Aller au contenu

Poètes Moralistes de la Grèce/Poésies de Solon

La bibliothèque libre.
Pour les autres traductions de ce texte, voir Poésies (Solon).
Traduction par Louis Humbert.
Poètes Moralistes de la GrèceGarnier Frères (p. 253-261).

POÉSIES DE SOLON
TRADUITES
Par M. HUMBERT[1]


I

Reproches à Mimnerme qui avait dit qu’il désirait mourir à soixante ans :

Si tu veux encore me croire, efface ce mot ; ne te fâche pas contre moi si j’ai mieux réfléchi que toi ; change ce passage et dis ainsi : Puissé-je mourir à quatre-vingts ans !… Que la mort ne me vienne pas sans faire verser des larmes ; que je laisse à mes amis après moi des regrets et des gémissements.

II

Heureux celui qui a de chers enfants, de beaux chevaux, des chiens de chasse et un hôte étranger.

III

Filles illustres de Mnémosyne et de Jupiter Olympien, Muses de Piérie, écoutez mes prières : faites que les dieux immortels me donnent la félicité et que je mérite toujours l’estime des hommes ; accordez-moi d’être toujours doux pour mes amis, terrible pour mes ennemis, respecté des premiers, craint des seconds. Je désire avoir des richesses, mais je ne veux pas les posséder injustement, car le châtiment finit toujours par arriver. La fortune que donnent les dieux est solide de la base au sommet ; celle que les hommes se procurent par des crimes n’est pas acquise légitimement : produit d’actes injustes, elle cède avec peine à la main qui la prend et s’allie bientôt au malheur ; ce malheur est comme un incendie qui au début n’est presque rien et qui plus tard devient terrible. Ce que les mortels acquièrent par l’injustice ne dure pas. À la fin Jupiter fait tout disparaître ; c’est comme le vent du printemps qui, après avoir bouleversé jusqu’au fond les flots tumultueux de la mer et dévasté les riantes moissons de nos champs, chasse devant lui les nuages, remonte au ciel et rend au monde une sérénité admirable à voir ; le soleil couvre la campagne de ses rayons éclatantes et toutes les nuées ont disparu. Telle est, la vengeance de Jupiter et sa colère est plus prompte que celle des mortels. Quiconque a le cœur criminel ne peut lui échapper longtemps ; il est bientôt découvert. Celui-ci est puni tout de suite ; cet autre un peu plus tard. Si quelques-uns semblent d’abord échapper à leur destinée, elle finit par les atteindre ; la punition méritée par les pères retombe sur leurs enfants innocents ou sur leurs petits enfants. Pour nous, mortels, nous pensons ainsi : les bons et les méchants se valent ; chacun a cette opinion, jusqu’à ce que la souffrance se fasse sentir ; alors on se lamente, mais jusque-là on s’est bercé de vaines espérances. Celui qui est en proie à une maladie terrible songe au moment où il aura recouvré la santé. Un autre qui est lâche se croit brave ; un homme laid s’imagine qu’il est beau. Un malheureux, écrasé par la pauvreté, se figure posséder d’immenses richesses. Tous s’agitent de différentes façons : celui-ci risque sa vie en allant sur un frêle esquif, à travers la mer agitée par la fureur des vents, chercher des richesses qu’il rapportera dans sa maison. Un autre creuse la terre pour y planter des arbres, travaille toute l’année comme un mercenaire et prend plaisir à tracer des sillons. Un autre instruit dans les travaux chers à Minerve et à l’adroit Vulcain, gagne sa vie par l’industrie de ses mains. Un autre, disciple des Muses qui habitent l’Olympe, arrive à posséder une aimable sagesse. Un autre, par la grâce d’Apollon qui envoie au loin ses traits, est devenu prophète ; il sait longtemps à l’avance quels maux menacent les hommes et celui auquel des dieux seront favorables ; mais aucun présage ne peut empêcher ce qui est fixé par le destin et par les dieux. D’autres, médecins, sont instruits dans l’art de Péon et connaissent beaucoup de remèdes ; eux, non plus, ne peuvent réussir complètement ; souvent à une faible douleur succède une grave maladie ; personne ne peut la guérir par l’emploi des meilleurs remèdes, tandis que, par la simple imposition des mains, la santé est rendue à cet autre qui souffrait des douleurs les plus violentes. C’est le destin qui distribue aux hommes et leurs maux et leurs biens et ils ne peuvent éviter ce que veulent leur donner les dieux immortels. Nul de nos actes n’est exempt de danger ; personne ne sait, quand il entreprend une chose, en prévoir la fin. L’un commence par bien faire, mais il manque de prudence et tombe dans une grande faute et un grand embarras. D’autres s’y prennent mal ; mais la divinité leur accorde malgré tout un heureux succès et ils ne portent pas la peine de leur imprévoyance. L’ambition des richesses est sans limite : ceux qui parmi nous possèdent la plus grande fortune veulent la doubler. Qui pourrait satisfaire tout le monde ? Certes les dieux immortels nous ont fait de beaux présents, mais le malheur provient de nous-mêmes, et quand Jupiter veut nous accabler et nous punir, il le fait pour chacun de nous d’une façon différente.

