Piquillo Alliaga/37

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Texte établi par Maresq et Cie, Libraires, Vialat et Cie, Éditeurs (p. 171-176).


XXXVII.

l’amitié.

Cependant, après avoir attendu toute la journée aux environs de l’église, après avoir erré autour des vieux bâtiments de la Rédemption, Pedralvi, convaincu que quelque obstacle impossible à prévoir ou à surmonter avait retenu le prisonnier, Pedralvi désolé, mais non découragé ; avait craint que sa présence et celle de ses compagnons n’excitassent des soupçons.

Il quitta donc à regret le presbytère, et redescendit à l’hôtel d’Aïgador, pour y réfléchir et méditer un nouveau plan de campagne.

Cette hôtellerie était l’une des plus misérables de l’Espagne ; qui en compte beaucoup de ce genre-là ; mais du moins il y trouvait un abri pour lui et les siens, et puis il ne s’éloignait pas de Piquillo, qu’il avait juré de délivrer ; et il était à portée de profiter de tous les événements.

Vers le soir, une troupe assez considérable passa non loin de la posada, se dirigeant vers la montagne. Deux heures après, redescendirent une demi-douzaine d’alguazils venant chercher un asile à l’hôtellerie.

On leur répondit que, pour tout logement, il n’y avait qu’une seule chambre, assez vaste ; mais elle était occupée par des bohémiens qui payaient bien. Quant aux provisions, si on en voulait, il fallait en apporter avec soi !… Tel était l’usage à peu près généralement répandu en Espagne.

— Comment ! s’écrièrent les alguazils avec colère, recevoir ainsi des gens de la suite et de l’escorte de monseigneur l’archevêque de Valence ; c’est une indignité !

L’hôtelier, son bonnet à la main, s’excusait de son mieux, et plus il déployait d’humilité, plus ses interlocuteurs élevaient la voix et montraient d’insolence : si bien que la discussion devenant des plus vives, Pedralvi, qui avait écouté de la fenêtre et qui était au fait de la question, s’empressa de descendre et de s’interposer.

— Qu’est-ce ? seigneur hôtelier, s’écria-t-il ; laisser à la porte des gens de la suite de monseigneur l’archevêque de Valence ? Ne pas donner à souper à l’escorte de monseigneur l’archevêque, de ce saint prélat, la lumière de la chrétienté ! Ce n’est pas possible et je ne le souffrirai pas.

Tous les alguazils saluèrent.

— Je ne suis qu’un pauvre bohémien vivant de ma guitare et de mes chansons ; mais j’aimerais mieux passer la nuit en plein air, au milieu de la montagne, et ne souper de ma vie, que de voir faire un tel affront à des personnes de cette importance.

— Alors ! s’écria l’hôtelier, vous consentez donc à leur céder votre chambre ?

— Non, dit Pedralvi, mais à la partager avec eux. Ils sont six et nous sommes cinq. La chambre est grande, on peut y tenir onze. Il y a des dortoirs de couvent où l’on est moins à l’aise.

— C’est juste ! s’écrièrent les archers de la Sainte-Hermandad.

— Ces messieurs d’un côté, nous de l’autre, continua Pedralvi. Tout le monde par terre ; mais à tout seigneur tout honneur ; vous leur donnerez tous les matelas et tous les draps de la posada, s’il y en a six !

— Il y en a huit ! répondit l’hôtelier avec orgueil, y compris ceux de ma femme et les miens.

— À merveille, dit Pedralvi, et à nous, vous nous donnerez quelques bottes de paille de la plus fraiche ; nous ne sommes pas difficiles.

Les chambres à coucher furent donc ainsi réglées. Quant au souper, c’était plus difficile. Les nouveaux venus n’avaient avec eux aucune provision, l’hôte pas davantage. Mais Pedralvi et les bohémiens avaient tous leur bissac bien garni. Ils offrirent à souper aux archers, qui n’eurent garde de refuser, et à l’hôtelier lui-même, qui ne se fit aucun scrupule d’accepter, attendu qu’après tout c’était toujours chez lui que l’on soupait, et qu’il n’abdiquait ainsi ni son titre, ni sa dignité de maître de maison.

