des animaux les plus imparfaits ; mouvemens que nous sommes portés à leur attribuer et à regarder comme le résultat de facultés qu’ils possèdent, parce que, dans d’autres animaux, nous en apercevons la source en eux-mêmes ; mouvemens, en un mot, qui s’exécutent sans volonté et sans aucune participation de l’individu, et qui, néanmoins, de très-irréguliers qu’ils sont dans les plus imparfaits de ces corps vivans, se régularisent progressivement, et deviennent constamment les mêmes dans les animaux de même espèce.

Enfin, la reproduction transmettant aux individus les formes acquises, tant intérieures qu’extérieures, elle leur transmet aussi, en même temps, l’aptitude exclusive aux mêmes sortes de mouvemens, et par conséquent, aux mêmes habitudes.

Du transport de la Force productrice des mouvemens, dans l’intérieur des animaux.

Si la nature s’en étoit tenue à l’emploi de son premier moyen, c’est-à-dire, d’une force entièrement extérieure et étrangère à l’animal, son ouvrage fût resté très-imparfait ; les animaux n’eussent été que des machines totalement passives, et elle n’eût jamais donné lieu, dans aucun de ces corps vivans, aux admirables phénomènes de la sensibilité, du sentiment intime d’existence qui en résulte, de la puissance d’agir, enfin, des idées, au moyen desquelles elle pût créer le plus étonnant de tous, celui de la pensée, en un mot, l’intelligence.

Mais, voulant parvenir à ces grands résultats, elle en a insensiblement préparé les moyens, en donnant graduellement de la consistance aux parties intérieures des animaux ; en y diversifiant les organes ; et en y multipliant et composant davantage les fluides contenus, etc. ; dès lors, elle a pu transporter dans l’intérieur de ces animaux, cette force productrice des mouvemens et des actions, qu’à la vérité ils ne dominèrent pas d’abord, mais qu’elle parvint à mettre, en grande partie, à leur disposition, lorsque leur organisation fut très-perfectionnée.

En effet, dès que l’organisation animale fut assez avancée dans sa composition, pour pouvoir posséder un système nerveux déjà un peu développé, comme dans les insectes, les animaux, munis de cette organisation, furent doués du sentiment intime de leur existence, et dès lors la force productrice des mouvemens, fut transportée dans l’intérieur même de l’animal.

J’ai déjà fait voir, effectivement, que cette force intérieure qui produit les mouvemens et les actions, prenoit sa source dans le sentiment intime d’existence que possèdent les animaux qui ont un système nerveux, et que ce sentiment, sollicité ou ému par les besoins, mettoit alors en mouvement le fluide subtil contenu dans les nerfs, et en envoyoit aux muscles qui doivent agir ; ce qui produit les actions que les besoins exigent.

Or, tout besoin ressenti produit une émotion dans le sentiment intérieur de l’individu qui l’éprouve ; et de cette émotion du sentiment dont il s’agit, naît la force qui donne lieu au mouvement des parties qui doivent être mises en action ; ce que j’ai mis en évidence, lorsque j’ai montré la communication et l’harmonie qui existent dans toutes les parties du système nerveux, et comment le sentiment intérieur, lorsqu’il est ému, pouvoit exciter l’action musculaire.

Ainsi, dans les animaux qui ont en eux-mêmes la puissance d’agir, c’est-à-dire, la force productrice des mouvemens et des actions, le sentiment intérieur qui, dans chaque occasion, fait naître cette force, étant excité par un besoin quelconque, met en action la puissance ou la force dont il s’agit ; excite des mouvemens de déplacement dans le fluide subtil des nerfs, que les anciens nommèrent esprits animaux ; dirige ce fluide vers celui des organes que quelque besoin oblige d’agir ; enfin, fait refluer ce même fluide dans ses réservoirs habituels, lorsque les besoins n’exigent plus que l’organe agisse.

