Philosophie zoologique (1809)/Troisième Partie/Quatrième Chapitre

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Troisième Partie, Quatrième Chapitre
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CHAPITRE IV.


Du Sentiment intérieur, des Émotions qu’il est susceptible d’éprouver, et de la Puissance qu’il en acquiert pour la production des actions.


MON objet, dans ce chapitre, est de traiter d’une des facultés les plus remarquables que le système nerveux, dans ses principaux développemens, donne aux animaux qui le possèdent dans cet état ; je veux parler de cette faculté singulière dont certains animaux et l’homme même sont doués, et qui consiste à pouvoir éprouver des émotions intérieures que provoquent les besoins et différentes causes externes ou internes, et desquelles naît la puissance qui fait exécuter diverses actions.

Personne, à ce que je crois, n’a encore pris en considération l’objet intéressant dont je vais m’occuper ; et cependant, si l’on ne fixe ses idées à son égard, il sera toujours impossible de rendre raison des nombreux phénomènes que nous présente l’organisation animale, et qui ont leur source dans la faculté que je viens de mentionner.

On a vu que le système nerveux se composoit de différens organes qui, tous, communiquent ensemble ; conséquemment, toutes les portions du fluide subtil, contenu dans les différentes parties de ce système, communiquent aussi entre elles, et par suite sont susceptibles d’éprouver un ébranlement général, lorsque certaines causes capables d’exciter cet ébranlement viennent à agir. C’est là une considération essentielle qu’il nous importe de ne pas perdre de vue dans les recherches qui nous occupent, et dont le fondement ne sauroit être douteux, puisque les faits observés nous en fournissent des preuves.

Cependant, la totalité du fluide nerveux n’est pas toujours assez libre pour pouvoir éprouver l’ébranlement dont il est question ; car, dans les cas ordinaires, il n’y a qu’une portion de ce fluide, à la vérité considérable, qui soit susceptible de ressentir cet ébranlement, lorsque certaines émotions l’y excitent.

Il est certain que, dans diverses circonstances, le fluide nerveux éprouve des mouvemens dans des portions, en quelque sorte isolées de sa masse : ainsi, des portions de ce fluide sont envoyées aux différentes parties pour l’action musculaire, et pour la vivification des organes, sans que sa masse entière se mette en mouvement ; de même, des portions du fluide dont il s’agit, peuvent être agitées dans les hémisphères du cerveau, sans que la totalité de ce fluide éprouve cette agitation : ce sont là des vérités dont on ne sauroit disconvenir. Mais s’il est évident que le fluide nerveux soit susceptible de recevoir des mouvemens dans certaines portions de sa masse, il doit l’être aussi que, par des causes particulières, la masse presque entière de ce fluide peut être ébranlée et mise en mouvement, puisque toutes ses portions communiquent ensemble. Je dis la masse presque entière, parce que, dans les émotions intérieures ordinaires, la portion du fluide nerveux qui sert à l’excitation des muscles indépendans de l’individu, et souvent celle qui se trouve dans les hémisphères du cerveau, sont à l’abri des ébranlemens qui constituent ces émotions.

Le fluide nerveux peut donc éprouver des mouvemens dans certaines parties de sa masse, et il peut aussi en subir dans toutes à la fois ; or, ce sont ces derniers mouvemens qui constituent les ébranlemens généraux de ce fluide, et que nous allons considérer.

Les ébranlemens généraux du fluide nerveux sont de deux sortes ; savoir :

1°. Les ébranlemens partiels, lesquels deviennent ensuite généraux et se terminent par une réaction : ce sont les ébranlemens de cette sorte qui produisent le sentiment. Nous en avons traité dans le troisième chapitre ;

2°. Les ébranlemens qui sont généraux dès qu’ils commencent, et qui ne forment aucune réaction : ce sont ceux-ci qui constituent les émotions intérieures, et c’est d’eux uniquement dont nous allons nous occuper.

