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Poésies de Leopardi (trad. Aulard, 1880)

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Pour les autres éditions de ce texte, voir Canti.

Traduction par F. A. Aulard.
Alphonse Lemerre, éditeur (Tome premierp. 223-281).

POÉSIES



I

À L’ITALIE

(1818.)



Ô ma patrie, je vois les murs, les arcs, les colonnes, les statues et les tours désertes de nos aïeux ; mais leur gloire, je ne la vois pas ; je ne vois ni le laurier ni le fer que ceignaient nos pères antiques. Aujourd’hui, désarmée, tu montres un front nu, une poitrine nue. Hélas ! quelles blessures ! quelle pâleur ! que de sang ! Oh ! dans quel état je te vois, femme très belle ! Je demande au ciel et au monde : Dites, dites, qui l’a réduite à ce point ? Et ce qui est pis encore, elle a les deux bras chargés de chaînes. Les cheveux épars et sans voile, elle s’est assise à terre, abandonnée et désespérée : elle cache sa figure entre ses genoux et elle pleure. Pleure, car tu as bien de quoi pleurer, mon Italie, toi qui es née pour vaincre les nations dans la bonne fortune et dans la mauvaise.

« Quand même tes yeux seraient deux sources vives, jamais tes larmes ne pourraient égaler ta misère et ton déshonneur : car tu as été maîtresse et tu es maintenant une pauvre servante. Qui parle de toi, qui écrit sur toi, sans se souvenir de ton passé et dire : elle a été grande jadis et maintenant elle ne l’est plus ? Pourquoi ? pourquoi ? Où est la force antique ? où sont les armes, la valeur et la constance ? Qui t’a arraché ton épée ? Qui t’a trahie ? Quel artifice, quel effort, quelle si grande puissance a pu te dépouiller de ton manteau et de ton bandeau d’or ? Comment et quand es-tu tombée d’une telle hauteur en un lieu si bas ? Personne ne combat pour toi ? aucun des tiens ne te défend ? Des armes ! donnez-moi des armes ! Je combattrai seul, je tomberai seul. Fais, ô Ciel, que mon sang soit du feu pour les poitrines italiennes.

« Où sont tes fils ? J’entends un bruit d’armes, de chars, de voix et de timbales ; en des contrées étrangères combattent tes fils. Écoute, Italie, écoute. Je vois, ou il me semble voir, un flot de fantassins et de cavaliers, de la fumée, de la poussière, la lueur des épées comme parmi les nuages des éclairs. Ne prends-tu pas courage ? et n’as-tu pas la force de tourner tes yeux tremblants vers cet événement douteux ? Pour qui combat dans ces plaines la jeunesse italienne ? Ô dieux ! ô dieux ! C’est pour une terre étrangère que combattent les épées italiennes ! Ô malheureux celui qui à la guerre a été tué, non pour les paternels rivages, ni pour sa pieuse épouse, ni pour ses fils chéris, mais de la main des ennemis d’autrui, pour une nation étrangère, et qui ne peut pas dire en mourant : Douce terre natale ! la vie que tu m’as donnée, voici que je te la rends.

« Ô heureux, chers et bénis les âges antiques, où les nations couraient par légions à la mort pour la patrie, et vous, toujours honorés et glorieux, ô défilés thessaliens, où la Perse et la destinée furent bien moins fortes que quelques âmes libres et généreuses ! Oui, vos plantes, vos rochers, votre onde, vos montagnes doivent raconter au passant d’une voix indistincte comment toute cette rive fut couverte par ces bandes invaincues, par ces corps qui avaient été dévoués à la Grèce. Alors, vil et féroce, Xerxès s’enfuyait à travers l’Hellespont, devenu la risée de la postérité la plus reculée ; et sur la colline d’Anthela, où en mourant la sainte armée se rendit immortelle, Simonide montait, regardant l’air, la mer et la terre. »

Et les deux joues couvertes de larmes, la poitrine haletante, le pied vacillant, il prenait la lyre en main : « Ô très heureux, vous qui offrîtes votre poitrine aux lances ennemies pour l’amour de celle qui vous mit au jour ; vous que la Grèce honore et que le monde admire. Quel si grand amour entraîna vos jeunes âmes dans les armes et dans les périls ? quel amour vous entraîna dans l’amer destin ? Comment, ô fils, vous parut-elle si joyeuse, l’heure suprême, quand, en riant, vous courûtes vers le pas lamentable et dur ? Il semblait que chacun de vous allât à une danse ou à un banquet splendide, et non pas à la mort. Mais l’obscur Tartare et l’onde morte vous attendaient, et ni vos épouses ni vos fils ne furent près de vous quand sur l’âpre rivage vous mourûtes sans baiser et sans larmes.

« Mais non pas sans un horrible châtiment et une immortelle angoisse des Perses. Comme un lion, dans un troupeau de taureaux, saute sur le dos de celui-ci et lui déchire l’échine avec ses crocs, et mord le flanc de celui-là et la cuisse de cet autre : telles parmi les bataillons perses sévissaient la colère et la valeur des poitrines grecques. Vois les chevaux et les cavaliers à terre. Vois la fuite des vaincus s’embarrasser dans les chars et les tentes tombées, et courir parmi les premiers, pâle et échevelé, le tyran lui-même. Vois comme sont couverts du sang barbare ces héros grecs qui causent aux Perses un deuil infini. Peu à peu, vaincus par les blessures, ils tombent l’un sur l’autre. Oh viva, viva ! hommes heureux que vous êtes, tant que dans le monde on parlera ou on écrira.

« Les étoiles arrachées et précipitées dans la mer s’y éteindront en sifflant dans l’abîme, avant que votre mémoire et l’amour de vous passent ou s’affaiblissent. Votre tombe est un autel : les mères y viendront montrer à leurs enfants les belles traces de votre sang. Voici que je me prosterne, ô hommes bénis, sur le sol et que je baise ces rochers et ces mottes de terre, qu’on louera et célébrera éternellement de l’un à l’autre pôle. Ah ! que ne suis-je avec vous là-dessous et que n’est-elle mouillée de mon sang, cette terre si douce ! Si mon destin est autre, s’il ne consent pas à ce que pour la Grèce je ferme mes yeux mourants, renversé à la guerre, puisse la modeste renommée de votre poète dans les races futures, si les dieux le veulent, durer autant que la vôtre durera. »



II

SUR LE MONUMENT DE DANTE
qu’on préparait à Florence.

(1818.)


Quoique la paix rassemble nos peuples sous ses blanches ailes, les âmes italiennes ne se délivreront jamais des liens de l’antique sommeil, si cette terre prédestinée ne se retourne vers les exemples paternels de l’âge ancien. Ô Italie, prends à cœur de faire honneur aux hommes du passé : car tes contrées sont veuves aujourd’hui de tels hommes et il n’en est pas qui méritent que tu les honores. Tourne-toi en arrière et regarde, ô ma patrie, cette troupe infinie d’immortels, et pleure et irrite-toi contre toi-même : car désormais la douleur est sotte sans la colère. Tourne-toi, aie honte et éveille-toi : sois une fois mordue par la pensée de nos aïeux et de nos descendants.

Jadis les hôtes curieux, de climat, de génie et de langage différents, cherchaient, sur le sol toscan, où gisait celui dont les vers ont fait que le chantre Méonien n’est plus seul, et, ô honte, ils entendaient dire, non seulement que la cendre froide et les os nus du poète gisaient encore, depuis sa mort, dans l’exil, sous une terre étrangère, mais encore que dans tes murs, Florence, il ne s’élevait pas une pierre en l’honneur de celui dont le génie te fait honorer du monde entier. Hommes pieux ! par vous notre pays lavera un opprobre si triste et si humiliant. Tu as entrepris une belle œuvre, groupe vaillant et courtois, et qui te vaut l’amour de tout cœur que brûle l’amour de l’Italie.

Qu’il vous aiguillonne, l’amour de l’Italie, ô amis, l’amour de cette malheureuse pour qui la pitié est morte désormais dans toute poitrine, parce que le Ciel lui a donné des jours amers après une belle saison. Que votre courage soit accru, que votre œuvre soit couronnée par la miséricorde, ô fils d’Italie, et par la douleur et la colère d’un tel outrage, qui baigne de larmes ses joues et son voile. Mais vous, de quelle parole ou de quel chant doit-on vous parer, vous qui donnerez à cette douce entreprise vos soins et vos conseils, et qui y mettrez votre génie et votre main ? Quels accents vous enverrai-je qui puissent faire naître une nouvelle étincelle dans votre âme enflammée ? La hauteur du sujet vous inspirera ; il vous enfoncera dans le sein d’acres aiguillons. Qui dira les flots et le trouble de votre fureur et de votre immense amour ? Qui peindra l’éclair des yeux ? Quelle voix mortelle peut égaler en la figurant une chose céleste ? Loin, loin d’ici toute âme profane ! Oh ! quelles larmes l’Italie réserve à cette noble pierre ! Comment tombera votre gloire, comment et quand sera-t-elle rongée du temps ? Vous par qui notre mal est adouci, vous vivez toujours, ô arts chers et divins, consolation de notre malheureuse race, vous qui vous appliquez à célébrer les gloires italiennes parmi les ruines italiennes.

Voici que, désireux moi aussi d’honorer notre mère dolente, j’apporte ce que je puis et je mêle mon chant à votre œuvre, m’asseyant au lieu où votre fer donne la vie au marbre. Ô père glorieux du mètre toscan, si quelque nouvelle des choses terrestres et de Celle que tu as placée si haut arrive à vos rivages, je sais bien que pour toi tu n’en ressens pas de joie, que les bronzes et les marbres sont plus fragiles que la cire et le sable au prix de la renommée que tu as laissée de toi ; et si nos mémoires t’ont laissé tomber, si elles te laissent jamais tomber, croisse notre malheur, s’il peut croître, et puisse ta race obscure au monde entier pleurer en des deuils éternels.