Le sentiment intérieur tient lieu alors de volonté ; car il importe maintenant de considérer que tout animal qui ne possède pas l’organe spécial dans lequel, ou au moyen duquel, s’exécutent les pensées, les jugemens, etc., n’a point réellement de volonté, ne choisit point, et, conséquemment, ne peut dominer les mouvemens que son sentiment intime excite. L'instinct dirige ces mouvemens, et nous verrons que cette direction résulte toujours des émotions du sentiment intérieur, auxquelles l’intelligence n’a point de part, et de l’organisation même que les habitudes ont modifiée ; en sorte que les besoins des animaux qui sont dans ce cas, étant nécessairement bornés et toujours les mêmes, dans les mêmes espèces, le sentiment intime, et, par suite, la puissance d’agir produisent toujours les mêmes actions.

Il n’en est pas de même des animaux dans lesquels la nature est parvenue à ajouter au système nerveux un organe spécial (deux hémisphères plissés couronnant le cerveau) pour l’exécution des actes de l’intelligence, et qui, par conséquent, exécutent des comparaisons, des jugemens, des pensées, etc. Ces mêmes animaux dominent plus ou moins leur puissance d’agir, selon le perfectionnement de leur organe d’intelligence ; et quoiqu’ils soient encore fortement assujettis aux produits de leurs habitudes, qui ont modifié leur organisation, ils jouissent d’une volonté plus ou moins libre, peuvent choisir, et ont la faculté de varier leurs actions, ou au moins plusieurs d’entre elles.

Maintenant, nous allons dire un mot de la consommation qui se fait du fluide nerveux, à mesure que ce fluide concourt à la production des actions animales.

De la consommation et de l’épuisement du Fluide nerveux dans la production des actions animales.

Le fluide nerveux, mis en mouvement par le sentiment intérieur de l’animal, est tellement alors l’instrument producteur des actions de ce corps vivant, qu’il se consume à mesure qu’il agit, et qu’il finiroit par s’épuiser, et par être dans l’impossibilité de produire l’action à laquelle il fournissoit, si la volonté de l’individu exigeoit qu’il continuât de la produire. Or, tout le fluide nerveux qui se forme sans cesse, pendant la vie d’un animal qui possède un système d’organisation approprié, se consume continuellement par l’emploi qu’en fait l’individu.

Une partie de ce fluide est constamment employée, sans la participation de la volonté de l’animal, à l’entretien de ses mouvemens vitaux et des fonctions de ceux de ses organes qui sont essentiels à sa vie.

L’autre partie du même fluide, dont l’individu peut disposer, sert, soit à la production de ses actions ou de ses mouvemens, soit à l’exécution de ses différens actes d’intelligence.

Ainsi, dans l’emploi du fluide invisible dont il s’agit, l’individu en consume proportionnellement à la durée de l’action qu’il lui fait produire, ou à l’effort qu’exige cette action ; et il en épuiseroit la portion dont il peut disposer, s’il continuoit trop long-temps de suite des actions qui en consument beaucoup.

De là, le besoin que la nature fait naître en lui de se livrer au repos après un certain temps d’action : il tombe alors dans le sommeil ; et le fluide épuisé s’étant réparé pendant ce repos, cet individu retrouve des forces en s’éveillant.

La consommation des forces et, par conséquent, du fluide nerveux qui en est la source, se rend donc évidente dans toutes les actions trop prolongées, ou dans celles qui sont pénibles, et que pour cela l’on nomme fatigantes.

Si vous marchez trop long-temps de suite, vous vous fatiguez au bout d’un temps relatif à l’état de vos forces ; si vous courez, vous vous fatiguez beaucoup plutôt encore, parce que vous dissipez alors plus promptement et plus abondamment le principe de vos forces ; enfin, si vous prenez un poids de 15 ou 20 livres, et que, le bras étendu et horizontal, vous le souteniez dans cette situation, dans le premier instant de cette action, vous y trouverez assez de facilité, parce que vous aurez de quoi y fournir ; mais consumant alors promptement le principe qui vous fait agir, bientôt ce poids vous semblera plus lourd, plus difficile à soutenir, et en peu de temps vous vous trouverez hors d’état de continuer cette action.

Votre organisation sera cependant toujours la même ; car si on l’examinoit, on ne trouveroit aucune différence entre son état, au premier instant de l’action que je viens de citer, et celui qu’elle offriroit au moment où vous cessez de pouvoir soutenir le poids en question.