Le repas fut copieux et délicat. On y vit même circuler le vin de Valdepenas, imprudence dont ne s’aperçurent ni l’hôte ni les archers, qui n’en avaient pas l’habitude ; mais le bon vin, et surtout les bons procédés, avaient rendu les convives expansifs et communicatifs, et, au bout de quelques minutes, Pedralvi savait déjà que le corrégidor mayor Josué Calzado avait donné au chef des alguazils l’ordre par écrit d’attendre à Madrilejos l’archevêque de Valence et de se tenir à sa disposition ; que, de plus, l’archevêque leur avait ordonné de le conduire au haut de la montagne, au petit village d’Aïgador, et d’y retourner le lendemain matin pour y prendre et conduire à Valence les prisonniers qu’on devait leur confier.

Cette dernière phrase frappa Pedralvi ; de tout le récit des archers ce fut la seule qui lui parut mériter quelque intérêt. Il avait fait circuler plusieurs fois l’outre qui renfermait le vin de Valdepenas, de sorte que les archers, après la fatigue de la journée, après un bon souper et d’abondantes libations, furent enchantés de se retirer dans la chambre à coucher commune, où ils ne tardèrent point à ronfler sur tous les tons.

Pedralvi, placé à l’autre côté de la chambre, expliqua alors à voix basse aux bohémiens ses amis ce qu’il comptait faire ; ils avaient promis à d’Albérique et à son fils Yézid de rendre leur jeune maître à la liberté. Ils pouvaient y réussir par cette ruse, et si ce moyen échouait, ils étaient tous gens de cœur et bien armés, valant chacun deux archers, et il serait toujours temps d’employer la force quand on n’aurait plus d’autre ressource.

Le jour commençait à peine à poindre, que Pedralvi songea à exécuter son projet. C’était une idée que Juan-Baptista lui avait donnée ; mais il lui était bien permis de voler une idée à l’ennemi qui lui avait volé son or ; c’était d’ailleurs faire retomber sur le capitaine la responsabilité de l’expédition et se sauver peut-être en le faisant pendre. Il n’y avait pas à hésiter, c’était double avantage.

Les Maures, étendus sur la paille, furent bien vite levés et sur pied. Leurs compagnons de chambre, qu’on avait gratifiés de matelas et de draps, s’étaient mis plus à leur aise : tous s’étaient complétement déshabillés et continuaient à dormir comme dort le juste ou le guet à pied, deux professions où il y a plus de fatigue que de profit à acquérir.

Chacun des bohémiens, s’avançant avec précaution, s’empara du manteau, du pourpoint, du costume complet de son voisin, sans oublier le chapeau à plume noire et la rapière.

Ils sortirent sans bruit, fermèrent la porte de la chambrée à double tour. Personne n’était réveillé dans la maison, pas même l’hôte, qui se levait toujours le dernier. Ils eurent donc tout le loisir de faire leur toilette à la cuisine, et quand ils se virent complétement équipés en archers, ils s’élancèrent hors de la maison, et commencèrent à gravir la montagne d’un pas rapide.

Malgré leur marche forcée, il était grand jour quand ils arrivèrent au pied des tourelles. Pedralvi se hâta de frapper à la poterne.

— Qui va là ? demanda le frère portier.

— Archers de la suite de monseigneur l’archevêque.

— Ce sont eux, cria le curé Romero, qui apparut en ce moment dans la cour ; ouvrez, frère Balthazar, ouvrez !

Pedralvi et les siens se trouvèrent dans la cour. C’était un premier retranchement d’emporté. Inutile de dire que le bohémien qui, la veille, chantait sur la plate-forme du presbytère, n’avait ni le même teint, ni les mêmes cheveux, ni la même voix que le grave archer qui s’adressait dans ce moment au curé.

— Nous venons, mon père, vous demander les prisonniers que vous devez nous remettre pour les conduire à Valence.

— Nos âmes rachetées, nos nouveaux convertis, dit le curé ; entrez, entrez, seigneurs archers.

Et il leur ouvrit l’intérieur du bâtiment, le corps de logis du milieu.

— Attendez-moi ici, continua-t-il, ce ne sera pas long, le temps de les délivrer. J’ai cinq néophytes tout disposés à vous suivre. Cinq israélites qui ne le sont plus… au contraire… tous bons chrétiens !

