Picounoc le maudit, Tome 2/L’empoisonnement

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C. Darveau (IVp. 166-179).

XI

L’EMPOISONNEMENT.


À mesure qu’approchait le terme des assises, l’inquiétude de Picounoc augmentait. Cet homme façonné au mal et roué ne pouvait se défendre d’une vague crainte, car, bien que toute mesure de prudence fut prise de sa part pour tromper la justice et perdre le trappeur, il savait l’œil de Dieu ouvert sur lui, il savait que le hasard frappe des coups, inexplicables parfois. Il songeait aux paroles de l’ex-élève, et se demandait si jamais devant cet homme il avait parlé d’une manière compromettante. Et il pensait aussi à Geneviève la folle. De celle-ci il ne s’était guère défié en effet ; mais pourquoi avoir peur du témoignage d’une femme insensée ? et qui songerait à s’en prévaloir ? Il labourait son champ. Le labour d’automne est bon pour le blé, et puis, le temps est si souvent tardif et long, qu’il est sage de gagner du temps, dès avant l’hiver, en préparant les sillons. Son humeur se ressentait de son trouble intérieur, et ses chevaux subissaient les caprices de son humeur, il les ahurissait de ses cris, les brûlait de son fouet, et quand la charrue se heurtait à une roche il poussait des jurons formidables. À la maison, il ne se montrait guère plus honnête, et Marguerite souffrait en silence.

Un soir, le bossu arriva à la porte. Picounoc venait de dételer et se mettait à la table. Marguerite versait le thé, cette boisson favorite du Canadien. Le marchand fut accueilli avec empressement d’une part, et, de l’autre, avec une froideur significative. Inutile d’ajouter que l’empressement ne venait pas de Marguerite. Quand la jeune fille eut servi la table, son père la pria de le laisser quelques instants seul avec le visiteur. Elle se rendit à la laiterie, sous prétexte d’écrémer le lait et de brasser une façon de beurre ; mais elle était trop préoccupée pour se livrer au travail, et elle donna libre cours à sa douleur.

— Eh bien ! commença le bossu, ça arrive…

— Dix jours encore, ajouta brièvement Picounoc.

— Et ta promesse ? Marguerite est-elle prévenue ?

— Je l’en ai avertie… mais je crois bien qu’il faudra employer les menaces…

— N’importe ! c’est aujourd’hui lundi, je veux me marier dans huit jours.

— On la fera consentir.

— Victor est en peine, je crois, il ne sait trop comment défendre son père, reprit le bossu.

— Il a raison d’être en peine ; d’autres le seraient à sa place. Mais comment le sais-tu ?

— J’ai des agents… Je suis l’affaire comme si elle était mienne… et n’es-tu pas mon beau père ?…

— Eh oui ! eh oui ! fit Picounoc ragaillardi… dans huit jours…

— As-tu vu Geneviève depuis peu ? demanda le bossu.

— Ma foi ! pas depuis une quinzaine ; elle se cache, je crois…

— C’est mauvais signe… pour toi.

— Tu crois ?

— Elle en a peut-être entendu assez ?…

— Si je savais !

— Trop de prudence vaut mieux que trop de confiance.

— Tu as raison. D’ailleurs cet imbécile d’ex-élève, tout en voulant me menacer, m’a averti d’être prudent et de me défier d’elle.

— Et c’est pour cela qu’elle est disparue ?

— Non, mais…

— Alors, si tu la trouves, dépêche-la moi, et…

Les points qui terminèrent la phrase furent, paraît-il, admirablement compris de Picounoc, car sa figure sombre se dérida, et un éclair joyeux sortit de ses paupières. On appela Marguerite.

— Ma fille, commença brutalement Picounoc, je te l’ai dit déjà, et je te le répète en présence de ton futur, tu vas te marier.

— Je ne me sens point de goût pour l’état du mariage, mon père.

— Depuis que vous avez perdu Victor ? demanda grossièrement le bossu.

— Peut être, fit Marguerite, rougissant de dépit.

— Demain en huit, ma fille, reprit le père, le mariage aura lieu, c’est décidé.

— Vous m’avez vendue ? fit-elle amèrement.

— Oh ! il n’y a pas de prix pour vous, Mademoiselle, répondit avec une galanterie de mauvais aloi, le vilain bossu.

— Vous ne craignez donc pas, monsieur, d’épouser une femme qui ne vous aime point ? répliqua Marguerite, qui s’efforçait de devenir menaçante.

— Je suis sûr de votre vertu, mademoiselle, répondit le bossu.

Voyant bien qu’en effet on comptait sur sa vertu pour l’immoler, la jeune fille s’abandonna à un violent désespoir, et elle eut presque un regret de se voir tant estimée.

Quand le bossu fut sur le point de se retirer, il lui tendit la main, mais elle refusa de lui donner la sienne. Picounoc entra dans une sombre fureur.