Qui ne voit que, dans cet état, la différence qui existe réellement entre les deux instans (le premier et le dernier) de l’action citée, ne consiste que dans la dissipation d’un fluide invisible, dont on ne sauroit s’apercevoir, par suite des moyens bornés qui sont à notre disposition.

Certes, la consommation et, à la fin, l’épuisement du fluide subtil des nerfs, dans les actions trop prolongées, ou trop pénibles, ne seront jamais solidement contestés ; parce que la raison et les phénomènes organiques leur donnent la plus grande évidence.

Quoiqu’il soit vrai qu’une partie du fluide nerveux d’un animal est constamment employée, sans sa participation, à l’entretien de ses mouvemens vitaux, et des fonctions de ceux de ses organes qui sont essentiels à son existence ; cependant, lorsque l’individu consume abondamment la portion de ce fluide, dont il disposoit pour ses actions, il nuit alors à l’intégrité des fonctions de ses organes vitaux. En effet, dans cette circonstance, la portion, non disponible du fluide nerveux, fournit à la réparation du fluide disponible qui a été dissipé. Or, cette portion, trop diminuée par cette cause, ne fournit plus qu’incomplétement aux opérations des organes vitaux, et dès lors les fonctions de ces organes languissent, en quelque sorte, et ne s’exécutent qu’imparfaitement.

L’homme qui tient aux animaux, par son organisation, est principalement dans le cas d’altérer ses forces physiques de cette manière ; car, de toutes ses actions, celles qui consument le plus de son fluide nerveux, sont les actes trop prolongés de son entendement, ses pensées, ses méditations, en un mot, les travaux soutenus de son intelligence. Alors ses digestions languissent, deviennent plus imparfaites, et ses forces physiques s’altèrent proportionnellement.

La considération de la consommation qui se fait du fluide nerveux, dans les mouvemens et les actions des animaux, est trop bien connue pour qu’il soit nécessaire de m’étendre davantage sur ce sujet ; mais je dirai qu’elle seule suffiroit pour convaincre de l’existence de ce fluide, dans les animaux les plus parfaits, si beaucoup d’autres encore ne concouroient à la mettre en évidence.

De l’origine du penchant aux mêmes actions, et de celle de l’instinct des animaux.

La cause du phénomène connu, qui contraint presque tous les animaux à exécuter toujours les mêmes actions, et celle qui fait naître dans l’homme même un penchant à répéter toute action devenue habituelle, méritent assurément d’être recherchées.

Si les principes exposés dans cet ouvrage sont réellement fondés, alors les causes dont il s’agit s’en déduiront facilement et même très-simplement ; en sorte que des phénomènes qui se présentoient à nous comme autant de mystères, cesseront de nous étonner, quand nous aurons reconnu la simplicité de celles qui les ont produits.

Voyons donc, d’après les principes que nous avons ci-dessus énoncés, ce qui peut avoir lieu à l’égard des phénomènes dont il est ici question.

Dans toute action, le fluide des nerfs qui la provoque, subit un mouvement de déplacement qui y donne lieu. Or, lorsque cette action a été plusieurs fois répétée, il n’est pas douteux que le fluide qui l’a exécutée, ne se soit frayé une route, qui lui devient alors d’autant plus facile à parcourir, qu’il l’a effectivement plus souvent franchie, et qu’il n’ait lui-même une aptitude plus grande à suivre cette route frayée, que celles qui le sont moins.

Combien ce principe simple et fécond ne nous fournit-il pas de lumières sur le pouvoir bien connu des habitudes, pouvoir auquel l’homme même ne peut se soustraire qu’avec beaucoup de peine, et qu’à l’aide du perfectionnement de son intelligence !

Qui ne sent alors que le pouvoir des habitudes sur les actions doit être d’autant plus grand, que l’individu que l’on considère est moins doué d’intelligence, et a moins, par conséquent, la faculté de penser, de réfléchir, de combiner ses idées, en un mot, de varier ses actions.

Les animaux qui ne sont que sensibles, c’est-à-dire, qui ne possèdent pas encore l’organe dans lequel se produisent les comparaisons entre les idées, ainsi que les pensées, les raisonnemens et les différens actes qui constituent l’intelligence, n’ont que des perceptions souvent très-confuses, ne raisonnent point, et ne peuvent presque point varier leurs actions. Ils sont donc constamment assujettis au pouvoir des habitudes.

