Plaisirs vicieux/Lettres

La bibliothèque libre.

LETTRES


Je suis forcé de vous avouer que je ne trouve pas l’article de Tolstoï fort remarquable. C’est exagéré ; c’est faux par conséquent. L’alcool et le tabac peuvent nuire ; mais on peut en user modérément : il y a de cela de nombreux exemples. D’ailleurs, avant l’alcool et le tabac, il se passait dans le monde des choses abominables, et les mœurs se sont depuis leur intronisation, plutôt adoucies. Est-ce à dire que l’alcool et le tabac soient des moralisateurs ? En tout j’abomine les thèses excessives : je crois au bon sens, et je ne vois pas que dans la thèse qu’il soutient Tolstoï se conforme à ses décrets.

Charcot.



Je vous félicite d’avoir traduit l’étude si importante du comte L. Tolstoï sur le Vin et le Tabac, et je vous remercie de m’avoir envoyé cette traduction que j’ai eu grand à plaisir à lire. Un travail de ce genre, signé d’un nom aussi illustre, mérite d’être placé à côté du curieux Traité des excitants modernes de Balzac. Vous connaissez certainement ces pages du maître de la Comédie humaine.

Il m’est assez difficile de vous répondre en ce qui touche à des observations personnelles. Je ne bois pas de spiritueux et je n’ai jamais fumé. Je n’ai pas besoin d’adjuvants à mon travail. Je crois bien que la fumée de la nicotine et les fumées de l’alcool sont, comme le dit Tolstoï, des endormeurs de la conscience. Mais il me semble que l’admirable romancier est un peu bien sévère et pour le vin et pour le tabac. Le vin est souvent un viatique et la cigarette une occupation. La bête fume, l’autre rêve et tout ne se termine pas toujours par le meurtre ou la folie.

Dans je ne sais quelle ordonnance, dont je pourrais retrouver la date, Louis XIV confond dans la même réprobation le jeu et le tabac.

Tolstoï ferait volontiers de même. Encore un coup, il ne m’appartient pas de décider s’il a tort ou raison. Je me récuse, n’étant, je vous le répète, ni buveur ni fumeur. Mais je me rappelle que Victor Hugo se félicitait, un jour, devant moi, non seulement de n’avoir jamais fumé mais de n’avoir pas bu, en quatre-vingts ans, la valeur d’un litre de spiritueux. De là peut-être sa robustesse admirable.

Il eût volontiers donné raison au comte Tolstoï.

Ce qui est certain, c’est que l’alcoolisme est une des grandes plaies modernes et qu’il faut lui faire une guerre acharnée. Les écrits pareils à celui de Léon Tolstoï sont d’excellents combats d’avant-poste. Mais pourquoi le romancier dit-il qu’à l’assaut de Sébastopol tous les soldats français étaient ivres ? L’affirmation est étrangement hasardée et l’héroïsme a d’autres causes que l’ébriété. Demandez à Bosquet ou à Totleben.

Jules Claretie.





En réponse à votre question, laissez-moi vous, dire que décidément votre admirable Tolstoï a du mal de nos Tarasconnais : il voit tout plus grand que nature et, avec lui, il faut toujours mettre au point.

Eh ! oui, l’abus du tabac et de l’alcool est imbécile, mais n’empêche qu’après dîner rien n’est bon comme une bonne pipe coupée d’un ou deux petits verres d’excellente eau-de-vie. En ce qui me regarde, je n’ai jamais cherché et ne chercherai jamais dans l’alcool un adjuvant, un montant pour le travail ; jeune, quand il m’est arrivé de me griser, j’étais incapable d’écrire ou de concevoir une ligne. En revanche, j’ai fumé beaucoup en travaillant, et, plus je fumais, mieux je travaillais. Je ne me suis jamais aperçu que le tabac me fût nuisible et, par un bénéfice de nature, quand je ne me porte pas bien, l’odeur même d’une cigarette me devient odieuse.

Est-ce tout ? Ai-je répondu à ce que vous vouliez ? Je l’espère et me tiens dans tous les cas à votre disposition.

Alphonse Daudet.





