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Poètes Moralistes de la Grèce/Notice sur Solon

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Traduction par Dominique Ricard.
Poètes Moralistes de la GrèceGarnier Frères (p. 221-251).

NOTICE SUR SOLON
extraite de Plutarque, traduction Ricard[1]


… Solon était fils d’Exéchestide, homme de peu de crédit et d’une fortune médiocre, mais de la plus illustre maison d’Athènes. Par son père, il tirait son origine du roi Codrus ; et sa mère, suivant Héraclide de Pont, était cousine germaine de Pisistrate. Cette parenté forma de bonne heure entre celui-ci et Solon une liaison étroite, qui fut encore cimentée par l’amour qu’inspirèrent à Solon l’heureux naturel et la beauté de Pisistrate. C’est sans doute ce qui fit que les divisions qui éclatèrent entre eux dans la suite pour le gouvernement de la république n’aboutirent pas à une haine violente. Les droits de leur ancien attachement, subsistant toujours dans leur cœur, y conservèrent le souvenir de cet amour ; de même qu’un grand feu laisse toujours après lui de vives étincelles…

Selon, au rapport d’Hermippus, trouva que la bienfaisance et la générosité de son père avaient considérablement diminué sa fortune. Il ne manquait pas d’amis disposés à lui fournir de l’argent ; mais, né d’une famille plus accoutumée à donner qu’à recevoir, il aurait eu honte d’en accepter ; et comme il était encore jeune, il se mit dans le commerce. Cependant, suivant quelques auteurs, il voyagea moins dans la vue de trafiquer et de s’enrichir que dans le dessein de connaître et de s’instruire. Il faisait ouvertement profession d’aimer la sagesse ; et, dans un âge fort avancé, il avait coutume de dire qu’il vieillissait en apprenant toujours. Il n’était pas ébloui par l’éclat des richesses, comme il le témoigne dans une de ses élégies :

« Ils sont également riches, et celui qui a beaucoup d’argent, beaucoup d’or, des champs fertiles, des chevaux, des mulets, et celui qui n’a que les biens suivants : les jouissances que procurent un bon estomac, de vigoureux poumons, des jambes solides, l’amour pendant sa jeunesse ou des plaisirs en rapport à son âge[2]. »

Il dit pourtant dans un autre endroit :

« Je désire des richesses, mais je ne veux pas les posséder injustement. La Justice a toujours son heure. »

Mais rien n’empêche qu’un homme de bien, un sage politique ne tienne à cet égard un juste milieu, et que sans rechercher des richesses superflues, il ne méprise pas celles qui sont nécessaires et qui suffisent.

Dans ce temps-là, dit Hésiode, aucun travail n’était regardé comme honteux ; aucun art ne mettait de différence entre les hommes. Le commerce surtout était honorable ; il ouvrait des communications utiles avec les nations étrangères, procurait des alliances avec les rois, et donnait une grande expérience. On a même vu des commerçants fonder de grandes villes. Ainsi Protus gagna l’amitié des Gaulois qui habitaient les bords du Rhône, et bâtit Marseille. Thalès et Hippocrate le mathématicien firent aussi le commerce ; et Platon vendit de l’huile en Égypte pour fournir aux frais de son voyage. On croit donc que la grande dépense que faisait Solon, sa vie délicate et sensuelle, la licence de ses poésies, où il parle des voluptés d’une manière si peu digne d’un sage, furent la suite de son négoce. Comme cette profession expose à de grands dangers, elle invite aussi à s’en dédommager par les plaisirs, et la bonne chère. Cependant on voit, dans ces vers, qu’il se mettait lui-même plutôt au nombre des pauvres que des riches :

« Beaucoup de gens méchants sont riches, beaucoup de gens honnêtes sont pauvres ; mais nous, nous ne préférons jamais la richesse à le vertu ; la vertu est immuable, les richesses vont de l’un à l’autre. »

Il ne s’appliqua d’abord à la poésie que par amusement et pour charmer son loisir, sans jamais traiter des sujets sérieux. Dans la suite, il mit en vers des maximes philosophiques, et fit entrer dans ses poèmes plusieurs choses relatives à son administration politique, non pour en faire l’histoire et en conserver le souvenir, mais pour servir à l’apologie de sa conduite. Il y mêlait aussi des exhortations, des avis aux Athéniens, et quelquefois même de vives censures contre eux. On dit encore qu’il avait entrepris de mettre ses lois en vers, et on en cite le commencement :

« Je prie d’abord le roi Jupiter, fils de Saturne, d’accorder à ces lois bonne chance et gloire. »

À l’exemple des sages de son temps, il cultiva principalement cette partie de la morale qui traite de la politique. Il n’avait en physique que des connaissances très superficielles, et en était aux premiers éléments de cette science, comme on le voit par ces vers :

« De la nue viennent la neige et la grêle ; le tonnerre naît de l’éclair brillant. La mer est agitée par les vents ; mais si aucun souffle ne l’agite, elle est de tous les éléments le plus paisible. »

En général, Thalès fut, de tous les sages, le seul qui porta au delà des choses d’usage la théorie des sciences ; tous les autres ne durent qu’à leurs connaissances politiques la réputation de leur sagesse…

Voici les particularités qu’on raconte d’une entrevue de Solon avec Anacharsis[3], et d’un entretien qu’il eut avec Thalès. Anacharsis étant venu à Athènes, alla chez Solon ; et, après avoir frappé, il s’annonça pour être un étranger qui venait s’unir avec lui par les liens de l’amitié et de l’hospitalité. Solon lui répondit qu’il valait mieux faire des amis chez soi, que d’en aller chercher ailleurs. « Eh bien ! reprit Anacharsis, puisque vous êtes chez vous, faites donc de moi votre ami et votre hôte. » Solon, charmé de la vivacité de sa réponse, lui fit le meilleur accueil, et le retint quelques jours chez lui. Il s’occupait déjà de l’administration des affaires publiques et commençait à rédiger ses lois. Anacharsis, à qui il en fit part, le railla de son entreprise et de l’espoir qu’il avait de réprimer par des lois écrites l’injustice et la cupidité de ses concitoyens. « Les lois, disait-il, seront pour eux comme des toiles d’araignée : elles arrêteront les faibles et les petits ; les puissants et les riches les rompront et passeront à travers. — Cependant, lui répondit Selon, les hommes gardent les conventions qu’ils ont faites entre eux, quand aucune des parties n’a intérêt à les violer. Je ferai donc des lois si conformes aux intérêts des citoyens, qu’ils croiront eux-mêmes plus avantageux de les maintenir que de les transgresser. » L’évènement justifia la conjecture d’Anacharsis et trompa l’espoir de Selon. Une autre fois qu’Anacharsis avait assisté à une assemblée publique, il dit à Selon : « Je suis étonné que, dans les délibérations des Grecs, ce sont les sages qui conseillent et les fous qui décident. »

