Poésies de Frédéric Monneron/Le Banquet

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III

LE BANQUET 10.

Fragment d'un poème intitulé :
« La veille du dernier jour du monde. »


 
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« Enfants, dit le démon, notre siècle s’approche ;
» Il faut s’y préparer ; écoutez cette cloche ;
» Je vous annonce, amis, qu’il n’est plus de retour.
» Déjà marche à grands pas le soir du dernier jour.
» Mais comme de ma joie il reste une étincelle,
» J’invite à mon banquet mon bataillon fidèle. »
À ce mot gracieux, le mort, pâle et muet
Prit son siége et s’assit à ce fatal banquet.
Nectar, son de la cloche, appel de la trompette,
Roses, festins, enfer, tout était de la fête.

Et des dragons ailés, au farouche regard,
Sur l’horrible montagne arboraient l’étendard ;
Tandis qu’un vent brûlant, montant jusqu’à sa cime,
Leur apportait parfois des tisons de l’abîme.
— « Mes enfants, dit le diable, imaginons un jeu,
» Et pour accoutumer chacun de nous au feu,
» Je vous propose, avant l’heure de nos étrennes,
» D’exercer vos esprits à concevoir mes peines. »
Puis, montrant Harpagon, qui jadis était mort
Pour économiser sur son vieux coffre-fort :
« Invente, lui dit-il, un tourment qui m’effraie ;
» Voyons, peins-moi l’Enfer, il faut que je m’égaie.
» Ami, ton coffre-fort nous sépare de Dieu ;
» Parle, il n’entendra pas discourir sur le feu. »
De sa propre pensée épouvanté lui-même :
« Prince, dit Harpagon, le visage tout blême,
» Je vois couler sur toi des flots d’argent fondu ;
» Au bord du fleuve, on crie : « Éternité d’angoisses… »
— Mais Satan répondit : « À peine tu me froisses ;
» C’est un chatouillement, un rien, qui fait pitié ;
» Le plus lâche des cœurs n’en fût pas effrayé ! »
— « Eh bien, » lui dit un autre, habile philosophe
Qui, croyant son esprit d’une plus rare étoffe
Que le vulgaire esprit, ici-bas, aux humains
Expliquait de son Dieu les éternels desseins :
« Je te suppose, moi, plongé dans les ténèbres,

» Pleurant à tout jamais, sous ces voiles funèbres.
» Un rayon de lumière, un doux regard d’amour
» De ce Dieu tout-puissant, créateur du vrai jour… »
Un gros rire à ces mots fit trembler la vallée.
À cet étrange bruit, la nombreuse assemblée
Se rappela soudain cette folle gaîté
Du monde, ancien berceau de leur félicité,
Souvenir trop confus des seules jouissances
Qui durent embellir leurs longues existences.
— « Docteur, reprit Satan, orgueilleux animal,
» N’est-on pas clairvoyant quand on est Dieu du mal ?
» D’ailleurs, mes yeux jamais, malgré leur nuit entière,
» Ne pourront oublier la céleste lumière.
» Moi, j’ai vu ce grand Dieu, qu’aujourd’hui je maudis ;
» Je suis un exilé d’un plus pur paradis. »
Puis, en disant ces mots, des pleurs involontaires
Malgré tous ses efforts tombaient de ses paupières.
— « Bravo ! victoire à nous ! dit le vieux charlatan ;
» Je vous prends à témoin, j’ai fait pleurer Satan !
— « Moi ! reprit l’accusé ; tais-toi, c’est un mensonge ;
» Sur ces larmes d’ailleurs je vais passer l’éponge ;
» Écoutez… » Et Satan, droit sur le roc obscur,
Semblable à quelque orfraie au lambeau d’un vieux mur,
Envoya dans l’espace un effrayant blasphème ;
Et sa voix rugissante, au trône de Dieu même,
Comme un gémissement du boulet qui s’enfuit,

Aux parvis de Sion vint s’éteindre sans bruit.
À ce dernier effort, tombé de lassitude,
Lentement il reprit sa première attitude.
Et puis, interrogeant chaque mort à son tour,
Il s’en vint demander l’avis d’un troubadour.
« Ah ! » dit cet amoureux, qui pleurait une amie
Pour laquelle il avait sacrifié sa vie,
« Pour qui saurait aimer, ciel ! quel affreux tourment
» Mon esprit en délire invente en ce moment !
» Vois-tu, » disait l’amant, du doigt montrant au diable
L’abîme tout fumant, l’abîme infranchissable,
Où, par delà l’espace, un matin frais et pur
Rayonnait de fort loin dans des plaines d’azur,
« Suppose à l’horizon ton amante elle-même
» Qui te tend les deux bras en te criant : Je t’aime !
» Et toi vis-à-vis d’elle !… Éternité d’amour ! »
— « Eh bien, depuis l’enfer je lui ferais la cour,
» Je dirais des douceurs, » ricana le génie.
D’un rire général la sauvage harmonie
Accueillit le plaisant, et l’amère gaîté
Du monde que jadis ils avaient habité
Réveilla chez les uns d’antiques souvenances.
Hélas ! et quelques-uns, oubliant leurs souffrances,
S’entretenaient entr’eux des beaux jours d’autrefois,
Des bals, des longs festins, des nocturnes exploits.
Un seul, près de son verre accoudé, sans rien dire,

À ce banquet de deuil ne semblait pas sourire.
C’était un philanthrope · · · · · · · · · · · · · · ·
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Il avait défendu sur notre terre inique
Les droits, la liberté, même la république.
Généreux au dehors, athée au fond du cœur,
De tout aristocrate ayant la sainte horreur,
Il n’avait pas douté, durant toute sa vie,
Qu’il n’eût conquis l’Éden pour seconde patrie.
Il était mort, rêvant un code universel,
Croyant rendre par là service à l’Éternel.
« Qu’as-tu donc, philanthrope ?… interrompit le diable,
» Ton humeur au banquet me semble détestable.
— » J’ai trouvé ton tourment, prince ! démon menteur !
» Repartit le faux sage, enflammé de fureur.
— » Eh bien, dit le démon, qu’a trouvé ta cervelle ?
» Parle ! ta fiction peut-être sera belle.
» Rigide doctrinaire, allons, fais-moi trembler. »
Le sage s’accouda, cherchant à rappeler
Ses anciennes douleurs, et les ingratitudes
Qui vinrent couronner ses pénibles études ;
Puis, comprimant sa lèvre, avec un froid mépris ;
« Ton tourment, reprit-il, moi seul je l’ai compris.
» Faire de son bonheur un sacrifice immense,
» Qui, toujours méconnu, sans cesse recommence…
— « Oh ! cria le démon, en reculant d’effroi,

» Un seul a pu le faire, et ce ne fut pas toi.
» Ce fut l’Agneau de Dieu. » Le vain philosophiste,
Méconnu dans l’enfer, se rassit pâle et triste.

La cloche avait cessé ; l’ange continuait ;
Inébranlable encor, de ses maux il riait.
Mais soudain une voix commanda la souffrance.
L’abîme de l’enfer s’entr’ouvrit en silence ;
Un long cri de douleur remplit l’immensité.
Le mal s’était enfui. Tout était charité !…