Non, ce n’est pas pour toi que tu te réjouis : c’est pour ta pauvre patrie, dans l’espoir qu’un jour l’exemple des aïeux et des pères donne aux fils endormis et malades assez de valeur pour qu’une fois ils lèvent la tête ! Hélas ! de quel long tourment tu la vois affligée celle qui, humble, te saluait quand tu montas de nouveau au paradis ! Tu le vois : elle est aujourd’hui si abattue que, de son temps, elle était heureuse et reine en comparaison. Une telle misère l’étreint, qu’à la voir tu n’en crois peut-être pas tes yeux. J’omets les autres ennemis et les autres deuils, mais non le plus récent malheur et le plus cruel par lequel ta patrie se vit presque à son dernier soir. Tu es heureux, Dante, toi que le destin n’a pas condamné à vivre au milieu de tant d’horreurs ; toi qui n’as pas vu les femmes italiennes aux bras d’un soldat barbare, ni les villes et les maisons pillées et détruites par la lance ennemie et la fureur étrangère, ni les œuvres du génie italien emmenées au delà des Alpes pour une servitude misérable, ni les tristes chemins encombrés d’une foule de chars, ni les âpres commandements, ni la domination superbe ; toi qui n’as pas entendu les outrages et la parole impie de liberté qui nous raillait au bruit des chaînes et des fouets. Qui ne se lamente ? Quelle chose n’avons-nous pas soufferte ? À quoi n’ont-ils pas touché, ces félons ? À quel temple, à quel autel ou à quel crime ?

Pourquoi sommes-nous arrivés à des temps si pervers ? Pourquoi nous as-tu donné de naître ou pourquoi auparavant ne nous as-tu pas donné de mourir, cruel destin ? Nous voyons notre patrie servante et esclave d’étrangers et d’impies, nous voyons une lime mordante ronger sa vertu, et, en aucun point, il ne nous a été donné d’adoucir par quelque secours ou quelque consolation l’impitoyable douleur qui la déchirait. Ah ! tu n’as pas eu notre sang et notre vie, ô chère patrie, et je ne suis pas mort pour ta cruelle fortune. Ici la colère et la pitié abondent dans mon cœur ; un grand nombre de nous ont combattu, sont tombés ; mais ce n’était pas pour la moribonde Italie ; c’était pour ses tyrans.

Père, si tu ne t’indignes pas, tu es changé de ce que tu fus sur terre. Ils mouraient sur les tristes plages de la Ruthénie, dignes, hélas ! d’un autre sort, les braves Italiens ; et l’air, le ciel, les hommes et les bêtes leur faisaient une guerre immense. Ils tombaient légion par légion, à demi-vêtus, maigres et sanglants, et la neige était le lit de leurs corps malades. Alors quand ils traînaient leurs souffrances suprêmes, se souvenant de cette mère désirée, ils disaient : Oh ! ce n’est point par les nuées et par le vent que nous aurions dû périr, mais par le fer et pour ton bien, ô notre patrie ! Voici qu’éloignés de toi, quand nous sourit notre plus bel âge, ignorés du monde entier, nous mourons pour cette nation qui te tue.

Leur plainte fut entendue par le désert boréal et les forêts sifflantes. C’est ainsi qu’ils arrivèrent au trépas, et leurs cadavres, laissés à découvert sur cette mer horrible de neige, furent dévorés par les bêtes ; et le nom des vaillants et des forts se confondra toujours et ne fera qu’un avec celui des lâches et des vils. Âmes chères, bien qu’infinie soit votre infortune, donnez-vous la paix ; et que ceci vous console que vous n’aurez aucune consolation ni dans cet âge ni dans l’âge futur. Dans le sein de votre douleur sans limites, reposez-vous, ô vrais fils de Celle à la suprême adversité de laquelle la vôtre est seule assez grande pour ressembler.

Votre patrie ne se plaint pas de vous, mais de celui qui vous pousse à combattre contre elle, si bien que toujours elle pleure amèrement et confond ses larmes avec les vôtres. Oh ! si celle qui surpassa toute gloire pouvait faire naître la pitié au cœur de l’un des siens, et si cet homme la pouvait retirer du gouffre si noir et si profond où elle s’épuise et s’engourdit ! Ô glorieux esprit, dis-moi : L’amour de ton Italie est-il mort ? Dis : cette flamme dont tu brûlas, est-elle éteinte ? Dis : ne reverdira-t-il plus jamais, ce myrte qui allégea pour si longtemps notre mal ? Nos couronnes sont-elles toutes éparses sur le sol ? Ne surgira-t-il jamais personne qui te ressemble par quelque côté ?

Avons-nous péri pour toujours ? et notre honte n’a-t-elle aucune fin ? Moi, tant que je vivrai, j’irai criant partout : Tourne-toi vers tes aïeux, race dégénérée, regarde ces ruines, ces livres, ces toiles, ces marbres et ces temples. Pense quelle terre tu foules ; et si la lumière de tels exemples ne peut t’éveiller, qu’attends-tu ? Lève-toi et pars. Elle ne convient pas à une conduite si corrompue, cette nourrice, cette école d’âmes hautes : si elle est le séjour de lâches, mieux vaut qu’elle reste veuve et seule.



III

À ANGELO MAÏ
quand il eut trouvé la République de Cicéron.

(1820.)


Courageux Italien, dans quel dessein ne cesses-tu jamais d’éveiller nos pères dans leurs tombes et les mènes-tu parler à ce siècle mort, sur lequel pèse un tel nuage d’ennui ? Et comment viens-tu si forte et si fréquente à nos oreilles, voix antique des nôtres, morte depuis si longtemps ? Et pourquoi tant de résurrections ? En un éclair les manuscrits sont devenus féconds : les cloîtres poudreux ont caché et gardé pour l’âge présent les généreuses et saintes paroles des aïeux. Et quelle force t’inspire le destin, noble Italien ? Ou est-ce peut-être que le destin lutte en vain contre la force humaine ?

Certes, ce n’est pas sans un profond dessein des dieux qu’au moment où notre oubli sans espoir est le plus paresseux et le plus lourd, un nouveau cri de nos pères revient à tout moment nous frapper. Le Ciel a donc encore pitié de l’Italie : quelque immortel s’inquiète encore de nous. C’est l’heure ou jamais de ressaisir l’antique vertu du caractère italien, et nous voyons que tel est le cri des morts et que la terre découvre, pour ainsi dire, les héros oubliés, pour rechercher si à cet âge si avancé, il te plaît encore, ô patrie, d’être lâche.

Ô glorieux ancêtres, conservez-vous encore quelque espérance de nous ? N’avons-nous pas péri tout entiers ? Peut-être le pouvoir de connaître l’avenir ne vous est-il pas ravi. Moi, je suis abattu, et je n’ai aucune défense contre la douleur ; obscur m’est l’avenir et tout ce que j’en distingue est tel que cela me fait paraître l’espérance comme un songe et une folie. Âmes braves, une plèbe déshonorée, immonde, vous a succédé sous vos toits ; pour votre race, tout courage d’action et de parole est un sujet de moquerie ; votre gloire éternelle ne provoque plus ni rougeur ni envie. L’oisiveté entoure vos monuments, et nous sommes devenus un exemple de bassesse pour l’âge futur.

Génie bien né, si personne ne s’inquiète de nos grands aïeux, prends-en souci, toi à qui le destin fut si favorable que tu sembles nous ramener à ces jours où les divins anciens levaient la tête hors de l’antique et cruel oubli où ils étaient ensevelis avec les lettres. Aux anciens la nature parla sans ôter son voile, et ils réjouirent ainsi les magnanimes repos d’Athènes et de Rome. Ô temps, ô temps enveloppés dans un sommeil éternel ! Alors la ruine de l’Italie n’était pas encore achevée, nous étions encore impatients d’un repos honteux, et les souffles de l’air emportaient de nombreuses étincelles de ce sol.

Elles étaient chaudes encore, tes cendres saintes, ennemi indompté de la fortune, dont le dédain et la douleur préférèrent l’enfer à la terre. L’enfer ! et quelle région en effet ne vaut pas mieux que la nôtre ? Et tes douces cordes murmuraient encore touchées par ta droite, infortuné amant. Ah ! de la douleur sort et naît le chant italien. Et cependant moins pesant, moins mordant est le mal dont on souffre que l’ennui dont on étouffe. Ô heureux, toi dont pleurer fut la vie ! Nous, l’ennui nous a mis le maillot ; près de notre berceau il se tient immobile, et, sur notre tombe, le néant.

Mais tu vivais alors avec les astres et la mer, fils audacieux de la Ligurie, quand au delà des colonnes, au delà des rivages où l’on avait cru le soir entendre siffler l’onde quand le soleil s’y plongeait, te confiant aux flots infinis, tu retrouvas les rayons déjà couchés et le jour qui naît alors que pour nous il a disparu ; tu vainquis toute opposition de la nature ; la découverte d’une immense terre inconnue fut la gloire de ton voyage et de ton retour plein de dangers. Hélas ! hélas ! mais le monde, une fois connu, ne s’accroît pas, il diminue plutôt, et l’air sonore, la terre bienfaisante et la mer apparaissent bien plus vastes aux enfants qu’au sage.

Où sont allés nos beaux rêves de séjours inconnus d’hommes inconnus, ou de la demeure diurne des astres, ou du lit lointain de la jeune Aurore et du sommeil nocturne et mystérieux de la grande planète ? Les voilà évanouis tout d’un coup et le monde est représenté sur une petite carte. Voilà que tout est semblable et les découvertes n’accroissent que le néant. La vérité, à peine arrivée, t’interdit à nous, ô chère imagination ; notre âme s’éloigne de toi pour l’éternité ; les années nous soustraient à ton premier et merveilleux pouvoir, et la consolation de nos chagrins a péri.

Tu naissais cependant aux doux songes et les premiers soleils brillaient à ta vue, chantre gracieux des armes et des amours qui, dans un âge bien moins triste que le nôtre, remplirent la vie d’heureuses erreurs : c’était la nouvelle espérance de l’Italie. Ô tours, ô cellules, ô femmes, ô cavaliers, ô palais ! À penser à vous, en mille vains agréments se perd mon âme. De vanités, de belles folies et d’étranges pensées se composait la vie humaine : nous les chassâmes en foule ; or, que reste-t-il, maintenant que leur verdure est ôtée aux choses ? Seule, la vue certaine que tout est vain, hormis la douleur.

Ô Torquato, ô Torquato, alors le ciel nous préparait ton âme sublime et ne te préparait que des larmes. Ô malheureux Torquato ! ton doux chant ne peut te consoler ni fondre la glace dont ton âme, qui était si ardente, avait été entourée par la haine, par l’envie immonde des particuliers et des tyrans. L’amour, l’amour, la dernière illusion de notre vie, t’abandonnait. Le néant te parut une ombre réelle et solide, et le monde une plage inhabitée. Ton honneur tardif, tes yeux ne l’ont pas vu ; l’heure suprême te fut une récompense et non un dommage. C’est la mort que demande celui qui a connu notre mal, et non une couronne.

