Physiologie du Mariage/26

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Physiologie du Mariage
Œuvres complètes de H. de BalzacA. Houssiaux16 (p. 578-590).

MÉDITATION XXVI.

DES DIFFÉRENTES ARMES.

Une arme est tout qui peut servir à blesser, et, à ce titre, les sentiments sont peut-être les armes les plus cruelles que l’homme puisse employer pour frapper son semblable. Le génie si lucide et en même temps si vaste de Schiller, semble lui avoir révélé tous les phénomènes de l’action vive et tranchante exercée par certaines idées sur les organisations humaines. Une pensée peut tuer un homme. Telle est la morale des scènes déchirantes, où, dans les Brigands, le poète montre un jeune homme faisant, à l’aide de quelques idées, des entailles si profondes au cœur d’un vieillard, qu’il finit par lui arracher la vie. L’époque n’est peut-être pas éloignée où la science observera le mécanisme ingénieux de nos pensées, et pourra saisir la transmission de nos sentiments. Quelque continuateur des sciences occultes prouvera que l’organisation intellectuelle est en quelque sorte un homme intérieur qui ne se projette pas avec moins de violence que l’homme extérieur, et que la lutte qui peut s’établir entre deux de ces puissances, invisibles à nos faibles yeux, n’est pas moins mortelle que les combats aux hasards desquels nous livrons notre enveloppe. Mais ces considérations appartiennent à d’autres Études que nous publierons à leur tour ; quelques-uns de nos amis en connaissent déjà l’une des plus importantes, LA PATHOLOGIE DE LA VIE SOCIALE ou Méditations mathématiques, physiques, chimiques et transcendantes sur les manifestations de la pensée prise sous toutes les formes que produit l’état de société soit par le vivre, le couvert, la démarche, l’hyppiatrique, soit par la parole et l’action, etc., où toutes ces grandes questions sont agitées. Le but de notre petite observation métaphysique est seulement de vous avertir que les hautes classes sociales raisonnent trop bien pour s’attaquer autrement que par des armes intellectuelles.

De même qu’il se rencontre des âmes tendres et délicates en des corps d’une rudesse minérale ; de même, il existe des âmes de bronze enveloppées de corps souples et capricieux, dont l’élégance attire l’amitié d’autrui, dont la grâce sollicite des caresses ; mais si vous flattez l’homme extérieur de la main, l’homo duplex, pour nous servir d’une expression de Buffon, ne tarde pas à se remuer, et ses anguleux contours vous déchirent.

Cette description d’un genre d’êtres tout particulier, que nous ne vous souhaitons pas de heurter en cheminant ici-bas, vous offre une image de ce que sera votre femme pour vous. Chacun des sentiments les plus doux que la nature a mis dans notre cœur deviendra chez elle un poignard. Percé de coups à toute heure, vous succomberez nécessairement, car votre amour s’écoulera par chaque blessure.

C’est le dernier combat, mais aussi, pour elle, c’est la victoire.

Pour obéir à la distinction que nous avons cru pouvoir établir entre les trois natures de tempéraments qui sont en quelque sorte les types de toutes les constitutions féminines, nous diviserons cette Méditation en trois paragraphes, et qui traiteront :

§ I. DE LA MIGRAINE.

§ II. DES NÉVROSES.

§ III. DE LA PUDEUR RELATIVEMENT AU MARIAGE.



§ I. — DE LA MIGRAINE.


Les femmes sont constamment les dupes ou les victimes de leur excessive sensibilité ; mais nous avons démontré que, chez la plupart d’entre elles, cette délicatesse d’âme devait, presque toujours à notre insu, recevoir les coups les plus rudes, par le fait du mariage. (Voyez les Médiations intitulées : Des prédestinés et De la Lune de Miel.) La plupart des moyens de défense employés instinctivement par les maris ne sont-ils pas aussi des piéges tendus à la vivacité des affections féminines ?