Solon, étant allé à Milet pour voir Thalès, lui témoigna sa surprise de ce qu’il n’avait jamais voulu se marier et avoir des enfants. Thalès ne lui répondit rien dans le moment ; mais ayant laissé passer quelques jours, il fit paraître un étranger qui disait arriver d’Athènes, d’où il était parti depuis dix jours. Solon lui demanda s’il n’y avait rien de nouveau lorsqu’il en était parti. Cet homme à qui Thalès avait fait le leçon, lui répondit qu’il n’y avait autre chose que la mort d’un jeune homme dont toute le ville accompagnait le convoi. C’était, disait-on, le fils d’un des premiers et des plus vertueux citoyens qui n’était pas alors à Athènes et qui voyageait depuis longtemps. « Le malheureux père ! s’écria Solon, comment s’appelait-il ? Je l’ai entendu nommer, répondit l’étranger ; mais j’ai oublié son nom ; je me souviens seulement qu’on ne parlait que de sa sagesse et de se justice. » À chacune de ses réponses les craintes de Selon augmentaient ; enfin troublé, hors de lui-même, il suggère le nom à l’étranger, et lui demande si ce jeune homme n’était pas le fils de Solon. « C’est lui-même, » répliqua-t-il. À cette parole, Solon, se frappant la tête, se mit à faire et à dire tout ce que le douleur le plus violente peut inspirer. Alors Thalès, lui prenant la main, lui dit en souriant : « Voilà, Solon, ce qui m’a éloigné de me marier et d’avoir des enfants ; j’ai redouté le coup qui vous accable aujourd’hui et contre lequel toute votre fermeté est impuissante. Mais, rassurez-vous ; il n’y a rien de vrai dans tout ce qu’on vient de vous dire. »

Les Athéniens, fatigués de la guerre aussi longue que malheureuse qu’ils soutenaient contre les Mégariens, auxquels ils contestaient la possession de l’île de Salamine, défendirent par un décret, sous peine de mort, de ne jamais rien proposer, ni par écrit ni de vive voix, pour en revendiquer la propriété. Solon indigné d’un décret si honteux, voyant d’ailleurs que le plus grand nombre de jeunes gens ne demandaient pas mieux que de recommencer la guerre, mais qu’ils n’osaient le proposer, retenus par la crainte de la loi, imagina de contrefaire le fou et fit répandre dans la ville, par les gens mêmes de sa maison, qu’il avait perdu l’esprit. Cependant il composa en secret une élégie qu’il apprit par cœur ; et un jour étant sorti brusquement de chez lui, avec un chapeau de héraut sur la tête, il courut à la place publique. La, le peuple s’étant assemblé autour de lui, il monta sur la pierre d’où les hérauts faisaient leurs proclamations, et chanta cette élégie qui commençait par ces mots :

« Je viens en héraut de la belle Salamine. Au lieu d’un discours j’ai composé pour vous des vers. »

Ce poème est appelé Salamine, et contient cent vers qui sont d’une grande beauté. Il n’eût pas plus tôt fini de le chanter que ses amis en firent l’éloge. Pisistrate, de son côté, encouragea si bien les Athéniens, à en croire Solon, que le décret fut révoqué, la guerre déclarée et Solon nommé général.

L’opinion la plus commune sur cette expédition, c’est qu’il s’embarqua avec Pisistrate, qu’il fit voile vers le promontoire de Coliade[4], où il trouva toutes les femmes athéniennes rassemblées pour faire à Cérès un sacrifice solennel. Il envoie sur le champ à Salamine un homme de confiance qui, se donnant pour un transfuge, propose aux Mégariens, alors maîtres de cette île, de le suivre sans retard au promontoire de Coliade, où ils pourront enlever les principales femmes d’Athènes. Les Mégariens, sur sa parole, dépêchent à l’heure même un vaisseau rempli de soldats. Solon, ayant vu ce vaisseau sortir de Salamine, renvoie promptement toutes les femmes, fait prendre leurs coiffures et leurs vêtements aux jeunes Athéniens qui n’avaient pas encore de barbe ; et après leur avoir fait cacher des poignards sous leurs robes, il leur ordonne d’aller jusqu’à ce que les ennemis fussent descendus à terre, et que le vaisseau ne pût lui échapper. Cet ordre fut exécuté : les Mégariens, trompés par ces danses, débarquèrent avec sécurité, et se précipitèrent à l’envie pour enlever ces prétendues femmes ; mais ils furent tous tués, sans qu’il en échappât un seul ; et les Athéniens s’étant embarqués à l’instant même, se rendirent maîtres de Salamine.

D’autres prétendent que ce ne fut pas là le moyen dont Solon se servit pour surprendre cette île ; mais que, sur un oracle d’Apollon qui était conçu en ces termes :

Commence par offrir de pieux sacrifices ;
Sur les bords d’Asopus honore ces héros
Dont le soleil couchant éclaire les tombeaux ;
Et que des vœux ardents te les rendent propices.