Reviens, reviens parmi nous, sors de ton sépulcre muet et désolé, si tu es désireux d’angoisse, ô misérable exemple d’infortune ! La vie d’alors te parut triste et affreuse : la nôtre est encore pire. Ô ami, qui te plaindrait ? on n’a souci que de soi-même. Qui n’appellerait encore insensé ton mortel chagrin, aujourd’hui que ce qui est grand et rare se nomme folie. Ce n’est plus l’envie, c’est l’indifférence, bien plus dure que l’envie, qui attaque les grands hommes. Les chiffres sont plus écoutés que la poésie, et qui aujourd’hui t’apprêterait le laurier une seconde fois ?

Depuis toi jusqu’à ce jour, ô malheureux génie, aucun homme n’a été digne du génie italien, sauf un seul, et qui ne méritait pas ce siècle lâche : c’est ce fier Allobroge au cœur plein d’une mâle vertu qui lui vint du Nord et non de mon pays fatigué et aride. Simple particulier, sans armes (audace mémorable !) il fit sur la scène la guerre aux tyrans. Qu’on accorde du moins cette guerre misérable et ce vain champ de bataille aux colères impuissantes du monde. Le premier et seul il descendit dans l’arène et nul ne suivit : maintenant l’oisiveté et un lâche silence nous oppressent tous.

Toute sa vie, sa vie sans tache, se passa à s’indigner et à frémir, et la mort le préserva de voir pire. Ô mon Alfieri, ni cet âge ni ce pays n’étaient pour toi. D’autres temps, d’autres séjours conviennent aux génies sublimes. Maintenant nous vivons rassasiés de repos et dirigés par la médiocrité : le sage est descendu et la foule a monté à un seul niveau qui égalise le monde. Ô inventeur fameux, continue ; réveille les morts, puisque les vivants dorment ; arme les langues éteintes des anciens héros ; tellement qu’à la fin ce siècle de fange ou désire la vie et se lève pour des actes illustres, ou ait honte de lui-même.



IV

POUR LES NOCES DE MA SŒUR PAULINE.

(1824.)


Puisque tu quittes le silence du nid paternel, les fantômes heureux et l’antique erreur, ce don céleste qui embellit à tes yeux ce rivage solitaire, puisque le destin t’entraîne dans la poussière et le bruit de la vie, apprends à connaître la vie d’opprobre que le ciel dur nous a prescrite, ô ma sœur ! Tu vas accroître la malheureuse famille de la malheureuse Italie. Fais pour tes enfants provision d’exemples courageux. La destinée humaine a interdit à l’humaine vertu de respirer un air doux, et une poitrine trop frêle ne peut renfermer une âme pure.

Ou malheureux ou lâches seront tes fils. Choisis-les malheureux. Entre la fortune et le courage les mœurs corrompues ont placé un immense abîme. Ah ! c’est trop tard, c’est dans le soir des choses humaines que celui qui naît acquiert le mouvement et le sentiment. C’est l’affaire du ciel : toi, fixe en ton âme cette pensée dominante que tes fils ne doivent devenir ni les amis de la fortune ni les jouets de la crainte vile ou de l’espérance. C’est ainsi que vous serez réputés heureux dans l’âge futur, puisque (sacrilège coutume d’une race lâche et hypocrite) nous méprisons la vertu vivante et nous la louons morte.

Femmes, la patrie n’attend pas peu de vous, et ce n’est pas pour la perte et la honte de la race humaine qu’il fut donné aux doux rayons de vos regards de dompter le fer et le feu. C’est à votre gré que l’homme sage et fort travaille et pense, et tout ce que le jour enveloppe du circuit de son char divin s’incline devant vous. C’est à vous que je demande compte de notre époque. La sainte flamme de la jeunesse s’éteint-elle donc par votre main ? Est-ce par vous que notre nature s’est affaiblie et brisée ? Et si les esprits s’endorment, si les volontés se dégradent, si la valeur native a perdu ses nerfs et sa chair, est-ce par votre faute ?

L’amour, si on sait l’estimer, est un aiguillon d’héroïsme et la beauté est l’école des profondes passions. Vide d’amour est l’âme de celui dont le cœur ne sent pas d’allégresse quand les vents descendent en lutte, quand l’Olympe assemble les nuages et que la tempête rugissante heurte les montagnes. Ô épouses, ô vierges, qu’il vous inspire de la haine et du mépris celui qui fuit le danger, qui, indigne de la patrie, a placé en bas lieu ses désirs et ses vulgaires passions, si toutefois dans votre cœur de femme vous brûliez d’amour pour des hommes et non pour des petites filles.

Craignez d’être appelées mères d’enfants timides. Que vos fils s’accoutument à supporter les disgrâces et les larmes de la vertu ; qu’ils condamnent et méprisent celui qui honore et estime ce siècle honteux. Qu’ils grandissent pour la patrie, pour les hautes actions ; qu’ils apprennent combien le pays doit aux ancêtres. Tels, au milieu de la mémoire et de la renommée des vieux héros, les fils de Sparte grandissaient pour la gloire de la Grèce, jusqu’à ce que l’épouse attachât l’épée fidèle au flanc de son ami : puis elle étalait ses cheveux noirs sur le corps inanimé et nu du jeune homme quand il revenait sur son bouclier conservé.

Virginie, la beauté toute-puissante adoucissait ta molle joue de ses doigts célestes et le maître insensé de Rome se désolait de tes altiers dédains. Tu étais belle, tu étais dans la saison qui invite aux doux songes quand la rustique épée de ton père rompit ta blanche poitrine et que tu descendis dans l’Érèbe de ton plein gré. « Que la vieillesse déflore et dissolve mes membres, ô mon père ; que la tombe, disait-elle, s’apprête pour moi : le lit impie du tyran ne me recevra pas. Peut-être mon sang donnera-t-il à Rome de la vie et de la force : tue-moi donc. »

Ô généreuse fille ! de ton temps le soleil brillait plus beau que de nos jours, et cependant consolée et contente est cette tombe que la douce terre natale honore de ses larmes. Voici qu’autour de ta belle dépouille les fils de Romulus brûlent d’une nouvelle colère ; voici que le tyran couvre sa chevelure de poussière. La liberté enflamme les cœurs oublieux ; et sur la terre domptée l’aider Mars latin campe depuis le pôle ténébreux jusqu’aux confins torrides. C’est ainsi que l’éternelle Rome, ensevelie dans un dur repos, est ressuscitée une seconde fois par le trépas d’une femme.



V

À UN VAINQUEUR DU JEU-DE-PAUME.

(1824.)


Apprends, noble jeune homme, à connaître le visage et l’agréable voix de la gloire, et combien la vertu laborieuse est au-dessus d’un loisir efféminé. Applique-toi, applique-toi, magnanime champion, si tu veux ravir la gloire, comme une proie, au torrent des années ; applique-toi et lève ton cœur vers de hauts désirs. L’arène retentissante, le cirque et les frémissements de la faveur t’appellent à des actes illustres. Tu es fier de ta jeunesse et la patrie aimée te prépare aujourd’hui à renouveler les antiques exemples.

Il ne teignit pas sa droite du sang barbare à Marathon, celui qui regarda stupidement les athlètes nus, le champ d’Élée et la palestre périlleuse ; la palme bienheureuse et la couronne ne le piquèrent pas d’émulation. Et sans doute il avait lavé dans l’Alphée la crinière poudreuse et les flancs de ses cavales victorieuses celui qui guida les enseignes grecques et les épées grecques dans les pâles bataillons des Mèdes fugitifs et fatigués : il s’en éleva un cri de désespoir du sein profond de l’Euphrate et de la rive esclave.

Nommera-t-on inutile celui qui découvre et secoue les étincelles cachées de la vertu native, et qui ravive la chaleur caduque du souffle vital dans les poitrines malades et enrouées ? Depuis que Phébus pousse son triste char, les œuvres des mortels sont-elles autre chose qu’un jeu ? et la vérité est-elle moins vaine que le mensonge ? La nature nous a entourés de joyeuses tromperies et d’ombres heureuses : et là où la coutume absurde n’a pas donné un aliment aux nobles erreurs, le peuple a changé les glorieuses occupations pour des loisirs obscurs et stériles.

Un temps viendra peut-être où les ruines des monuments italiens seront insultées par les troupeaux et où les sept collines sentiront la charrue ; et peut-être, après peu de soleils révolus, l’astucieux renard habitera les cités latines, et de noires forêts murmureront parmi les hautes murailles, si les destins n’ôtent pas aux âmes perverties l’oubli funeste des choses de la patrie et si la ruine déjà mûre n’est pas détournée de nos peuples avilis par le ciel qu’aura rendu clément l’évocation des hauts faits des aïeux.

Qu’il te coûte, brave adolescent, de survivre à la patrie malheureuse. Tu aurais été illustre pour elle alors qu’elle avait sa couronne brillante, dont elle est dépouillée par notre faute et par le destin. Temps passés ! personne aujourd’hui ne s’honore d’une telle mère. Pour toi cependant, élève ton âme jusqu’au ciel. Notre vie, à quoi est-elle bonne ? seulement à la mépriser. Elle est heureuse, alors qu’enveloppée dans les périls elle s’oublie elle-même, quand elle ne mesure pas la perte des heures vermoulues et lentes et n’en écoute pas la fuite ; elle est heureuse, alors que, le pied poussé vers le passage léthéen, nous la revoyons plus attrayante.



VI

BRUTUS MINOR.

(1824.)


Quand, déracinée, la valeur italienne tomba, ruine immense, dans la poussière thrace, heure fatale qui prépara pour les vallées de la verte Hespérie et pour la rive du Tibre le piétinement des chevaux barbares, et, des forêts nues que presse l’Ourse glacée, appela les épées des Goths à rompre les illustres murailles romaines ; alors, suant et mouillé du sang de ses frères, Brutus s’assit seul dans la nuit noire, déjà décidé à mourir ; il accuse les dieux inexorables et l’Averne, et frappe vainement les airs endormis de ses fiers accents.

Sotte vertu, les nuages creux, les plaines peuplées de fantômes inquiets, voilà tes écoles, et derrière toi marche le repentir. Pour vous, dieux de marbre (que votre demeure soit au Phlégéthon ou qu’elle soit sur les nuages), pour vous, la malheureuse race à qui vous avez demandé des temples est un jouet et une dérision, et une loi hypocrite insulte les mortels. Donc la piété des hommes excite tellement les haines célestes ? donc tu es le protecteur des impies, ô Jupiter ? et quand le nuage bondit dans l’air et quand tu lances ta foudre rapide, c’est contre les hommes justes et pieux que tu diriges la flamme sacrée ?

