Pierrot et sa Conscience/XIII

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XIII



Pierrot blanc s’avança vers Elle. Avec un aplomb fou, son bras se courbant autour — la main preneuse — de la souple taille :

— Celle-ci, dit-il, doit être plus spirituelle que les autres.

L’inconnue, après une subite et instinctive rébellion de son corps, fixa l’audacieux ; puis, ne résistant au bras enveloppeur que ce qu’il faut pour une pudeur charmeuse :

— Non, je suis bête.

— Alors, causons.

— C’est cela. Vous soutiendrez votre esprit, et moi ma bêtise.

— Tu es le salon ? ou le théâtre ?

— Non, je suis la rue.

Alors, avec une affectation d’infinie politesse, il offrit son bras ; elle accepta. Le fantaisiste se mit à parler d’amour, car il sentait un fluide le griser, évadé, s’évadant sans cesse de la mignonne main gantée et appuyée, le conquérant tout entier, lui persuadant qu’Elle réalisait son idéal féminin. Elle écoutait, répliquant toujours à ses enthousiasmes par des réponses sceptiques et drôles. Pierrot causait en cherchant les mots dans son cœur, elle dans son esprit. La Conscience marchait derrière en portant la traîne de la robe, car, aux heures d’enivrement amoureux, la Conscience se fait souvent humble et lâche. Toutefois, elle chuchota, doucement, à l’oreille de son ami :

— Prends garde, Pierrot. Elle est une de ces femmes artificielles exquisement peintes et fardées, délicieusement habillées et costumées, trop jolies, plus belles en apparence que n’est la nature…

— Eh bien ?

— Au déballage, rien dessous.

Pierrot, blanc, ne se soucia point de l’observation de sa Conscience. Il entraîna l’inconnue en cabinet particulier. Pierrot fit pourtant — malgré son envoûtement soudain par le coup de foudre sexuel dont sa moelle, son cerveau, tous ses nerfs tressaillaient — une remarque saugrenue, mais raisonnable, devant les résistances de sa maîtresse (puisqu’elle allait l’être).

— Les femmes sont bien souvent comme les écrevisses. Elles ne reculent que pour être mieux mangées.

Certes, il aurait volontiers chipé des baisers sur les Yeux de cette femme qui scintillaient toujours, sous le voile, avec d’inouïes férocités, ou des douceurs câlines. Au travers des mailles arachnéennes, ils luisaient les deux Yeux diaboliques, aux prunelles pâles et vertes où s’allumaient, flambaient, — pour accompagner des phrases aux vibrations enjôleuses, — des lueurs phosphorescentes ; des Yeux où semblait que restât le reflet du feu qui brûla les villes maudites, Sodome, Gomorrhe, Séboïm, Adama, dans un peu de l’eau morte des lacs asphaltites. En vérité, de cette femme inconnue, Pierrot et sa Conscience ne voyaient que la silhouette

élégante, aux mouvements onduleux, aux gestes rares et précieux, et, surtout, — ne laissant plus voir qu’eux, à certaines minutes, — les extraordinaires Yeux caressants ou mauvais, d’où fluait le regard mystérieux des sphinx.

Ils étaient pénétrants et luxurieux, ils suscitaient le désir, la folie, ils chantaient, avec de la clarté, les appels frissonnants, ils pleuraient les sanglots où l’on se pâme ; ils rejetaient celui qui implore aussitôt après l’accueil éperdu ; ils étaient curieux, ces Yeux, curieux de voir, d’aimer, de faire jouir, de faire souffrir, de faire mourir. — Et c’étaient des Yeux ingénus aussi, où rit l’âme d’une enfant.

Au bas du voile, la ligne rouge de lèvres friandes transparaissait, une bouche de délice,

une fleur de plaisir.

Le souper était servi. Mais, sans y toucher, tous deux avaient éloigné la table du divan où ils s’étaient assis, la Conscience en face. À présent, dans un coin, elle paraissait rêver, indifférente, quand, tout à coup, comme elle se levait, Pierrot se précipita, pour la retenir, aux pieds de la belle aux cheveux fauves, et embrassa ses pieds minuscules. Estimait-elle les amants qui sont fiers, ou s’offrait-elle ? Il lui murmurait :

— Je baise vos genoux.

Elle répliqua :

Excelsior, mon cher.