Solon se rendit la nuit à Salamine et immola des victimes aux héros Périphémus et Cychréus. Ensuite les Athéniens lui ayant donné trois cents volontaires, à qui ils assurèrent par un décret le gouvernement de l’île s’ils s’en rendaient les maîtres, Solon les embarqua sur des bateaux de pêcheurs, escortés par une galère à trente rames, et alla jeter l’ancre vers la pointe de cette île qui regarde l’Eubée. Les Mégariens, qui n’avaient eu sur sa marche que des avis vagues et incertains, courent aux armes en tumulte et envoyèrent à la découverte un vaisseau, qui s’étant trop approché de la flotte des Athéniens fut pris par Solon. Ce général mit aux fers les soldats qui le montaient et les remplaça par l’élite des siens, à qui il ordonna de cingler vers Salamine, en se tenant le plus couverts qu’ils pourraient. Lui-même prend le reste de ses troupes et va par terre attaquer les Mégariens. Pendant qu’il en était aux mains avec eux, les soldats qu’il avait fait embarquer arrivent à Salamine et s’en emparent. Ce récit semble confirmé par ce qui se pratiquait anciennement à Athènes. Tous les ans un vaisseau partait de cette ville et se rendait sans bruit à Salamine. Des habitants de l’île venaient tumultuairement au-devant du vaisseau : alors un Athénien s’élançant sur le rivage, les armes à la main, courait en jetant de grands cris, vers cette troupe qui venait de la terre, du côté du promontoire de Scirade, près duquel on voit encore un temple de Mars que Solon fit bâtir après avoir vaincu les Mégariens. Tous ceux qui n’avaient pas péri dans le combat furent renvoyés aux conditions qu’il plut à Solon de leur prescrire.

Cependant les Mégariens s’obstinaient à vouloir reprendre Salamine. Mais enfin les deux peuples après avoir souffert réciproquement autant de maux qu’ils avaient pu en faire, prirent les Lacédémoniens pour arbitres et s’en rapportèrent à leur décision. On dit généralement que Solon, dans cette dispute, s’appuya sur l’autorité d’Homère ; que, le jour du jugement, il cita un vers de l’Iliade, tiré du dénombrement des vaisseaux, auquel il en ajouta un autre de sa façon :

« Ajax amenait douze vaisseaux de Salamine ; il les arrêta à l’endroit où se tenaient les phalanges des Athéniens. »

Mais les Athéniens traitent ce récit de conte puéril ; ils assurent que Solon prouva clairement aux juges que Phyléus et Eurysacès, fils d’Ajax, ayant reçu le droit de cité à Athènes, firent don de leur île aux athéniens, et s’établirent, l’un à Braurone, l’autre à Mélite, deux bourgs de l’Attique ; et que Phyléus donna son nom au bourg de Phyléides, d’où était parti Pisistrate. Solon, ajoutent-ils, pour détruire plus sûrement la prétention des Mégariens, établit la propriété des Athéniens sur cette île par la manière dont on y enterrait les morts, qui était la même qu’à Athènes et qui différait de celle de Mégare. Dans cette dernière ville, en leur tournait le visage du côté du levant, au lieu que les Athéniens le leur tournaient vers le couchant. Il est vrai qu’Héréas le Mégarien nie le fait et soutient qu’à Mégare les morts étaient enterrés le visage tourné au couchant. Une preuve plus forte alléguée par cet historien, c’est qu’à Athènes chaque mort avait un tombeau séparé, et qu’à Mégare on en mettait trois ou quatre dans une même sépulture. Mais on prétend que Solon eut pour lui les oracles de la Pythie, dans lesquels le dieu donnait à Salamine le nom de ville ionienne. Ce procès fut jugé par cinq Spartiates : Critolaïdas, Amompharetus, Hypséchidas, Anaxilas et Cléomène.

Ce succès acquit à Selon beaucoup de considération et de crédit ; et sa réputation fut encore accrue par la harangue qu’il prononça pour le temple de Delphes. Il montra qu’on devait en prendre la défense et ne pas souffrir que les Cirrhéens en profanassent l’oracle ; qu’il fallait, pour l’honneur du dieu même, secourir une ville qui lui était consacrée. Les Amphictyons, entraînés par ses raisons, déclarèrent la guerre à ceux de Cirrha. Ce fait est attesté par plusieurs écrivains, et entre autres par Aristote, dans son ouvrage sur les vainqueurs des jeux pythiques, où il attribue ce décret à Solon. Cependant il ne fut pas nommé général ; et c’est à tort qu’Évanthe de Samos l’a avancé, au rapport d’Hermippus. L’orateur Eschine lui-même n’en dit rien ; et l’on voit par les registres de Delphes, que ce fut Alcméon, et non pas Solon, qui commanda les Athéniens dans cette guerre.

Depuis longtemps le crime cylonien causait de grands troubles dans Athènes. Ils avaient pris naissance lorsque les complices de Cylon s’étant réfugiés dans le temple de Minerve, l’archonte Mégaclès leur persuada de se présenter en jugement ; et comme ils craignaient de perdre leur droit d’asile, il leur conseilla d’attacher à la statue de la déesse un fil qu’ils tiendraient à la main. Quand ils furent près du temple des Euménides, le fil s’étant rompu de lui-même, Mégaclès et ses collègues se saisirent d’eux, sous prétexte que cet accident prouvait que la déesse leur refusait sa protection. Ils lapidèrent tous ceux qui furent pris hors du temple ; et ceux qui s’y étaient sauvés furent massacrés au pied des autels. Il n’en échappa à la mort que quelques-uns qui allèrent en suppliant se jeter aux pieds des femmes des archontes. Cette action atroce fit regarder les magistrats comme des sacrilèges et les rendit les objets de la haine publique. Ceux qui étaient restés du parti de Cylon, ayant repris du crédit et de l’autorité furent toujours en guerre ouverte avec les descendants de Mégaclès. Cette sédition était alors dans sa plus grande force et le peuple était partagé entre les deux fractions. Solon, mettant à profit l’estime dont il jouissait, employa près d’elles sa médiation ; et, secondé par les principaux Athéniens, il parvint à force de prières et de remontrances, à déterminer ceux qu’on nommait les sacrilèges à se soumettre au jugement de trois des plus honnêtes citoyens. La cause fut plaidée sur l’accusation de Milon du bourg de Phylée. On condamna les sacrilèges : ceux qui vivaient encore furent bannis ; on déterra les ossements de ceux qui étaient morts et on alla les jeter hors du territoire de l’Attique. Cependant ceux de Mégare, profitant de ces troubles, attaquèrent les Athéniens, les chassèrent de Nysie[5] et reprirent Salamine.