Mais auparavant, il est nécessaire de dire un mot du sentiment d' existence, parce que ce sentiment est la source dans laquelle les émotions intérieures prennent naissance.

Du Sentiment d’Existence.

le sentiment d’existence, que je nommerai sentiment intérieur, afin de le séparer de l’idée d’une généralité qu’il ne peut avoir, puisqu’il n’est point commun à tous les corps vivans, et qu’il ne l’est pas même à tous les animaux, est un sentiment fort obscur, dont sont doués les animaux qui ont un système nerveux assez développé pour leur donner la faculté de sentir.

Ce sentiment, tout obscur qu’il est, est néanmoins très-puissant ; car il est la source des émotions intérieures qu’éprouvent les individus qui le possèdent, et par suite de cette force singulière qui met ces individus dans le cas de produire eux-mêmes les mouvemens et les actions que leurs besoins exigent. Or, ce sentiment, considéré comme un moteur très-actif, n’agit ainsi qu’en envoyant aux muscles, qui doivent opérer ces mouvemens et ces actions, le fluide nerveux qui en est l’excitateur.

Le sentiment dont il est question, et qui est maintenant bien reconnu, résulte de l’ensemble confus de sensations intérieures qui ont lieu constamment pendant la durée de l’existence de l’animal, au moyen des impressions continuelles que les mouvemens de la vie exécutent sur ses parties internes et sensibles.

En effet, par suite des mouvemens organiques ou vitaux qui s’opèrent dans tout animal, celui qui possède un système nerveux suffisamment développé, jouit dès lors de la sensibilité physique, et reçoit sans cesse, dans toutes ses parties intérieures et sensibles, des impressions qui l’affectent continuellement, et qu’il ressent toutes à la fois sans pouvoir en distinguer aucune.

À la vérité, toutes ces impressions sont très-foibles ; et, quoiqu’elles varient en intensité, selon l’état de santé ou de maladie de l’individu, elles ne sont, en général, très-difficiles à distinguer que parce qu’elles n’offrent point d’interruption ni de reprise subites. Néanmoins l’ensemble de ces impressions et des sensations confuses qui en résultent, constitue dans tout animal qui s’y trouve assujetti, un sentiment intérieur fort obscur, mais réel, qu’on a nommé sentiment d’existence.

Ce sentiment intime et continuel, dont on ne se rend pas compte, parce qu’on l’éprouve sans le remarquer, est général, puisque toutes les parties sensibles du corps y participent. Il constitue ce moi dont tous les animaux, qui ne sont que sensibles, sont pénétrés sans s’en apercevoir, mais que ceux qui possèdent l’organe de l’intelligence peuvent remarquer, ayant la faculté de penser et d’y donner de l’attention.

Enfin, il est, chez les uns et les autres, la source d’une puissance que les besoins savent émouvoir, qui n’agit effectivement que par émotion, et dans laquelle les mouvemens et les actions puisent la force qui les produit.

Le sentiment intérieur peut être considéré sous deux rapports très-distincts ; savoir :

1°. En ce qu’il est le résultat des sensations obscures qui s’exécutent, sans discontinuité, dans toutes les parties sensibles du corps : sous cette considération, je le nomme simplement sentiment intérieur ;

2°. Dans ses facultés : car, au moyen de l’ébranlement général dont est susceptible le fluide subtil qui l’occasionne, il a celle de constituer une puissance qui donne aux animaux qui la possèdent, le pouvoir de produire eux-mêmes des mouvemens et des actions.

En effet, ce sentiment, formant un tout très-simple, par sa généralité, est susceptible d’être ému par différentes causes. Or, dans ses émotions, pouvant exciter des mouvemens dans les portions libres du fluide nerveux, diriger ces mouvemens, et envoyer ce fluide excitateur à tel ou tel muscle, ou dans telle partie des hémisphères du cerveau, il devient alors une puissance qui fait agir ou qui excite des pensées.

