Piquillo Alliaga/47

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Texte établi par Maresq et Cie, Libraires, Vialat et Cie, Éditeurs (p. 237-243).


XLVII.

l’aumônier de la reine.

— Quel est votre nom, mon père ? dit l’inconnu pendant qu’ils marchaient côte à côte dans une longue allée ombragée par de vieux arbres.

— Luis Alliaga.

— Alliaga… reprit l’inconnu en s’arrêtant ; seriez-vous parent d’un Piquillo Alliaga auquel je porte le plus vif intérêt ?

— C’est moi-même, seigneur cavalier !

— Vous !..

L’inconnu regarda alors Piquillo avec une attention qui déconcerta le jeune frère. Il n’aurait jamais cru qu’un nom aussi obscur que le sien pût produire autant d’effet.

— C’est vous que les révérends pères de Jésus ont fait moine malgré lui, à ce que m’a raconté Fernand d’Albayda ?

— Oui, seigneur cavalier, dit Piquillo interdit ; mais je ne me rappelle pas avoir jamais vu Votre Seigneurie.

— Jamais, c’est la première fois.

— D’où vient donc l’intérêt dont vous daignez m’honorer ?

— Eh mais ! dit l’inconnu en souriant, Fernand d’Albayda, en qui j’ai toute confiance, est votre ami… et puis vous connaissez la duchesse de Santarem.

— C’est d’elle que je veux entretenir le roi.

— Est-il possible ! Parlez, parlez ! dit vivement l’inconnu ; de quoi s’agit-il ?

— De la protéger, de la défendre ! on en veut à ses jours !

— Et qui aurait cette audace ! s’écria l’inconnu, dont le visage devint pourpre et dont les yeux étincelèrent de colère. Malheur à qui l’oserait tenter !

— Ah ! se dit Piquillo enchanté, je ne pouvais pas mieux m’adresser qu’à ce digne cavalier… Oui, continua-t-il, ce sont des personnes puissantes, dangereuses… les plus élevées de la cour…

— Silence, mon père ! dit l’inconnu en lui serrant la main.

Il venait d’apercevoir dans une des allées latérales un groupe d’officiers et de jeunes seigneurs qui s’inclinèrent respectueusement.

— Fernand d’Albayda, dit l’inconnu à l’un d’eux, en lui faisant signe de la main, venez ici.

À ce nom, Alliaga avait frémi de surprise, et Fernand tressaillit de joie en retrouvant dans le palais de Buen-Retiro l’ami dont il déplorait la perte.

— Piquillo ! s’écria-t-il, Piquillo auprès de Votre Majesté !

— Le roi ! dit Alliaga stupéfait.

— Lui-même ! répondit Philippe en rentrant dans l’allée couverte, où l’on ne pouvait plus les entendre. Je vous ai promis de vous faire parler au roi, et je tiens ma parole. Parlez donc ; mais rappelez-vous que personne, pas même le duc de Lerma, ne doit connaître ce que vous allez m’apprendre. C’est vous et Fernand d’Albayda qui seuls exécuterez mes ordres.

— Qu’y a-t-il donc, sire ? demanda Fernand avec émotion.

— Il y a, monsieur, qu’un indigne complot a été ourdi contre nous !

— Contre vous, sire !

— C’est la même chose ! contre une amie intime de la reine, contre une personne que j’estime, que j’honore ! la duchesse de Santarem ; on veut la tuer !

— Aïxa ! s’écria Fernand pâle de terreur.

— Oui, dit Piquillo, ses jours sont en danger.

— Qui donc ose les menacer ? dit Fernand en portant la main à son épée. Parlez, sire, ordonnez ; où faut-il courir ?… tout mon sang, s’il le faut…

— Bien, Fernand, bien ! je te remercie, dit le roi en lui prenant la main ; mais calme-toi ; voilà tes traits bouleversés et ta main est glacée. Toi, du moins, tu es de ceux sur qui je puis compter, et que rien n’effraiera, car il s’agit, à ce que m’a dit ce jeune moine, de s’attaquer à des personnes des plus haut placées.