Au chagrin que ces pertes causèrent à ceux-ci se joignirent des craintes superstitieuses dont la ville fut frappée et qui venaient d’apparitions de spectres et de fantômes. Des devins déclarèrent aussi que l’état des victimes qu’ils avaient offertes annonçait des crimes et des profanations qu’il fallait expier. On fit donc venir de Crète Épiménide le Phestien, qui est mis au nombre des sept sages par ceux qui n’y comptent pas Périandre. Il passait pour un homme chéri des dieux, doué d’une grande sagesse, fort instruit des choses divines, surtout versé dans la science des inspirations et dans la connaissance des mystères ; on l’appelait, même de son vivant, le nouveau Curette, le fils de la nymphe Balté. Dès qu’il fut arrivé à Athènes, il s’y lia d’amitié avec Solon, l’aida à rédiger ses lois et lui fraya la route pour disposer les Athéniens à les recevoir, en les accoutumant à moins de dépense dans leur culte religieux et à plus de modération dans leur deuil. Il leur apprit d’abord à faire, à leurs funérailles, certains sacrifices qu’il substitua aux pratiques superstitieuses, aux coutumes dures et barbares, auxquelles la plupart des femmes étaient auparavant fort attachées[6]. Mais ce qui était plus important, il fit un grand nombre d’expiations et de sacrifices ; il fonda plusieurs temples et, par ces différentes cérémonies, il purifia entièrement la ville, en bannit l’impiété et l’injustice et la rendit plus soumise, plus disposée à l’union et à la paix. On rapporte aussi que, lorsqu’il vit le fort de Munychium, il le considéra longtemps et dit à ceux qui l’accompagnaient : « Que les hommes sont aveugles sur l’avenir ! Si les Athéniens pouvaient prévoir tous les maux que ce lieu doit un jour causer à leur ville, ils l’emporteraient à belles dents. » Thalès eut aussi, dit-on, un pressentiment à peu prés semblable. Il ordonna qu’on l’enterrât dans le lieu le plus sauvage et le plus désert du territoire de Milet ; et il prédit aux Milésiens qu’un jour leur marché public y serait transporté. Les Athéniens pleins de reconnaissance et d’admiration pour Épiménide, voulurent le combler d’honneurs et de présents ; mais il ne demanda qu’une branche de l’olivier sacré qui lui fut accordée, et il s’en retourna en Crète.

Le bannissement de tous ceux qui étaient complices du crime cylonien avait rétabli la tranquillité dans Athènes ; mais bientôt les anciennes dissensions sur le gouvernement se ranimèrent, et la ville se partagea en autant de factions qu’il y avait de différentes sortes de territoire dans l’Attique. Les habitants de la montagne demandaient un gouvernement populaire ; ceux de la plaine préféraient un État oligarchique ; et ceux de la côte, portés pour un gouvernement mixte, balançaient les deux autres partis et empêchaient que l’un n’eût l’avantage sur l’autre. Dans le même temps, la division que cause presque toujours entre les pauvres et les riches l’inégalité de fortune étant plus animée que jamais, la ville, dans une situation si critique, semblait n’avoir d’autre moyen de pacifier les troubles et d’échapper à sa ruine, que de se donner un roi. Les pauvres accablés par les dettes qu’ils avaient contractées envers les riches, étaient contraints de leur céder le sixième du produit de leurs terres ; ce qui leur faisait donner le nom de sixenaires et de mercenaires ; ou bien, réduits à engager leurs propres personnes, ils se livraient au pouvoir de leurs créanciers, qui les retenaient comme esclaves ou les envoyaient vendre en pays étranger ; plusieurs même étaient forcés de vendre leurs propres enfants, ce qu’aucune loi ne défendait, ou ils fuyaient leur patrie pour se dérober à la cruauté des usuriers. Le plus grand nombre et les plus animés d’entre eux s’étant assemblés, s’excitèrent les uns les autres à ne plus souffrir ces indignités : ils résolurent de se donner pour chef un homme digne de leur confiance, d’aller sous sa conduite délivrer les débiteurs qui n’avaient pu payer aux termes convenus, de faire un nouveau partage des terres et de changer toute la forme du gouvernement.

Dans cette fâcheuse conjoncture, les plus sages des Athéniens eurent recours à Solon, comme le seul qui ne fût suspect à aucun des partis, parce qu’il n’avait ni partagé l’injustice des riches, ni approuvé le soulèvement des pauvres : ils le prièrent de prendre en main les affaires et de mettre fin à ces divisions. Phanias de Lesbos prétend que Solon, pour sauver la ville, trompa également les deux factions ; qu’il promit secrètement aux pauvres le partage des terres, et aux riches la confirmation de leurs créances. Il ajoute cependant que Solon balança longtemps s’il prendrait une administration aussi difficile, où il avait à craindre et l’avarice des uns et l’insolence des autres. Enfin il fut élu archonte après Philombrotus et chargé en même temps de faire des lois de pacification. Ce choix fut agréable à tous les partis : aux riches, parce que Solon l’était lui-même ; aux pauvres, parce qu’ils le connaissaient pour un homme de bien. Il courut même alors ce mot de lui, que l’égalité ne produit pas la guerre, mot qui plut et aux riches et aux pauvres : les premiers espéraient compenser cette égalité par leurs dignités et leur vertu, les autres l’attendaient de leur nombre et de la mesure des terres qui leur seraient distribuées. Les deux partis avant donc conçu les plus grandes espérances, leurs chefs sollicitaient Solon de se faire roi et de prendre le gouvernement d’une ville où il avait déjà tout le pouvoir. La plupart même de ceux qui tenaient le milieu entre les deux partis, n’espérant pas de la raison et des lois un changement favorable, n’étaient pas éloignés de remettre toute l’autorité entre les mains de l’homme le plus juste et le plus sage. On dit même qu’il reçut de Delphes l’oracle suivant :

À la poupe placé, le gouvernail en main,
De ce vaisseau flottant assure le destin :
Tous les Athéniens te seront favorables.