— Malheur à toi ! Marguerite, s’écria-t-il, si tu ne fais pas ma volonté !

— Ô mon père ! s’écria la jeune fille, en joignant les mains…

— Je veux que tu m’écoutes, reprit le père dénaturé ; je veux que tu épouses M. Chèvrefils, la semaine prochaine ; je veux qu’il te donne, dès ce soir, en ma présence, le baiser des fiançailles !… entends-tu ? et si tu t’insurges contre ma volonté, je te…

— Ô mon père, grâce ! grâce ! supplia Marguerite.

— Je te maudirai !…

— Ah ! non ! non ! arrêtez ! arrêtez !… tout ce que vous voudrez, mon père… oui je ferai tout… je serai soumise… oui ! j’épouserai M. Chèvrefils ! mais, mon père… ne me maudissez pas !… ah ! ne me maudissez pas !…

— Bon ! voilà qui s’appelle parler et comprendre le bon sens… Donc à mardi le mariage…

Le lendemain Geneviève la folle, qui n’avait point paru depuis deux semaines, passa devant la porte de Picounoc. Marguerite la vit, l’arrêta, et se mit à causer avec elle, comme si la vieille femme eût pu la comprendre. La pauvre enfant causait bien avec les rosiers, la verveine et l’Héliothrope qui buvaient les rayons du soleil à travers les vitres de sa fenêtre ; elle pouvait aussi chercher une consolation dans les paroles souvent raisonnables de l’ancienne maîtresse de Racette. Picounoc survint à l’instant même.

— Entre donc, Geneviève, dit-il.

La folle entra.

— Vas-tu loin de ce pas ? lui demanda-t-il.

— N’importe où, répondit Geneviève.

— Marguerite a une commission à te donner.

Marguerite regarda son père avec étonnement, et la folle regarda Marguerite avec une expression d’aise.

— C’est une lettre que Marguerite envoie à son futur, Monsieur Chèvrefils de la rivière du Chêne, tu le connais bien ?

— Oui, répondit Geneviève.

— Ta lettre est sur la table dans la grande salle, Marguerite ; va la prendre et tu la confieras à Geneviève.

Marguerite hésitait, tout ahurie de ce quiproquo.

— Viens, dit Picounoc.

Elle suivit son père dans la salle. Il prit une lettre oubliée sur la table : Tiens, Marguerite, dit-il, adresse-la et l’envoie à M. Chèvrefils.

— Mais, mon père, pas en mon nom, toujours ! puisque j’ignore le contenu de cette lettre.

— Le contenu ? répéta en riant le madré, tiens ! vois ! ce n’est pas compromettant. Et, dépliant le papier, il montra quatre pages blanches.

— Alors pourquoi, mon père ?… observa Marguerite.

— C’est mon affaire… Adresse-la à M. Chèvrefils, et demande à Geneviève de l’aller porter : ce n’est pas plus malin que ça… Mais glisse ton nom au coin d’une de ces pages… tu sais, les amoureux !… ah ! il va trouver la chose plaisante, admirable !…

Marguerite, éprouvant de la répugnance à tracer son nom pour les yeux de ce vilain bossu, fit semblant d’écrire et n’écrivit rien.

— Écris ! te dis-je, s’écria Picounoc, qui s’aperçut de la supercherie.

Elle écrivit, en entremêlant les lettres, « Victor et Marguerite », puis, repliant le papier, le donna à la folle qui partit pour la rivière du Chêne.

En passant devant la maison de Noémie, Geneviève jeta un coup d’œil dans l’intérieur. Noémie, l’ex-élève et le mendiant, assis ensemble, causaient d’une façon intime. Elle entra.

— Voici l’heure fatale qui arrive, dit-elle, et le triomphe des méchants n’est pas d’une longue durée.

— Les desseins de Dieu sont impénétrables, observa Noémie.

— Le Seigneur, continua la folle, se sert souvent des plus futiles instruments pour opérer de grandes choses… Vous direz à monsieur Victor que Geneviève la folle rendra témoignage contre Picounoc et le bossu, et le témoignage de Geneviève confondra les pervers.

— Victor s’en doutait, s’écria l’ex-élève triomphant…

— Dieu le veuille ! ajouta Noémie.

— Restez avec nous, Geneviève, reprit l’ex-élève…

— Non, je vais chez M. Chèvrefils de la part de mademoiselle Marguerite…

— Un piège, peut-être… observa le mendiant…

— Soyez prudente, Geneviève, repartit l’ex-élève, et prenez garde à Picounoc et à son ami, ce sont des hommes dangereux…

— Je le sais, fit-elle.

— Elle n’est plus folle ! Telle fut la pensée qui vint à l’esprit de chacun.