— Qu’importe ! nous les démasquerons ! s’écria Fernand.

— Nous arracherons Aïxa à ses ennemis ! continua Piquillo.

— Oui… oui, nous la sauverons ! dit le roi avec chaleur.

Pour quelqu’un qui aurait pu lire au fond des cœurs, c’était une étrange et curieuse situation que celle de ces trois hommes, de positions et de rangs si différents, qu’animaient en ce moment la même pensée, les mêmes craintes et le même amour ; ces trois hommes qu’une seule idée rapprochait, qu’un seul nom venait de rendre alliés, et qu’un mot de plus peut-être eût désunis et rendus ennemis.

— Parlez, parlez, répétaient le roi et Fernand à Alliaga, nommez-nous le coupable.

— Quel que soit son rang ou sa famille, ajouta le roi, je signe à l’instant l’ordre de l’arrêter.

— Et moi, disait Fernand, je l’exécuterai, cet ordre, au milieu même de la cour ; et quand vingt épées devraient briller pour défendre le coupable, parlez ! parlez ! nommez-le !

Et Piquillo se taisait.

En entendant Fernand s’exprimer ainsi, une foule d’idées auxquelles il n’avait pas pensé d’abord étaient venues l’assaillir. Ces coupables qu’on le pressait de nommer, ce n’étaient pas seulement le père Jérôme et Escobar, qui avaient conseillé le crime, c’étaient encore la comtesse d’Altamira et le duc d’Uzède, qui s’étaient chargés de le commettre. La comtesse était la tante de Fernand d’Albayda et de Carmen ; c’était la sœur de don Juan d’Aguilar.

L’accuser, c’était livrer à la honte et au déshonneur la famille à laquelle, lui, Piquillo, devait tout ! Et quant au duc d’Uzède, complice de la comtesse, quelque coupable qu’il fût, Dieu seul pouvait savoir si Piquillo, en le faisant condamner, ne devenait pas plus criminel que lui.

— Sire, dit-il, et vous, Fernand, daignez m’écouter. J’espère que vous ne douterez point de la vérité de mes paroles. J’atteste, comme homme, et comme prêtre, ajouta-t-il en tressaillant, puisque les vœux que j’ai prononcés m’en imposent les devoirs, j’atteste devant Dieu et devant vous que je connais tous ceux qui ont tramé ce complot, et que je ne puis les nommer.

— Eh ! qui donc vous en empêcherait ? s’écria Fernand avec colère.

Alliaga regarda son ami et lui répondit :

— Mon devoir… des raisons sacrées !…

— Auriez-vous appris ce secret par la confession ? dit le roi.

— Oui….. oui, sire, s’écria Piquillo en saisissant cette idée ; c’est ainsi que j’ai connu ces projets.

— Comment alors protéger Aïxa ? reprit Fernand.

— Qui veillera sur la duchesse ? s’écria le roi.

— Moi !.. moi seul ! répondit Piquillo, si vous daignez le permettre. Je jure de la sauver ou de mourir !

— Et qui donc êtes-vous pour elle ? demanda le roi d’un air inquiet.

Fernand alors expliqua à Philippe les liens de parenté qui existaient entre Aïxa et le jeune moine ; l’affection du roi en redoubla pour celui-ci, et il s’écria :

— Je vous donnerai un acte signé de moi approuvant d’avance les mesures que vous prendrez pour déjouer et combattre les ennemis de la duchesse.

— L’essentiel, répondit Piquillo, c’est que je sois sans cesse près d’elle, afin de veiller à tous les instants, et cette surveillance devient impossible si les vœux que j’ai prononcés m’obligent à rentrer dans un couvent, si de nouveau je suis enfermé sous les grilles d’un cloitre…

— J’entends qu’il soit libre ! dit le roi.

— Qu’il réside ici, à la cour, ajouta Fernand.