IV

Aucun homme n’est heureux ; il est vrai que de tous les mortels que le soleil éclaire de ses rayons aucun n’est vertueux.

V

Il est très difficile de connaître les limites cachées de la science, car elle englobe tout.

VI

La volonté des immortels est un mystère pour les hommes.

VII

L’orgueil engendre l’insolence, quand il est accompagné d’une grande richesse.

VIII

C’est dans les sept premières années de sa vie que poussent les dents du jeune enfant ; lorsque la divinité lui a accordé encore sept autres années, on voit paraître chez lui les marques de la puberté. Dans le troisième âge (quatorze à vingt et un ans) ses membres s’accroissent et son menton se couvre d’un léger duvet d’une couleur encore indécise. Dans les sept années suivantes (de vingt-deux à vingt-huit ans), l’homme a toute sa vigueur et sa vertu apparaît dans tout son lustre. Dans le cinquième âge (de vingt-neuf à trente-cinq ans) il est temps pour lui de songer à se marier et à laisser après lui des enfants. Dans le sixième âge (de trente-six ans à quarante-deux ans), l’esprit de l’homme a reçu tout son développement et il est incapable de faire aucune action honteuse. C’est dans les sept, et même dans les quatorze années suivantes (de quarante-trois à cinquante-six ans), qu’il pense et parle le mieux. Dans le neuvième âge (de cinquante-sept à soixante-trois ans), il a encore quelque valeur, mais son corps et son esprit ont moins de force pour accomplir les grandes actions qui font la vertu. Dans le dixième âge, quand la divinité lui accorde encore sept autres années, s’il succombe à la mort, ce n’est point prématurément.

IX

Notre ville ne périra jamais par la volonté de Jupiter et de l’avis des dieux bienheureux. Elle est aussi protégée par la fille illustre de Jupiter, Pallas Athéné, gardienne vigilante, qui la défend de ses mains. Mais des citoyens insensée, avides de richesses, veulent eux-mêmes détruire cette puissante cité. Les chefs du peuple rêvent le crime et pour leur insolence extrême ils sont menacés de grands châtiments. Ils ne savent pas contenir leur orgueil, ni goûter avec tranquillité les plaisirs d’un festin… Ils cherchent à s’enrichir par des actions injustes… Ils ne respectent ni les propriétés sacrées, ni le trésor public ; ils s’enrichissent en se volant l’un l’autre et n’ont aucun souci des saintes lois de la Justice. Mais si la Justice se tait, elle garde le souvenir de ce qui s’est passé et de ce qui se passe, elle vient à son heure et châtie les coupables. C’est ainsi qu’une plaie incurable s’est étendue sur toute la cité qui est tombée tout à coup en une affreuse servitude ; alors est née la guerre civile, les haines assoupies se sont réveillées et beaucoup de citoyens ont péri à la fleur de l’âge. Attaquée par ses ennemis, la ville jadis florissante est bientôt écrasée dans des combats funestes aux siens. Tels sont les maux qui accablant le peuple ; parmi les pauvres beaucoup s’en vont sur une terre étrangère, vendus et indignement chargés de chaînes… C’est ainsi que le malheur public pénètre dans la maison de chacun : les portes extérieures ne peuvent l’arrêter, il franchit les murs élevés et atteint partout celui qu’il poursuit, quand même il s’enfuirait dans l’endroit le plus reculé ou dans son lit. Mon cœur m’ordonne de dénoncer aux Athéniens les maux que le mépris des lois entraîne pour l’État. La légalité, au contraire, fait régner partout le bon ordre et l’harmonie ; elle s’oppose aux mauvaises actions des méchants ; elle tempère la dureté, elle réfrène l’orgueil, elle repousse l’injure, elle arrête le mal à sa naissance, elle rectifie les jugements, adoucit la fierté, elle met fin aux discordes et aux querelles ; c’est elle qui établit parmi les hommes l’harmonie et la justice.