Le destin invincible et la nécessité de fer oppressent les faibles esclaves de la mort ; et, s’il ne peut faire cesser leurs outrages, le plébéien se console de maux qui sont nécessaires. Est-il donc moins dur le mal qui n’a pas de remède ? ne sent-il pas la douleur, celui qui est privé d’espérance ? Ô indigne destin, l’homme brave te fait une guerre mortelle, éternelle ; il ne sait pas céder ; et, quand ta droite tyrannique l’accable victorieusement, indompté, il se fait gloire d’en secouer l’étreinte : il enfonce dans son flanc un fer amer et malignement sourit aux ombres noires.

Il déplaît aux Dieux celui qui violemment fait irruption dans le Tartare. Un si grand courage ne se trouverait pas dans ces molles poitrines d’immortels. Nos souffrances, nos âpres infortunes et nos malheureuses passions sont peut-être un spectacle agréable que le ciel a offert à ses loisirs. Ce n’est pas une vie de douleurs et de fautes, mais une vie libre et pure dans les bois que la nature nous prescrivit, elle qui fut jadis reine et déesse. Maintenant que des mœurs impies ont aboli ce règne du bonheur et soumis à d’autres lois notre maigre vie, quand une âme virile repousse des jours malheureux, la nature revient, et alors accuse-t-elle un coup qui n’est pas le sien ?

Les heureux animaux ignorent leurs fautes et leurs propres maux : une vieillesse sereine les amène au pas qu’ils n’ont pas prévu. Mais si la douleur leur conseillait de se briser le front contre les troncs rudes ou de s’élancer du haut d’un rocher à pic dans les airs, aucune loi secrète ni aucun génie ténébreux ne s’opposerait à leur misérable désir. Vous seuls, parmi tous les êtres à qui le ciel donna la vie, seuls de tous, ô fils de Prométhée, vous vous dégoûtez de la vie ; à vous seuls, ô malheureux, si le lâche destin vous pèse, à vous seuls Jupiter dispute les rives des morts.

Et toi, blanche lune, tu te lèves de la mer qui rougit notre sang et tu explores la nuit inquiète et la plaine funeste à la valeur ausonienne. Le vainqueur foule les poitrines de ses proches, les collines frémissent et des sommets élevés tombe l’antique Rome. Es-tu donc si impassible ? Tu as vu la naissance des fils de Lavinie, les armées heureuses et les lauriers mémorables, et sur les Alpes tu verseras, muette, tes immuables rayons quand le nom italien sera esclave et que la ville solitaire sera de nouveau foulée des pieds barbares.

Voici que, parmi les rochers nus ou sur les rameaux verts, la bête fauve et l’oiseau, le cœur plein de leur ordinaire oubli, ignorent cette ruine profonde et les changements de la destinée du monde ; et comme auparavant, quand le toit du villageois industrieux sera rougi par l’aurore, l’oiseau éveillera les vallées de son chant matinal, et à travers les rochers la bête fauve poursuivra le faible peuple des animaux plus petits. Ô destin ! ô race vaine ! nous sommes la partie abjecte des choses : les mottes de terre teintes de notre sang, les grottes pleines de nos cris n’ont point été troublées par notre douleur, et le souci humain n’a pas fait pâlir les étoiles.

Non, je n’invoque au moment de mourir ni les rois sourds de l’Olympe et du Cocyte, ni la terre indigne, ni la nuit, ni toi, dernier rayon de la mort noire, ô mémoire de la postérité. Quand est-ce qu’une tombe dédaigneuse fut apaisée par des sanglots et ornée par les paroles ou les dons d’une vile multitude ? Les temps se précipitent vers le pire ; et l’on aurait tort de confier à nos neveux pourris l’honneur des âmes distinguées et la suprême vengeance des malheureux. Qu’autour de moi l’avide oiseau noir agite ses ailes. Que cette bête m’étouffe, que l’orage entraîne ma dépouille ignorée, et que l’air emporte mon nom et ma mémoire.



VII

AU PRINTEMPS
OU
DES FABLES ANTIQUES.

(1824.)


Puisque le soleil répare les dégâts du ciel, puisque Zéphyr ravive l’air malade, met en fuite et disperse les nuages dont l’ombre lourde s’abaisse ; puisque les oiseaux confient aux vents leur frêle poitrine et qu’à travers les bois qu’elle pénètre et les frimas qu’elle dissout la lumière du jour inspire aux animaux émus un nouveau désir d’amour, une nouvelle espérance, peut-être que la belle saison revient pour les âmes humaines fatiguées, ensevelies dans la douleur et que les disgrâces et le noir aspect de la vérité ont consumées avant le temps. Les rayons de Phébus ne sont donc pas à jamais obscurcis et éteints pour le malheureux ? et tu inspires et tu tentes encore, printemps embaumé, ce cœur glacé, ce cœur qui apprend l’amère vieillesse dans la fleur de ses ans ?

Tu vis donc, tu vis, ô sainte nature ? et l’oreille désaccoutumée de ta voix maternelle en recueille le son ? Jadis les rives furent le séjour, le paisible séjour des blanches nymphes, et les fontaines furent leur miroir. Des danses mystérieuses de pieds immortels ébranlèrent les sommets escarpés et les hautes forêts (aujourd’hui nid solitaire des vents), et, le berger, qui, à l’ombre incertaine de midi, menait ses brebis altérées au bord fleuri des fleuves, entendit le long des rives résonner le chant harmonieux des Pans agrestes ; il vit trembler l’onde et s’étonna : invisible, la déesse qui porte le carquois descendait dans les flots tièdes et lavait son flanc de neige et ses bras de vierge de l’immonde poussière de la chasse sanglante.

Oui, un jour les fleurs et l’herbe ont vécu, les bois ont vécu. Les airs légers, les nuages et la lampe titanienne connurent la race humaine, alors que, nue sur les plages et les collines, ô lumière de Cypris, dans la nuit déserte, le voyageur te suivait, les yeux fixés sur toi, comme une compagne de sa route, et s’imaginait que tu pensais aux mortels. Que si, fuyant les impures liaisons des villes, les colères fatales et les hontes, cet autre heurtait sa poitrine à un tronc hérissé et perdu dans le fond des bois, il croyait qu’une flamme vivante circulait dans les veines pâles de l’arbre, que les feuilles respiraient, que dans une douloureuse étreinte soupiraient en secret Daphnis et la triste Philis, ou que pleurait le fils désolé de Climène, celui qu’Apollon noya dans l’Éridan.

Et vous, durs rochers, vous n’étiez pas insensibles aux douloureux accents de la tristesse humaine, quand Écho solitaire habitait vos terribles cavernes, Écho qui n’était pas une vaine erreur des vents, mais l’âme misérable d’une nymphe qu’un funeste amour et un dur destin arrachèrent de ses tendres membres. Par les grottes, par les écueils nus, par les demeures désolées, elle enseignait à la voûte du ciel nos angoisses, qu’elle n’ignorait pas, et nos plaintes profondes et entrecoupées. Et toi, la renommée te prête des aventures humaines, oiseau musicien, qui dans le bois chevelu viens maintenant chanter l’année renaissante, et se lamenter, dans la profonde paix des champs, dans l’air muet et sombre, sur des malheurs antiques et un affront criminel, sur le jour qui devint pâle de colère et de pitié.

Mais ta race n’est point parente de la nôtre ; ces accents variés, la douleur ne les forme pas : innocent, tu es moins cher à la noire vallée qui te cache. Hélas ! hélas ! puisque vides sont les demeures de l’Olympe et aveugle le tonnerre qui, errant parmi les noires nuées et les montagnes, glace également d’une horreur dissolvante les cœurs injustes et les cœurs innocents ; et puisque la terre natale est une étrangère qui ignore les enfants dont elle nourrit la triste vie, ô toi, belle nature, sois la confidente de nos soucis douloureux et de nos destins immérités, et rends à mon âme la flamme antique ; si pourtant tu vis et si quelque chose réside dans le ciel, dans la terre brûlante ou dans le sein de l’onde pour laquelle nos maux soient, sinon un objet de pitié, du moins un spectacle.



VIII

HYMNE AUX PATRIARCHES
ou
DES COMMENCEMENTS DU GENRE HUMAIN.

(1824.)


Et vous, pères illustres de la race humaine, le chant de vos fils affligés redira vos louanges ; vous fûtes bien plus chers à l’éternel conducteur des astres et produits à la douce lumière avec bien moins de sujets de larmes que nous. Ces douleurs irrémédiables du malheureux mortel qui naît pour les larmes et trouve la tombe noire plus douce que la lumière éthérée, non, ni la pitié, ni la droite loi du ciel ne les lui ont composées. Si une rumeur antique parle de votre ancienne faute qui soumit la race humaine au pouvoir tyrannique de la maladie et de la douleur, les fautes plus sacrilèges de vos fils, leur génie inquiet, leur démence grandissante armèrent contre nous l’Olympe offensé et la puissance négligée de la nature. C’est ainsi que la vie devint à charge, qu’on maudit la fécondité du sein maternel et que l’Érèbe désolé émergea violemment à la surface de la terre.

Le premier, tu contemplas le jour, la lumière empourprée des sphères tournantes, les nouveaux hôtes des champs et la brise errante par les prés encore jeunes, ô chef et père antique de l’humaine famille ! L’eau des Alpes, en se précipitant parmi les rochers et les vallées désertes, les frappait d’un bruit qui n’avait pas encore été entendu. Alors, sur les emplacements futurs des nations illustres et des villes riantes, régnait le charme d’une paix mystérieuse. Les collines non labourées n’étaient gravies que par le rayon brûlant de Phœbus seul et muet et par la lune dorée. Ô heureuse ignorance des fautes et des lugubres événements ! Ô solitude du séjour terrestre ! Oh ! quelles douleurs, père infortuné, les destins préparaient à ta race, et quelle suite infinie de cruelles disgrâces ! Voici qu’une fureur nouvelle souille de sang et du meurtre d’un frère les sillons stérilisés et que l’air divin apprend à connaître les ailes horribles de la mort. Tremblant, errant, le fratricide, fuyant les ombres solitaires et la secrète colère des vents dans les forêts profondes, élève le premier les toits des villes, ce séjour et ce royaume des soucis rongeurs ; et, le premier, le remords désespéré, malade, haletant, réunit et resserre les mortels aveugles dans des demeures associées. Dès lors, la main malhonnête se refusa à la charrue recourbée, et viles furent les sueurs agrestes. L’oisiveté occupa ces seuils scélérats, et dompta la vigueur native dans les corps inertes ; languissantes et lâches, les âmes retombèrent, et la servitude, mal suprême, s’empara de ces faibles vies humaines.