Ainsi, sous ce second rapport, on peut considérer le sentiment intérieur comme la source où la force productrice des actions puise ses moyens.

Il étoit nécessaire, pour l’intelligence des phénomènes qu’il produit, de considérer ce sentiment sous les deux rapports que je viens de citer ; car, par sa nature, c’est-à-dire, comme sentiment d’existence, il est, pendant la veille, toujours en action ; et par ses facultés, il donne naissance passagèrement à une force qui fait agir.

Enfin, le sentiment intérieur ne manifeste sa puissance, et ne parvient à produire des actions, que lorsqu’il existe un système pour le mouvement musculaire, lequel est toujours dépendant du système nerveux, et ne sauroit avoir lieu sans lui. Aussi, seroit-ce une inconséquence que de s’efforcer de trouver des muscles dans des animaux en qui le système nerveux manqueroit évidemment.

Essayons maintenant de développer les principales considérations relatives aux émotions du sentiment intérieur.

Des Émotions du Sentiment intérieur.

Il s’agit ici de l’examen de l’un des plus importans phénomènes de l’organisation animale ; de ces émotions du sentiment intérieur, qui font agir les animaux et l’homme même, tantôt sans aucune participation de leur volonté, et tantôt par une volonté qui y donne lieu ; émotions depuis long-temps aperçues, mais sur lesquelles il ne paroît pas qu’on ait fixé son attention pour en rechercher l’origine ou les causes.

D’après ce qu’on observe à cet égard, on ne sauroit douter que le sentiment intérieur et général qu’éprouvent les animaux qui possèdent un système nerveux propre au sentiment, ne soit susceptible de s’émouvoir par des causes qui l’affectent ; or, ces causes sont toujours le besoin, soit d’assouvir la faim, soit de fuir des dangers, d’éviter la douleur, de rechercher le plaisir, ou ce qui est agréable à l’individu, etc.

Les émotions du sentiment intérieur ne peuvent être connues que de l’homme, lui seul pouvant les remarquer et y donner de l’attention ; mais il n’aperçoit que celles qui sont fortes, qui ébranlent, en quelque sorte, tout son être, et il a besoin de beaucoup d’attention et de réflexions, pour reconnoître qu’il en éprouve de tous les degrés d’intensité, et que c’est uniquement le sentiment intérieur qui, dans diverses circonstances, fait naître en lui ces émotions internes qui le font agir ou qui le portent à exécuter quelqu’action.

J’ai déjà dit, au commencement de ce chapitre, que les émotions intérieures d’un animal sensible, consistoient en certains ébranlemens généraux de toutes les portions libres de son fluide nerveux, et que ces ébranlemens n’étoient suivis d’aucune réaction, ce qui est cause qu’ils ne produisent aucune sensation distincte. Or, il est aisé de concevoir que lorsque ces émotions sont foibles ou médiocres, l’individu peut les dominer et en diriger les mouvemens ; mais que lorsqu’elles sont subites et très-grandes, alors il en est maîtrisé lui-même : cette considération est très-importante.

Le fait positif, que constituent les émotions dont il s’agit, ne peut être une supposition. Qui n’a pas remarqué qu’un grand bruit inattendu, nous fait tressaillir, sauter en quelque sorte, et exécuter, selon sa nature, des mouvemens que notre volonté n’avoit pas déterminés ?

Il y a quelque temps que, marchant dans la rue, et me couvrant l’œil gauche de mon mouchoir, parce qu’il me faisoit souffrir, et que la lumière du soleil m’incommodoit, la chute précipitée d’un cheval monté, que je ne voyois pas, se fit très-près de moi et à ma gauche : or, dans l’instant même, par un mouvement et un élan, auxquels ma volonté ne put avoir la moindre part, je me trouvai transporté à deux pas sur ma droite, avant d’avoir eu l’idée de ce qui se passoit près de moi.