Ses amis surtout lui reprochaient de n’oser s’élever à la monarchie, parce qu’il en craignait le nom ; comme si la vertu de celui qui s’était emparé de la tyrannie n’en faisait pas une royauté légitime. « N’en a-t-on pas vu, lui disaient-ils, un exemple en Eubée, dans la personne de Tinnondas ? et ne le voyons-nous pas encore aujourd’hui à Mitylène, où l’on a investi Pittacus du pouvoir suprême ? » Mais Solon ne put être ébranlé par toutes ces raisons ; il répondit à ces amis que la tyrannie était un beau pays, mais qu’il n’avait point d’issue. Dans ses poésies, il dit sur ce sujet à Phocus :

« Si j’ai épargné ma patrie, si je n’ai pas voulu, dans la crainte de flétrir ma gloire, avoir recours à la tyrannie et à la violence, je ne le regrette point ; car par là je crois devoir l’emporter sur tous les hommes. »

Cela prouve qu’avant même d’avoir publié ses lois, il jouissait d’une grande considération. Au reste, il rappelle lui-même dans ses poésies, les railleries qu’on faisait de lui pour avoir refusé la puissance souveraine :

« Certes, Solon ne s’est montré ni sage, ni avisé ; les dieux lui mettaient en main le bonheur et il ne l’a pas saisit ; le butin était dans les rêts, et voilà qu’il s’est détourné avec dépit au lieu de tirer à lui le filet tout chargé ; il faut qu’il ait perdu le raison et le sens, cela est clair, car en prenant pour lui ces immenses richesses, en régnant sur Athènes, ne fût-ce qu’un seul jour, il se fût procuré ensuite le plaisir d’être écorché vif et d’entraîner la ruine de sa famille. »

Voilà comment il fait parler sur son compte les gens du peuple et les méchants.

Mais le refus qu’il avait fait de régner ne le rendit pas plus lâche ni plus mou dans l’administration des affaires. Il ne céda rien par faiblesse aux citoyens puissants, et ne chercha pas dans ses lois à flatter ceux qui l’avaient élu. Il conserva tout ce qui lui parut supportable ; il ne voulut pas trancher dans le vif, et appliquer mal à propos des remèdes violents, de peur qu’après avoir changé et bouleversé toute la ville, il n’eût pas assez de force pour la rétablir et lui donner une meilleure forme de gouvernement. Il ne se permit que les changements qu’il crut pouvoir faire adopter par persuasion ou recevoir d’autorité, en unissant, comme il le disait lui-même, la force à la justice. On lui demanda quelque temps après s’il avait donné aux Athéniens les lois les meilleures. « Oui, répondit-il, les meilleures qu’ils pussent recevoir. » Des écrivains modernes disent que les Athéniens ont coutume d’adoucir la dureté de certaines choses en les exprimant par les termes doux et honnêtes : par exemple, ils appellent les courtisanes des amies ; les impôts, des contributions ; des garnison des gardes de ville ; les prisons des maisons. Cet adoucissement fut, à ce qu’il paraît, une invention de Selon, qui donna le nom de décharge à l’abolition des dettes.

Sa première ordonnance portait que toutes les dettes qui subsistaient seraient abolies, et qu’a l’avenir les engagements pécuniaires ne seraient plus soumis à la contrainte par corps. Cependant quelques auteurs, entre autres Androtion, ont dit que Selon n’abolit pas les dettes ; qu’il en réduisit seulement les intérêts ; et que les pauvres, satisfaits de ce soulagement, donnèrent eux-mêmes le nom de décharge à cette loi pleine d’humanité. Elle comprenait aussi l’augmentation des mesures et la valeur des monnaies. La mine ne valait que soixante-treize drachmes ; elle fut portée à cent : de manière que ceux qui devaient des sommes considérables, en donnant une valeur égale en apparence, quoique moindre en effet, gagnaient beaucoup sans rien faire perdre à leurs créanciers. Cependant la plupart des auteurs conviennent que cette décharge fut une véritable abolition de toutes les dettes ; et leur sentiment est confirmé par ce que Solon lui-même en a dit dans ses poésies, où il se glorifie « d’avoir fait disparaître de l’Attique ces écriteaux qui désignaient les terres engagées pour dettes[7]. Le territoire d’Athènes, disait-il, auparavant esclave, est libre maintenant. » Les citoyens qu’on avait adjugés à leurs créanciers ont été, les uns ramenés des pays étrangers où on les avait vendus, et « où ils avaient si longtemps erré qu’ils n’entendaient plus la langue attique ; les autres remis eu liberté dans leur propre pays, où ils étaient réduits au plus honteux esclavage. »