— Des israélites, dit à part lui Pedralvi ; ce n’est pas là ce que nous venions chercher. N’y a-t-il donc que ceux-là, mon père ? poursuivit-il tout haut.

— Il y en a bien encore un autre, mais il ne peut pas vous suivre, celui-là, c’est un Maure.

— Un Maure ! dit vivement Pedralvi.

— Un obstiné hérétique auquel on n’a pu faire entendre raison, et qui restera ici.

— C’est lui, se dit Pedralvi, qui, voyant encore une fois tous ses projets renversés, ajouta : tout est perdu ! Puis s’adressant encore au curé :

— N’y a-t-il donc, mon père, aucune espérance de l’amener à la bonne voie ?

— Bien peu, dit le curé en secouant la tête ; on a employé tous les moyens possibles, les plus doux comme les plus rigoureux, il a résisté.

Pedralvi avait peine à retenir son émotion.

— Ah ! il a résisté ? dit-il ; c’est qu’on ne s’y est pas bien pris.

— Pas bien pris ! répondit le curé, qui avait cru voir un reproche dans ce mot ; imaginez-vous, dit-il à voix basse, que tous les jours, mon frère, on l’a déchiré jusqu’au sang ! Que voulez-vous faire de mieux ? Et malgré cela, il a résisté, l’enragé hérétique !

Pedralvi manqua de sauter au cou du curé et de l’étrangler.

— Enfin, croiriez-vous, poursuivit le curé d’un air d’admiration, croiriez-vous que, dans ce moment, monseigneur lui-même est là, à l’exhorter !

Et il lui montrait une porte à droite qui donnait sur la tourelle.

— Je crains bien, continua-t-il, que Sa Seigneurie n’y perde ses peines, et que ni raisonnement ni torture ne puisse réussir ; mais du moins, dit monseigneur, nous n’aurions rien à nous reprocher. Je vais toujours vous chercher les autres, ceux dont les yeux se sont ouverts à la lumière. Asseyez-vous, seigneurs archers ; je vous demande à peine un quart d’heure.

À peine avait-il disparu, que Pedralvi, ne pouvant contenir son impatience, s’était élancé vers la porte que le curé lui avait désignée, et qui conduisait à la tourelle. Ses compagnons le suivirent. Le spectacle qui s’offrit à eux fut celui du pauvre Alliaga bâillonné et agenouillé devant l’archevêque, qui achevait de l’exhorter ! Le prélat, irrité d’avoir perdu ses frais d’éloquence, venait de se lever au moment où la porte s’ouvrit. Et voyant les habits noirs des archers, il s’écria :

— Que justice se fasse, et que le ciel soit vengé !

— Vous serez obéi, monseigneur, répondit Pedralvi en courant à Piquillo, dont il défaisait le bâillon.

— Qu’est-ce à dire ! s’écria le prélat avec surprise.

Mais sans lui donner le temps de s’étonner davantage ou d’appeler, à son aide, Pedralvi arrêta le cri qu’il allait proférer en fermant sa bouche entr’ouverte avec le bâillon qu’il venait d’ôter à Piquillo. Libre de parler, celui-ci indiqua le ressort du prie-Dieu qu’il fallait toucher pour le délivrer.

— Vite, s’écria Pedralvi, il n’y a pas de temps à perdre !

Et on lui jeta la défroque du sixième alguazil, dont les bohémiens s’étaient emparés et qu’ils s’étaient partagée entre eux par prévision et par ordre de leur chef.

— Aidez-le dans sa toilette, et hâtons-nous, car on peut venir.

— Et celui-ci, dit un bohémien en montrant Ribeira, qu’en faire ? où le mettre ?

— À la place de Piquillo !… Dépêchez.

Cet ordre était à peine donné, que deux des compagnons de Pedralvi s’étaient chargés de l’exécuter. Le prélat était loin d’inspirer à des Maures le même respect qu’à des Espagnols. Au contraire, ceux-ci ne voyaient en lui, comme dans le grand inquisiteur, que les chefs de leurs bourreaux, leurs persécuteurs les plus acharnés ; c’était servir Dieu et leur religion que de venger leurs frères torturés ou immolés par milliers, et l’on ne peut se figurer avec quel plaisir, avec quelle rapidité, ils eurent, en quelques minutes, dépouillé Ribeira de ses vêtements. Ne pouvant proférer une parole ni pousser un cri, celui-ci, forcé de s’agenouiller devant le prie-Dieu, se vit en un instant renversé, garrotté, agenouillé en touchant la terre de son front renversé.