Tout le monde connoît ces sortes de mouvemens involontaires, pour en avoir éprouvé d’analogues ; et ils ne sont remarqués que parce qu’ils sont extrêmes et subits. Mais on ne fait pas attention que tout ce qui nous affecte, nous émeut proportionnellement, c’est-à-dire, émeut plus ou moins notre sentiment intérieur.

On est ému à la vue d’un précipice, d’une scène tragique, soit réelle, soit représentée sur un théâtre, soit même sur un tableau, etc., etc. : et quel peut être le pouvoir d’un beau morceau de musique bien exécuté, si ce n’est celui de produire des émotions dans notre sentiment intérieur ! La joie ou la tristesse que nous ressentons subitement, en apprenant une bonne ou une mauvaise nouvelle à l’égard de ce qui nous intéresse, est-elle autre chose que l'émotion de ce sentiment intérieur, qu’il nous est fort difficile de maîtriser dans le premier moment !

J’ai vu exécuter plusieurs morceaux de musique sur le piano, par une jeune demoiselle qui étoit sourde et muette : son jeu étoit peu brillant et néanmoins passable ; mais elle avoit beaucoup de mesure, et je m’aperçus que toute sa personne étoit mue par des mouvemens mesurés de son sentiment intérieur.

Ce fait me fit sentir que le sentiment intérieur suppléoit, dans cette jeune personne, à l’organe de l’ouïe qui ne pouvoit la guider. Aussi, son maître de musique m’ayant appris qu’il l’avoit exercée à la mesure par des signes mesurés, je fus bientôt convaincu que ces signes avoient ému en elle le sentiment dont il est question ; et de là je présumai que ce que l’on attribue entièrement à l’oreille très-exercée et très-délicate des bons musiciens, appartenoit plutôt à leur sentiment intérieur qui, dès la première mesure, se trouve ému par le genre de mouvement nécessaire pour l’exécution d’une pièce.

Nos habitudes, notre tempérament, l’éducation même, modifient cette faculté de s’émouvoir que possède notre sentiment intérieur ; en sorte qu’elle se trouve très-affoiblie dans certains individus, et qu’elle est extrême dans d’autres.

On doit distinguer les émotions que nous fait éprouver la sensation des objets extérieurs, de celles qui nous viennent des idées, des pensées, en un mot, des actes de notre intelligence ; les premières constituent la sensibilité physique, tandis que les secondes, par leur susceptibilité plus ou moins grande, caractérisent la sensibilité morale que nous allons considérer.

Sensibilité morale.

La sensibilité morale, à laquelle on donne ordinairement le nom général de sensibilité, est fort différente de la sensibilité physique dont j’ai déjà fait mention ; la première n’étant excitée que par des idées et des pensées qui émeuvent notre sentiment intérieur ; et la seconde ne se manifestant que par des impressions qui se produisent sur nos sens, et qui peuvent pareillement émouvoir le sentiment intérieur dont nous sommes doués.

Ainsi, la sensibilité morale, dont on a, mal à propos, supposé le siége dans le cœur, parce que les différens actes de cette sensibilité affectent plus ou moins les fonctions de ce viscère, n’est autre chose que l’exquise susceptibilité de s’émouvoir, que possède le sentiment intérieur de certains individus, à la manifestation subite d’idées et de pensées qui y donnent lieu. On dit alors que ces individus sont très-sensibles.

Cette sensibilité, considérée dans les développemens qu’une intelligence perfectionnée peut lui faire acquérir, et lorsqu’elle n’a point éprouvé les altérations qu’on est parvenu à lui faire subir, me paroît un produit et même un bienfait de la nature. Elle forme alors une des plus belles qualités de l’homme ; car elle est la source de l’humanité, de la bonté, de l’amitié, de l’honneur, etc. Quelquefois, cependant, certaines circonstances nous rendent cette qualité presqu’aussi funeste, qu’elle peut nous être avantageuse dans d’autres : or, pour en retirer les avantages qu’on en peut obtenir, et obvier aux inconvéniens qui en proviennent, il ne s’agit que d’en modérer les élans par des moyens que les principes d’une bonne éducation peuvent seuls diriger.