— Pour cela, continua le monarque, il faudrait un titre qui ne le rendit dépendant que de moi…

— Qui l’attachât à la chapelle de Votre Majesté… à votre aumônerie.

— Il n’y a point de place vacante, et en créer une nouvelle, ce serait exciter les réclamations du grand inquisiteur, ce serait toute une guerre à soutenir… sans compter que cela éveillerait les soupçons.

— Il y a une place dans la maison de la reine, dit vivement Fernand ; son premier aumônier est mort.

— C’est vrai, c’est vrai ! répéta le roi avec joie… Mais, poursuivit-il d’un air découragé, cela dépend toujours du grand inquisiteur, et surtout du duc de Lerma, qui nomme à tous ces emplois-là… Or, je sais qu’il a déjà promis formellement cette place au duc d’Uzède, son fils, pour je ne sais quel protégé.

— Si ce n’est que cela, reprit timidement le jeune moine, je me fais fort de l’obtenir.

— Vous, Piquillo ! s’écria Fernand.

— Vous ! dit le roi ; forcer le duc de Lerma à manquer de parole à son fils, et surtout lui faire faire ce qu’il ne veut pas ! je n’oserais le tenter, moi… le roi !

— Et moi, continua Piquillo toujours d’un air timide et modeste, si Votre Majesté le permet, j’espère réussir. Le roi et don Fernand le regardèrent avec étonnement.

— Soit, dit Philippe, vous pouvez sur-le-champ vous mettre à l’œuvre… Voyez-vous au bout de cette longue allée ce grave personnage qui vient à nous ?.. c’est le duc de Lerma qui sort de son appartement.

— Où il s’est reposé, se dit Piquillo en lui-même, pendant que son secrétaire Rodrigue de Calderon donnait pour lui ses audiences.

Le duc avançait lentement et cherchait à deviner quelles étaient les deux personnes qui s’entretenaient aussi intimement avec le roi. Il avait déjà reconnu de loin don Fernand d’Albayda et fronça le sourcil. Tout porte ombrage à un favori. À l’égard du jeune moine, la perspicacité du ministre fut en défaut, et son front se rembrunit encore en voyant un nouveau visage.

— Mon cher duc, lui dit le roi en s’avançant vers lui, voici un jeune religieux qui a une demande à vous faire, demande que nous vous recommandons.

Il salua de la main le duc, qui s’inclina d’un air gracieux, et le roi continua sa promenade en causant avec Fernand. Ils suivirent l’immense allée qui s’étendait au loin, et ne revinrent sur leurs pas que quand ils en eurent atteint l’extrémité.

Le duc, resté avec Piquillo, le contemplait en silence d’un œil sombre et inquiet, qui eût déconcerté tout autre solliciteur. Aucun de ceux qui connaissaient les manières habituelles du duc de Lerma ne se fût hasardé, en pareil cas, à présenter sa supplique. Piquillo aussi regardait le duc, mais d’autres pensées le préoccupaient : ce Ministre si puissant, ce souverain de fait de la monarchie espagnole, qu’il voyait pour la première fois, n’était peut-être pas un étranger pour lui. Le même sang peut-être coulait dans leurs veines. Et pendant que le duc, impatienté de son silence, lançait sur lui un regard où respiraient la colère et le dédain, Piquillo, le contemplant d’un air ému et indécis, se disait :

— Si c’était mon aïeul !

— Eh bien ! fit le duc, voyant que Piquillo ne parlait pas.

— Eh bien ! monseigneur, puisque sa Majesté vous l’a dit, je venais demander à Votre Excellence…

— Cela ne se peut pas ! grommela brusquement Le duc, qui ne l’avait pas même écouté.

— Je n’ai pas dit ce que je demandais, monseigneur.

— C’est une place ?

— Oui, monseigneur.

— Elles sont toutes données.

— Alors, monseigneur, je vous demanderai…

— Quoi encore ?

— La permission de vous rendre un immense service.

— À moi ?

— À vous-même.

— Qui êtes-vous ? dit le duc étonné.

— Le frère Luis Alliaga.

