Pierrot et sa Conscience/XII

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XII



…Pierrot était tout blanc, avec son costume en soie crème, à larges boutons, avec sa figure poudrerizée, son serre-tête, et son chapeau pointant vers les étoiles. Mais sa Conscience était toute noire, quasi pareille, exquisement, si délicatement androgyne — quasi pareille, en femme, à son camarade, comme une goutte d’encre à une goutte d’eau ; avec son costume fantaisiste, culotte courte de satin noir, collerette noire et corsage noir transparent, décolleté jusqu’à la ceinture, formant un cadre délicieux, à la poitrine blanche et aux menus seins pointés en l’air ; bas de soie noirs et gants noirs. Elle était noire — sauf le visage, frais et clair comme ce qu’on voyait, rose ou blanc, si jeune et si élégant, de sa chair ingénue, car la Conscience a beau être noire, elle ne se montre jamais telle, et fait toujours joli visage ; — elle était noire, à cause des vices de son ami, mais elle ne lui en voulait pas pour cela, et la Conscience marchait en compagnie de Pierrot comme une sœur…

Sans écouter, sans voir, ils sortirent sur le boulevard. Au coin de la place et du boulevard des Capucines, où l’annonce du bal masqué de l’Opéra flamboyait encore en lettres de gaz, il y avait rassemblement. Pierrot et sa Conscience aperçurent une femme svelte, aristocratique suprêmement. Toute vêtue de noir, serrée et fine dans sa robe comme une épée dans son fourreau, elle avait une toison de cheveux merveilleuse, couleur de pale ale, et, sur ces cheveux fauves, qui lui tombaient sur le cou en enchevêtrement buissonnier, un chapeau noir à larges ailes sur lequel était abattue une chouette ensanglantée et trépassée. On eût dit qu’elle représentait la sagesse de cette femme étrange et mystérieuse. Du chapeau tombait sur la figure un voile de dentelles. Mais, au travers des mailles arachnéennes, luisaient deux Yeux diaboliques. De tout son être ressortait un charme bizarre, fait d’un mélange de chasteté et de vice, de chair distinguée et de saveur canaille, d’ingénuité virginale et des deux beaux péchés mortels, l’orgueil et la luxure.

Les passants se plaçaient sur deux rangs pour laisser passer l’inconnue voilée.

Un chiffonnier, d’une quarantaine d’ans, bachelier malchanceux, lâchant l’ouvrage un instant pour baguenauder et voir les gens qui tâchent de s’amuser, métier difficile, l’admirait, avec des yeux pleins de désir et de stupre. Depuis longtemps, — deux ans, — il n’avait pu se payer une femme convenable, car il ne s’avilissait pas, à cause du parchemin qu’il avait reçu jadis.

Le pauvre diable, caressant le manche de son crochet, rageusement, grommela :

— Et pourtant, moi aussi je…
— Et pourtant, moi aussi je…

Elle entendit seule le dernier mot plus roide encore que le manche que le chiffonnier lui montrait et détourna une seconde la tête vers lui, — méprisante et flattée.

D’où venait-elle ? On ne l’avait pas vue au bal de l’Opéra. Était-elle dans une loge ? Pourquoi était-elle seule ? Était-elle tombée sur le boulevard d’une des étoiles qui scintillaient au ciel par milliers ?

Où allait-elle, si élégante et si fine ? Où allait cette sveltesse dont les yeux avaient parfois, sous le voile, la coruscation de deux étoiles ?

Les Yeux étaient extraordinaires. Il semblait tout de suite qu’ils donnaient le vertige à qui les fixait, des Yeux tentateurs, des Yeux de volupté, de tendresse, de mensonge, des Yeux d’incantatrice où les prunelles brillaient comme deux émeraudes. Tantôt on eût dit qu’ils vous frôlaient, ces Yeux de magicienne et de démoniaque, avec un regard dolent, avec un regard câlin de lumière et de douceur ; tantôt, despotiques, striés d’or, pailletés d’étincelles, ils étaient des jardins infinis d’étranges fleurs vénéneuses épanouies en leur pureté.

Leurs lueurs attiraient.