En effet, ces principes nous montrent la nécessité, dans mille circonstances, de comprimer notre sensibilité, jusqu’à un certain point, afin de ne pas manquer aux égards que l’homme en société doit à ses semblables, ainsi qu’à l’âge, au sexe et au rang des personnes avec qui il se trouve : de là résultent cette convenance, cette aménité dans les discours et dans les expressions employées, en un mot, cette juste retenue dans les idées émises, qui font plaire sans jamais blesser, et qui forment une qualité qui distingue éminemment ceux qui la possèdent.

Jusques-là, nos conquêtes, à cet égard, ne peuvent tourner qu’à l’avantage général. Mais on passe quelquefois les bornes ; on abuse du pouvoir que la nature nous donna, d’étouffer, en quelque sorte, la plus belle des facultés que nous tenions d’elle.

Effectivement, certains penchans auxquels se livrent bien des hommes, leur ayant fait sentir le besoin d’employer constamment la dissimulation, il leur est devenu nécessaire de contraindre habituellement les émotions du sentiment intérieur, et de cacher soigneusement leurs pensées, ainsi que celles de leurs actions qui peuvent les conduire au but qu’ils se proposent. Or, comme toute faculté, non exercée, s’altère peu à peu, et finit par s’anéantir presque entièrement, la sensibilité morale que nous considérons ici, est à peu près nulle pour eux, et ils ne l’estiment même pas dans les personnes qui la possèdent encore d’une manière un peu éminente.

De même que la sensibilité physique ne s’exerce que par des sensations qui, lorsqu’elles font naître quelque besoin, produisent aussitôt une émotion dans le sentiment intérieur, lequel envoie, dans l’instant, le fluide nerveux aux muscles qui doivent agir ; de même, aussi, la sensibilité morale ne s’exerce que par des émotions que produit la pensée dans ce sentiment intérieur ; et lorsque la volonté, qui est un acte d’intelligence, détermine une action, ce sentiment, ému par cet acte, dirige le fluide nerveux vers les muscles qui doivent agir.

Ainsi, le sentiment intérieur reçoit, par l’une ou l’autre de deux voies très-différentes, toutes les émotions qui peuvent l’agiter ; savoir : par celle de la pensée, et par celle du sentiment physique ou des sensations. On pourroit donc distinguer les émotions du sentiment intérieur :

1°. En émotions morales, telles que celles que certaines pensées peuvent produire ;

2°. En émotions physiques, telles que celles qui proviennent de certaines sensations. Cependant, comme les résultats de la première sorte d’émotion appartiennent à la sensibilité morale, tandis que ceux de la seconde sorte dépendent de la sensibilité physique, il suffit de s’en tenir à la première distinction déjà faite.

Je ferai, néanmoins, à cette occasion, les remarques suivantes, qui ne me paroissent pas sans intérêt.

Une émotion morale, quand elle est très-forte, peut anéantir momentanément, ou temporairement, le sentiment physique, occasionner des désordres dans les idées, les pensées, et altérer plus ou moins les fonctions de plusieurs des organes essentiels à la vie.

On sait qu’une nouvelle affligeante et inattendue, que celle même qui cause une joie extrême, produisent des émotions dont les suites peuvent être de la nature de celles que je viens de citer.

On sait aussi que les moindres effets de ces émotions sont de troubler la digestion, ou de la rendre pénible ; et qu’à l’égard des personnes âgées, lorsqu’elles sont un peu fortes, elles sont dangereuses, et quelquefois funestes.

Enfin, la puissance des émotions morales est si grande, que souvent elle réussit à dominer le sentiment physique. En effet, on a vu des fanatiques, c’est-à-dire, des individus dont le sentiment moral étoit tellement exalté, qu’ils parvenoient à surmonter les impressions des tortures qu’on leur faisoit éprouver.