J’ai lu avec intérêt votre excellent article sur les idées du comte Tolstoï. Elles me paraissent justes en ce qui concerne le vin et l’opium ; mais elles sont exagérées en ce qui concerne le tabac. Sauf les cas excessifs, pour l’immense majorité des fumeurs, le tabac n’est qu’une distraction et un apaisement momentané. L’homme est un animal qui s’ennuie. Il lui faut une distraction, et ce qu’il y a de curieux c’est que la fumée qu’il rend par la bouche, et qui s’élève en tournoyant, joue un rôle distractif plus grand que l’intoxication très faible qu’elle produit, car on ne fume jamais la nuit. C’est ainsi que les aveugles ne fument pas. Le vin au contraire, et l’opium donnent du courage momentanément et finissent par rendre fou furieux, puis par déséquilibrer les mouvements en agissant sur le cervelet.

H. Faye.





Vous me faites l’honneur de me demander mon opinion sur la très intéressante étude de l’illustre comte Tolstoï, relative à l’action que peut avoir l’usage du tabac sur les facultés intellectuelles et morales.

Je viens de lire cette noble étude avec la respectueuse attention que mérite et commande le nom respectable de l’auteur, et j’avoue en toute sincérité que je partage son opinion en tout ce qui concerne les facultés intellectuelles.

Je pense que l’usage du tabac produit un engourdissement des facultés en question ; que cet engourdissement est en raison de l’usage, et peut aller jusqu’à l’atrophie par l’abus.

Je ne suis pas aussi convaincu qu’il puisse aller jusqu’à l’oblitération de la conscience, dont le témoignage est trop éclatant pour subir aussi aisément une éclipse aussi fatale. Je dis la conscience, remarquez-le ; je ne dis pas la volonté. La conscience est une juridiction divine ; la volonté est une énergie humaine. Celle-ci peut être débilitée par les abus qui attaquent ses organes ; celle-là, au contraire, me semble au-dessus de toutes les atteintes, parce qu’elle créée la responsabilité, en dehors de laquelle l’homme cesse d’être justiciable.

J’ai beaucoup fumé ; je ne me rappelle pas que cela ait jamais modifié le jugement de ma conscience sur la moralité de mes actes.

Ch. Gounod.





Vous me faites l’honneur de me demander mon opinion sur la thèse soutenue par le comte Léon Tolstoï au sujet de la consommation des excitants et des narcotiques.

La note ajoutée à la fin de l’étude de Tolstoï par M. Charles Richet me met à l’aise pour formuler mon opinion : Tolstoï soutient un paradoxe[1].

Dans tout paradoxe il y a une portion de vérité.

Il est évident que l’homme trouve trop souvent dans l’alcool, par exemple, ou une excitation au crime, ou l’oubli de ses remords ; mais, de ce fait très connu, très simple à observer, très facile à expliquer, conclure que chaque fois qu’on fume une cigarette ou qu’on boit un petit verre d’eau-de-vie, ou même un verre de vin, c’est « pour se dissimuler à soi-même les manifestations de la conscience », il y a là, ce me semble, un paradoxe énorme.

Vous souhaitez mon avis, non un débat qui nécessiterait trop de développement ; je m’en tiens donc là sur ce premier point.

Mais vous me demandez aussi de vous faire connaître les résultats de ma propre expérience.

Sur ce second point je distingue ; je ne fume pas. Voilà donc une série d’observations qui me manque.

Quant à la boisson… — décidément vous me forcez à m’attribuer publiquement bien des vertus ! — je suis très sobre ; mais, certes, j’ai bu nombre de verres de vin et quelques petits verres d’eau-de-vie, et du diable, si j’ai jamais pensé, ce faisant, « à me dissimuler les manifestations de ma conscience ».

Je viens encore, sur votre appel, de descendre jusqu’au plus profond de moi-même et, — sans doute je manque d’esprit philosophique ! — il m’a été impossible de saisir le moindre rapport entre l’absorption d’un verre de vin et « les manifestations de ma conscience ».

J’accorde seulement que nous avons tort de faire une chose peut-être inutile, souvent nuisible, mais pour arriver à cette conclusion il suffit tout simplement de connaître les lois de l’hygiène.