Cette ordonnance lui attira le plus fâcheux déplaisir qu’il pût éprouver. Pendant qu’il s’occupait de cette abolition, qu’il travaillait à la présenter sous les termes les plus insinuants et à mettre en tête de sa loi un préambule convenable, il en communique le projet à trois de ses meilleurs amis, Conon, Clinias et Hipponicus, qui avaient toute sa confiance. Il leur dit qu’il ne toucherait pas aux terres et qu’il abolirait seulement les dettes. Ceux-ci se hâtant de prévenir la publication de la loi, empruntent à des gens riches des sommes considérables et en achètent des grands fonds de terre. Quand le décret eut paru, ils gardèrent les biens et ne rendirent pas l’argent qu’ils avaient emprunté. Leur mauvaise foi excita des plaintes amères contre Solon et le fit accuser d’avoir été non la dupe de ses amis, mais le complice de leur fraude. Ce soupçon injurieux fut bientot détruit, quand on le vit aux termes de sa loi, faire la remise de cinq talents qui lui étaient dus, ou même de quinze, selon quelques auteurs, et entre autres Polyzelus de Rhodes. Cependant ses trois amis furent appelés depuis les Créocopides. Cette ordonnance déplut également aux deux partis : elle offensa les riches qui perdaient leurs créances, et mécontenta encore plus les pauvres qui se voyaient frustrés du nouveau partage des terres qu’ils avaient espéré, et qui n’obtenaient pas cette parfaite égalité de biens que Lycurgue avait établie entre les citoyens. Mais Lycurgue était le onzième descendant d’Hercule ; il avait régné plusieurs années à Lacédémone ; il y jouissait d’une grande autorité ; il avait beaucoup d’amis ; il possédait de grands biens ; et tous ces avantages lui furent d’un grand secours pour exécuter son plan de réforme. Avec tout cela, il fut obligé d’employer la force plus encore que la persuasion ; il lui en coûta un œil pour faire passer la plus importante de ses institutions, la plus propre à rendre sa ville heureuse, à y maintenir la concorde, en ne laissant parmi les citoyens ni riche ni pauvre. Solon, au contraire, né d’une famille plébéienne dans une condition médiocre, ne pouvait aspirer à une pareille entreprise ; mais du moins ne resta-t-il pas au-dessous des moyens qu’il avait en sa puissance, n’étant soutenu que par sa sagesse et par la confiance, qu’on avait en lui. Au reste, il témoigne lui-même que cette loi avait offensé la plupart des Athéniens, qui s’étaient attendus à autre chose.

« Ils avaient eu alors de vaines espérances, et maintenant, irrités contre moi, ils me regardent avec colère comme un ennemi. »

Mais, ajoute-t-il, tout autre avec la même autorité « n’aurait pas agi avec autant de modération et ne se serait pas arrêté avant d’avoir jeté le trouble partout et enlevé la crème du lait. »

Toutefois les Athéniens ne tardèrent pas à reconnaître l’utilité de cette loi ; ils cessèrent de murmurer, firent en commun un sacrifice qu’ils appelèrent le sacrifice de la décharge, confirmèrent à Solon le titre de législateur et le chargèrent de réformer le gouvernement. Ils lui conférèrent pour cela un pouvoir si illimité, qu’il se trouva maître des charges, des assemblées, des délibérations et des jugements ; qu’il pouvait créer tous les officiers publics, régler leurs revenus, leur nombre, la durée de leur administration et révoquer ou confirmer à son gré tout ce qui avait été fait avant lui.

Il commença par abroger toutes les lois de Dracon, excepté celles qui regardaient le meurtre : excessivement sévères dans les punitions, elles ne prononçaient qu’une même peine pour toutes les fautes : c’était la peine de mort. Ceux qui étaient convaincus d’oisiveté, ceux qui n’avaient volé que des légumes ou des fruits, étaient punis avec la même rigueur que les sacrilèges et les homicides. Aussi, dans la suite, Démade disait-il avec raison que Dracon avait écrit ses lois non avec de l’encre, mais avec du sang. Quand on demandait à ce législateur pourquoi il avait ordonné la peine de mort pour toutes les fautes, il répondait : « J’ai cru que les moindres fautes méritaient cette peine, et je n’en ai pas trouvé d’autre pour les plus grandes. »

En second lieu, Solon, voulant laisser les riches en possession des magistratures, et donner aux pauvres quelque part au gouvernement, dont ils étaient exclus, fit faire une estimation des biens de chaque particulier. Il rangea dans la première classe les citoyens qui avaient cinq cents médimnes de revenu, tant en grains qu’en liquides ; et il les appela les pentacosiomédimnes. La seconde classe comprit ceux qui avaient trois cents médimnes, et qui pouvaient nourrir un cheval ; ils furent nommés les chevaliers. Ceux qui avaient deux cents médimnes composèrent la troisième classe, sous le nom de zeugites. Tous les autres, dont le revenu était au-dessous de deux cents mines, furent appelés thètes. Il ne permit pas à ces derniers l’entrée dans les magistratures, et ne leur donna d’autre part au gouvernement que le droit de voter dans les assemblées et dans les jugements ; droit qui ne parut rien d`abord, mais qui, dans la suite, devint très considérable ; car la plupart des procès étaient portés devant les juges, et l’on appelait au peuple de tous les jugements que rendaient les magistrats. D’ailleurs, l’obscurité des lois de Solon, les sens contradictoires qu’elles présentaient souvent, accrurent beaucoup l’autorité des tribunaux. Comme on ne pouvait pas décider les affaires par le texte même des lois, on avait toujours besoin des juges, à qui l’on portait en dernier appel la décision de tous les différends, ce qui les mettait en quelque sorte au-dessus même des lois. Solon, dans ses poésies, parle de cette compensation qu’il avait établie entre les riches et les pauvres : « J’ai donné au peuple un pouvoir suffisant ; je n’ai diminué, ni accru ses honneurs. Quant à ceux qui étaient puissants et riches, je les ai mis dans l’impossibilité de commettre des injustices. J’ai muni chacun des deux partis d’un fort bouclier ; il n’est plus permis à l’un d’opprimer l’autre. »

Pour donner un nouveau soutien à la faiblesse du peuple, il permit à tout Athénien de prendre la défense d’un citoyen insulté. Si quelqu’un avait été blessé, battu, outragé, le plus simple particulier avait le droit d’appeler et de poursuivre l’agresseur en justice. Le législateur avait sagement voulu accoutumer les citoyens à se regarder comme membres d’un même corps, à partager les maux les uns des autres. On cite de lui un mot qui a rapport à cette loi. On lui demandait un jour quelle était la ville la mieux policée : « C’est, répondit-il, celle où tous les citoyens sentent l’injure qui a été faite à l’un d’eux, et en poursuivent la réparation aussi vivement que celui qui l’a reçue. »