Et toi, qui sauvas ta race injuste de l’air ennemi et du flot de la mer mugissant sur les sommets nuageux, toi, à qui la première, parmi le ciel obscur et les cimes submergées, la blanche colombe apporta le signe de l’espérance renaissante : pour toi, le soleil naufragé, sortant à l’Occident des nuées antiques, fit briller le pôle noir du bel arc d’Iris. Alors la race renouvelée revient sur la terre ; elle reprend ses cruelles passions, ses goûts impies, ses ennuis éternels. Une main profane se joue des royaumes inaccessibles de la mer vengeresse et enseigne la douleur et les larmes à de nouveaux rivages et à de nouvelles étoiles.

Maintenant, père des hommes pieux, père juste et fort, mon cœur pense à toi et à tes fils généreux. Je dirai comment, ignoré, assis vers midi à l’ombre de ta tente paisible, près des molles rives, nourrices et demeure de ton troupeau, tu fus salué par des voyageurs célestes et inconnus, âmes éthérées, et comment, ô fils de la sage Rebecca, sur le soir, près du puits rustique, dans la douce vallée d’Aran, fréquentée des pasteurs en leurs loisirs joyeux, tu te pris d’amour pour la charmante fille de Laban : invincible amour qui poussa ton âme vaillante à se soumettre volontairement aux longs exils, aux longues peines et au poids odieux de l’esclavage.

Il y eut certainement (et le chant méonien et le bruit de la renommée ne repaissent pas la foule avide d’une vaine erreur et d’une ombre), il y eut un temps où cette plage malheureuse fut douce et clémente à notre race, et notre âge qui tombe a été d’or. Non que des ruisseaux de lait pur arrosassent le flanc des roches naturelles, ou que le tigre se mêlât aux brebis dans une bergerie commune, ou que le pâtre guidât par jeu les loups à la fontaine : mais la race humaine vécut ignorante de son destin et de ses ennuis, exempte même d’ennui. Ce fut le règne de l’agréable erreur, des fictions et du léger voile antique qui était placé devant les secrètes lois du ciel et de la nature : et, contente d’espérer, notre nef paisible entra au port.

Telle, dans les vastes forêts de Californie, naît une race heureuse, à qui les pâles soucis ne sucent pas le cœur, dont la cruelle maladie ne dompte pas les membres. Les bois lui fournissent la nourriture ; le fond d’un rocher, des nids, la vallée humide, l’onde, et le jour de la sombre mort leur arrive inattendu. Ô royaumes de la sage nature sans armes contre notre audace scélérate ! Les rivages, les antres et les forêts tranquilles, notre audace invaincue les a ouvertes : elle enseigne à ces peuples qu’elle viole un ennui étrange, des désirs ignorés : elle chasse de son dernier séjour la félicité, qui s’enfuit toute nue.



IX

DERNIER CHANT DE SAPHO.

(1824.)


Nuit paisible, rayon modeste de la lune qui se couche, et toi qui poins parmi la forêt muette au-dessus du rocher, messagère du jour ; ô aspects agréables et chers à mes yeux tant que les Érinnyes et la Destinée me furent inconnues ; déjà ce doux spectacle ne sourit plus à ma passion désespérée. La joie que nous avons perdue se ravive quand par l’air limpide et les plaines tremblantes roule le flot poudreux des Notus et quand le char, le lourd char de Jupiter tonnant au-dessus de nos têtes divise l’air ténébreux. Alors, au travers les rochers et les vallées profondes, il nous plaît de nous tremper dans les nuages, de voir la vaste fuite des troupeaux éperdus ou d’entendre le son du fleuve profond contre la rive douteuse et la colère victorieuse de l’onde.

Ton manteau est superbe, ô ciel divin, et tu es superbe, terre pleine de rosée. Hélas ! de cette beauté infinie les dieux et le sort impie n’ont donné aucune part à la malheureuse Sapho. Habitante vile et importune de tes superbes royaumes, ô Nature, et amante méprisée, c’est en vain que suppliante je tourne mon cœur et mes regards vers tes formes charmantes. La rive pleine de soleil ne me rit pas, non plus que la blancheur matinale de la porte éthérée. Ni le chant des oiseaux aux mille couleurs, ni le murmure des hêtres ne me saluent. Le fleuve qui à l’ombre des saules inclinés déroule son sein pur et cristallin, retire avec dédain ses ondes sinueuses de mon pied glissant et presse dans sa fuite ses bords odorants.

Quelle faute, quel excès sacrilège me souillèrent avant ma naissance, pour que le ciel et la fortune m’aient montré un visage si farouche ? En quoi péché-je toute enfant, à l’âge où l’on ignore le crime, pour qu’ensuite, sans jeunesse, sans fleur, le fil d’airain de ma vie se déroulât ainsi au fuseau de la Parque indomptée ? Mais ta lèvre répand des paroles imprudentes : un dessein obscur meut les événements marqués par le destin. Tout est mystère, hormis notre douleur. Race négligée, nous naissons pour les pleurs et la raison en reste au sein des dieux. Ô soins, ô espérances des vertes années ! Le Père a donné aux apparences, aux agréables apparences une éternelle royauté parmi les nations, et de viriles entreprises, une docte lyre ou un docte chant ne peuvent faire briller la vertu, si son vêtement est humble.

Nous mourrons. Laissant à terre son voile indigne, l’âme s’enfuira nue chez Pluton et corrigera l’erreur cruelle de l’aveugle dispensateur des événements. Et toi, à qui m’attachèrent un long amour, une longue fidélité et la vaine fureur d’un implacable désir, vis heureux, si jamais sur terre vécut heureux un enfant mortel. Jupiter ne m’a pas versé la douce liqueur du tonneau avare, après qu’eurent péri les illusions et le songe de mon enfance. Les jours les plus joyeux de notre vie s’envolent les premiers. Arrivent alors la maladie, la vieillesse et l’ombre de la mort glacée. De tant de palmes espérées et d’erreurs séduisantes, il me reste le Tartare ; et mon génie vaillant appartient à la Divinité du Ténare, à la nuit noire et à la rive silencieuse.



X

LE PREMIER AMOUR.

(1831.)


Il me revient à l’esprit, le jour où je sentis pour la première fois l’assaut de l’amour et où je dis : Hélas ! si c’est l’amour, comme il fait souffrir !

Les yeux à toute heure tournés et fixés vers le sol, je regardais celle qui la première et innocemment ouvrit l’entrée de ce cœur.

Ah ! comme tu m’as mal gouverné, amour ! Pourquoi une si douce passion devait-elle apporter avec elle tant de désir, tant de douleur ?

Pourquoi ce plaisir si grand me descendait-il dans le cœur, non pas serein, entier et libre, mais plein de souffrance et de lamentation ?

Dis-moi, tendre cœur, quelle crainte, quelle angoisse éprouvais-tu au milieu de cette pensée auprès de laquelle toute joie t’était un ennui ?

Cette pensée, qui le jour, qui la nuit s’offrait à toi, séductrice, alors que tout paraissait tranquille dans notre hémisphère ;

Inquiète, heureuse et misérable, tu brisais mon corps sur ma couche, et mon cœur palpitait sans trêve.

Et quand triste, fatigué, épuisé, je fermais mes yeux au sommeil, ce sommeil, entrecoupé comme par le délire de la fièvre, me manquait bientôt.

Ô combien vive au milieu des ténèbres surgissait la douce image ! comme mes yeux fermés la contemplaient sous leurs paupières !

Ô quels suaves mouvements se répandaient et se glissaient dans mes os ! Ô comme dans mon âme mille pensées changeantes, confuses,

Se déroulaient. Tel le zéphyr parcourant le feuillage d’une antique forêt en tire un murmure long et incertain.

Et pendant que je me taisais, pendant que je n’agissais pas, que disais-tu, ô mon âme, du départ de celle qui te fit souffrir et palpiter ?

Je ne me sentis pas plutôt brûler de la flamme d’amour, que le vent léger, qui nourrissait cette flamme, s’en alla.

J’étais couché au point du jour, sans penser à rien, et les chevaux qui devaient me rendre solitaire piaffaient sous le logis paternel.

Timide, tranquille et sans expérience, dans l’obscurité je tendais vers le balcon mon oreille avide et mes yeux vainement ouverts,

Pour saisir un mot, s’il devait en sortir de ses lèvres un qui fût le dernier : un mot ! car, hélas ! le ciel m’enlevait tout le reste.

Combien de fois une voix plébéienne frappa mon oreille incertaine, et un frisson me prit et mon cœur se mit à battre au hasard.

Et quand enfin s’éloigna de moi la voix chère à mon cœur et qu’on entendit le bruit des chevaux et des roues ;

Alors resté seul au monde, je me recouchai, et, les yeux fermés, je serrai de ma main mon cœur qui palpitait et je soupirai.

Puis, stupidement, je traînai mes genoux tremblants par la chambre muette. « Quelle autre, disais-je, pourra toucher mon cœur ? »

Alors le souvenir amer se logea dans ma poitrine, et me serrait le cœur à chaque mot, devant chaque visage.

Et un long chagrin me pénétrait le sein, comme quand la pluie du ciel tombe sans interruption et lave mélancoliquement les plaines.

Enfant âgé de deux fois neuf soleils, je ne te connaissais pas, Amour, quand mon cœur né pour pleurer subissait tes premières épreuves,

Quand je méprisais tout plaisir, quand je n’aimais ni le rire des astres, ni le silence de l’aurore tranquille, ni le verdoiement des prés.

Même l’amour de la gloire se taisait alors en moi, qu’il échauffait tant d’ordinaire, au moment où l’amour de la beauté s’y installa.

Je ne tournai plus les yeux vers mes études familières : elles me parurent vaines, elles qui m’avaient fait croire que tout autre désir était vain.

Ah ! comment ai-je été si différent de moi-même ? comment cet amour si grand me fut-il enlevé par un autre amour ? Ah ! combien en vérité nous sommes vains !

Seul mon cœur me plaisait : enseveli dans un perpétuel entretien avec mon cœur, je faisais bonne garde autour de ma douleur.

Le regard fixé sur le sol ou ramené au dedans de moi, je ne souffrais plus qu’il rencontrât, même fugitif et vague, un visage beau ou laid.

L’image immaculée et candide qui était peinte dans mon âme, je craignais de la troubler, comme le vent trouble l’onde d’un lac.

Et ce remords de n’avoir pas joui pleinement, qui alourdit l’âme et change en poison le plaisir qui est passé.

Pendant ces jours lointains me piquait au cœur à tout instant : la honte ne faisait pas encore sa dure morsure dans mon âme.

Au ciel et à vous, âmes nobles, je jure que aucun désir bas ne m’entra dans le cœur, que je brûlai d’un feu pur de toute souillure.