Or, il arrive un moment où, pendant la guerre civile, une femme trace par une seule pensée l’histoire de sa vie morale, et s’irrite de l’abus prodigieux que vous avez fait de sa sensibilité. Il est bien rare que les femmes, soit par un sentiment de vengeance inné qu’elles ne s’expliquent jamais, soit par un instinct de domination, ne découvrent pas alors un moyen de gouvernement dans l’art de mettre en jeu chez l’homme cette propriété de sa machine.

Elles procèdent avec un art admirable à la recherche des cordes qui vibrent le plus dans les cœurs de leurs maris ; et, une fois qu’elles en ont trouvé le secret, elles s’emparent avidement de ce principe ; puis, comme un enfant auquel on a donné un joujou mécanique dont le ressort irrite sa curiosité, elles iront jusqu’ à l’user, frappant incessamment, sans s’inquiéter des forces de l’instrument, pourvu qu’elles réussissent. Si elles vous tuent, elles vous pleureront de la meilleure grâce du monde, comme le plus vertueux, le plus excellent et le plus sensible des êtres.

Ainsi, votre femme s’armera d’abord de ce sentiment généreux qui nous porte à respecter les êtres souffrants. L’homme le plus disposé à quereller une femme pleine de vie et de santé est sans énergie devant une femme infirme et débile. Si la vôtre n’a pas atteint le but de ses desseins secrets par les divers systèmes d’attaque déjà décrits, elle saisira bien vite cette arme toute-puissante.

En vertu de ce principe d’une stratégie nouvelle, vous verrez la jeune fille si forte de vie et de beauté de qui vous avez épousé la fleur, se métamorphosant en une femme pâle et maladive.

L’affection dont les ressources sont infinies pour les femmes, est la migraine. Cette maladie, la plus facile de toutes à jouer, car elle est sans aucun symptôme apparent, oblige à dire seulement : — J’ai la migraine. Une femme s’amuse-t-elle de vous, il n’existe personne au monde qui puisse donner un démenti à son crâne dont les os impénétrables défient et le tact et l’observation. Aussi la migraine est-elle, à notre avis, la reine des maladies, l’arme la plus plaisante et la plus terrible employée par les femmes contre leurs maris. Il existe des êtres violents et sans délicatesse qui, instruits des ruses féminines par leurs maîtresses pendant le temps heureux de leur célibat, se flattent de ne pas être pris à ce piége vulgaire. Tous leurs efforts, tous leurs raisonnements, tout finit par succomber devant la magie de ces trois mots : — J’ai la migraine ! Si un mari se plaint, hasarde un reproche, une observation ; s’il essaie de s’opposer à la puissance de cet Il buondo cani du mariage, il est perdu.