Relevé, il la renversa à demi sur les coussins ; mais, redressant son buste et se reprenant, — les mains abandonnées cependant, et la bouche prometteuse — elle le fouailla d’un mot blagueur. À ses genoux de nouveau, il frôlait de ses doigts rampants et fiévreux l’inconnue, prenant sur les bas de soie noirs les chevilles frêles, caressant les jambes graciles, puis, — comme elle arrêta, d’un éclair des Yeux, le fourragement sous les jupes, — contournant de leur pretantaine les cuisses tanagriennes, écrasant sa bouche au giron de la robe, où il s’énervait à la magie cachée de la femme. Redressant la tête, il aperçut un sourire troublant de démone aux sept tentations. Comme il étreignait une croupe ronde, des hanches ambiguës, indécises, d’adolescente ou d’éphèbe, comme ses mains montaient aux seins et s’y crispaient, elle dit :

— Qu’allez-vous me donner ?

— Tout ce que j’ai est à toi.

Elle était pour lui l’illusion ; cette femme réunissait en elle pour Pierrot toutes les perfections ; plus elle demeurait mystérieuse, plus elle restait l’inconnue, plus il l’aimait absolument, Elle, rien qu’elle. Sans compter que Pierrot avait, en son âme, ingénue malgré tout, gardé la curiosité des enfants précoces, des adolescents devant le mystère de la femme ; encore que la femme est naturellement une divinité, une Idole, celle-ci lui paraissait l’idéal poème d’esprit et de chair, en qui sont assemblés tous les prestiges, et dans ses Yeux abaissés sur ses yeux, il lisait, n’osant y croire encore, l’invitation au voyage ; il voyait, en une extase, dans ses prunelles d’or vert, la nébuleuse de leurs baisers innombrables. Il disait, le cœur défaillant, la voix étranglée :

— Je te désire, je t’aime, je t’adore.

Un sourire de faunesse moqueuse et fuyante retroussa aux coins la bouche rouge. La Conscience s’était approchée ; elle sembla parler à Pierrot : « Je suis le Sentiment, je peux te suivre. Toi, tu es la sensualité, presque le vice, tu es la Sensation. N’aie pas peur, je suis encore là, te tenant par la main. » À quoi songeait l’inconnue ? Elle susurra :

— Tout ce que tu as est à moi. Me donnes-tu ta force, ton intelligence, ton cerveau, ton cœur ?

— Tout.

— Et ta Conscience ? La sacrifieras-tu pour moi ?

Pierrot eut un sursaut. Sa camarade, il fallait la chasser. Non, cela, il ne pouvait pas. Alors, la voix cruelle, elle rompit l’enlacement ; et sous les paupières frangées, les prunelles d’or vert étaient hallucinantes. Il ne voulait pas :

— « Mon cerveau, mon cœur, ma force, tu vas recéler tout cela. Qu’est-ce que tu en feras ? »

Elle répéta :

— Je veux tuer ta Conscience.

Son corps était souple et gourmand ; ses Yeux sondaient l’homme hésitant ; une volupté promise et désirée cambrait la poitrine et entr’ouvrait les lèvres rouges, — les lèvres inconnues, — sur la nacre éblouissante des dents ; la bouche minuscule et perverse — qui attendait — tremblait, frissonnait pour des baisers fous, dans l’oubli du divan profond ; la bouche sentait bon et fort, comme une fleur, comme un œillet pourpre, avec son odeur de poivre. La démone semblait toute nervosité, toute jeunesse, et sa grâce adolescente et vicieuse avait pourtant l’attirance d’être fripée. Il la ressaisit, et, voulant boire dans ses yeux l’eau morte des lacs maudits, voulant conquérir, sceller, baiser cette bouche ironique et irritante :

— Je veux tuer votre Conscience. Y consentez-vous ?

Il ne pouvait plus résister ; il chuchota :

— Oui.

— Tu n’auras pas de remords ?

— Tu n’auras plus de reculs ?

Lentement, avec des prières d’amour, avec des litanies manuelles et labiales, il montait — abolissant toutes les femmes passées en cette inconnue, rêvant en elle toutes les autres, — à la bouche de la chimère, en une exaltation, il montait aux lèvres rouges et friandes, dont le frémissement l’appelait, il montait, ses lèvres frissonnantes aussi, les yeux grisés d’elle sur les chers Yeux

prenant d’avance l’impossédée.