— Piquillo Alliaga ! reprit le-duc en l’examinant lentement de la tête aux pieds.

— Encore ce nom, pensa en lui-même le moine, qui produit son effet.

— C’est vous qui m’aviez fait demander une audience pour une révélation importante ?

— D’où dépend votre salut, monseigneur.

— Eh bien ! Calderon ne vous a-t-il pas reçu ? Cela suffit, il me dira ce dont il s’agit.

— Il ne pourra rien dire à Votre Excellence, car je ne lui ai pas parlé, je ne l’ai pas vu.

— Et pourquoi ?

— Je suis venu, j’ai attendu plus de deux heures dans son antichambre, c’est-à-dire dans la vôtre, et je me suis en allé.

— Vous voulez parvenir, et vous ne savez pas attendre !

— Je ne veux pas parvenir.

— Que voulez-vous donc ?

— Je vous l’ai dit : vous rendre service.

— Et ce que vous vouliez me révéler, reprit le duc avec dédain, vous venez de le raconter au roi.

— À personne, monseigneur ; cela ne regardait que vous.

Le duc s’adoucit tout à coup. Un éclair de bienveillance brilla sur son front assombri. Il fit signe à Piquillo de marcher à côté de lui, et tous deux continuèrent à causer en se promenant, mais du côté de la grande allée opposé à celui où était le roi.

— Parlez, mon frère, je vous écoute.

— Depuis longtemps, monseigneur, un complot se trame contre vous. On veut vous renverser, on veut se mettre à votre place ; il n’y a là rien de nouveau ni d’extraordinaire ; ce qui l’est peut-être, ce qui vous semblera inouï… épouvantable… inexplicable, c’est le nom de celui qui dirige ce complot.

— Quel est-il ? demanda le duc avec émotion.

Piquillo baissa la voix, et dit :

— Votre fils, le duc d’Uzède !

Le malheureux père poussa un cri, et s’arrêta en cachant sa tête dans ses mains.

— Je vous avais prévenu, monseigneur, que cela vous paraitrait impossible.

— Tout est possible… ici ! murmura le duc d’une voix sourde.

Le père avait poussé le premier cri, un cri de douleur ; mais ce fut le ministre qui, levant vers Piquillo un œil où brillait la rage, lui dit en lui serrant la main avec force :

— Je m’en suis toujours douté !

— Vous, grand Dieu ! s’écria Piquillo interdit.

— Oui… oui ! Achevez, mon père, reprit le duc d’un air affectueux.

— C’est le duc d’Uzède et la comtesse d’Altamira qui conspirent contre vous, d’accord avec le père Jérôme et Escobar, prieur du couvent et recteur de l’université d’Alcala.

— C’est cela même, c’est évident ; cette comtesse, mon ennemie mortelle, à laquelle il faisait la cour pour me servir, disait-il ; ce voyage qu’il a fait avant-hier à Hénarès, près de ce frère Escobar, son confesseur… Je voyais tout cela… je ne voulais pas le croire. Quand on est ministre, quand on a le pouvoir, on ne devrait avoir ni famille ni parents ; c’est autant d’ennemis donnés par la nature. Je verrai, je m’informerai… Nous reparlerons de cela, mon père. Je vous en remercie toujours. Adieu… Ah ! à propos, quelle place me demandiez-vous ?

— Il n’y en a plus, c’est vous-même, monseigneur, qui me l’avez dit.

— Peut-être. Ce que vous venez de me confier peut en rendre vacantes plusieurs.

— Peu m’importe à moi, qui n’en veux qu’une, et pas d’autre.

— Laquelle ?

Le barbier désolé et tournant le dos au prieur, montra lestement une petite lettre qu’il cachait dans sa main.

— Celle d’aumônier de la reine.

Le duc, cherchant à cacher son embarras, répondit avec hésitation :

— Certainement, je le voudrais… mais cela ne dépend pas de moi… cela dépend du grand inquisiteur. Vous êtes de son ordre, à ce qu’on m’a dit : l’ordre de Saint-Dominique ; mais c’est depuis si peu de temps ! depuis quelques jours, je crois ?…

— De ce matin seulement.

