Piquillo Alliaga/46

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Texte établi par Maresq et Cie, Libraires, Vialat et Cie, Éditeurs (p. 235-237).


XLVI.

l’inconnu.

Quelques jours après cette scène, le greffier Manuelo Escovedo reçut une lettre ainsi conçue :

« Vous ferez signer sur les registres de l’ordre le jeune frère qui a, dites-vous, des révélations à faire au premier ministre ; vous le conduirez ensuite et le laisserez au palais, chez M. le duc de Lerma, que j’ai prévenu et qui l’attendra.

« Le grand inquisiteur,

Sandoval y Royas. »

Alliaga, à l’arrivée de cette lettre, vit donc enfin s’ouvrir devant lui les portes de l’inquisition. Tous les tourments qu’il avait jusqu’alors soufferts dans sa vie n’étaient rien à côté des angoisses qu’il avait éprouvées depuis huit jours.

Il était près d’Aïxa et ne pouvait la secourir !.. La mort était suspendue sur sa tête et il ne pouvait la détourner !.. Mais enfin il était libre !.. il allait veiller sur elle !

Il signa tout ce qu’on lui présenta, et le nouveau frère de Saint-Dominique arriva avec le greffier du saint-office au palais du roi ; car c’était là que demeurait le duc de Lerma, non par orgueil, mais par prudence, et pour tenir toujours sous sa main son esclave couronné.

On n’entrait pas facilement dans la demeure royale, et il fallut montrer la signature du grand inquisiteur aux gardes de la porte ainsi qu’aux officiers de l’escalier. Un huissier du palais reçut la lettre d’audience que lui présenta frey Alliaga, et fit entrer celui-ci dans un vaste vestibule qui servait de salle d’attente.

Piquillo, qui croyait avoir un long entretien particulier avec le duc de Lerma, fut étrangement désappointé en voyant la foule de solliciteurs qui l’avait précédé et qui attendait comme lui.

Des gens de robe, des gens d’église, des militaires et des grands seigneurs encombraient cette vaste antichambre. Des dames mêmes s’y montraient en grand nombre, et n’étaient ni les moins intrépides ni les moins opiniâtres.

La foule était considérable surtout vers la porte du cabinet du duc de Lerma ; chacun s’y pressait dans l’espoir de passer des premiers. Quelques vieux solliciteurs plus expérimentés se tenaient à l’autre extrémité de la salle, à la porte en face, par laquelle devait entrer le ministre pour se rendre dans son cabinet.

On pouvait lui glisser ainsi au passage quelques flatteries, quelques pétitions, ou quelques mots adroits desservant d’avance un concurrent.

L’audience devait commencer à dix heures, et midi venait de sonner à la grande horloge du palais. L’impatience était grande, la chaleur encore plus.

On avait ouvert de grandes portes vitrées qui donnaient de la salle d’attente sur les jardins du roi.

Quoique l’air fût doux et pur, les arbres en fleur et les gazons verdoyants, personne n’était tenté d’en profiter et de se promener dans ce parc magnifique, qui déroulait vainement à tous les yeux ses vastes allées et ses épais ombrages.

La cupidité ou l’ambition les retenait tous entassés dans le même endroit, à la même place, tant ils avaient peur de perdre un mot, un regard, une minute, de l’idole qu’ils attendaient et qui tardait bien à paraître. Enfin la porte s’ouvrit.

À un brouhaha de satisfaction générale succéda un léger murmure de désappointement sur-le-champ réprimé.

Piquillo vit paraître un homme richement habillé, d’une taille noble et élégante ; l’intelligence et l’esprit brillaient dans son regard autant que la fierté et l’impertinence. Il portait la tête haute, et même, quand il s’inclinait, avait l’air de recevoir plutôt que de donner un salut.

Ce qui étonna surtout Piquillo, c’était son air de jeunesse : il paraissait avoir tout au plus trente-six ans.

— Quoi ! demanda-t-il tout bas à l’un de ses voisins, un vieux chevalier de Calatrava, quoi ! c’est là le duc de Lerma ?

— Vous ne le connaissez donc pas ?