Elle était à peine rendue chez M. Chèvrefils que l’ex-élève, qui ne voulait pas la perdre de vue, rôdait comme un fantôme au milieu des grands chênes de la rivière. Il vit sortir la folle avec un petit paquet à la main. Elle reprit le chemin de Lotbinière : il la suivit. Elle s’arrêta dans une maison à pignons gris et à contrevents rouges, distante d’un quart de lieue environ de la rivière. Il attendit, les yeux fixés sur cette maison.

Le bossu avait souri en voyant Geneviève lui remettre un billet de la part de Marguerite. Il rompit le cachet, et déplia les quatre pages blanches, disant : Chère enfant, tu es bien trop mignonne ! Mais quand il eut déchiffré les deux noms enlacés sur le coin de la feuille, il grinça des dents et frappa du pied avec colère.

— N’importe ! vociféra-t-il, je t’aurai…

Puis, se ravisant tout à coup, il éclata de rire.

— Picounoc ! Picounoc ! s’écria-t-il encore tout haut, quand tu ne réussiras pas, le diable lui-même n’aura que faire d’essayer…

Il fit plusieurs questions à Geneviève qui lui parut plus égarée que jamais, et prenant un petit paquet tout préparé, il la pria de le donner en passant à Madame Gagnon. En recevant le paquet Madame Gagnon pâlit légèrement, puis ensuite rougit beaucoup. Elle s’approcha de l’armoire et le développa : C’est du thé, murmura-t-elle, et du bon !… Geneviève, il est l’heure de souper, veux-tu prendre une tasse de thé ? demanda-t-elle à la folle.

— Oui, répondit la pauvre femme qui avait faim et soif.

Le thé fut servi. Geneviève le trouva bien fort, bien amer, mais elle en but deux tasses. Réconfortée, elle exprima son intention de partir, et Madame Gagnon ne la retint point. L’ex-élève la suivit de nouveau. Elle avait à peine fait une demi-lieue que sa démarche parut inégale, tantôt lente, tantôt précipitée, et, de temps en temps, la pauvre femme portait la main à sa gorge comme pour en arracher quelque chose. L’ex-élève la rejoignit. Elle le regarda avec une espèce de terreur instinctive d’abord, mais dès qu’elle l’eut reconnu elle se jeta dans ses bras en s’écriant : Je suis empoisonnée ! Oh ! que je souffre ! J’ai trop tardé à parler ! mon Dieu ! j’ai trop tardé… je vais mourir !… Picounoc et le bossu… Immédiatement elle fut prise de vomissements abondants, et elle se plaignit d’une soif ardente. L’ex-élève, l’enlevant dans ses bras, la porta dans la maison voisine, et demanda le médecin et le prêtre…

— J’ai mal à la tête ! j’ai mal à la tête ! criait la malheureuse en se tenant le front dans ses deux mains… Et à chaque minute elle demandait à boire, et toujours la boisson ramenait le vomissement. Quand le prêtre arriva, ses traits étaient déjà profondément altérés, ses pieds et ses mains refroidis, et le pouls à peine sensible laissait deviner une prochaine syncope. Le médecin avait été appelé dans une autre paroisse. En son absence l’ex-élève qui connaissait bien les simples, administra divers médicaments pour favoriser l’expulsion du poison ingéré. Mais après quelques heures d’attente il commença à douter du succès. Le cas était dans la forme suraiguë, excessivement grave par conséquent. Le prêtre épia les moments de repos que le mal laissait à la moribonde, et remplit son saint ministère. La pauvre infortunée tomba dans le délire, et, dans cette nouvelle folie, elle disait une quantité de paroles inintelligibles ; mais entre toutes, les mots fanal, chandelle, cheminée, revenaient souvent. On l’interrogea dans ses moments de calme ; mais elle parut avoir perdu la mémoire. Une fois seulement elle s’écria, comme se souvenant tout à coup : — Oh ! oui ! le fanal ! cherchez le bien !

Enfin son visage pâle comme la cire prit une teinte violacée, ses forces décrurent rapidement, sa peau se glaça, et elle rendit l’âme à Dieu. Il y avait sept heures seulement qu’elle était sortie de chez Madame Gagnon.

Il y eut enquête et il fut constaté comme toujours que la défunte était bien morte. Personne ne fut arrêté alors, et Madame Gagnon restait sous l’égide de sa bonne renommée. L’ex-élève ne voulait pas donner l’éveil aux ennemis du grand-trappeur : il aimait mieux les laisser s’endormir dans la confiance. Dès qu’ils connurent le résultat de l’enquête et le verdict du jury, le bossu, Picounoc et madame Gagnon, poussèrent intérieurement — car cela se fait — des cris de triomphe. Victor demanda à l’ex-élève pourquoi il n’avait pas, à l’enquête, fait connaître tout ce qu’il savait, de façon à amener l’arrestation des coupables.

— J’ai mon idée, répondit l’ex-élève ; laissons-les s’enferrer eux-mêmes, et se jeter dans le piège… Seulement je les pousserai bien un peu, sans que cela paraisse. Fiez-vous à moi.