— Et vous demandez une des premières places de la cour… Il faudrait, pour cela, avoir rendu des services…

— Je n’ai pas achevé, monseigneur !

— Quoi ! ce que vous venez de m’apprendre…

— Était de peu d’importance, dit froidement Piquillo, et n’avait rien d’extraordinaire. Il s’agissait seulement d’un ministre à renverser et d’un fils ingrat ! Des ministres, on peut en trouver… et des ingrats, il y en a partout, ajouta-t-il en regardant le duc, qui baissa les yeux. Ce qui me reste à vous faire connaître est-bien autrement important, car il s’agit du salut de l’Espagne.

— Que voulez-vous dire ?

— Que l’Espagne est perdue si vous ne vous hâtez, et peut-être déjà est-il trop tard.

Piquillo déroula alors au ministre, en détail et avec une clarté parfaite, tous les dessins de Henri IV, desseins dont le duc ne se doutait même pas ! Sécurité tellement incroyable (si l’histoire n’était pas là pour l’attester) qu’il n’y avait pas un seul préparatif de défense pour repousser la ligue formidable qui menaçait l’Espagne ; pas un vaisseau en état, pas une armée sur pied, pas même un corps de troupe pour protéger la frontière. Et le plan de Henri IV commençait déjà à s’exécuter : toute la Savoie était en armes ; Lesdiguières, avec douze mille hommes, avait déjà envahi le Milanais. Henri IV n’attendait plus, pour entrer en campagne, que les contingents des princes allemands.

Le duc, pâle et respirant à peine, cherchait vainement à cacher son trouble à Piquillo. Jamais
En face de lui, il vit distinctement la comtesse qu’Escobar venait d’amener et de faire asseoir.
imprévoyance et incapacité plus grandes ne s’étaient révélées. Le ministre comprenait trop bien en ce moment qu’il avait amené l’Espagne au bord de l’abîme, et il ne voyait aucun moyen de l’en retirer.

— D’où tenez-vous ces renseignements, mon frère ? dit-il enfin d’une voix tremblante.

— C’est mon secret, monseigneur ; mais peu importe d’où ils viennent, pourvu qu’ils soient exacts. C’est à vous de vous en assurer.

— C’est ce que je ferai… Vous n’en avez pas parlé au roi ?

— Pas un mot, monseigneur ; je vous l’ai dit. Sa Majesté s’occupe peu des affaires d’État…

— Oui, oui, reprit le ministre en baissant les yeux, elle s’en repose sur moi.

Le même silence avec tout le monde ! ajouta-t-il vivement ; vous me le promettez ?

— Je vous le jure.

— Vous serez aumônier de la reine, dit le ministre d’une voix haute et ferme, quels que soient vos concurrents ! et ce matin cependant j’avais signé le brevet ; je l’ai là.

Il le tira de sa poche, le froissa et le déchira.

— Je l’avais promis au duc d’Uzède, qui devait venir le prendre chez moi, ce matin même !

Tout à coup le ministre tressaillit.

— Qu’est-ce ? dit vivement Piquillo.

— Rien, répondit le duc en se remettant sur-le-champ ; ne le voyez-vous pas ? C’est lui qui s’avance.

En effet, le duc d’Uzède sortait en ce moment des appartements, et se dirigeait vers son père et vers le roi, qui se promenaient, lui avait-on dit, dans la grande allée du parc. Piquillo crut qu’une scène terrible allait avoir lieu ; à sa grande surprise, le duc accueillit son fils le sourire sur les lèvres.

— Vous venez, je le vois, mon cher duc, pour ce brevet d’aumônier de la reine, et vous me voyez dans un véritable chagrin… Je ne puis vous l’accorder.

— Vous me l’avez promis, mon père, dit Uzède en changeant de couleur.

— C’est vrai, répondit froidement le ministre, mais qui peut répondre de tenir ses promesses !