Quoiqu’en général, les émotions morales l’emportent en puissance sur les émotions physiques, celles-ci, néanmoins, lorsqu’elles sont très-fortes, troublent aussi les facultés intellectuelles, peuvent causer le délire, et déranger les fonctions organiques.

Je terminerai ces remarques par une réflexion que je crois fondée ; savoir : que le sentiment moral exerce, avec le temps, sur l’état de l’organisation, une influence encore plus grande que celle que le sentiment physique est capable d’y opérer.

Effectivement, quel désordre une tristesse profonde et très-prolongée ne produit-elle pas dans les fonctions organiques, et surtout dans l’état des viscères abdominaux ?

Cabanis, considérant, à cet égard, que des individus continuellement tristes, mélancoliques, et souvent même sans sujet réel, offroient dans l’état des viscères dont je viens de parler, un genre d’altération toujours à peu près le même, en a conclu que c’étoit à ce genre d’altération qu’il falloit attribuer la mélancolie de ces individus, et que ces viscères concouroient à la formation de la pensée.

Il me semble que ce savant a étendu trop loin la conséquence qu’il a tirée des observations faites à ce sujet.

Sans doute, l’état d’altération des organes, et spécialement des viscères abdominaux, correspond fréquemment avec les altérations des facultés morales, et même y contribue réellement. Mais cet état, selon moi, ne concourt point pour cela à la formation de la pensée ; il influe seulement à donner à l’individu un penchant qui le porte à se complaire dans tel ordre de pensées, plutôt que dans tel autre.

Or, le sentiment moral agissant fortement sur l’état des organes, lorsque ses affections se prolongent dans tel ou tel sens, ce dont on ne sauroit douter, il me paroît que, dans tel individu, des chagrins continuels et fondés auront, dans l’origine, causé les altérations de ses viscères abdominaux ; et que ces altérations, une fois formées, auront, à leur tour, perpétué, dans cet individu, un penchant à la mélancolie, même sans qu’il en ait alors aucun sujet.

À la vérité, la génération peut transmettre une disposition des organes, en un mot, un état des viscères propre à donner lieu à tel tempérament, telle inclination, enfin, tel caractère ; mais il faut ensuite que les circonstances favorisent, dans le nouvel individu, le développement de cette disposition, sans quoi, cet individu pourroit acquérir un autre tempérament, d’autres inclinations, enfin, un autre caractère. Ce n’est que dans les animaux, surtout dans ceux qui ont peu d’intelligence, que la génération transmet, presque sans variation, l’organisation, les penchans, les habitudes, enfin, tout ce qui est le propre de chaque race.

Je m’éloignerois trop de ce que j’ai en vue, si je m’étendois davantage sur ces considérations ; en conséquence, je reviens à mon sujet.

Ainsi, je résume mes observations sur le sentiment intérieur, en disant que ce sentiment, dans les êtres qui en sont doués, est la source des mouvemens et des actions ; soit lorsque des sensations qui font naître des besoins lui causent des émotions quelconques ; soit lorsque la pensée donnant aussi naissance à un besoin ou montrant un danger, etc., l’émeut plus ou moins fortement. Ces émotions, de quelque part qu’elles viennent, ébranlent aussitôt le fluide nerveux disponible, et comme tout besoin ressenti dirige le résultat de l’émotion qu’il excite vers les parties qui doivent agir, les mouvemens s’exécutent invariablement par cette voie, et sont toujours en rapport avec ce que les besoins exigent.

Enfin, comme ces émotions intérieures sont très-obscures, l’individu, en qui elles s’exécutent, ne s’en aperçoit pas ; elles sont cependant réelles ; et si l’homme, dont l’intelligence est très-perfectionnée, y donnoit quelqu’attention, il reconnoîtroit bientôt qu’il n’agit que par des émotions de son sentiment intérieur, dont les unes étant provoquées par des idées, des pensées et des jugemens qui lui font ressentir des besoins, excitent sa volonté d’agir ; tandis que les autres résultant immédiatement de besoins pressans et subits, lui font exécuter des actions auxquelles sa volonté n’a point de part.