Ce feu vit encore, ma passion vit, et elle respira dans ma pensée la belle image de celle qui ne me donna jamais que des plaisirs célestes,

Et je m’en contente.



XI

LE PASSEREAU SOLITAIRE.

(Publié en 1836.)


Sur le sommet de la tour antique, passereau solitaire, tu vas chantant à la campagne tant que le jour ne meurt pas, et l’harmonie erre par cette vallée. À l’entour, le printemps brille dans l’air et s’égaie dans les campagnes, si bien qu’à le voir le cœur s’attendrit. Tu entends bêler les troupeaux, mugir les bœufs. Les autres oiseaux, contents, font ensemble à l’envi mille cercles dans le ciel libre : ils fêtent leur meilleur temps. Toi, pensif, à l’écart, tu regardes tout cela : sans compagnons, sans vol dédaigneux de l’allégresse, tu évites ces passe-temps. Tu chantes et tu passes ainsi la plus belle fleur de l’année et de ta vie.

Hélas ! combien ton caractère ressemble au mien. Distractions et rires, douce famille de l’âge tendre, et toi, frère de la jeunesse, Amour, regret douloureux de la vieillesse, je ne me soucie pas de vous, je ne sais comment. Que dis-je ? je vous fuis bien loin : comme solitaire et étranger dans mon pays natal, je passe le printemps de ma vie. Ce jour, qui maintenant fait place au soir, est un jour de fête pour notre bourg. Tu entends dans l’air serein un son de cloches, tu entends résonner souvent des coups de feu qui retentissent au loin de villa en villa. Toute la jeunesse du lieu, vêtue de fête, sort des maisons et se répand par les rues. Elle voit, elle est vue et elle se réjouit dans son cœur. Moi, solitaire, je sors dans ce coin désert de la campagne, je remets à un autre temps tout plaisir et tout jeu, et cependant mon regard étendu dans l’air brillant est frappé par le soleil qui, à travers les monts lointains, après ce jour serein, tombe et s’éloigne et semble dire que l’heureuse jeunesse s’en va.

Toi, oiseau solitaire, venu au soir de la vie que te donneront les étoiles, tu ne te plaindras certes pas de ta condition : car tous vos désirs sont le fruit de la nature. Moi, si je n’obtiens pas d’éviter le seuil odieux de la vieillesse, quand mes yeux seront muets au cœur d’autrui, que le monde sera vide pour eux, que le lendemain sera plus ennuyeux et plus importun que le jour présent, que penserai-je alors de mes désirs d’aujourd’hui, de ces miennes années et de moi-même ? Ah ! je me repentirai, et souvent, mais désolé, je me retournerai vers le passé.



XII

L’INFINI.

(1819.)


Toujours chères me furent cette colline déserte et cette haie qui, sur un long espace, cache au regard l’extrême horizon. Mais, m’asseyant et regardant, au delà de la haie j’imagine d’interminables espaces, des silences surhumains, un profond repos où peu s’en faut que le cœur ne s’effraie. Et comme j’entends bruire le vent à travers le feuillage, je vais comparant le silence infini à cette voix : et je me souviens de l’éternité, des siècles morts, du siècle présent et vivant et du bruit qu’il fait. Ainsi dans cette immensité s’anéantit ma pensée et il m’est doux de faire naufrage dans cette mer.



XIII

LE SOIR DU JOUR DE FÊTE.

(1819.)


Douce et claire est la nuit, et sans vent, et tranquille sur les toits et au milieu des jardins se pose la lune, et elle éclaire au loin toutes les montagnes de sa lueur sereine. Ô ma dame, déjà se tait chaque sentier, et aux balcons brillent de rares lampes nocturnes. Tu dors : un songe léger t’a saisie dans ta chambre paisible et aucun souci ne te mord ; et tu ne sais plus ni ne penses quelle blessure tu m’as ouverte au milieu du cœur. Tu dors : moi, je me présente pour saluer ce ciel, dont la vue paraît si clémente, et l’antique nature toute puissante qui me fit pour la douleur. Je te refuse l’espérance, me dit-elle, même l’espérance, et tes yeux ne brilleront que de larmes. — C’était fête aujourd’hui : tu te reposes des amusements et peut-être te souviens-tu en rêve de tous ceux à qui tu as plu aujourd’hui, et de tous ceux qui t’ont plu : moi, je ne l’espère pas, non, je ne reviens pas à ta pensée. Cependant je demande combien il me reste à vivre et je me jette sur la terre, et je crie, et je frémis. Ô jours horribles en un âge aussi vert ! Hélas, non loin, dans la rue, j’entends le chant solitaire de l’artisan qui revient sur le tard, après les récréations, à son pauvre logis, et cruellement mon cœur se serre en songeant comme tout passe au monde, passe sans laisser presque de trace. Voilà que s’est enfui le jour de fête, et au jour de fête le jour vulgaire succède, et le temps emporte tout événement humain. Où est maintenant le bruit de ces peuples antiques ? Où est le cri de nos ancêtres fameux, et le grand empire de cette Rome avec ces armes et ce fracas qui remplit la terre et l’océan ? Tout est paix et silence et tout repose au monde et on ne parle plus d’eux. À mon premier âge, à l’âge où on attend avec impatience le jour de fête, quand ce jour était passé, dans ma veille douloureuse je pressais mon lit, et bien tard dans la nuit un chant, qu’on entendait par les sentiers mourir peu à peu en s’éloignant, me serrait déjà le cœur de la même façon.



XIV

À LA LUNE.

(1819.)


Ô gracieuse lune, je me souviens qu’il y a un an je venais sur cette colline te regarder, plein d’angoisse : et tu te suspendais alors, comme tu fais maintenant, sur cette colline que tu éclaires tout entière. Mais, nuageux et tremblant des larmes qui baignaient mes cils, apparaissait ton visage à mes yeux : car douloureuse était ma vie, et elle l’est encore et n’a pas changé, ô ma lune chérie. Et cependant j’aime à me souvenir et à calculer l’âge de ma douleur. Oh ! comme il est doux, au temps de la jeunesse, quand la carrière de l’espérance est encore longue et celle de la mémoire encore courte, de se rappeler les choses passées, même tristes, et même si le chagrin dure encore !



XV

LE SONGE.

(1819.)


C’était le matin, et à travers les volets fermés, par le balcon, le soleil insinuait dans ma chambre sombre sa première blancheur, quand, au moment où le soleil plus léger et plus suave ferme les paupières, se dressa près de moi et me regarda au visage le fantôme de celle qui la première m’enseigna l’amour, puis me laissa dans les larmes. Elle ne semblait pas morte, mais triste, et telle que nous paraissent les malheureux. Elle approcha sa droite de ma tête, et, soupirant : « Tu vis, me dit-elle, et tu ne conserves aucun souvenir de nous ? — D’où, répondis-je, et comment viens-tu, chère beauté ? Combien, ah ! combien j’ai souffert et je souffre à ton sujet. Je ne croyais pas que tu dusses l’apprendre et cela rendait ma douleur plus inconsolable. Mais vas-tu me laisser une seconde fois ? J’en ai grand’peur. Or dis-moi : que t’advint-il ? Es-tu celle d’autrefois ? Et quelle destruction intérieure as-tu subie ? — L’oubli obscurcit tes pensées et le sommeil les enveloppe, dit-elle. Je suis morte, et tu m’as vue pour la dernière fois, il y a plusieurs lunes. » À ces mots, une douleur immense m’oppressa la poitrine. Elle poursuivit : « Je m’éteignis dans la fleur des ans, quand la vie est la plus douce et avant l’âge où le cœur s’assure que toute humaine espérance est vaine. Le mortel qui souffre en vient vite à désirer celle qui le tire de tout chagrin : mais désolante est la venue de la mort pour les jeunes, et dur est le destin de cette espérance qui va s’éteindre sous terre. Il est vain de savoir ce que la nature cache aux inexpérimentés de la vie et la douleur aveugle l’emporte de beaucoup sur une sagesse prématurée. — Ô infortunée ! ô bien-aimée ! tais-toi, tais-toi, lui dis-je : tu me brises le cœur avec ces paroles. Donc tu es morte, ô mon amie, et je suis vivant, et il était écrit dans le ciel que ton corps tendre et chéri devait éprouver les sueurs suprêmes, tandis que ma misérable enveloppe resterait intacte ! Oh ! combien de fois, en pensant que tu n’es plus et qu’il ne m’arrivera jamais de te revoir en ce monde, je ne puis y croire. Hélas ! hélas ! quelle chose est ce qu’on appelle la mort ? Que ne puis-je aujourd’hui l’apprendre par expérience et soustraire ma faible tête aux haines atroces de la destinée ! Je suis jeune, mais ma jeunesse se consume et se perd comme une vieillesse : la vieillesse ! je la crains, et pourtant j’en suis bien loin. Mais la fleur de mon âge en diffère si peu ! — Nous naquîmes tous deux pour les larmes, dit-elle ; la félicité n’a pas ri à notre vie, et le ciel s’est complu à nos chagrins. — Si maintenant, ajoutai-je, mes cils se voilent de larmes et mon visage de pâleur à cause de ton départ, et si je sens mon cœur lourd d’angoisse, dis-moi : aucune étincelle d’amour ou de pitié pour ton malheureux amant n’atteignit-elle ton cœur, pendant que tu vécus ? Alors je passais mes nuits et mes jours à désespérer et à espérer ; aujourd’hui mon âme se fatigue dans le doute vain. Si une seule fois tu eus compassion de ma vie misérable, ne me le cache pas, je t’en prie, et que le souvenir me console, maintenant que l’avenir est enlevé à nos jours. » Et elle : « Console-toi, ô infortuné ! Je ne te fus point avare de pitié, tant que je vécus, et je ne t’en suis pas avare maintenant : car j’ai été malheureuse, moi aussi. Ne te plains pas d’une malheureuse enfant. — Par nos malheurs et par l’amour qui me consume, m’écriai-je, par le nom chéri de la jeunesse et l’espoir perdu de nos jours, permets, ô aimée, que je touche ta main. » Et elle, d’un geste doux et triste, me la tendait. Pendant que je la couvre de baisers, que, palpitant d’une joie douloureuse, je la serre sur mon sein haletant, ma figure et ma poitrine se trempent de sueur, ma voix s’arrête dans ma gorge, le jour vacille devant mes yeux. Elle fixa tendrement ses yeux sur mes yeux et me dit : « Tu oublies, ô mon ami, que je suis dépouillée de ma beauté ? C’est en vain, ô infortuné, que tu t’échauffes et que tu frémis d’amour. Or, finalement adieu. Nos malheureuses âmes et nos chairs sont séparées pour l’éternité. Tu ne vis plus et jamais tu ne vivras pour moi : déjà le destin a rompu la foi que tu m’as jurée. » Alors, voulant crier d’angoisse, me pâmant, et les yeux mouillés de larmes désespérées, je m’arrachai à mon sommeil. Elle me restait pourtant dans les yeux et dans le rayon incertain du soleil il me semblait encore la voir.