— Me manquer de parole, monseigneur, à moi ! votre fils !

— Justement. Il vaut mieux que cela tombe sur lui que sur un autre… Je trouverai plus d’indulgence pour ma position. J’ai eu la-main forcée. Vous vouliez donner cette place à Escobar ?

— Un homme de talent, mon confesseur.

— Je le sais bien ! celui qui dirige votre conscience, dit le duc avec un accent que Piquillo seul put comprendre ; mais le roi a préféré ce jeune religieux et m’a contraint de nommer le frère Luis Alliaga.

Piquillo, qui jusque-là avait baissé la tête, leva en ce moment un œil fier et menaçant sur le duc d’Uzède, qui, à son aspect, demeura atterré de surprise et de rage. Le ministre salua de la main le jeune moine et s’élança vers les appartements.

En apercevant le roi et Fernand d’Albayda, qui, revenus du bout de l’allée, s’avançaient pour le rejoindre, d’Uzède, humilié et furieux, courut au-devant du roi, près duquel il avait toujours été en grande faveur, et, certain de l’emporter sur un aventurier, sur un inconnu, il se plaignit avec amertume de l’injustice et de l’affront dont il était victime.

Le roi regarda Fernand avec un étonnement impossible à décrire, et dit gaiement à d’Uzède :

— Quoi ! votre père vous retire cette place qu’il vous avait promise ?

— Oui, sire. C’est indigne, n’est-ce pas ?

— Et il la donne au jeune frère Luis Alliaga ?

— Il vient de me le dire à l’instant même.

— C’est à confondre ! dit le roi.

— N’est-il pas vrai, sire ? et il prétend que c’est vous qui lui avez forcé la main, que c’est par votre volonté qu’un homme sans naissance, un homme de rien m’est préféré.

— Vous ne le croyez pas ? dit le roi, vous savez que le duc et votre oncle Sandoval nomment à toutes les places vacantes dans notre maison et dans celle de la reine, quitte à nous à ratifier leur choix.

— C’est ce que Votre Majesté ne fera pas ! s’écria d’Uzède.

— Pourquoi donc, moi qui n’ai pas l’habitude de contrarier votre père, commencerais-je aujourd’hui à l’égard d’un jeune homme de talent et de mérite, ami de don Fernand d’Albayda ?

En parlant ainsi, tous les trois arrivèrent à l’endroit de l’allée où Piquillo était resté.

— Je veux qu’on sache, dit le roi en posant sa main sur l’épaule du jeune religieux, que nous approuvons le choix de notre ministre, que nous tenons en haute estime le frère Luis Alliaga, et que nous le nommons dès aujourd’hui premier aumônier de la reine, sauf l’approbation de ma femme, ajouta-t-il gravement.

Le roi s’appuya sur le bras de Fernand et rentra dans ses appartements.

Le duc d’Uzède, confondu de tout ce qu’il venait d’entendre, resta seul avec Piquillo, qui fit un pas vers lui, et le regardant bien en face :

— Vous avez voulu que je fusse moine, monseigneur, lui dit-il ; n’accusez donc que vous-même de ma nomination, et rappelez-vous surtout que vous avez eu tort de me chasser, il y a un an, de votre hôtel ; on a souvent besoin d’un plus petit que soi !

Pendant ce temps, tout pâle, tout effrayé encore de ce qu’il venait d’apprendre, le duc de Lerma courut chez son frère Sandoval. Il trouva celui-ci dans le ravissement. Depuis plusieurs mois il s’était livré de nouveau et sans relâche à son rêve politique et religieux. Il avait repris, d’accord avec Ribeira, son projet favori, ce projet si utile, si glorieux pour l’Espagne et l’inquisition, l’expulsion des Maures. Forcé d’ajourner cette mesure, il ne l’avait jamais abandonnée. La volonté bien ferme de la reine, la protection évidente qu’elle accordait aux Maures, la crainte, si on se mettait en hostilité ouverte avec elle, de la voir se réconcilier avec le roi, s’emparer du pouvoir et favoriser le père Jérôme et la Compagnie de Jésus ; toutes ces considérations avaient, comme nous l’avons vu, suspendu la volonté opiniâtre de Sandoval, et arrêté le zèle fougueux de l’archevêque de Valence ; mais les torrents que l’on retient ne deviennent que plus furieux et finissent par briser toutes les digues.