Henri de Lapommeraye.



Je vous remercie de votre envoi. J’ai relu attentivement l’article de Tolstoï qui m’avait déjà intéressé. J’aurais bien des choses à dire à ce sujet. Mais je suis trop occupé pour aborder les questions multiples soulevées par l’éminent écrivain ou pour discuter sa théorie générale.

En somme, M. Richet me semble l’avoir parfaitement caractérisée, en lui appliquant l’épithète de paradoxale. Ce n’est en effet qu’un paradoxe, ayant pour base la confusion de deux choses bien distinctes, l’usage rationnel et l’abus exagéré. Or, en rayonnant à la manière du romancier-philosophe russe, il serait aisé de soutenir qu’il n’y a absolument rien de sain et de bon dans ce monde.

Telle est ma réponse à votre question ; et, n’étant ni buveur ni fumeur, j’ai lieu de penser que mon jugement est vraiment impartial.

De Quatrefages.





J’ai pris le plus vif intérêt à l’étude de Tolstoï sur les excitants et les narcotiques ; mais je n’y souscris pas pleinement. Il me semble exagéré et exclusif, en attribuant l’habitude de s’intoxiquer au seul désir d’étouffer la conscience morale. Je crois qu’on y cherche avant tout un moyen d’évasion hors de la conscience, sans épithète, j’entends la simple conscience du moi. En l’état d’ivresse, de griserie, de rêverie, ainsi obtenu, c’est l’être instinctif, inconscient, qui domine. Mais est-il forcément immoral ? À mon humble avis, il est seulement amoral (a privatif), bon ou mauvais selon sa nature, mais sans parti pris pour ou contre. La grande jouissance qu’on éprouve alors est surtout d’essence nirvânique. Que l’abus de cette jouissance émousse à la longue la volonté et même l’activité, cela va de soi ; et ici je rentre d’accord avec Tolstoï en jugeant cet abus déplorable pour la vitalité de l’individu et de la race. Mais j’estime que l’individu et la race, s’ils sont forts, peuvent sans inconvénient se permettre ces fugitives escapades dans l’anéantissement du moi, et même, loin de s’y affaiblir, y puiser une sorte de fortifiant, comme dans un sommeil d’oubli momentané, d’où l’on se réveille avec un goût plus vif et un désir plus aigu d’énergie consciente et volontaire.

Jean Richepin.





Dans la pénétrante analyse que donne Tolstoï, il y a assurément beaucoup de remarques exactes et profondes ; mais aussi peut-être un peu d’exagération. On nous permettra d’insister plus sur les exagérations que sur les points de vue judicieux et exacts.

D’après Tolstoï, si l’on se met à fumer, c’est pour étourdir la conscience, pour diminuer le sentiment de sa responsabilité. C’est là une remarque très juste si l’on donne au mot conscience un sens un peu différent. Ce n’est pas parce qu’on a commis une mauvaise action qu’on fume, c’est pour amener un certain état d’engourdissement ou d’insensibilité de manière à diminuer la notion du présent. Le présent est souvent peu agréable, non pas seulement au point de vue moral, mais surtout au point de vue physique, physiologique. Une gêne vague, un sentiment confus de pesanteur, de mal être, apparaît et d’une manière pénible (par exemple après les repas, après le sommeil ou avant le sommeil, ou avant les repas, etc.) et c’est pour obscurcir ce sentiment, pour engourdir la sensibilité que l’on fume.

Ainsi ce n’est pas pour engourdir la conscience dans le sens moral du mot ; c’est pour engourdir la conscience dans le sens physiologique. La conscience étant le résultat de toutes ces sensations diffuses qui, de la périphérie, remontent au centre.

Cela est vrai à l’origine ; mais, de fait, dans la pratique, on fume pour une tout autre cause. C’est parce qu’on a l’habitude de fumer. C’est devenu une stimulation ou plutôt un engourdissement nécessaire. Mais je ne crois pas que le tabac ait la moindre action sur les phénomènes de l’intelligence. Ce n’est pas un poison psychique et il n’agit sur l’intelligence qu’indirectement : parce qu’il émousse la sensibilité de nos organes en laissant peut-être plus de liberté à l’évolution des fonctions psychiques.