J’ajoute que, puisque le sentiment intérieur peut occasionner les ébranlemens dont il vient d’être question, on sent que si l’individu domine les émotions que son sentiment intime reçoit, il peut alors les comprimer, les modérer, et même en arrêter les effets. Voilà comment le sentiment intérieur de tout individu qui en jouit, constitue une puissance qui le fait agir selon ses besoins et ses penchans habituels.

Mais lorsque les émotions dont il s’agit sont très-grandes, et qu’elles le sont au point de causer dans le fluide nerveux un ébranlement assez considérable pour interrompre et troubler dans ses opérations celui des hémisphères du cerveau, et celui même qui porte son influence aux muscles indépendans de l’individu, dès lors cet individu perd connoissance, éprouve la syncope, et ses organes vitaux sont plus ou moins dérangés dans leurs fonctions.

Ce sont là, vraisemblablement, ces grandes vérités que ne purent découvrir les philosophes, parce qu’ils n’avoient pas suffisamment observé la nature, et que les zoologistes n’ont pas aperçues, parce qu’ils se sont trop occupés de distinctions et d’objets de détail. Au moins peut-on dire que les causes physiques qui viennent d’être indiquées, sont capables d’opérer les phénomènes d’organisation qui font ici le sujet de nos recherches.

L’ordre qui est partout nécessaire dans l’exposition des idées, exige que j’établisse ici une distinction très-fondée et de première importance ; la voici : j’ai déjà dit que le sentiment intérieur recevoit des émotions par deux sortes de causes très-différentes ; savoir :

1°. Par suite de quelque opération de l’intelligence qui se termine par un acte de volonté d’agir ;

2°. Par quelque sensation ou impression qui fait ressentir un besoin ou provoque l’exercice d’un penchant sans la participation de la volonté.

Ces deux sortes de causes, qui émeuvent le sentiment intérieur de l’individu, montrent qu’il y a réellement une distinction à faire entre celles qui dirigent les mouvemens du fluide nerveux dans la production des actions.

Dans le premier cas, en effet, l’émotion du sentiment intérieur provenant d’un acte de l’intelligence, c’est-à-dire, d’un jugement qui détermine la volonté d’agir, alors cette émotion dirige les mouvemens du fluide nerveux disponible, dans le sens que la volonté lui imprime.

Dans le second cas, au contraire, l’intelligence n’ayant aucune part à l’émotion du sentiment intérieur, cette émotion dirige les mouvemens du fluide nerveux dans le sens qu’exigent les besoins qu’ont fait naître les sensations, et dans celui des penchans acquis.

Une autre considération n’est pas moins importante à faire remarquer que celles dont il vient d’être question : elle consiste en ce que le sentiment intérieur est susceptible d’être entièrement suspendu, et de ne l’être quelquefois qu’imparfaitement.

Pendant le sommeil, par exemple, le sentiment dont il s’agit, est suspendu, ou à peu près nul ; la portion libre du fluide nerveux est dans une sorte de repos, n’éprouve plus d’ébranlement général, et l’individu ne jouit plus de son sentiment d’existence. Aussi, le système des sensations n’est point alors exercé, et aucune des actions, dépendantes de l’individu, ne s’exécute, les muscles nécessaires pour la produire n’étant plus excités et se trouvant dans une sorte de relâchement.

Si le sommeil est imparfait, et s’il existe quelque cause d’irritation qui agite la portion libre du fluide nerveux, surtout celle qui se trouve dans les hémisphères du cerveau, le sentiment intérieur se trouvant suspendu dans ses fonctions, ne dirige plus les mouvemens du fluide des nerfs, et alors l’individu est livré à des songes, c’est-à-dire, à des retours involontaires de ses idées, qu’il ressent et qui se présentent en désordre et dans des suites caractérisées par leur confusion.