Imaginez une jeune femme, voluptueusement couchée sur un divan, la tête doucement inclinée sur l’un des coussins, une main pendante ; un livre est à ses pieds, et sa tasse d’eau de tilleul sur un petit guéridon !… Maintenant, placez un gros garçon de mari devant elle. Il a fait cinq à six tours dans la chambre ; et, à chaque fois qu’il a tourné sur ses talons pour recommencer cette promenade, la petite malade a laissé échapper un mouvement de sourcils pour lui indiquer en vain que le bruit le plus léger la fatigue. Bref, il rassemble tout son courage, et vient protester contre la ruse par cette phrase si hardie : — Mais as-tu bien la migraine ?… À ces mots, la jeune femme lève un peu sa tête languissante, lève un bras qui retombe faiblement sur le divan, lève des yeux morts sur le plafond, lève tout ce qu’elle peut lever ; puis, vous lançant un regard terne, elle dit d’une voix singulièrement affaiblie : — Eh ! qu’aurais-je donc ?… Oh ! l’on ne souffre pas tant pour mourir !… Voilà donc toutes les consolations que vous me donnez ! Ah ! l’on voit bien, messieurs, que la nature ne vous a pas chargés de mettre des enfants au monde. Êtes-vous égoïstes et injustes ? Vous nous prenez dans toute la beauté de la jeunesse, fraîches, roses, la taille élancée, voilà qui est bien ! Quand vos plaisirs ont ruiné les dons florissants que nous tenons de la nature, vous ne nous pardonnez pas de les avoir perdus pour vous ! C’est dans l’ordre. Vous ne nous laissez ni les vertus ni les souffrances de notre condition. Il vous a fallu des enfants, nous avons passé les nuits à les soigner ; mais les couches ont ruiné notre santé, en nous léguant le principe des plus graves affections (Ah ! quelles douleurs !…) Il y a peu de femmes qui ne soient sujettes à la migraine ; mais la vôtre doit en être exempte… Vous riez même de ses douleurs ; car vous êtes sans générosité… (Par grâce, ne marchez pas !…) Je ne me serais pas attendu à cela de vous. (Arrêtez la pendule, le mouvement du balancier me répond dans la tête. Merci.) Oh ! que je suis malheureuse !… N’avez-vous pas sur vous une essence ? Oui. Ah ! par pitié, permettez-moi de souffrir à mon aise, et sortez ; car cette odeur me fend le crâne ! Que pouvez-vous répondre ?… N’y a-t-il pas en vous une voix intérieure qui vous crie : — Mais si elle souffre ?… Aussi presque tous les maris évacuent-ils le champ de bataille bien doucement ; et c’est du coin de l’œil que leurs femmes les regardent marchant sur la pointe du pied et fermant doucement la porte de leur chambre désormais sacrée.

Voilà la migraine, vraie ou fausse, impatronisée chez vous. La migraine commence alors à jouer son rôle au sein du ménage. C’est un thème sur lequel une femme sait faire d’admirables variations, elle le déploie dans tous les tons. Avec la migraine seule, une femme peut désespérer un mari. La migraine prend à madame quand elle veut, où elle veut, autant qu’elle le veut. Il y en a de cinq jours, de dix minutes, de périodiques ou d’intermittentes.

Vous trouvez quelquefois votre femme au lit, souffrante, accablée, et les persiennes de sa chambre sont fermées. La migraine a imposé silence à tout, depuis les régions de la loge du concierge, lequel fendait du bois, jusqu’au grenier d’où votre valet d’écurie jetait dans la cour d’innocentes bottes de paille. Sur la foi de cette migraine, vous sortez ; mais à votre retour, on vous apprend que madame a décampé !… Bientôt madame rentre fraîche et vermeille : — Le docteur est venu ! dit-elle, il m’a conseillé l’exercice, et je m’en suis très-bien trouvée !…

Un autre jour, vous voulez entrer chez madame. — Oh ! monsieur ! vous répond la femme de chambre avec toutes les marques du plus profond étonnement ; madame a sa migraine, et jamais je ne l’ai vue si souffrante ! On vient d’envoyer chercher monsieur le docteur.

— Es-tu heureux, disait le maréchal Augereau au général R… d’avoir une jolie femme ! — Avoir !… reprit l’autre. Si j’ai ma femme dix jours dans l’année, c’est tout au plus. Ces s… femmes ont toujours ou la migraine ou je ne sais quoi !

La migraine remplace, en France, les sandales qu’en Espagne le confesseur laisse à la porte de la chambre où il est avec sa pénitente.

Si votre femme, pressentant quelques intentions hostiles de votre part, veut se rendre aussi inviolable que la charte, elle entame un petit concerto de migraine. Elle se met au lit avec toutes les peines du monde. Elle jette de petits cris qui déchirent l’âme. Elle détache avec grâce une multitude de gestes si habilement exécutés qu’on pourrait la croire désossée. Or, quel est l’homme assez peu délicat pour oser parler de désirs, qui, chez lui, annoncent la plus parfaite santé, à une femme endolorie ? La politesse seule exige impérieusement son silence. Une femme sait alors qu’au moyen de sa toute-puissante migraine elle peut coller à son gré au-dessus du lit nuptial cette bande tardive qui fait brusquement retourner chez eux les amateurs affriolés par une annonce de la Comédie-Française quand ils viennent à lire sur l’affiche : Relâche par une indisposition subite de mademoiselle Mars.