XVI

LA VIE SOLITAIRE.

(1819.)


Le matin, à l’heure où la poule bat des ailes et saute dans sa chambre fermée, où le villageois se montre à son balcon et où le soleil darde ses rayons tremblants à travers les gouttes qui tombent, la pluie qui frappe doucement ma cabane me réveille. Je me lève, et je bénis les nuées légères, les premiers gazouillements des oiseaux, la brise fraîche et les plages riantes. Car je vous ai trop vus et connus, murs fâcheux des villes, où la haine accompagne la douleur. Je vis affligé et je mourrai tel, ah ! bientôt ! En ces lieux la nature me témoigne quelque pitié, quoique bien peu : oh ! combien jadis elle me traita mieux ! Oui, tu dédaignes les malheurs et les chagrins, tu es l’esclave du bonheur tout puissant, ô nature. Au ciel, sur terre il ne reste aux infortunés d’autre refuge et d’autre ami que le fer.

Quelquefois je m’assieds dans un lieu solitaire sur une éminence, au bord d’un lac couronné de plantes muettes. Là, quand midi passe dans le ciel, le soleil reflète sa tranquille image, le vent n’agite ni herbe ni feuille ; point d’onde qui se ride ; point de cigale qui chante, point d’oiseau qui batte de l’aile sur une branche, point de vol de papillon ; on n’entend pas une voix, on ne voit pas un mouvement de près ou de loin. Un repos profond occupe ces rives : assis et immobile, je m’oublie moi-même ainsi que le monde ; et déjà il me semble que mes membres gisent épars, privés de souffle et de sentiment et que leur éternel repos se confonde avec le silence du lieu.

Amour, amour, tu t’es envolé loin de mon cœur qui fut autrefois si brûlant, que dis-je ? si embrasé. Le malheur l’a serré de sa main froide et il s’est glacé dans la fleur de ses ans. Je me souviens du temps où tu pénétras dans mon sein. C’était ce temps doux et irrévocable où s’ouvre au regard jeune cette misérable scène du monde et lui sourit comme une vue de paradis. Le cœur du jeune garçon bat d’espérances virginales et de désirs ; et déjà le malheureux mortel se prépare aux œuvres de cette vie, comme à une danse ou un jeu. Mais je ne te sentis pas plus tôt, Amour, que déjà la fortune avait rompu ma vie et que déjà mes yeux n’étaient plus bons que pour les larmes. Pourtant, si parfois parmi les plages brillantes, à l’aurore muette ou quand le soleil fait briller les toits, les collines et les campagnes, je rencontre le visage d’une belle jeune fille, ou si dans le repos d’une tranquille nuit d’été, arrêtant près des villes mon pas vagabond et contemplant la campagne déserte, j’entends résonner dans une chambre solitaire le chant harmonieux d’une jeune fille qui prolonge dans la nuit son travail manuel ; alors mon cœur de pierre se met à palpiter. Hélas ! mais il revient bientôt à son sommeil de fer : car les doux mouvements sont devenus étrangers à mon sein.

Ô chère lune, dont le tranquille rayon éclaire la danse des lièvres dans les forêts ; — et le matin le chasseur se plaint en trouvant les pistes embrouillées et trompeuses, et mille détours l’écartent des terriers ; — salut, ô bonne reine des nuits ! Ton rayon se glisse en ennemi à travers les buissons, les rochers ou dans les édifices déserts sur le fer du pâle voleur qui, l’oreille tendue, épie de loin le bruit des roues et des chevaux ou le son des pas sur la route muette : le cliquetis inattendu de ses armes, sa voix rauque, sa mine funèbre glacent le cœur du voyageur, qu’il laisse bientôt à demi mort et nu parmi les rochers. Ennemie aussi, ta blanche lumière rencontre par les carrefours des cités le vil galant, qui va rasant les murs des maisons et suivant l’ombre obscure, qui s’arrête et s’effraie des lampes brillantes et des balcons ouverts. Oui, ton aspect est ennemi des âmes méchantes, mais il me sera toujours clément sur cette plage où tu ne présentes à ma vue que de joyeuses collines et des plaines spacieuses. Et encore, bien que je fusse sans remords, j’accusais ton rayon gracieux quand, dans les lieux habités, il m’offrait au regard des hommes ou qu’il offrait d’autres hommes à mon regard. Maintenant je le louerai toujours, soit que tu m’apparaisses voguant parmi les nuages, soit que, sereine dominatrice de la plaine éthérée, tu regardes ce déplorable séjour des hommes. Tu me reverras souvent, seul et muet, errer dans les bois et sur les vertes rives, ou m’asseoir sur l’herbe, content s’il me reste assez de cœur et d’haleine pour soupirer.



POÉSIES



XVII

GONZALVE.

(Publié en 1836.)



Proche du terme de son séjour sur terre, Gonzalve était gisant ; irrité jadis contre sa destinée, il ne l’était plus maintenant qu’au milieu de son cinquième lustre l’oubli si désiré était suspendu sur sa tête. Depuis longtemps il gisait ainsi sur son lit funèbre : car en ce monde, à la longue, il ne reste plus aucun ami à celui qui ne tient plus à la terre. Cependant, près de lui, amenée là par la pitié pour consoler sa solitude, était celle qui seule lui fut toujours présente à l’âme, Elvire, fameuse par sa beauté divine. Elle sait son pouvoir, elle sait qu’un regard joyeux, qu’une parole d’elle, teinte de quelque douceur, repassée mille et mille fois dans l’âme constante de Gonzalve, était le soutien et l’aliment de son amant infortuné. Pourtant elle n’avait jamais entendu de lui aucune parole d’amour. Dans cette âme, une crainte souveraine avait toujours été plus forte que le désir. Ainsi trop d’amour l’avait rendu esclave et enfant.

Mais la mort rompit enfin le nœud antique de sa langue. Sentant, à des signes certains, l’arrivée du jour suprême, il la prit par la main, comme elle allait partir, et, serrant cette blanche main, il dit : « Tu pars, l’heure te presse, Elvire, adieu. Je ne te verrai pas, que je croie, une seconde fois. Adieu donc. Je te donne pour tes soins le plus grand remerciement que mes lèvres puissent proférer. Celui qui le peut te récompensera, si le ciel donne une récompense à la piété. » La belle pâlissait à ces paroles et son sein devenait haletant, car toujours le cœur de l’homme se serre douloureusement, même quand c’est un étranger qui part et qui dit adieu pour toujours. Et elle voulait contredire le moribond en lui dissimulant le voisinage du trépas. Mais il prévint son dire et reprit : « Désirée et bien implorée, comme tu le sais, la mort descend vers moi et ne m’effraie pas : ce jour funèbre m’apparait joyeux. Il me pèse, à la vérité, de te perdre pour toujours. Hélas ! je te quitte à jamais. Mon cœur se brise à ce mot. Je ne verrai plus ces yeux, je n’entendrai plus ta voix ! Dis-moi : mais avant de me laisser pour l’éternité, Elvire, ne voudras-tu pas me donner un baiser ? un seul baiser dans toute ma vie ? On ne refuse pas à celui qui meurt la grâce qu’il demande. Je ne pourrai pas me vanter de ce don, moi, ce mourant dont aujourd’hui, tout à l’heure, une main étrangère fermera à jamais les lèvres. » Il dit, soupira et, suppliant, posa ses lèvres froides sur cette main adorée.

La belle dame resta irrésolue et dans une attitude pensive. Elle tenait son regard, brillant de mille caresses, fixé sur celui du malheureux, où luisait une larme suprême. Elle n’eut pas le cœur de repousser cette demande et d’aigrir par un refus ce triste adieu : elle fut vaincue par sa pitié pour ces ardeurs qu’elle connaissait bien. Et ce visage céleste et cette bouche si désirée, objet de songes et de soupirs pendant tant d’années, s’approchèrent doucement de ce visage affligé et décoloré par la douleur mortelle, et elle imprima plusieurs baisers, en toute bonté et en toute compassion, sur les lèvres frémissantes de son amant tremblant et ravi.

Que devins-tu alors ? sous quel aspect apparurent à tes yeux la vie, la mort et la douleur, moribond Gonzalve ? Il tenait encore la main de sa chère Elvire et la plaçait sur son cœur, qui palpitait des derniers battements de la mort et de l’amour. « Oh ! dit-il, Elvire, mon Elvire, suis-je bien encore sur terre ? ces lèvres furent-elles bien tes lèvres et est-ce ta main que je serre ? Ah ! il me semble que c’est une vision d’homme inanimé, ou un songe, ou une chose incroyable. Hélas ! combien, Elvire, combien je dois à la mort ! Auparavant jamais mon amour ne te fut caché en aucun temps, ni à toi, ni à autrui ; car on ne cache point au monde le véritable amour. Mes actes, mon visage défait, mes yeux te l’indiquèrent assez, mais non mes paroles. La passion infinie qui gouverne mon cœur serait encore muette à jamais, si la mort ne l’avait rendue audacieuse. Maintenant je mourrai content de mon destin et je ne me plains plus d’être né. Je n’ai pas vécu en vain, puisqu’il fut donné à ma bouche de presser cette bouche. Que dis-je ? mon sort me semble heureux. Le monde a deux choses belles : l’amour et la mort. À l’une, le ciel me guide dans la fleur de mon âge, et, quant à l’autre, je l’ai assez goûtée pour être heureux. Ah ! si une fois, si une seule fois tu avais rendu mon long amour tranquille et satisfait, la terre serait devenue désormais un éternel paradis pour mes yeux transformés. Même la vieillesse, la vieillesse abhorrée, je l’aurais supportée d’un cœur tranquille ; pour la souffrir, il m’aurait toujours suffi de me souvenir d’un unique instant et de dire : Je fus heureux plus que tous les heureux. Mais, hélas ! le ciel n’accorde pas un si grand bonheur à la nature terrestre. La joie n’accompagne pas un amour si profond. J’aurais volontiers volé aux tortures, aux roues, aux torches ardentes, s’il l’eût fallu, au sortir de tes bras, et je serais descendu dans l’horreur de l’éternel supplice.