Cela n’empêche pas que ce soit un poison et, comme l’alcool, quoique à un moindre degré, un poison redoutable. Mais la condition humaine, — chose digne de remarque, — est assez misérable pour que, partout et toujours, l’homme ait éprouvé le besoin de stupéfier ou de stimuler son intelligence par des moyens factices ; que ce soit par l’opium, le hachich, le coca, le tabac ou l’alcool. Il vaudrait mieux s’en priver, cela n’est pas douteux, et tout le monde, je pense, sera d’accord avec Tolstoï en disant qu’un des progrès futurs de nos civilisations sera de supprimer ces empoisonnements.

Ch. Richet.



Je ne puis vous donner aucun renseignement personnel. Je me suis toute ma vie rigoureusement interdit tous les narcotiques, tous les stupéfiants. Je ne fume pas, je ne bois pas d’eau-de-vie, ni de liqueurs, ni d’éther, ni de morphine.

J’attribue à cette abstention la santé dont je jouis à mon âge, malgré un travail enragé, malgré une assez mauvaise hygiène, car je marche peu et passe toutes mes soirées, sans exception, dans l’air vicié du théâtre.

Francisque Saucky.





. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je m’aperçois après avoir commencé le commentaire demandé, que pour répondre sérieusement et convenablement à l’étude de Tolstoï, il ne faudrait pas moins de deux jours de travail ; deux jours, c’est-à-dire huit heures.

Or, mes occupations d’une part, ma vue à ménager de l’autre, m’interdisent cette application.

Le tabac poussant au crime ! Et il n’y a pas d’exemple d’un crime commis la pipe ou le cigare à la bouche.

Entre nous, je crois que Tolstoï (dernière période) ayant pris la résolution de s’obtenir de spiritueux et de tabac, a écrit le morceau pour se persuader lui-même et se fortifier dans sa conscience.

Aurélien Scholl.





Je suis grand ennemi de l’alcool qui est plus dangereux que la peste, puisque c’est une peste perpétuelle. Tolstoï, tout grand qu’il est, ne peut pas augmenter l’énergie de ma réprobation. Il gagnera peut-être quelques pestiférés à ses convictions, et ce sera un chef-d’œuvre digne de lui. Je doute qu’il convertisse personne à sa pratique.

Jules Simon





Vous m’excuserez si je refuse de me prononcer sur un sujet où je n’ai aucune compétence. Pour contrôler les dires de Tolstoï, il faudrait des connaissances physiologiques approfondies et de nombreuses expériences comparées ; je n’ai que mon expérience personnelle. Il m’est difficile de travailler sans fumer. Quand je ressens un malaise qui provient peut-être du tabac, je consulte un médecin ; si ce médecin ne fume pas, il accuse la cigarette ; s’il fume, il attribue le malaise à d’autres causes ; et ce dernier avis me parait le meilleur, parce qu’il ne contrarie pas mes habitudes.

E. Melchior de Vogué.



Je ne fume plus et je ne bois plus de vin. Mais je ne me crois pas devenu sage pour cela, car je ne suis ainsi tempérant que par raison de santé.

Ce serait vraiment dramatiser les choses que de penser, avec Tolstoï, que l’homme va d’instinct au tabac et à l’alcool, pour le besoin d’endormir sa conscience, devant le péché fatal. J’estime que le vice a plus de bêtise et de bonhomie. On boit sûrement pour le plaisir, on fume d’abord par ostentation, ensuite par habitude. Eh ! mon Dieu ! pourquoi ne pas laisser ce plaisir et cette habitude à ceux qui n’en souffrent pas ?

Émile Zola.
  1. M. Charles Richet, directeur de la Revue scientifique, avait reproduit dans sa revue l’article de Tolstoï sur « l’Alcool et le Tabac » en l’accompagnant d’une courte remarque. C’est à cette remarque que M. de Lapommeraye fait ici (et plus loin M. de Quatrefages) allusion.