Ainsi, les insectes, qui sont de tous les animaux qui possèdent le sentiment, ceux qui ont le système nerveux le moins perfectionné, éprouvent des perceptions des objets qui les affectent, et semblent avoir de la mémoire au moyen du produit de ces perceptions, lorsqu’elles sont répétées. Néanmoins, ils ne sauroient varier leurs actions et changer leurs habitudes, parce qu’ils ne possèdent pas l’organe dont les actes pourroient leur en donner les moyens.

De l’Instinct des animaux.

On a nommé instinct, l’ensemble des déterminations des animaux dans leurs actions ; et bien des personnes ont pensé que ces déterminations étoient le produit d’un choix raisonné et par conséquent le fruit de l’expérience. D’autres, dit Cabanis, peuvent penser, avec les observateurs de tous les siècles, que plusieurs de ces déterminations ne sauroient être rapportées à aucune sorte de raisonnement, et que, sans cesser pour cela d’avoir leur source dans la sensibilité physique, elles se forment le plus souvent sans que la volonté des individus y puisse avoir d’autre part que d’en mieux diriger l’exécution. Il falloit dire, sans que la volonté y puisse avoir aucune part ; car, lorsqu’elle n’y donne point lieu, elle n’en dirige pas même l’exécution.

Si l’on eut considéré que tous les animaux qui jouissent de la faculté de sentir, ont leur sentiment intérieur susceptible d’être ému par leurs besoins, et que les mouvemens de leur fluide nerveux, qui résultent de ces émotions, sont constamment dirigés par ce sentiment intérieur et par les habitudes ; alors on eût senti que, dans tous ceux de ces animaux qui sont privés des facultés de l’intelligence, toutes les déterminations d’action ne pouvoient jamais être le produit d’un choix raisonné, d’un jugement quelconque, de l’expérience mise à profit, en un mot, d’une volonté, mais qu’elles étoient assujetties à des besoins que certaines sensations excitent, et qui réveillent des penchans qui les entraînent.

Dans les animaux même qui jouissent de la faculté d’exécuter quelques actes de l’intelligence, ce sont encore, le plus souvent, le sentiment intérieur, et les penchans nés des habitudes qui décident, sans choix, les actions que ces animaux exécutent.

Enfin, quoique la puissance exécutrice des mouvemens et des actions, ainsi que la cause qui les dirige, soient uniquement intérieures ; il ne faut pas, comme on l’a fait[1], borner à des impressions intérieures, la cause première ou provocatrice de ces actes, dans l’intention de restreindre à des impressions extérieures, celle qui provoque les actes de l’intelligence ; car, pour peu que l’on consulte les faits qui concernent ces considérations, on a lieu de se convaincre que, de part et d’autre, les causes qui émeuvent et provoquent aux actions, sont tantôt intérieures, et tantôt extérieures, et néanmoins, que ces mêmes causes donnent lieu réellement à des impressions qui n’agissent toutes qu’intérieurement.

D’après l’idée commune, et à peu près générale, que l’on attache au mot instinct, on a considéré la faculté que ce mot exprime, comme un flambeau qui éclaire et guide les animaux dans leurs actions, et qui est, à leur égard, ce que la raison est pour nous. Personne n’a montré que l’instinct pût être une force qui fait agir, que cette force le fait, effectivement, sans aucune participation de la volonté, et qu’elle se trouve constamment dirigée par des penchans acquis.

L’opinion de Cabanis, que l’instinct naît des impressions intérieures, tandis que le raisonnement est le produit des sensations extérieures, ne sauroit être fondée. C’est en nous-mêmes que nous sentons ; nos impressions ne peuvent être qu’intérieures ; et les sensations, que nos sens particuliers nous font éprouver de la part des objets extérieurs, ne peuvent produire en nous que des impressions intérieures.

Lorsqu’à la promenade, mon chien aperçoit de loin un animal de son espèce, il éprouve assurément une sensation que cet objet extérieur lui procure par l’entremise du sens de la vue. Aussitôt son sentiment intérieur, ému par l’impression qu’il reçoit, dirige son fluide nerveux dans le sens d’un penchant acquis dans tous les individus de sa race ; et alors, par une sorte d’impulsion involontaire, son premier mouvement le porte à s’avancer vers le chien qu’il aperçoit. Voilà un acte d’instinct excité par un objet extérieur ; et mille autres de même nature peuvent pareillement s’exécuter.