Les deux prélats n’avaient pas renoncé à leur proie. Ils n’attendaient que l’occasion de la saisir, et, pensait Sandoval, cette occasion venait de nouveau se présenter. Selon lui, l’amour du roi pour Aïxa rendait nulle l’influence de la reine. Celle-ci aurait beau se réconcilier avec son royal époux, elle ne pouvait plus reprendre désormais aucun empire ni saisir comme autrefois le pouvoir. La protection qu’elle accordait aux Maures était donc nulle ; c’était donc le moment d’agir : il fallait faire signer au roi l’ordonnance de bannissement, ordonnance qu’il se chargeait d’exécuter, et pour cela il avait déjà dirigé vers Valence les deux ou trois régiments composant toute la force militaire dont l’Espagne pouvait alors disposer. Tel était l’admirable plan qu’il se complaisait à dérouler au duc de Lerma. Mais celui-ci l’interrompit en lui prouvant que jamais, au contraire, les circonstances n’avaient été plus défavorables pour l’exécution d’un tel projet ; que l’amour du roi pour Aïxa le rendait impossible.

— Et pourquoi ? s’écria Sandoval.

— Parce que Aïxa est Maure ! parce qu’elle est la fille d’Albéric Delascar !

— Est-il possible ! s’écria l’inquisiteur consterné… Et le roi le sait-il ?

— Le roi l’ignore.

— Il faut le lui apprendre… il faut tirer de là un moyen de succès, les perdre tous et elle-même la première ; nous aurons pour nous les foudres du Vatican, le pape, les cardinaux et l’excommunication.

— Eh ! s’écria le ministre avec impatience, ce n’est pas là le danger le plus grand ! Ministre et inquisiteur, nous songeons à anéantir quelques ennemis inoffensifs, et la monarchie, prête à s’écrouler, va nous écraser sous ses ruines.

Il lui raconta alors la ligue des protestants, dont le roi de France était l’âme et le chef. Il lui rappela tous les complots secrets que, depuis dix ans, l’Espagne tramait contre la France ; il était évident que Henni IV voulait rendre son éternelle ennemie incapable désormais de lui nuire ; que lui seul avait soulevé cet orage, que des préparatifs aussi immenses n’annonçaient point une entreprise ordinaire ; qu’un roi tel que Henri IV, le premier général de son siècle, à la tête d’une armée aussi formidable, devait et pouvait tout oser ; que la ruine et le démembrement de l’Espagne était son but ; que lui et ses alliés se la partageraient ou s’enrichiraient de ses dépouilles. Le ministre terminait en avouant que, dans l’état où étaient l’armée et le trésor, il n’avait aucun moyen d’empêcher le roi de France d’arriver jusqu’à Madrid.

Le grand inquisiteur était confondu.

— Mais pourtant, disait-il, Marie de Médicis et tous ses amis sont pour nous. D’Épernon nous est dévoué ; Éléonore Galigaï et Concini, Italiens devenus Français, sont Espagnols dans l’âme. Tous les galions arrivés du Mexique ont été employés à nous les gagner.

— Oui, s’écriait le ministre ; mais au Louvre, ce n’est pas comme à l’Escurial. Il y a autant d’intrigues, et plus peut-être ; mais les intrigues de cour n’influent en rien sur la marche des affaires, avec un homme aussi dur, aussi peu maniable que Sully, et un roi comme Henri, qui voit tout par lui-même.

— Mais cependant, grâce au ciel, il a des maitresses.