— Bien, dit Pedralvi, advienne maintenant que pourra ! sortons !

Emmenant Piquillo habillé comme eux et confondu dans leurs rangs, ils repassèrent par la pièce où le curé les avait laissés et qui occupait le bâtiment du milieu. Ils s’élancèrent de là dans la cour, et au moment où ils entraient, ils aperçurent le curé arrivant avec ses néophytes, les cinq juifs convertis malgré eux et chrétiens de fraiche date.

— Les voici, dit le curé d’un air triomphant, je vous les livre.

— Bien, dit Pedralvi, qui avait hâte de sortir, et qui gagnait à grands pas la poterne.

— Où allez-vous ? dit le curé.

— Rejoindre monseigneur qui nous attend.

— Il n’est donc plus dans la tourelle ?

— Non, dit Pedralvi, à qui tout était indifférent, pourvu qu’il fût dehors. Monseigneur vient de se rendre au presbytère, vous abandonnant le prisonnier, pour que vous ayez sur-le-champ à en faire bonne et prompte justice.

— Bien, fit le curé, je vais avec vous prendre les ordres de monseigneur.

— Ses ordres sont que vous vous occupiez d’abord du prisonnier, et que vous veniez après lui rendre compte de ce qui se sera passé.

— J’obéis, dit le curé, et ferai de mon mieux… Puis il cria à un des frères qui traversait la cour : Dites au frère rédempteur Acalpuco de descendre sur-le-champ, nous avons besoin de lui. Seigneur archer, dit-il à Pedralvi en faisant signe d’ouvrir la poterne, je vous rejoins dans l’instant au presbytère, vous et monseigneur… le temps d’exécuter ses ordres… Nous ferons coups doubles, s’il le faut, pour le satisfaire et lui être agréable.

La poterne s’était ouverte : Pedralvi, ses compagnons et les néophytes défilaient un par un, feignant de se diriger vers le presbytère et prêts à descendre la montagne dès qu’ils seraient hors de vue. En ce moment le curé, en se retournant, aperçut Acalpuco qui venait à lui.

— Ah ! c’est toi, s’écria-t-il, viens, suis-moi.

— Où allons-nous, monsieur le curé ?

— À la tourelle, où le prisonnier nous attend…

— Pauvre jeune homme ! dit le frère en lui-même.

— As-tu ta discipline ?

— Toujours, monsieur le curé.

— Où en étions-nous hier ?… à la quarantaine, je crois ?

— Oui… oui… monsieur le curé, dit le frère en hésitant.

— Alors, et puisque monseigneur l’exige, nous ferons mieux que cela aujourd’hui.

— Ô ciel !

Dix de plus !

— Permettez, monsieur le curé…

— Paresseux !… tu réclames…

— Pas pour moi ?

— Qu’est-ce que c’est ? dit le curé, en le regardant d’un air sévère ; ne t’ai-je pas dit que monseigneur l’ordonnait et le voulait ?

— C’est différent, dit le frère effrayé.

C’est dans cette disposition d’esprit que le frère et le curé se rendirent dans la tourelle.

Quelques jours après, des bruits sourds et dont on ne pouvait au juste apprécier la valeur, circulaient à Tolède, à Valence et même à Madrid.

Le patriarche d’Antioche, l’archevêque de Valence, le saint et révéré Ribeira, retenu par une grave indisposition, était malade au milieu des montagnes, dans un misérable village, où quelque bonne œuvre sans doute l’avait conduit. Il n’y avait pas le moindre doute là-dessus ; mais ce qui en offrait beaucoup, c’était la nature de sa maladie. Le curé Romero, dans le presbytère duquel le saint prélat était alité, avait raconté aux médecins accourus en toute hâte, que Sa Seigneurie avait glissé le long d’un précipice, où des pointes de rochers l’avaient cruellement déchirée ; heureux encore que le pieux archevêque en fût quitte à ce prix ; et malgré la défense du prélat, le chapitre de Valence avait absolument voulu célébrer un Te Deum en actions de grâce de cette heureuse aventure. D’un autre côté, les ordres les plus sévères avaient été donnés au corrégidor mayor de la province de Tolède, Josué Calzado, de poursuivre dans toutes les directions une escouade de faux alguazils qui parcourait les grands chemins. Le corrégidor avait d’abord repoussé avec mépris une pareille assertion, tant il était sûr de la manière dont se faisait la police, mais il fut bientôt forcé de croire à cette nouvelle, lorsqu’on eut saisi plusieurs soldats de la Sainte-Hermandad complétement étrangers à cette milice, et qui n’étaient autres que les compagnons du capitaine Juan-Baptista.