Ô migraine, protectrice des amours, impôt conjugal, bouclier sur lequel viennent expirer tous les désirs maritaux ! Ô puissante migraine ! est-il bien possible que les amants ne t’aient pas encore célébrée, divinisée, personnifiée ! Ô prestigieuse migraine ! ô fallacieuse migraine, béni soit le cerveau qui le premier te conçut ! honte au médecin qui te trouverait un préservatif ! Oui, tu es le seul mal que les femmes bénissent, sans doute par reconnaissance des biens que tu leur dispenses, ô fallacieuse migraine ! ô prestigieuse migraine !


§ II. — DES NÉVROSES.


Il existe une puissance supérieure à celle de la migraine ; et, nous devons avouer à la gloire de la France, que cette puissance est une des conquêtes les plus récentes de l’esprit parisien. Comme toutes les découvertes les plus utiles aux arts et aux sciences, on ne sait à quel génie elle est due. Seulement, il est certain que c’est vers le milieu du dernier siècle que les vapeurs commencèrent à se montrer en France. Ainsi, pendant que Papin appliquait à des problèmes de mécanique la force de l’eau vaporisée, une française, malheureusement inconnue, avait la gloire de doter son sexe du pouvoir de vaporiser ses fluides. Bientôt les effets prodigieux obtenus par les vapeurs mirent sur la voie des nerfs ; et c’est ainsi que, de fibre en fibre, naquit la névrologie. Cette science admirable a déjà conduit les Phillips et d’habiles physiologistes à la découverte du fluide nerveux et de sa circulation ; peut-être sont-ils à la veille d’en reconnaître les organes, et les secrets de sa naissance, de son évaporation. Ainsi, grâce à quelques simagrées, nous devrons de pénétrer un jour les mystères de la puissance inconnue que nous avons déjà nommée plus d’une fois, dans ce livre, la volonté. Mais n’empiétons pas sur le terrain de la philosophie médicale. Considérons les nerfs et les vapeurs seulement dans leurs rapports avec le mariage.

Les névroses (dénomination pathologique sous laquelle sont comprises toutes les affections du système nerveux) sont de deux sortes relativement à l’emploi qu’en font les femmes mariées, car notre Physiologie a le plus superbe dédain des classifications médicales. Ainsi nous ne reconnaissons que :

1º DES NÉVROSES CLASSIQUES ;

2º DES NÉVROSES ROMANTIQUES.

Les affections classiques ont quelque chose de belliqueux et d’animé. Elles sont violentes dans leurs ébats comme les Pythonisses, emportées comme les Ménades, agitées comme les Bacchantes, c’est l’antiquité pure.

Les affections romantiques sont douces et plaintives comme les ballades chantées en Écosse parmi les brouillards. Elles sont pâles comme des jeunes filles déportées au cercueil par la danse ou par l’amour. Elles sont éminemment élégiaques, c’est toute la mélancolie du nord.

Cette femme aux cheveux noirs, à l’œil perçant, au teint vigoureux, aux lèvres sèches, à la main puissante, sera bouillante et convulsive, elle représentera le génie des névroses classiques, tandis qu’une jeune blonde, à la peau blanche, sera celui des névroses romantiques. À l’une appartiendra l’empire des nerfs, à l’autre, celui des vapeurs.

Souvent un mari, rentrant au logis, y trouve sa femme en pleurs.

