Physiologie du goût/Méditation IX

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MÉDITATION IX

DES BOISSONS[1]


52. — On doit entendre par boisson tout liquide qui peut se mêler à nos aliments.

L’eau paraît être la boisson la plus naturelle. Elle se trouve partout où il y a des animaux, remplace le lait pour les adultes, et nous est aussi nécessaire que l’air.

eau.

L’eau est la seule boisson qui apaise véritablement la soif, et c’est par cette raison qu’on n’en peut boire qu’une assez petite quantité. La plupart des autres liqueurs dont l’homme s’abreuve ne sont que des palliatifs, et s’il s’en était tenu à l’eau, on n’aurait jamais dit de lui qu’un de ses privilèges était de boire sans avoir soif.

prompt effet des boissons.

Les boissons s’absorbent dans l’économie animale avec une extrême facilité ; leur effet est prompt, et le soulagement qu’on en reçoit en quelque sorte instantané. Servez à un homme fatigué les aliments les plus substantiels, il mangera avec peine et n’en éprouvera d’abord que peu de bien. Donnez-lui un verre de vin ou d’eau-de-vie, à l’instant même il se trouve mieux et vous le voyez renaître.

Je puis appuyer cette théorie sur un fait assez remarquable que je tiens de mon neveu, le colonel Guigard, peu conteur de son naturel, mais sur la véracité duquel on peut compter.

Il était à la tête d’un détachement qui revenait du siége de Jaffa, et n’était éloigné que de quelques centaines de toises du lieu où l’on devait s’arrêter et rencontrer de l’eau, quand on commença à trouver sur la route les corps de quelques soldats qui devaient le précéder d’un jour de marche, et qui étaient morts de chaleur.

Parmi les victimes de ce climat brûlant se trouvait un carabinier, qui était de la connaissance de plusieurs personnes du détachement.

Il devait être mort depuis plus de vingt-quatre heures, et le soleil, qui l’avait frappé toute la journée, lui avait rendu le visage noir comme un corbeau.

Quelques camarades s’en approchèrent, soit pour le voir une dernière fois, soit pour en hériter, s’il y avait de quoi, et ils s’étonnèrent en voyant que ses membres étaient encore flexibles et qu’il y avait même encore un peu de chaleur autour de la région du cœur.

« Donnez-lui une goutte de sacré-chien, dit le lustig de la troupe ; je garantis que, s’il n’est pas encore bien loin dans l’autre monde, il reviendra pour y goûter. »

Effectivement, à la première cuillerée de spiritueux, le mort ouvrit les yeux ; on s’écria, on lui en frotta les tempes, on lui en fit avaler encore un peu, et au bout d’un quart d’heure il put, avec un peu d’aide, se soutenir sur un âne.

On le conduisit ainsi jusqu’à la fontaine ; on le soigna pendant la nuit, On lui fit manger quelques dattes, on le nourrit avec précaution, et le lendemain, remonté sur un âne, il arriva au Caire avec les autres.

boissons fortes.

53. — Une chose très-digne de remarque est cette espèce d’instinct, aussi général qu’impérieux, qui nous porte à la recherche des boissons fortes.

Le vin, la plus aimable des boissons, soit qu’on le doive à Noé, qui planta la vigne, soit qu’on le doive à Bacchus, qui a exprimé le jus du raisin, date de l’enfance du monde ; et la bière, qu’on attribue à Osiris, remonte jusqu’aux temps au delà desquels il n’y a rien de certain.

Tous les hommes, même ceux qu’on est convenu d’appeler sauvages, ont été tellement tourmentés par cette appétence des boissons fortes, qu’ils sont parvenus à s’en procurer, quelles qu’aient été les bornes de leurs connaissances.

Ils ont fait aigrir le lait de leurs animaux domestiques ; ils ont extrait le jus de divers fruits, de diverses racines, où ils ont soupçonné les éléments de la fermentation ; et partout où on a rencontré les hommes en société, on les a trouvés munis de liqueurs fortes. dont ils faisaient usage dans leurs festins, dans leurs sacrifices, à leurs mariages, à leurs funérailles, enfin à tout ce qui avait parmi eux quelque air de fête et de solennité.

On a bu et chanté le vin pendant bien des siècles, avant de se douter qu’il fût possible d’en extraire la partie spiritueuse qui en fait la force ; mais les Arabes nous ayant appris l’art de la distillation, qu’ils avaient inventée pour extraire le parfum des fleurs, et surtout de la rose tant célébrée dans leurs écrits, on commença à croire qu’il était possible de découvrir dans le vin la cause de l’exaltation de saveur qui donne au goût une excitation si particulière : et, de tâtonnements en tâtonnements, on découvrit l’alcool, l’esprit-de-vin, l’eau-de-vie.

L’alcool est le monarque des liquides et porte au dernier degré l’exaltation palatale : ses diverses préparations ont ouvert de nouvelles sources de jouissances[2] ; il donne à certains médicaments[3] une énergie qu’ils n’auraient pas sans cet intermède ; il est même devenu dans nos mains une arme formidable, car les nations du nouveau monde ont été presque autant domptées et détruites par l’eau-de-vie que par les armes à feu.

La méthode qui nous a fait découvrir l’alcool a conduit encore à d’autres résultats importants ; car, comme elle consiste à séparer et à mettre à nu les parties qui constituent un corps et le distinguent de tous les autres, elle a dû servir de modèle à ceux qui se sont livrés à des recherches analogues, et qui nous ont fait connaître des substances tout à fait nouvelles, telles que la quinine, la morphine, la strychnine et autres semblables, découvertes ou à découvrir.

Quoi qu’il en soit, cette soif d’une espèce de liquide que la nature avait enveloppée de voiles, cette appétence extraordinaire qui agit sur toutes les races d’hommes, sous tous les climats et sous toutes les températures, est bien digne de fixer l’attention de l’observateur philosophe.

J’y ai songé comme un autre, et je suis tenté de mettre l’appétence des liqueurs fermentées, qui n’est pas connue des animaux, à côté de l’inquiétude de l’avenir, qui leur est également étrangère, et de les regarder l’une et l’autre comme des attributs distinctifs du chef-d’œuvre de la dernière révolution sublunaire.


  1. Ce chapitre est purement philosophique : le détail des diverses boisons connues ne pouvait pas entrer dans le plan que je me suis formé : c’eût été à n’en plus finir.
  2. Les liqueurs de table.
  3. Les élixirs.