Dès que ses lois eurent été publiées, il se vit assailli par une foule de gens qui venaient les uns pour les louer ou les blâmer, les autres pour le prier d’y ajouter ou d’en retrancher à leur gré. La plupart lui en demandaient des explications, et voulaient qu’il leur en développât le sens, et la manière dont il fallait les entendre : il eût été déraisonnable de les refuser ; les satisfaire, c’était s’exposer à l’envie. Pour éviter ces difficultés, pour se dérober aux importunités et aux plaintes, car, comme il le disait lui-même : « Dans les grandes affaires il est difficile de plaire à tout le monde, » il demanda aux Athéniens un congé de dix ans, et s’embarqua, sous prétexte qu’il voulait aller commercer sur mer. Il espéra que ce temps-là suffirait pour les accoutumer a ses lois. Il alla d’abord en Égypte, où, comme il le dit, il demeura quelque temps « aux embouchures du Nil, près du rivage de Canope. » Il y eut de fréquents entretiens sur les matières philosophiques avec Psénophis l’Héliopolitain et Sonchis le Saïte. Ce fut d’eux, au rapport de Platon, qu’il apprit ce que l’on raconte de l’île Atlantide, dont il se proposa de mettre le récit en vers, pour le faire connaître aux Grecs. De là il passa en Cypre, où il se lia d’amitié avec un des rois du pays, nommé Philocypre, qui habitait une petite ville bâtie par Démophon, fils de Thésée, près du fleuve de Claros. Elle était située sur un lieu fort et escarpé, mais dans un terrain stérile et ingrat. Solon lui persuada de transporter sa ville dans une belle plaine qui s’étendait au-dessous de ce rocher, et de la bâtir plus grande et plus agréable. Il aida même à la construire, et à la pourvoir de tout ce qui pouvait y faire régner l’abondance et contribuer à sa sûreté. Elle fut bientôt si peuplée, qu’elle donna de la jalousie aux rois voisins. Philocypre, par une juste reconnaissance pour Solon, donna le nom de Soles à sa ville, qui auparavant s’appelait Aïpéia (élevée). Solon, dans une de ses élégies, où il adresse la parole à Philocypre, parle de la nouvelle fondation de cette ville :

« Puisse-tu régner à Soles pendant de longues années, tranquille dans cette ville, toi et ta famille ! Pour moi, que sur mon rapide vaisseau qui m’emportera loin de cette île célèbre, Vénus couronnée de violettes daigne me protéger. Puisse la déesse m’accorder pour cette fondation bienveillance, noble gloire et bon retour dans ma patrie ! »

Cependant son absence avait replongé les Athéniens dans leurs premières dissensions. Les habitants de la plaine avaient Lycurgue à leur tête ; Mégaclès, fils d’Alcméon, était chef de ceux de la côte ; et Pisistrate, de ceux de la montagne. À ces derniers s’était jointe la tourbe des mercenaires, ennemis déclarés des riches. La ville observait encore les lois de Selon ; mais tous les citoyens mettaient leur espoir dans la nouveauté, et désiraient une autre forme de gouvernement ; non qu’aucun parti voulut rétablir l’égalité, mais chacun d’eux espérait de gagner au changement et de dominer les partis contraires. Les choses étaient en cet état quand Solon revint à Athènes ; il y fut reçu de tout le monde avec beaucoup d’honneur et de respect. Comme son grand âge ne lui permettait plus de parler et d’agir en public avec la même force et la même activité qu’auparavant, il s’aboucha avec les chefs des partis, et travailla, dans des conférences particulières, à terminer leurs différends et à les réconcilier ensemble. Pisistrate surtout paraissait entrer dans ses vues. Il était d’un caractère aimable, insinuant dans ses propos, secourable envers les pauvres, doux et modéré pour ses ennemis. Il savait si bien imiter les qualités que la nature lui avait refusées, qu’il paraissait les posséder à un plus haut degré que ceux qui en étaient doués naturellement, et qu’il passait généralement pour un homme modeste, réservé, zélé partisan de la justice et de l’égalité, ennemi déclaré de ceux qui voulaient changer la forme actuelle du gouvernement et introduire des nouveautés. C’était par cette dissimulation qu’il imposait au peuple. Mais Solon, qui eut bientôt connu son caractère, vit aisément où il tendait ; et, sans rompre avec lui, il essaya de l’adoucir, de le ramener par ses avis. Il lui disait souvent à lui-même et aux autres que si l’on pouvait déraciner de son âme cette ambition démesurée, cette soif de dominer dont il était dévoré, il n’y aurait pas dans Athènes de meilleur citoyen ni d’homme plus fait pour la vertu.

Cependant Pisistrate, après s’être blessé lui-même, se fit porter sur la place dans un chariot, et souleva la multitude en lui persuadant que c’étaient ses ennemis qui, ne pouvant souffrir son zèle pour la République, l’avaient mis dans cet état. La populace commençait déjà à faire éclater son indignation par des cris, lorsque Solon, s’approchant de Pisistrate, lui dit : « Fils d’Hippocrate, tu copies mal l’Ulysse d’Homère : il ne se blessa que pour surprendre ses ennemis, et tu l’as fait pour tromper tes concitoyens. » Mais, comme la populace était près d’en venir aux mains pour soutenir Pisistrate, on prit le parti de convoquer l’Assemblée. Ariston ayant proposé qu’on accordât cinquante gardes à Pisistrate pour la sûreté de sa personne, Solon se leva et combattit avec force cette proposition par des raisons qu’il inséra depuis dans ses poésies :

« Vous ne faites attention qu’à la langue et aux paroles de cet homme séduisant. Chacun de vous en particulier marche sur les traces du renard ; réunis, vous n’avez plus qu’un esprit vide de sens. »

Mais voyant que les pauvres se déclaraient ouvertement pour Pisistrate et excitaient du tumulte, que les riches effrayés se retiraient de l’Assemblée, il en sortit lui-même, et dit tout haut qu’il avait été plus prudent que les pauvres, qui n’avaient pas vu les intrigues de Pisistrate, et plus courageux que les riches, qui, en les voyant, n’avaient pas osé s’opposer à la tyrannie. Le peuple ayant confirmé le décret d’Ariston, Solon ne disputa point avec Pisistrate sur le nombre des gardes qu’on lui donnerait ; il lui en laissa prendre tant qu’il voulut, et Pisistrate se rendit enfin maître de la citadelle. Pendant le trouble que cette entreprise excita dans la ville, Mégaclès s’enfuit précipitamment avec les autres Alcméonides.