— Qu’as-tu, mon cher ange ? — Moi, je n’ai rien. — Mais, tu pleures ? — Je pleure sans savoir pourquoi. Je suis toute triste !… J’ai vu des figures dans les nuages, et ces figures ne m’apparaissent jamais qu’à la veille de quelque malheur… Il me semble que je vais mourir… Elle vous parle alors à voix basse de défunt son père, de défunt son oncle, de défunt son grand-père, de défunt son cousin. Elle invoque toutes ces ombres lamentables, elle ressent toutes leurs maladies, elle est attaquée de tous leurs maux, elle sent son cœur battre avec trop de violence ou sa rate se gonfler… Vous vous dites en vous-même d’un air fat : — Je sais bien d’où cela vient ! Vous essayez alors de la consoler ; mais voilà une femme qui bâille comme un coffre, qui se plaint de la poitrine, qui repleure, qui vous supplie de la laisser à sa mélancolie et à ses souvenirs. Elle vous entretient de ses dernières volontés, suit son convoi, s’enterre, étend sur sa tombe le panache vert d’un saule pleureur… Là où vous vouliez entreprendre de débiter un joyeux épithalame, vous trouvez une épitaphe toute noire. Votre velléité de consolation se dissout dans la nuée d’Ixion.

Il existe des femmes de bonne foi, qui arrachent ainsi à leurs sensibles maris des cachemires, des diamants, le payement de leurs dettes ou le prix d’une loge aux Bouffons ; mais presque toujours les vapeurs sont employées comme des armes décisives dans la guerre civile.

Au nom de sa consomption dorsale et de sa poitrine attaquée, une femme va chercher des distractions ; vous la voyez s’habillant mollement et avec tous les symptômes du spleen, elle ne sort que parce qu’une amie intime, sa mère ou sa sœur viennent essayer de l’arracher à ce divan qui la dévore et sur lequel elle passe sa vie à improviser des élégies. Madame va passer quinze jours à la campagne parce que le docteur l’ordonne. Bref, elle va où elle veut, et fait ce qu’elle veut. Se rencontrera-t-il jamais un mari assez brutal pour s’opposer à de tels désirs, pour empêcher une femme d’aller chercher la guérison de maux si cruels ? car il a été établi par de longues discussions que les nerfs causent d’atroces souffrances.

Mais c’est surtout au lit que les vapeurs jouent leur rôle. Là, quand une femme n’a pas la migraine, elle a ses vapeurs ; quand elle n’a ni vapeurs ni migraine, elle est sous la protection de la ceinture de Vénus, qui, vous le savez, est un mythe.

Parmi les femmes qui vous livrent la bataille des vapeurs, il en existe quelques-unes plus blondes, plus délicates, plus sensibles que les autres, qui ont le don des larmes. Elles savent admirablement pleurer. Elles pleurent quand elles veulent, comme elles veulent, et autant qu’elles veulent. Elles organisent un système offensif qui consiste dans une résignation sublime, et remportent des victoires d’autant plus éclatantes qu’elles restent en bonne santé.

Un mari tout irrité arrive-t-il promulguer des volontés ? elles le regardent d’un air soumis, baissent la tête et se taisent. Cette pantomime contrarie presque toujours un mari. Dans ces sortes de luttes conjugales, un homme préfère entendre une femme parler et se défendre ; car alors on s’exalte, on se fâche ; mais ces femmes, point… leur silence vous inquiète, et vous emportez une sorte de remords, comme le meurtrier qui, n’ayant pas trouvé de résistance chez sa victime, éprouve une double crainte. Il aurait voulu assassiner à son corps défendant. Vous revenez. À votre approche, votre femme essuie ses larmes et cache son mouchoir de manière à vous laisser voir qu’elle a pleuré. Vous êtes attendri. Vous suppliez votre Caroline de parler, votre sensibilité vivement émue vous fait tout oublier ; alors, elle sanglote en parlant et parle en sanglotant, c’est une éloquence de moulin ; elle vous étourdit de ses larmes et de ses idées confuses et saccadées : c’est un claquet, c’est un torrent.

Les Françaises, et surtout les Parisiennes, possèdent à merveille le secret de ces sortes de scènes, auxquelles la nature de leurs organes, leur sexe, leur toilette, leur débit donnent des charmes incroyables. Combien de fois un sourire de malice n’a-t-il pas remplacé les larmes sur le visage capricieux de ces adorables comédiennes, quand elles voient leurs maris empressés ou de briser la soie, faible lien de leurs corsets, ou de rattacher le peigne qui rassemblait les tresses de leurs cheveux, toujours prêts à dérouler des milliers de boucles dorées ?…

Mais que toutes ces ruses de la modernité cèdent au génie antique, aux puissantes attaques de nerfs, à la pyrrhique conjugale !