— Je ne l’ai jamais vu.

— Eh bien ! ce n’est pas lui, mais un autre lui-même ; celui qui fait tout dans sa maison, son majordome politique.

— Qui donc ?

— Son secrétaire intime, don Rodrigue de Calderon, comte d’Oliva. Le duc n’aura pas pu donner audience, ce qui lui arrive souvent. Dans ce cas-là, c’est Rodrigue de Calderon qui s’en charge.

— Ce n’est pas la même chose, s’écria Piquillo interdit.

— Exactement, répondit le chevalier. En fait de pétitions pour emplois, titres et honneurs, le secrétaire écoute, accorde ou refuse selon son bon plaisir, certain d’avance d’être approuvé par son maitre le duc de Lerma, lequel l’est toujours par le roi Philippe III notre auguste souverain.

Le sous-favori s’avançait lentement, se dirigeant vers son cabinet et saluant de la main la foule qui l’entourait.

— Pardon, messeigneurs, de vous avoir fait attendre.

— En effet, dit avec hauteur un fier hidalgo qui avait peine à cacher son impatience, voilà près de deux heures de retard, et je prierai monsieur le secrétaire du duc de Lerma de me recevoir avant tout ce monde, car on m’attend chez le roi.

— Qui êtes-vous ?

— Le comte de Bivar ! s’écria l’hidalgo avec un orgueil qui lui sortait par tous les pores.

— Je ne connais pas, répondit Calderon avec le flegme le plus impertinent.

— Si monsieur Calderon avait lu l’histoire, il aurait vu qu’un de mes aïeux, Rodrigue de Bivar, surnommé le Cid, avait été autrefois à la tête des armées du roi, et moi, je suis dans son antichambre.

— J’ai lu l’histoire, monsieur le comte, répondit Calderon en s’inclinant d’un air moitié respectueux, moitié railleur, et j’y ai vu que les Bivar avaient été mis à leur place.

Un sourire d’approbation circula dans l’assemblée ; le descendant du Cid se mordit les lèvres, et le secrétaire d’État continua sa marche.

Au milieu de la foule qui se pressait à la porte de son cabinet, Calderon aperçut un simple soldat, un invalide, qui de loin et de la main semblait lui faire quelques signes de reproche ou de colère.

— Permettez-moi, messeigneurs, dit-il, d’écouter d’abord ce soldat qui désire me parler. Vous me pardonnerez ce passe-droit, c’est mon père.

Et il entra avec le vieillard dans son cabinet en lui disant :

— Eh bien ! seigneur mon père, qu’avez-vous à m’annoncer ?

— Tu n’y prends pas garde, mon fils, si tu savais tout ce que l’on dit de toi, ce que je viens d’entendre tout à l’heure encore dans cette salle d’attente.

— Eh bien ! mon père…

— Ça ne peut pas durer ; ça finira mal ; il t’arrivera malheur.

— Bien, bien, mon père !

— Tu es trop audacieux, tu es trop insolent : tu parles en maître à des gens qui ont des aïeux, toi qui es fils d’un soldat et d’une servante flamande, la pauvre Marie Sandelen, ma défunte !

— Oui, oui, mon père, mes parents n’étaient rien, et moi je suis beaucoup. C’est le contraire chez le comte de Bivar et bien d’autres grands seigneurs.

— Qui pourront bien te renverser, mon fils.

— Soit ! Mais non pas m’abattre. Ne craignez rien, mon père, rentrez à l’hôtel, buvez, mangez et tenez-vous en joie.

Puis, se retournant vers l’officier de service :

— Guzman, lui dit-il, où est la liste de ceux qui attendent ? Quel est le premier ?

— Le seigneur Bernardo, un riche épicier de Madrid, pour un chargement qui lui arrive de la Vera-Cruz. La seconde personne, dona Antonia, veuve d’un officier…

— Bien… bien… Et le comte Bivar ?

— Le dixième sur la liste, mais on peut commencer par lui.

— Non ! À son rang, c’est-à-dire à son tour.

Et l’audience commença.