Elle se renversa, coquette et calculatrice ; les lèvres de Pierrot étaient sur ses lèvres, sans les effleurer, en aspirant le souffle, la saveur ; voilà que les Yeux, sous le magnétisme de l’homme, se troublent, vagues, — tout à coup couleur d’absinthe.

Un sanglot, près d’eux, fit cesser le vertige. Dans un coin de la chambre, la Conscience pleurait.

L’inconnue se leva, ayant pris la lampe et l’ayant posée à ses pieds, sur le tapis du cabinet particulier, pour se dévêtir dans la pénombre ; et Pierrot resta agenouillé car elle se déshabillait lentement. Elle connaissait bien, sans doute, son ami Pierrot, la Conscience ; cessant de pleurer, elle regardait maintenant, avec une moue de gavrochette, sachant que, souvent, la possession tue le désir.

L’inconnue se déshabillait.

D’abord elle ôta son voile. Or, sous les dentelles, en étaient d’autres.

Elle défit sa robe, mais, dessous, apparut une autre robe exactement semblable. Elle ôta ses gants qui en cachaient d’autres ; puis, s’asseyant, elle croisa sa jambe sur l’autre et fit choir de petits souliers de satin noir, sur chacun desquels étaient croisés, en guise de boucles ou de bouffettes, deux osselets (sans doute deux phalanges des doigts d’une main d’enfant). Elle laissait voir, jusqu’à la jarretière, une de ses jambes grêles, mais cambrée et harmonieuse dans le bas de soie. Et la belle retira ses bas qui en découvrirent de nouveaux absolument pareils. La mystérieuse se déshabillait sans cesse. Mais elle demeurait toujours vêtue de la même façon, si elle devenait de plus en plus mince. Les Yeux avaient de fascinatrices lueurs phosphorescentes, et toujours elle gardait son exquisité de lignes. Mais le pluriel de lignes devenait de plus en plus singulier.

Pierrot se demandait si son rêve allait être insaisissable comme tout infini bonheur. Enfin, elle rejeta le dernier pantalon de dentelle et surah, ôta les derniers bas de soie noirs, les derniers petits souliers qui avaient en croix des osselets microscopiques, écarta, en laissant choir les derniers gants noirs, une chemise qui s’ouvrit, par devant, du haut en bas, sur sa joliesse.

Quand elle fut toute toute nue, — les seins étaient du rêve, les bras étaient du songe, les jambes, les cuisses, la mousse brune (où son front voulait s’abattre à côté, vaincu par le plaisir, voluptueusement saturé du parfum de cette fleur de femme si souhaitée, nostalgique, il semblait, à jamais), ses jambes, ses hanches étaient immatérielles, ses seins étaient de rêve, ses bras étaient du songe, — quand elle fut toute nue, il n’y avait plus rien.


Et, dehors, les agonies du bal masqué, bruits de fête, bouffées de quadrilles exténués et de valses dernières, rythmes en lambeaux à travers les tulles de la nuit, gémissements suprêmes de violes, et dans le cabinet, des rires fatigués, dans le cabinet, le petit local de joie au divan cramoisi, à la glace rayée d’inscriptions, entraient, glissant sous la porte, comme dans leur cercueil, il y a quelques heures, les blanches, les noires, les rondes, les triples et les quadruples croches, paillons sonores et langoureux d’un piano voisin, — do, ré, mi, fa, — mi, mi, do, do, — mi, mi, mi, mi, — valse langoureuse de turlutaines. Demain, encore, les roses roses, les roses blanches, les roses rouges, les gais lilas, les violettes cachées, embaumeront l’avril ; le printemps soufflera les tièdes, les enivrantes brises ; d’autres faunes courront, chanteront, appelleront. Une valse susurrait, — mi, mi, do, do, mi, mi, — dans le petit local de joie si mélancolique maintenant, ses bercements langoureux.

Alors, doucement, la Conscience, doucement vint vers Pierrot, qui était triste, si triste, prêt à pleurer, et qui n’osait lever les yeux sur elle, que — sans pitié — il avait chassée pour plaire à cette femme, si vite disparue ; et, sœur consolatrice, elle lui dit doucement :

— Le désir vaut mieux que tout. Qu’est-ce que cela fait, le reste ? Tu n’es point dupe, puisque tu l’as désirée assez pour me trahir.