Relativement à ces phénomènes, dont l’organisation animale nous offre tant d’exemples, il me semble qu’on ne se formera une idée juste et claire de leur cause, que lorsqu’on aura reconnu : 1o. Que le sentiment intérieur est un sentiment général très-puissant, qui a la faculté d’exciter et de diriger les mouvemens de la portion libre du fluide nerveux, et de faire exécuter à l’animal différentes actions ; 2o. Que ce sentiment intérieur est susceptible de s’émouvoir, tantôt par des actes d’intelligence, qui se terminent par une volonté d’agir, et tantôt par des sensations qui amènent des besoins, qui l’excitent immédiatement, et le mettent dans le cas de diriger la force productrice des actions dans le sens de tel penchant acquis, sans le concours d’aucun acte de volonté.

Il y a donc deux sortes de causes qui peuvent émouvoir le sentiment intérieur, savoir : celles qui dépendent des opérations de l’intelligence, et celles qui, sans en provenir, l’excitent immédiatement, et le forcent de diriger sa puissance d’agir dans le sens des penchans acquis.

Ce sont uniquement les causes de cette dernière sorte, qui constituent tous les actes de l'instinct ; et comme ces actes ne sont point le produit d’une délibération, d’un choix, d’un jugement quelconque, les actions qui en proviennent, satisfont toujours, sûrement et sans erreur, aux besoins ressentis et aux penchans nés des habitudes.

Ainsi, l'instinct dans les animaux, est un penchant qui entraîne, que des sensations provoquent en faisant naître des besoins, et qui fait exécuter des actions, sans la participation d’aucune pensée, ni d’aucun acte de volonté.

Ce penchant tient à l’organisation que les habitudes ont modifiée en sa faveur ; et il est excité par des impressions et des besoins qui émeuvent le sentiment intérieur de l’individu, et le mettent dans le cas d’envoyer, dans le sens qu’exige le penchant en activité, du fluide nerveux aux muscles qui doivent agir.

J’ai déjà dit que l’habitude d’exercer tel organe, ou telle partie du corps, pour satisfaire à des besoins qui renaissent souvent, donnoit au fluide subtil qui se déplace, lorsque s’opère la puissance qui fait agir, une si grande facilité à se diriger vers cet organe, où il fut si souvent employé, que cette habitude devenoit en quelque sorte inhérente à la nature de l’individu, qui ne sauroit être libre d’en changer.

Or, les besoins des animaux qui possèdent un système nerveux, étant, pour chacun, selon l’organisation de ces corps vivans :

1°. De prendre telle sorte de nourriture ;

2°. De se livrer à la fécondation sexuelle que sollicitent en eux certaines sensations ;

3°. De fuir la douleur ;

4°. De chercher le plaisir ou le bien-être.

Ils contractent, pour satisfaire à ces besoins, diverses sortes d’habitudes, qui se transforment, en eux, en autant de penchans, auxquels ils ne peuvent résister, et qu’ils ne peuvent changer eux-mêmes. De là, l’origine de leurs actions habituelles, et de leurs inclinations particulières, auxquelles on a donné le nom d’instinct[2].

Ce penchant des animaux à la conservation des habitudes et au renouvellement des actions qui en proviennent, étant une fois acquis, se propage ensuite dans les individus, par la voie de la reproduction ou de la génération, qui conserve l’organisation et la disposition des parties dans leur état obtenu ; en sorte que ce même penchant existe déjà dans les nouveaux individus, avant même qu’ils l’aient exercé.

C’est ainsi que les mêmes habitudes et le même instinct se perpétuent de générations en générations, dans les différentes espèces ou races d’animaux, sans offrir de variation notable, tant qu’il ne survient pas de mutation dans les circonstances essentielles à la manière de vivre.

De l’Industrie de certains Animaux.