Oh ! combien de promesses pour un amant dans la vivacité de ces mouvements convulsifs, dans le feu de ces regards, dans la force de ces membres gracieux jusque dans leurs excès ! Une femme se roule alors comme un vent impétueux, s’élance comme les flammes d’un incendie, s’assouplit comme une onde qui glisse sur de blancs cailloux, elle succombe à trop d’amour, elle voit l’avenir, elle prophétise, elle voit surtout le présent, et terrasse un mari, et lui imprime une sorte de terreur.

Il suffit souvent à un homme d’avoir vu une seule fois sa femme remuant trois ou quatre hommes vigoureux comme si ce n’était que plumes, pour ne plus jamais tenter de la séduire. Il sera comme l’enfant qui, après avoir fait partir la détente d’une effrayante machine, a un incroyable respect pour le plus petit ressort. Puis arrive la Faculté de médecine, armée de ses observations et de ses terreurs. J’ai connu un mari, homme doux et pacifique, dont les yeux étaient incessamment braqués sur ceux de sa femme, exactement comme s’il avait été mis dans la cage d’un lion, et qu’on lui eût dit qu’en ne l’irritant pas il aurait la vie sauve.

Les attaques de nerfs sont très-fatigantes et deviennent tous les jours plus rares, le romantisme a prévalu.

Il s’est rencontré quelques maris flegmatiques, de ces hommes qui aiment long-temps, parce qu’ils ménagent leurs sentiments, et dont le génie a triomphé de la migraine et des névroses, mais ces hommes sublimes sont rares. Disciples fidèles du bienheureux saint Thomas qui voulut mettre le doigt dans la plaie de Jésus-Christ, ils sont doués d’une incrédulité d’athée. Imperturbables au milieu des perfidies de la migraine et des piéges de toutes les névroses, ils concentrent leur attention sur la scène qu’on leur joue, ils examinent l’actrice, ils cherchent un des ressorts qui la font mouvoir ; et, quand ils ont découvert le mécanisme de cette décoration, ils s’amusent à imprimer un léger mouvement à quelque contrepoids, et s’assurent ainsi très-facilement de la réalité de ces maladies ou de l’artifice de ces momeries conjugales.

Mais si, par une attention, peut-être au-dessus des forces humaines, un mari échappe à tous ces artifices qu’un indomptable amour suggère aux femmes il sera nécessairement vaincu par l’emploi d’une arme terrible, la dernière que saisisse une femme, car ce sera toujours avec une sorte de répugnance qu’elle détruira elle-même son empire sur un mari ; mais c’est une arme empoisonnée, aussi puissante que le fatal couteau des bourreaux. Cette réflexion nous conduit au dernier paragraphe de cette Méditation.


§ III. — DE LA PUDEUR RELATIVEMENT AU MARIAGE.


Avant de s’occuper de la pudeur, il serait peut-être nécessaire de savoir si elle existe. N’est-elle chez la femme qu’une coquetterie bien entendue ? N’est-elle que le sentiment de la libre disposition du corps, comme on pourrait le penser en songeant que la moitié des femmes de la terre vont presque nues ? N’est-ce qu’une chimère sociale, ainsi que le prétendait Diderot, en objectant que ce sentiment cédait devant la maladie et devant la misère ?

L’on peut faire justice de toutes ces questions.

Un auteur ingénieur a prétendu récemment que les hommes avaient beaucoup plus de pudeur que les femmes. Il s’est appuyé de beaucoup d’observations chirurgicales ; mais pour que ses conclusions méritassent notre attention, il faudrait que, perdant un certain temps, les hommes fussent traités par des chirurgiennes.

L’opinion de Diderot est encore d’un moindre poids.