Solon, malgré son extrême vieillesse et cet abandon général, se rendit sur la place ; et reprochant avec force aux Athéniens leur imprudence et leur lâcheté, il les exhortait, il les pressait vivement de ne pas trahir la cause de la liberté. Ce fut dans cette occasion qu’il dit ce mot devenu depuis si célèbre : « Avant ce jour il vous eût été facile de réprimer la tyrannie naissante ; maintenant qu’elle est établie ; il sera plus grand et plus glorieux de la détruire. » Mais quand il vit que la frayeur avait saisi tous les citoyens, et que personne ne l’écoutait, il rentra chez lui, prit ses armes et les posa dans la rue, devant sa porte, en disant : « J’ai défendu autant qu’il m’a été possible la patrie et les lois ; » et depuis il se tint tranquille. Ses amis lui conseillaient de prendre la fuite ; mais il ne daigna pas même les écouter, et resta dans sa maison, s’occupant à faire des vers dans lesquels il reprochait aux Athéniens toutes leurs fautes : « Si vous avez souffert ces maux par votre lâcheté ; n’accusez pas les dieux d’en être les auteurs. Vous avez grandi vous-mêmes ceux qui vous oppriment en leur donnant des gages et voilà pourquoi vous êtes opprimés par la servitude. »

On ne cessait pourtant de l’avertir que le tyran irrité de ces vers, le ferait mourir ; et comme on lui demandait sur quoi il se fiait pour parler avec tant d’audace : « Sur ma vieillesse » répondit-il. Mais quand Pisistrate fut devenu entièrement le maître, il donna à Solon tant de marques de considération et de bienveillance, il l’appela si souvent auprès de sa personne qu’enfin ce législateur devint son conseil et approuva la plupart des choses qu’il fit. Il est vrai que Pisistrate maintenait la plupart des lois de Solon, qu’il était le premier à les observer et les faisait observer à ses amis. Accusé de meurtre devant l’aréopage, tout revêtu qu’il était du pouvoir suprême, il parut modestement pour se justifier ; mais l’accusateur se désista de sa poursuite. Il fit lui-même quelques lois, et entre autres celle qui ordonnait que les citoyens qui auraient été estropiés à la guerre seraient nourris aux dépens du public. Cependant Solon, au rapport d’Héraclide, avait déjà fait rendre un pareil décret en faveur de Thersippe ; et Pisistrate ne fit que l’imiter et rendre la loi générale. Théophraste prétend que la loi contre les gens oisifs n’est pas de Solon, mais de Pisistrate : elle contribua à faire mieux cultiver la campagne et à rendre Athènes plus tranquille.

Solon avait entrepris de mettre en vers l’histoire ou la fable des Atlantides, qu’il tenait des sages de Saïs, et qui intéressait les Athéniens. Mais il y renonça bientôt, non, comme Platon l’a dit, qu’il en fut détourné par d’autres occupations, mais plutôt à cause de sa vieillesse, et parce qu’il était effrayé de la longueur du travail ; car il vivait alors dans un très grand loisir, comme il le dit lui-même dans ce vers : « Je vieillis en apprenant toujours d’avantage. » Et ailleurs : « J’aime les dons de Cypris, de Bacchus et des Muses ; ils font la joie des mortels. »

Platon s’emparant de ce sujet comme d’une belle terre abandonnée et qui lui revenait par droit de parenté[8], se fit un point d’honneur de l’achever et de l’embellir. Il y mit un vestibule superbe, l’entoura d’une magnifique enceinte et de vastes cours, et y ajouta de si beaux ornements, qu’aucune histoire, aucune fable, aucun poème n’en eurent jamais de semblables. Mais il l’avait commencé trop tard ; prévenu par la mort, il n’eut pas le temps de l’achever ; et ce qui manque de cet ouvrage laisse au lecteur autant de regrets que ce qui en reste leur cause du plaisir. De tous les temples d’Athènes, celui de Jupiter Olympien est celui qui soit pas fini ; de même entre tant de beaux ouvrages que la sagesse de Platon a enfantés, son Atlantide est le seul qu’il ait laissé imparfait. Héraclide de Pont dit que Selon survécut assez longtemps à l’usurpation de la tyrannie par Pisistrate ; mais si l’on en croit Phanias d’Érèse, il ne vécut pas deux ans entiers. Car Pisistrate s’était emparé de l’autorité souveraine de l’archonte Comias ; et Solon, suivant le même Phanias, mourut sous l’archonte Hégestrate, successeur de Comias. On a dit que ses cendres avaient été semées dans l’île de Salamine ; mais c’est le conte le plus absurde et le plus destitué de vraisemblance. Il est cependant rapporté par plusieurs auteurs dignes de foi, et même par le philosophe Aristote.



  1. La vie de Solon, par Plutarque, renferme un assez grand nombre de fragments des poésies de Solon, fragments que l’on ne trouve pas ailleurs ; à la traduction en vers, de Ricard, qui est peu exacte, nous avons substitué une traduction en prose plus littérale. Ces fragments sont imprimés en italique.
  2. Le texte des derniers vers est fort incertain.
  3. Anacharsis, Scythe de nation et de la race royale, mérita par son savoir, par son esprit et par ses vertus, d’être mis au nombre des sept sages. Il alla à Athènes, vers la 47e olympiade, environ 600 ans avant J.-C. De retour dans sa patrie, il voulut changer les lois des Scythes, et leur faire adopter celles des Grecs ; mais il fut tué à la chasse d’un coup de flèche par son frère.
  4. Dans l’Attique près de Phalère.
  5. Ville située dans le golfe de Corinthe.
  6. Les femmes athéniennes avaient coutume, dans ces occasions, de se meurtrir et de se déchirer le visage.
  7. En Grèce, les propriétaires qui avaient engagé pour dettes leurs terres ou leurs maisons étaient obligés de mettre des écriteaux qui marquaient les sommes pour lesquelles ces biens étaient hypothéqués.
  8. Il descendait d’un frère de Solon.