X

Bientôt ma folie paraîtra aux yeux de tous les citoyens ; elle paraîtra quand la vérité se fera jour.

XI

Pour le peuple, les meilleurs chefs sont ceux qui ne sont ni trop sévères, ni trop indulgents.

XII

Il faut dire au blond Critias d’écouter son père ; il n’obéira pas à un chef qui a l’esprit égaré.

XIII

Je viens moi-même, comme héraut de la riante Salamine, prononcer devant le peuple un poème au lieu de discours… J’aimerais mieux être alors un Pholégandrien ou un Sicinite, non plus un Athénien, et avoir changé de patrie. Car à l’instant cette parole retentira parmi les hommes : « Voilà un de ces Athéniens qui ont abandonné Salamine… » Allons à Salamine, allons combattre pour cette île charmante et repoussons loin des nous la honte.

XIV

J’en appelle à bon droit au témoignage de l’illustre mère de Cronos, la meilleure des divinités de l’Olympe, la noire Terre que j’ai délivrée des bornes dressées en beaucoup d’endroits ; jadis asservie, elle est libre maintenant. J’ai ramené beaucoup de citoyens à Athènes, dans leur patrie fondée par une divinité, après qu’ils avaient été vendus par leurs créanciers, les uns justement, les autres avec justice ; les uns, après avoir erré longtemps dans les pays étrangers, n’entendaient plus la langue attique ; les autres étaient restés ici sous une infamante servitude et tremblaient déjà devant leurs maîtres ; à tous j’ai rendu la liberté. J’ai accompli ces réformes par l’association puissante de la force et de la justice et j’ai tenu tout ce que j’avais promis. J’ai écrit mes lois pour les bons aussi bien que pour les méchants, et j’ai fait rendre à chacun bonne justice. Un autre, arrivé comme moi au pouvoir, s’il avait été imprudent ou cupide, n’aurait pas agi avec modération et n’aurait pas eu cesse ni fin qu’il n’eût tout brouillé pour s’emparer de la crème du lait… Car si j’avais voulu faire par force ce qui plaisait alors tantôt à ceux-ci, tantôt à ceux-là, cette ville aurait été la proie de nombreux tyrans et je me serais comporté comme un loup parmi les chiens.

XV

J’ai fait, avec l’aide des dieux, des choses inattendues et je ne les ai pas faites en vain.

XVI

Ils mangent et boivent, les uns des gâteaux, les autres leur pain, les autres des tartes aux lentilles ; il ne leur manque aucune des friandises que la terre fertile produit pour les hommes ; ils les ont toutes en abondance.

XVII

Mets-toi en garde contre chaque homme en particulier et crains que, cachant quelque animosité en son cœur, il ne s’adresse à toi d’un air souriant et ne te fasse entendre des paroles à double sens inspirées par un esprit pervers.



  1. Les fragments déjà traduits dans la Notice sur Solon n’ont été réimprimés ici, que lorsqu’ils faisaient partie de fragments plus considérables.