Arrêtés, ainsi que leur chef, dans une posada, au moment où ils arrêtaient eux-mêmes l’hôtelier, en commençant par saisir les clés de sa cave, ils furent dirigés vers Madrid ; l’ordre avait été donné de les livrer à l’inquisition comme coupables et complices d’attentat impie sur la personne d’un archevêque.

— Par saint Jacques, se disait Juan-Baptista, qui n’y comprenait rien, c’est jouer de malheur ! être arrêté pour le seul crime que, peut-être, je n’aie pas commis !

Il trouvait cette décision si injuste que, dès le second jour, il en avait appelé, en s’échappant des mains de ses gardes, regrettant, non pas ses compagnons qu’on allait brûler ou pendre, mais l’or qu’il avait volé comme alguazil à Piquillo et à Pedralvi, et que d’autres alguazils venaient de lui reprendre. En attendant, rien ne peut donner une idée de la perturbation que cet événement avait jetée dans la police de Tolède et de la Nouvelle-Castille ; c’était à ne plus s’y reconnaître. Impossible de distinguer les vrais des faux alguazils, et chaque jour, par exemple, on voyait en pleine rue deux de ces messieurs se mettre mutuellement la main sur le collet et s’arrêter réciproquement de par le roi. L’emploi n’était plus tenable ; aussi Baptista Balseiro s’était décidé à en changer ; il avait abandonné la police pour l’armée, et portait maintenant l’uniforme de capitaine dans l’infanterie espagnole.

Pedralvi cependant et ses compagnons, sans s’inquiéter de la situation où ils laissaient l’archevêque, avaient évité le presbytère et descendaient de la montagne par un autre sentier que celui qu’ils avaient parcouru le matin ; ils ne se souciaient pas de repasser devant l’hôtellerie d’Aïgador, quoiqu’ils l’eussent pu sans danger, car les archers qu’ils avaient laissés étaient hors d’état de les poursuivre, vu la brièveté, ou plutôt l’absence totale de costume où ils se trouvaient.

Ils furent même obligés, pendant deux ou trois jours, de garder l’hôtellerie, attendant les nouveaux vêtements qu’ils avaient fait demander à Tolède, et que Josué Calzado leur envoya, mais trop tard ; ils étaient tous enrhumés ! nouvelle fatalité à ajouter à toutes celles qui accablaient en ce moment le corps respectable des alguazils.

Pedralvi avait pris un chemin plus difficile, mais plus sûr, au milieu des rochers. Au bout d’une heure de marche, et à un endroit où deux ou trois routes praticables se présentaient, Pedralvi dit aux juifs qu’ils avaient jusque-là escortés en silence :

— Vous êtes libres, mes amis !

— Libres ! s’écrièrent ceux-ci ; libres !

— De ne pas être chrétiens, si cela vous convient. Il ne tient qu’à vous d’aller à Valence, cette route y conduit ; ces deux autres chemins conduisent ailleurs.

Les juifs prirent les deux autres chemins et disparurent.

Quand les Maures se trouvèrent seuls :

— Mes amis ! mes frères ! s’écria Piquillo en se jetant dans les bras de Pedralvi et de ses compagnons ; que ne vous dois-je pas !

— Tu ne nous dois rien, et nous ne sommes pas encore quittes envers toi, répondit Pedralvi. Ne nous as-tu pas donné l’exemple ? N’as-tu pas délivré Gongarello ? N’as-tu pas deux fois sauvé Juanita ? Quand nos ennemis s’unissent pour nous opprimer, unissons-nous, mes frères, pour nous défendre et nous aimer.

Tous se prirent les mains et se les serrèrent en signe d’alliance et d’amitié.