Dans les animaux qui n’ont point d’organe spécial pour l’intelligence, ce que nous nommons industrie à l’égard de certaines de leurs actions, ne sauroit mériter un nom semblable ; car ce n’est que par illusion qu’à cet égard nous leur attribuons une faculté qu’ils n’ont pas.

Des penchans transmis et reçus par la génération ; des habitudes d’exécuter des actions compliquées, et qui résultent de ces penchans acquis ; enfin, des difficultés différentes vaincues à mesure et habituellement par autant d’émotions du sentiment intérieur, constituent l’ensemble des actions toujours les mêmes dans les individus de la même race, auquel nous donnons inconsidérément le nom d'industrie.

L’instinct des animaux se composant de l’habitude de satisfaire aux quatre sortes de besoins mentionnés ci-dessus, et résultant de penchans acquis depuis long-temps qui les y entraînent d’une manière déterminée pour chaque espèce, il est arrivé, pour plusieurs, qu’une complication dans les actions qui peuvent satisfaire à ces quatre sortes de besoins, ou à certains d’entr’eux, et surtout que des difficultés diverses qu’il a fallu vaincre, ont forcé peu à peu l’animal à étendre et à composer ses moyens, et l’ont conduit, sans choix et sans aucun acte d’intelligence, mais par les seules émotions du sentiment intérieur, à exécuter telles et telles actions.

De là, l’origine, dans certains animaux, de diverses actions compliquées, que l’on a qualifiées d'industrie, et qu’on ne s’est point lassé d’admirer avec enthousiasme, parce qu’on a toujours supposé, au moins tacitement, que ces actions étoient combinées et réfléchies, ce qui est une erreur évidente. Elles sont très-simplement le fruit d’une nécessité qui a étendu et dirigé les habitudes des animaux qui les exécutent, et qui les rend telles que nous les observons.

Ce que je viens de dire est surtout fondé pour les animaux sans vertèbres, en qui aucun acte d’intelligence ne peut s’exécuter. Aucun de ces animaux ne sauroit, en effet, varier librement ses actions ; aucun d’eux n’a le pouvoir d’abandonner ce qu’on nomme son industrie, pour faire usage de celle d’un autre.

Il n’y a donc pas plus de merveille dans l'industrie prétendue du fourmi-lion (myrmeleon formica leo) qui, ayant préparé un cône de sable mobile, attend qu’une proie entraînée dans le fond de cet entonnoir, par l’éboulement du sable, devienne sa victime ; qu’il n’y en a dans la manœuvre de l’huître qui, pour satisfaire à tous ses besoins, ne fait qu’entr’ouvrir et refermer sa coquille. Tant que leur organisation ne sera pas changée, ils feront toujours l’un et l’autre ce qu’on leur voit faire, et ils ne le feront ni par volonté, ni par raisonnement.

Ce n’est que dans les animaux à vertèbres, et, parmi eux, c’est surtout dans les oiseaux et les mammifères qu’on peut observer, à l’égard de leurs actions, des traits d’une véritable industrie ; parce que, dans les cas difficiles, leur intelligence, malgré leur penchant aux habitudes, peut les aider à varier leurs actions. Ces traits, néanmoins, ne sont pas communs, et ce n’est guères que dans certaines races qui s’y sont plus exercées, qu’on a des occasions fréquentes de les remarquer.

Examinons actuellement ce qui constitue cet acte qui détermine à agir, et auquel on a donné le nom de volonté ; et voyons s’il est effectivement le principe de toutes les actions des animaux, comme on l’a pensé.



  1. RICHERAND, Physiol., vol. II, p. 151.
  2. De même que tous les animaux ne jouissent pas de la faculté d’exécuter des actes de volonté, de même pareillement l’instinct n’est pas le propre de tous les animaux qui existent, car ceux qui manquent de système nerveux, manquent aussi de sentiment intérieur, et ne sauroient avoir aucun instinct pour leurs actions.
    Ces animaux imparfaits sont entièrement passifs, n’opèrent rien par eux-mêmes, ne ressentent aucun besoin, et la nature, à leur égard, pourvoit à tout, comme elle le fait relativmenet aux végétaux. Or, comme ils sont irritables dans leurs parties, les moyens que la nature emploie pour les faire subsister, leur font exécuter des mouvemens que nous nommons des actions.