Je n’oserais pas, après l’immortel auteur de Gil Blas, esquisser une des audiences de Rodrigue de Calderon, ce favori d’un favori, ce fier parvenu qui, fils d’un soldat, avait eu la faiblesse de renier son père et le courage de s’en repentir ; qui l’avait placé près de lui, à la cour, comme expiation de sa faute, et comme souvenir continuel de son origine ; ce Calderon, un des plus curieux caractères que puisse étudier le moraliste ou l’historien.

Lesage ne pouvait et ne devait l’envisager qu’au point de vue de l’auteur comique.

Ce qu’il n’a pas dit et ce que l’histoire ajoute, c’est que Rodrigue de Calderon soutint l’adversité plus fièrement encore qu’il n’avait supporté la fortune ; c’est qu’il se montra réellement digne de sa grandeur et de ses titres le jour où il lui fallut les perdre ; c’est que, chrétien et philosophe, sa longue captivité fut plus héroïque et sa mort plus sublime que sa prospérité n’avait été insolente.

Mais alors il était au plus haut point de cette prospérité, et Piquillo, contemplant avec effroi la masse de solliciteurs qui devaient passer avant lui, calculait déjà que Calderon, en accordant seulement cinq minutes à chacun d’eux, ne pourrait jamais donner audience à tout le monde.

D’ailleurs, ce n’était pas à Calderon, c’était au duc de Lerma qu’il voulait parler. On avait beau lui dire que c’était exactement la même chose, il ne pouvait confier à Calderon, à un favori en sous-ordre, le secret de l’État, et surtout un autre secret bien plus important pour lui, celui qui concernait Aïxa.

Préoccupé de cette idée, frey Alliaga était sorti, sans s’en apercevoir, de la salle d’attente. Dans l’agitation où il était en proie, il marchait toujours devant lui, et se trouva, sans s’en douter, au milieu des jardins du palais.

Une caisse d’oranger contre laquelle il se heurta le fit revenir à lui. Il était à l’entrée d’une grande allée, près d’un parterre où croissaient les fleurs les plus rares.

Un homme d’une taille moyenne et d’un air distingué cueillait en rêvant ces fleurs et en faisait un bouquet ; sa préoccupation égalait au moins celle de Piquillo, car il ne l’avait pas même entendu venir.

Sur l’exclamation du jeune moine, il se releva et s’écria vivement :

— Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ?

Et voyant la robe de Saint-Dominique, il s’arrêta et s’inclina profondément.

— Pardon, seigneur cavalier, dit Alliaga ; je viens, je crois, de me perdre dans ce parc, et si vous êtes, comme je le pense, du château…

— Oui, oui, j’en suis, dit l’inconnu en souriant.

— Daignez alors m’indiquer mon chemin pour retourner à la salle d’audience.

— Ah ! vous avez audience au palais… aujourd’hui ?

— C’est-à-dire j’aurais voulu au prix de tout mon sang en obtenir une, et je ne le puis pas.

— Et pourquoi donc ?

— Il y a tant de monde, c’est si difficile !

— Si je pouvais vous aider… répondit l’inconnu.

— Quoi ! seigneur cavalier, vous auriez ici quelque crédit ?

— Pas beaucoup ! mais enfin ce que j’ai est à votre service.

— Merci ! merci mille fois !.. Eh bien ! pourriez-vous me faire parler en ce moment, non pas à Rodrigue de Calderon, mais au duc de Lerma… au duc lui-même ?

— En ce moment, c’est difficile, mais je puis, si vous le voulez, vous faire parler au roi.

— Ah ! dit Alliaga, ce n’est pas la même chose !

L’inconnu rougit et dit :

— Pardon, mon père, c’est tout ce que je peux faire.

— C’est égal ! c’est égal ! s’écria vivement Piquillo, j’accepte ! Et même, maintenant que j’y pense, je l’aime mieux.

— Cela se trouve bien, répondit l’inconnu en souriant.

— Oui ! oui ! s’écria-t-il, il y a une chose que le roi seul doit savoir.

— Venez alors, dit l’inconnu, suivez-moi.

Et ils se dirigèrent du côté des appartements du roi.