— Maintenant, dit Pedralvi, continuons notre marche, nous ne sommes pas en sûreté ici.

Ils descendirent encore pendant près de deux heures et arrivèrent au versant de la montagne, bien avant Madrilejos, à une plate-forme environnée d’arbres et de rochers. Devant eux, à leurs pieds, on découvrait un gros bourg, circonstance heureuse pour la caravane. Leurs provisions étaient épuisées et leur appétit se faisait vivement sentir, après une longue marche entreprise de grand matin et par l’air vif de la montagne. Pedralvi détacha un des siens, garçon alerte et intelligent, qui partit, chargé d’une large besace vide, mais prudemment et avant son départ, il quitta le manteau noir, la rapière et tout son costume d’alguazil.

— Il a raison, s’écria Pedralvi, imitons-le, mes amis, et de peur de poursuites, faisons disparaître d’abord toutes les traces de notre expédition.

Il y avait derrière eux, au milieu des rochers, un précipice dont on ne voyait pas le fond et où tombait un large torrent, formé par la réunion des eaux de la montagne. C’est là que s’engouffrèrent toutes les dépouilles des archers, et, vu que Pedralvi et ses compagnons avaient par-dessous leurs habits de bohémiens, la métamorphose fut bientôt complète. Piquillo ne s’était point débarrassé de sa noire défroque, et pour cause. Il n’avait point d’autre vêtement. Mais un instant après, le pourvoyeur revint avec une besace bien garnie, et portant sous son bras un paquet destiné à Piquillo. C’était un habillement complet, et de plus, une robe de pèlerin, le tout acheté chez un fripier du village. La toilette ne fut pas longue, et tous, assis sur l’herbe, firent gaiement honneur au repas étalé devant eux. C’était un pâté de venaison, deux volailles rôties, du pain blanc et en outre de bon vin, qui fit plus d’une fois le tour du cercle.

Le repas terminé, la parole fut à Pedralvi, qui dit :

— Quelque plaisir que nous ayons à voyager ensemble, il faut nous séparer et retourner à Valence, chacun de notre côté ; réunis, nous pourrions exciter des soupçons qu’il importe d’éloigner, sinon pour nous du moins pour le seigneur d’Albérique notre maître, et son fils Yézid, qui seraient perdus si l’on se doutait seulement qu’ils ont eu connaissance de notre expédition. Je conduis le seigneur Alliaga pendant quelques lieues encore, et je vous rejoindrai… Adieu donc, et à bientôt.

Ils prirent tous des sentiers différents et disparurent, se dirigeant vers Valence.

— Toi, frère, dit Pedralvi, quand il fut seul avec Piquillo, tu ne vas pas de ce côté, car on t’attend à Madrid.

— Qui donc ? dit Piquillo avec émotion.

— La senora Aïxa !

— Aïxa !… qui t’a dit !… comment connais-tu ce nom ?

— Par la camariera de la reine… par Juanita.

— C’est vrai… tu as vu Juanita ?

— Impossible… puisque depuis deux mois, frère, je n’ai été occupé que de toi ; mais j’ai écrit à Juanita, je lui ai appris notre mésaventure et ta disparition ; elle en a parlé à la senora Aïxa et à sa sœur Carmen.

— Mes anges tutélaires.

— Tu as raison… car ces deux jeunes filles, surtout la senora Aïxa, ont été dans des inquiétudes, dans une douleur dont je ne te parle pas.

— Au contraire, s’écria Piquillo avec ivresse, dis-moi tout.

— Ne pouvant découvrir ce que tu étais devenu, je te croyais à Madrid dans les prisons de l’inquisition ; la senora Aïxa, par ses soins, par son crédit, a enfin acquis la certitude du contraire ; elle l’a appris à Juanita, qui m’en a prévenu, la suppliant de la tenir au courant de tout, offrant pour ta délivrance toutes les sommes nécessaires.

— Merci, merci ! répétait en lui-même Piquillo attendri.