Nier l’existence de la pudeur parce qu’elle disparaît au milieu des crises où presque tous les sentiments humains périssent, c’est vouloir nier que la vie a lieu parce que la mort arrive.

Accordons autant de pudeur à un sexe qu’à l’autre, et recherchons en quoi elle consiste.

Rousseau fait dériver la pudeur des coquetteries nécessaires que toutes les femelles déploient pour le mâle. Cette opinion nous semble une autre erreur.

Les écrivains du dix-huitième siècle ont sans doute rendu d’immenses services aux Sociétés ; mais leur philosophie, basée sur le sensualisme, n’est pas allée plus loin que l’épiderme humain. Ils n’ont considéré que l’univers extérieur ; et, sous ce rapport seulement, ils ont retardé, pour quelque temps, le développement moral de l’homme et les progrès d’une science qui tirera toujours ses premiers éléments de l’Évangile, mieux compris désormais par les fervents disciples du Fils de l’homme.

L’étude des mystères de la pensée, la découverte des organes de l’âme humaine, la géométrie de ses forces, les phénomènes de sa puissance, l’appréciation de la faculté qu’elle nous semble posséder de se mouvoir indépendamment du corps, de se transporter où elle veut et de voir sans le secours des organes corporels, enfin les lois de sa dynamique et celles de son influence physique, constitueront la glorieuse part du siècle suivant dans le trésor des sciences humaines. Et nous ne sommes occupés peut-être, en ce moment, qu’à extraire les blocs énormes qui serviront plus tard à quelque puissant génie pour bâtir quelque glorieux édifice.

Ainsi l’erreur de Rousseau a été l’erreur de son siècle. Il a expliqué la pudeur par les relations des êtres entre eux, au lieu de l’expliquer par les relations morales de l’être avec lui-même. La pudeur n’est pas plus susceptible que la conscience d’être analysée ; et ce sera peut-être l’avoir fait comprendre instinctivement que de la nommer la conscience du corps ; car l’une dirige vers le bien nos sentiments et les moindres actes de notre pensée, comme l’autre préside aux mouvements extérieurs. Les actions qui, en froissant nos intérêts, désobéissent aux lois de la conscience, nous blessent plus fortement que toutes les autres ; et, répétées, elles font naître la haine. Il en est de même des actes contraires à la pudeur relativement à l’amour, qui n’est que l’expression de toute notre sensibilité. Si une extrême pudeur est une des conditions de la vitalité du mariage comme nous avons essayé de le prouver (voyez le Catéchisme Conjugal, Méditation IV), il est évident que l’impudeur le dissoudra. Mais ce principe, qui demande de longues déductions au physiologiste, la femme l’applique la plupart du temps machinalement ; car la société, qui a tout exagéré au profit de l’homme extérieur, développe dès l’enfance, chez les femmes, ce sentiment, autour duquel se groupent presque tous les autres. Aussi du moment où ce voile immense qui désarme le moindre geste de sa brutalité naturelle vient à tomber, la femme disparaît-elle. Âme, cœur, esprit, amour, grâce, tout est en ruines. Dans la situation où brille la virginale candeur d’une fille d’Otaïti, l’Européenne devient horrible. Là est la dernière arme dont se saisit une épouse pour s’affranchir du sentiment que lui porte encore son mari. Elle est forte de sa laideur ; et, cette femme, qui regarderait comme le plus grand malheur de laisser voir le plus léger mystère de sa toilette à son amant, se fera un plaisir de se montrer à son mari dans la situation la plus désavantageuse qu’elle pourra imaginer.