— Et beaucoup ; mais elles ne règnent pas le jour, et ne décident pas de la paix et de la guerre. Je ne vois donc, pour parer l’orage et l’empêcher d’éclater, aucune ressource possible, aucun moyen humain.

— Le ciel alors peut encore nous en fournir ! s’écria l’inquisiteur.

— Le pape et l’inquisition, foudres usées, armes émoussées, avec un ennemi comme le Béarnais ! Ne s’est-il pas fait catholique ! ne va-t-il pas à la messe… quand il a le temps ! Et cela ne l’empêche pas d’être à la tête du protestantisme contre le royaume le plus catholique du monde, contre l’Espagne, que nous avons inondée de moines et d’eau bénite ! Non, non, ne comptons point sur le ciel !

— Peut-être, dit l’inquisiteur, Mais enfin, s’il arrêtait le torrent qui nous menace, s’il détournait ou dissipait l’orage avant même qu’il eût le temps d’éclater, hésiteriez-vous encore à suivre nos avis à Ribeira et à moi ? Ne consentiriez-vous pas à nous accorder ce que nous vous demandons dans l’intérêt du ciel et de la foi ?

— Oui, oui, sans doute ! s’écria le duc, qui dans ce moment-là eût tout donné, tout accordé.

— Vous nous jurez donc, si la guerre n’a pas lieu, si tout s’arrange avec la France, de vous unir à nous pour l’expulsion des Maures ?

— Je vous le jure.

— De consacrer à cette grande œuvre tous vos soins et toutes les ressources du royaume ?

— Je vous le jure.

— Bien, bien, mon frère ; il y a encore de l’espoir ! Dieu combattra pour nous !

Le grand inquisiteur alla prier, et le ministre, qui n’avait qu’une médiocre confiance dans l’intervention céleste, songea, s’il ne pouvait sauver l’Espagne, à se sauver lui-même. S’il avait peu de prévoyance pour les intérêts du royaume, il en avait beaucoup pour les siens ; il avait perdu depuis deux ans sa femme, Félicité Henriquez de Cabrera, et dans sa douleur, il s’était fait ecclésiastique pour la forme. On n’avait vu là qu’un acte de piété ; c’en était un de haute prévision : il avait songé, si les dignités de la terre l’abandonnaient, à se réfugier dans celles de l’Église. On peut cesser d’être ministre, on ne cesse point d’être cardinal ni pape. Il ne pensait donc en ce moment qu’au cardinalat. Il avait déjà fait dans ce but quelques démarches qu’il fallait en ce moment rendre plus pressantes et plus actives, et pendant que son frère priait, il alla écrire à la cour de Rome.

Piquillo cependant était sorti, libre, puissant et protégé, de ce palais où il était entré presque comme prisonnier. Tout autre que lui eût été ébloui de sa fortune et de la perspective qui s’offrait à ses yeux… Aumônier de la reine, et bientôt sans doute en faveur près d’elle par le crédit d’Aïxa, protégé par le roi, qui lui accordait sa confiance intime, et tout-puissant déjà sur le duc de Lerma, dont il se trouvait posséder tous les secrets, le fils de la Giralda, le Maure, l’aventurier, le bohémien, l’obscur Piquillo préludait déjà, sans le vouloir et sans s’en douter, à la haute fortune où, quelques années plus tard, l’histoire nous montre le frère Luis Alliaga ; mais loin de lui alors toute idée d’ambition ; une seule pensée l’occupait, sauver Aïxa. Et peut-être, se disait-il, peut-être déjà est-il trop tard !

Aussi, et même avant de courir à l’hôtel de Santarem pour embrasser cette sœur chérie, Piquillo, en sortant du palais, dirigea ses pas vers la demeure de la comtesse d’Altamira.

La comtesse était souffrante et ne recevait pas.

— Il faut qu’elle me reçoive, répondit le moine d’une voix menaçante ; dites-lui que je suis Luis Alliaga.

Ce nom produisit sans doute son effet accoutumé. La comtesse, effrayée autant qu’étonnée d’une pareille visite, ordonna de faire entrer le jeune moine.