— Mais nous n’avions besoin de rien, poursuivit Pedralvi avec fierté, et Yézid m’avait déjà dit : Il faut tout sacrifier pour retrouver mon frère ; il faut le délivrer à tout prix ; n’épargne ni l’or ni les recherches. Et pendant que je cherchais, c’est lui, c’est Yézid, qui a découvert ta prison. Il avait interrogé un de nos ouvriers que Ribeira avait autrefois baptisé par force ; il a appris de lui les détails de ces tortures, de ce cachot qu’ils appellent l’œuvre de la Rédemption. Il a soupçonné que c’était là qu’on t’avait renfermé. Il à organisé alors l’expédition, et s’il m’en a donné le commandement, c’est qu’un événement, un malheur qui nous menace tous, l’a forcé de partir pour Madrid.

— Quel événement ? quel malheur ? dit vivement Piquillo.

— Je l’ignore. Il te l’apprendra sans doute. Mais il était hors de lui, et Albérique, son père, bien plus agité encore ; ses traits étaient tout bouleversés ; il s’écriait : Pars à l’instant, il le faut ! Et je l’ai entendu murmurer à demi-voix : Si Piquillo était là pour te seconder ! Mes fils ! mes deux fils ! ce ne serait pas trop !

— Et tu m’assures que Yézid est à Madrid demanda Piquillo.

— Il doit y être maintenant. Et au moment où je partais moi-même pour te délivrer, continua Pedralvi, je recevais une lettre de Juanita, qui m’écrivait : « Je ne sais ce qui arrive à la senora Aïxa ; elle est depuis quelques jours dans un désespoir affreux. Carmen, qui pleure avec elle, essaie en vain de la consoler ; et j’ai entendu les deux jeunes filles s’écrier : Si du moins Piquillo était là pour nous aider et nous sauver ! »

— Tous ceux que j’aime avaient besoin de moi, et j’étais loin d’eux. Je pars, je pars ! dit Piquillo, pâle d’émotion et pouvant respirer à peine. Adieu, frère, adieu ! Retourne à Valence, où d’Albérique t’attend, car le voilà seul et privé de ses deux fils… Moi, je vais à Madrid retrouver mon frère Yézid.

— Et la senora Aïxa, fit Pedralvi en souriant.

— Oui… oui… je ne pourrais vivre sans elle !

— Comme moi sans Juanita, dit Pedralvi. Allez donc, et que le Dieu d’Ismaël vous conduise ; mais auparavant laissez-moi remplir les ordres d’Yzid.

Il donna alors à son jeune maître presque tout l’or qu’il avait sur lui, de plus des armes, et lui recommanda bien, quelque diligence qu’il eût envie de faire, de prendre des chemins détournés, d’éviter les villes et les villages. Nul doute qu’on ne le poursuivit, que son signalement ne fût donné, et qu’il n’y eût ordre de l’arrêter. Son costume de pèlerin était une sauvegarde ; c’était, après la robe de moine, l’habit le plus respecté en Espagne, et une fois à Madrid, don Fernand d’Albayda et les protections qu’il pouvait avoir assoupiraient cette affaire ; le tout était d’arriver à Madrid sans encombre.

Enfin, après mille autres recommandations et bien des marques de tendresse, les deux amis se séparèrent.

Piquillo se dirigea ver Tolède, il en était à six ou sept lieues ; de Tolède à Madrid il y en a dix-huit ; il pouvait être arrivé le lendemain au soir, s’il ne lui survenait aucun accident, et il voyageait avec prudence.

Il avait dépassé Consuegra et longeait un bois dont les arbres touffus le préservaient de la chaleur du soleil. Il entendit derrière lui les pas d’un cheval. Il tourna légèrement la tête. Il vit un cavalier, un militaire qui faisait la même route que lui. Piquillo ne hâta ni ne ralentit sa marche, pour ne donner aucun soupçon à son compagnon de voyage.

Le cavalier qui était derrière lui semblait ne point vouloir fatiguer sa monture, et il n’allait qu’au pas. Il eut cependant bien vite atteint Piquillo, mais il ne le dépassa point, et se tint pendant quelque temps sur la même ligne que lui. Piquillo, enveloppé de sa robe de pèlerin, le front couvert d’un chapeau à large bord, ne disait rien, ne levait pas la tête et marchait sans faire la moindre attention au cavalier, qui, sans doute blessé du silence ou du dédain du piéton, toussa d’un air de supériorité, et laissa du haut de son cheval tomber ces paroles :

— Ami… suis-je bien ici sur la route de Tolède ?