Dans l’état de veille, le sentiment intérieur peut être fortement troublé dans ses fonctions, tantôt par une trop grande émotion, qui interrompt l’émission du fluide nerveux dans les muscles indépendans de la volonté, et tantôt par quelque irritation considérable qui agite principalement celui du cerveau. Dès lors, il cesse de diriger le fluide nerveux dans ses mouvemens ; on éprouve, soit la syncope, si ce trouble est le produit d’une grande émotion, soit le délire, si c’est une grande irritation qui l’occasionne, soit quelque acte de folie, etc., etc.

D’après ce qui vient d’être exposé, il me paroît évident que le sentiment intérieur de l’homme et des animaux qui le possèdent, est la seule cause productrice des actions ; que ce sentiment n’agit que lorsque les émotions, dont il est susceptible, l’ont mis dans le cas de le faire ; qu’il est ému, tantôt par des actes de l’intelligence, et tantôt par quelque besoin ou quelque sensation, qui agit immédiatement et subitement sur lui ; qu’il peut être dominé, dans ses foibles émotions, par les hommes, dont l’intelligence est très-développée, tandis qu’il ne l’est que très-difficilement dans certains animaux, et qu’il ne l’est jamais dans ceux qui manquent d’intelligence ; qu’il est suspendu, dans ses fonctions, pendant le sommeil, et qu’alors il ne dirige plus les mouvemens que la portion libre du fluide nerveux peut éprouver ; qu’il peut être, aussi, interrompu et troublé, dans ses fonctions, pendant l’état de veille ; enfin, qu’il est le produit ; d’une part, du sentiment d’existence de l’individu ; et de l’autre part, de l’harmonie qui existe dans les parties du système nerveux, laquelle est cause que les portions libres du fluide subtil des nerfs, communiquent ensemble, et sont susceptibles d’éprouver un ébranlement général.

Il me paroît aussi très-évident, d’après le même exposé, que la sensibilité morale ne diffère de la sensibilité physique, qu’en ce que la première résulte uniquement des émotions provoquées par des actes de l’intelligence ; tandis que la deuxième n’est produite que par les émotions qu’excitent les sensations et les besoins qui en procurent.

Ces considérations, si elles sont fondées, me paroissent établir des vérités qu’il nous seroit alors du plus grand intérêt de reconnoître ; car, outre qu’elles seroient propres à redresser nos erreurs, relativement aux phénomènes de la vie et de l’organisation, ainsi qu’aux facultés auxquelles ces phénomènes donnent lieu, elles mettroient un terme au merveilleux créé par notre imagination, et elles nous donneroient une idée plus juste et plus grande du suprême auteur de tout ce qui existe, en nous montrant la voie simple qu’il a prise pour opérer tous les prodiges dont nous sommes témoins.

Ainsi, le sentiment intime d’existence qu’éprouvent les animaux qui jouissent de la faculté de sentir, mais qui ne sont doués d’aucune intelligence, leur procure en même temps une puissance intérieure qui n’agit que par des émotions que l’harmonie du système nerveux la met dans le cas de pouvoir éprouver, et qui leur fait exécuter des actions, sans le concours d’aucune volonté de leur part. Mais ceux des animaux qui joignent à la faculté de sentir, celle de pouvoir exécuter des actes d’intelligence, ont cet avantage sur les premiers, que leur puissance intérieure, source de leurs actions, est susceptible de recevoir les émotions qui la font agir, tantôt par les sensations que produisent des impressions intérieures et des besoins ressentis, et tantôt par une volonté qui, quoique plus ou moins dépendante, est toujours la suite de quelque acte d’intelligence.

Nous allons maintenant considérer plus particulièrement encore cette puissance intérieure et singulière qui donne aux animaux qui la possèdent, la faculté d’agir : le chapitre suivant, qui y est destiné, peut être considéré comme un complément de celui-ci.