C’est au moyen des rigueurs de ce système qu’elle essaiera de vous chasser du lit conjugal. Madame Shandy n’entendait pas malice en prévenant le père de Tristram de remonter la pendule, tandis que votre femme éprouvera du plaisir à vous interrompre par les questions les plus positives. Là, où naguère était le mouvement et la vie, là est le repos et la mort. Une scène d’amour devient une transaction long-temps débattue et presque notariée. Mais ailleurs, nous avons assez prouvé que nous ne nous refusions pas à saisir le comique de certaines crises conjugales, pour qu’il nous soit permis de dédaigner ici les plaisantes ressources que la muse des Verville et des Martial pourrait trouver dans la perfidie des manœuvres féminines, dans l’insultante audace des discours, dans le cynisme de quelques situations. Il serait trop triste de rire, et trop plaisant de s’attrister. Quand une femme en arrive à de telles extrémités, il y a des mondes entre elle et son mari. Cependant, il existe certaines femmes à qui le ciel a fait le don d’agréer en tout, qui savent, dit-on, mettre une certaine grâce spirituelle et comique à ces débats, et qui ont un bec si bien affilé, selon l’expression de Sully, qu’elles obtiennent le pardon de leurs caprices, de leurs moqueries, et ne s’aliènent pas le cœur de leurs maris.

Quelle est l’âme assez robuste, l’homme assez fortement amoureux, pour, après dix ans de mariage, persister dans sa passion, en présence d’une femme qui ne l’aime plus, qui le lui prouve à toute heure, qui le rebute, qui se fait à dessein aigre, caustique, malade, capricieuse, et qui abjurera ses vœux d’élégance et de propreté, plutôt que de ne pas voir apostasier son mari ; devant une femme qui spéculera enfin sur l’horreur causée par l’indécence ?

Tout ceci, mon cher monsieur, est d’au tant plus horrible que :


XCII.

Les amants ignorent la pudeur.


Ici nous sommes parvenus au dernier cercle infernal de la divine comédie du mariage, nous sommes au fond de l’enfer.

Il y a je ne sais quoi de terrible dans la situati on où parvient une femme mariée, alors qu’un amour illégitime l’enlève à ses devoirs de mère et d’épouse. Comme l’a fort bien exprimé Diderot, l’infidélité est chez la femme comme l’incrédulité chez un prêtre, le dernier terme des forfaitures humaines ; c’est pour elle le plus grand crime social, car pour elle il implique tous les autres. En effet, ou la femme profane son amour en continuant d’appartenir à son mari, ou elle rompt tous les liens qui l’attachent à sa famille en s’abandonnant tout entière à son amant. Elle doit opter, car la seule excuse possible est dans l’excès de son amour.

Elle vit donc entre deux forfaits. Elle fera, ou le malheur de son amant, s’il est sincère dans sa passion, ou celui de son mari, si elle en est encore aimée.

C’est à cet épouvantable dilemme de la vie féminine que se rattachent toutes les bizarreries de la conduite des femmes. Là est le principe de leurs mensonges, de leurs perfidies, là est le secret de tous leurs mystères. Il y a de quoi faire frissonner. Aussi, comme calcul d’existence seulement, la femme qui accepte les malheurs de la vertu et dédaigne les félicités du crime, a-t-elle sans doute cent fois raison. Cependant presque toutes balancent les souffrances de l’avenir et des siècles d’angoisses par l’extase d’une demi-heure. Si le sentiment conservateur de la créature, la crainte de la mort, ne les arrête pas, qu’attendre des lois qui les envoient pour deux ans aux Madelonnettes ! Ô sublime infamie ! Mais si l’on vient à songer que l’objet de ces sacrifices est un de nos frères, un gentilhomme auquel nous ne confierions pas notre fortune, quand nous en avons une, un homme qui boutonne sa redingote comme nous tous, il y a de quoi faire pousser un rire qui, parti du Luxembourg, passerait sur tout Paris et irait troubler un âne paissant à Montmartre.

Il paraîtra peut-être fort extraordinaire qu’à propos de mariage, tant de sujets aient été effleurés par nous ; mais le mariage n’est pas seulement toute la vie humaine, ce sont deux vies humaines. Or, de même que l’addition d’un chiffre dans les mises de la loterie en centuple les chances ; de même une vie, unie à une autre vie, multiplie dans une progression effrayante les hasards déjà si variés de la vie humaine.