À cette voix trop bien connue et dont la vibration le laissait toujours tressaillir, Piquillo leva les yeux.

Ce militaire, paré d’un bel uniforme et portant les insignes de capitaine, avait toute l’allure et les manières de Juan-Baptista ; quant à la voix, c’était la même. Piquillo baissa vivement les yeux, et répondit à la demande du voyageur par un signe de tête affirmatif.

— C’est donc bien la route de Tolède ?

— Oui, dit brièvement Piquillo.

Il paraît qu’il y avait dans cette seule syllabe, ou dans la manière dont elle était prononcée, une émotion qui n’était pas naturelle ; car depuis ce moment le capitaine fit tous ses efforts pour apercevoir les traits de son compagnon de voyage. Le large chapeau le gênait beaucoup. Il fit faire alors à son cheval quelques pas en avant, se retournant et se baissant pour regarder. Plusieurs fois il renouvela cette manœuvre, qui, à ce qu’il paraît, ne le satisfaisait qu’imparfaitement, et Piquillo impatienté se dit en lui-même :

— Je suis bien bon de me laisser espionner par ce misérable, qui doit avoir encore plus que moi la crainte d’être arrêté ; ce nouveau déguisement même me le prouve.

Levant alors son chapeau, et tirant de sa poche un pistolet qu’il arma :

— Capitaine Juan-Baptista ! s’écria-t-il.

Celui-ci à son tour tressaillit.

— Gagnez le large ou je tire sur vous ; il y aura dans un instant un bandit de moins en Espagne.

À l’air ferme du jeune homme, à sa voix menaçante, et surtout au pistolet dont sa main était armée, Juan-Baptista n’eut plus de doutes.

— Au revoir ! s’écria-t-il en regardant Piquillo d’un air moqueur.

Il piqua son cheval, et un instant après il disparut dans un nuage de poussière. Alliaga en était débarrassé ; mais cette vue seule lui avait laissé dans le cœur une impression pénible, et dans l’esprit de fâcheux présages. Jamais le capitaine ne s’était offert à ses yeux, que cette rencontre ne fût pour lui comme l’annonce de quelque grand malheur, et cette fois ce n’était point un vain pressentiment, ni une crainte chimérique. Le capitaine était homme à le dénoncer au prochain village, à donner du moins son signalement, qui était bien reconnaissable.

La prudence défendait à Piquillo de suivre le chemin qu’il avait pris. Il abandonna donc la grand’route et en suivit une de traverse qui s’offrait à lui. Il marcha environ trois quarts d’heure au milieu d’un pays riche et bien cultivé, et arriva à une belle forêt, traversée par cette route. Il s’y engagea sans hésiter, persuadé que cela devait conduire à quelque habitation. En effet, il se trouva, au bout d’une demi-heure, en face d’un château d’architecture gothique, demeure seigneuriale s’il en fut, avec pont-levis, corps de logis principal, deux ailes, vastes jardins et une cour immense, alors remplie de monde. C’étaient sans doute les habitants du joli village qu’on apercevait sur le coteau, et il y avait probablement quelque grande fête chez le seigneur de l’endroit. Les gens qui s’amusent sont peu dangereux, et ce rassemblement n’inspira nulle défiance à Piquillo. D’ailleurs il avait déjà été vu, et des jeunes filles s’étaient levées à l’aspect du pèlerin, et courant au-devant de lui, l’avaient entrainé à une table Piquillo accepta donc, pour détourner le soupçons, le verre que lui offrait la jeune paysanne. où l’on traitait généreusement tous ceux qui se présentaient. Or, les pèlerins ont toujours faim et soif ; se montrer autrement aurait paru extraordinaire. Piquillo accepta donc, pour détourner les soupçons, le verre que lui offrait la jeune paysanne.

Piquillo accepta donc, pour détourner le soupçons, le verre que lui offrait la jeune paysanne..

— À qui appartient ce château ? demanda-t-il.

— À un seigneur portugais qui a des biens en Espagne, mais qui les visite rarement, à preuve qu’il n’était jamais venu ici, et que c’est la première fois que je le vois, moi, qui suis la jardinière du château.

— Et pourquoi y vient-il aujourd’hui ?

— Pour se marier.

— C’est différent ! dit Piquillo. Et quel est-ce seigneur portugais ?

— Le duc de Santarem.