Ô Elvire, Elvire ! Oh ! heureux, oh ! plus fortuné que les immortels, celui à qui tu montres ton sourire d’amour ! Heureux après lui celui qui, pour toi, répandrait sa vie avec son sang. L’homme peut, et ce n’est plus un songe comme je l’ai cru longtemps, oui, l’homme peut éprouver le bonheur sur terre. Je l’ai su le jour où je te regardai fixement. Ce bonheur, ma mort me le donne. Et ce jour, où je te vis, ce jour cruel, je n’ai jamais pu le maudire d’un cœur assuré, parmi tant de chagrins.

Maintenant, vis heureuse et embellis le monde de ton aspect, mon Elvire. Personne ne t’aimera autant que je t’aimai. Il ne naît pas un second amour semblable. Combien, ah ! combien, pendant ces longues années, le malheureux Gonzalve t’appela de ses lamentations et de ses larmes ! Comme j’ai pâli quand mon cœur se glaçait au nom d’Elvire ! comme je tremblai en franchissant ton seuil amer, à cette voix angélique, à l’aspect de ce front, moi qui ne tremble pas de mourir ! Mais le souffle et la vie me manquent pour ces propos d’amour. Le temps est passé et il ne m’est pas donné de rappeler ce jour. Avec l’étincelle vitale, ton image chérie s’éloigne enfin de mon cœur. Adieu. Si mon amour ne te fut pas importun, envoie demain, à l’approche de la nuit, un soupir à mon cercueil. »

Il se tut, et bientôt le souffle lui manqua avec la voix, et son premier jour heureux s’enfuit de ses regards avant le soir.



XVIII

À SA DAME.

(1824.)


Chère beauté qui m’inspires l’amour, soit en cachant ton visage, sauf dans mes songes où ton ombre divine fait tressaillir mon cœur, soit de loin dans les campagnes où le jour et le rire de la nature resplendissent plus beaux, peut-être as-tu rendu heureux le siècle innocent qu’on appelle le siècle d’or, ou voltiges-tu maintenant, âme légère, parmi les hommes ? ou la fortune avare, qui te cache à nous, te réserve-t-elle à l’avenir ?

De te voir vivante il ne me reste désormais aucun espoir, si ce n’est quand, nue et seule, mon âme s’en ira par un sentier nouveau vers les demeures étrangères. Déjà, au seuil de ma journée incertaine et sombre, je crus que tu serais ma compagne de voyage sur ce sol aride. Mais il n’y a point de chose sur terre qui te ressemble, et si quelque femme était ta pareille par le visage, le geste et la voix, elle serait, malgré cette conformité, bien moins belle que toi.

Parmi tant de douleurs que le destin a proposées à la vie humaine, si quelqu’un t’aimait sur terre, mais telle que ma pensée te représente, cette vie serait heureuse pour lui ; et je vois bien qu’encore maintenant ton amour m’attacherait à la gloire et à la vertu, comme dans mes premières années. Le ciel n’a donné aucune consolation à nos maux : avec toi, la vie mortelle serait semblable à celle des dieux dans le ciel.

Dans les vallées où résonne le chant du laborieux agriculteur, je m’assieds et je me plains d’être abandonné de mes jeunes erreurs ; sur les collines, je me rappelle et je pleure mes désirs perdus, l’espérance de ma vie perdue aussi, et, en pensant à toi, je m’éveille et mon cœur bat. Puissé-je, dans ce siècle affreux et dans cet air malsain, garder ton image sublime, car je me contente de l’image, puisque la réalité m’est ravie.

Si tu es une de ces idées éternelles dont le sens éternel dédaigne de se vêtir d’une forme sensible et d’éprouver au milieu de corps périssables les souffrances de cette vie funèbre, ou si tu habites une autre terre dans les cercles supérieurs, parmi les mondes innombrables, si tu es dans la lumière d’une étoile plus belle et plus proche du soleil et si tu respires un air plus clément ; d’ici-bas, où les années sont funestes et brèves, reçois cet hymne d’un amant inconnu.



XIX

AU COMTE CHARLES PEPOLI.

(1826.)


Ce songe triste et pénible que nous appelons la vie, comment le supportes-tu, mon Pepoli ? De quelles espérances vas-tu soutenant ton cœur ? À quelles pensées, à quelles actions agréables ou fâcheuses dépenses-tu le loisir que te laissèrent tes antiques aïeux, lourd et fatigant héritage ? En toute condition, la vie est oisiveté, si l’on doit appeler ainsi les actes et les soins qui ne tendent pas à un digne objet ou qui n’atteindront jamais à leur but. Le peuple industrieux qui, depuis l’aube tranquille jusqu’au soir, brise la glèbe ou soigne les plantes et les troupeaux, si tu l’appelles oisif, tu diras juste et vrai, car sa vie n’a d’autre but que d’assurer sa vie, et la vie en elle-même n’a aucun prix pour l’homme. Oisiveté sont les nuits et les jours que passe le navigateur ; oisiveté, les sueurs incessantes des usines ; oisiveté, les veilles des guerriers et les périls des armes ; oisiveté, la vie de l’avide marchand : car aucun d’eux, par ses soins, ses sueurs, ses veilles ou ses périls, n’acquiert la belle félicité, que seule désire et cherche la nature mortelle. Cependant, comme remède à l’âpre désir de bonheur qui depuis la naissance du monde fait soupirer en vain les mortels, la nature avait placé dans notre vie malheureuse diverses nécessités auxquelles on ne pût pourvoir sans travail et sans souci, afin que, si la journée ne pouvait être heureuse, elle fût du moins remplie pour l’humaine famille et que le désir, ainsi agité et troublé, fît moins souffrir le cœur. Ainsi la foule infinie des animaux, qui porte dans son cœur, au même degré que nous, cet unique désir, appliquée aux besoins de sa vie, passe le temps moins tristement et moins lourdement que nous et n’accuse pas les heures de paresse. Mais nous, qui confions aux bras d’autrui le soin de notre vie, nous avons un besoin plus grave, auquel seuls nous pouvons pourvoir et que nous ne satisfaisons pas sans ennui et sans peine : je parle de la nécessité de passer notre vie, dure, invincible nécessité, à laquelle ni les trésors, ni les nombreux troupeaux, ni les champs fertiles, ni la cour, ni le manteau de pourpre ne peuvent soustraire la race humaine. Celui qui, dépité de ses années vides et haïssant la lumière du ciel, ne se décide pas à prévenir son destin tardif et ne tourne pas contre lui-même sa main homicide, cherche de tous côtés et poursuit mille remèdes inefficaces à la dure morsure du désir incurable et vain de la félicité : ces remèdes compensent mal le seul que la nature ait mis à sa portée.

Le soin de ses vêtements, de ses cheveux, de ses actions, de ses pas, le vain souci des chevaux et des voitures, les salons fréquentés, les places bruyantes, les jardins, les jeux, les repas et le bal envié occupent ses nuits et ses jours. Le rire ne quitte jamais ses lèvres : mais hélas ! dans sa poitrine, lourd, solide, immuable comme une colonne de diamant, se tient l’ennui immortel, contre lequel rien ne peut, ni la vigueur de la jeunesse, ni les douces paroles d’une lèvre de rose, ni le regard tendre et tremblant de deux yeux noirs, ce cher regard, la chose mortelle la plus digne du ciel.

Celui-là, comme pour fuir le triste sort humain, dépense sa vie à changer de terre et de climat, à errer sur les mers et les montagnes ; il parcourt le monde entier ; ses voyages atteignent les limites des espaces que la nature ouvrit à l’homme dans les champs infinis de l’univers. Hélas ! le noir souci s’assied sur sa proue élevée, et dans tous les climats, sous tous les ciels, il appelle vainement la félicité ; partout vit et règne la tristesse.

Il en est qui, pour passer les heures, choisissent les œuvres cruelles de Mars, et par oisiveté trempent leur main dans le sang de leurs frères. Il en est que consolent les maux d’autrui, et qui pensent se rendre moins tristes en rendant les autres malheureux : leurs actes malfaisants mettent le temps en fuite. L’un poursuit la vertu, la science et les arts ; l’autre foule aux pieds son pays et celui d’autrui, ou trouble l’antique repos des rivages lointains avec le négoce, les armes et les fraudes, et ils passent ainsi les années que leur assigne le destin.

Toi, un désir plus paisible, un soin plus doux te guident dans la fleur de ta jeunesse, dans le bel avril de tes ans, don charmant du ciel, le premier de tous, mais don pesant, amer, ennemi pour qui n’a pas de patrie. Tu es saisi et mordu du goût des vers, du goût de reproduire par la parole le beau qui apparaît dans le monde, beau si rare, mesquin et fugitif, et celui que, plus bonne que la nature et le ciel, la fantaisie charmante et nos propres illusions nous donnent en abondance. Mille fois heureux celui qui ne perd pas dans le cours des ans le pouvoir fragile de l’imagination amie, à qui les destins ont donné de garder éternelle la jeunesse des ans, qui dans l’âge mûr et dans la vieillesse, comme jadis dans son âge tendre, embellit la nature dans le secret de sa pensée, et ravive la mort et le désert. Que le ciel t’accorde ce bonheur ; qu’un jour la flamme qui te brûle aujourd’hui fasse de toi un amant en cheveux blancs de la poésie. Moi, je sens me manquer toutes les douces erreurs de la première saison, et s’éloigner de mes yeux les images agréables que j’aimai tant : jusqu’à la dernière heure je les regretterai et les pleurerai dans ma mémoire. Quand cette poitrine sera raidie et froide, quand mon cœur ne sera plus touché des campagnes pleines de soleil au rire serein et solitaire, ni du chant des oiseaux matinals du printemps, ni de la lune muette dans un ciel limpide, parmi les collines et les plaines, quand toute beauté de nature ou d’art sera pour moi morte et muette, quand toute sensation profonde et toute passion tendre me seront devenues étrangères ; alors, mendiant ma seule consolation, je choisirai d’autres études moins douces où reposer le reste ingrat de cette vie de fer. J’étudierai l’aveugle vérité, les destins aveugles des choses mortelles et éternelles ; pourquoi l’humanité naquit et fut chargée de peines et de misères ; à quel but suprême la poussent le destin et la nature ; à qui plaît ou sert notre si grande douleur ; quel ordre, quelles lois règlent cet univers mystérieux, que les sages comblent de louanges et que je me contente d’admirer.

J’occuperai mes loisirs par ces spéculations : car la vérité connue, si triste qu’elle soit, a ses charmes. Et si, quand je raisonnerai sur la vérité, mes paroles déplaisent ou sont obscures aux gens, je ne m’en plaindrai pas : car mon antique désir de la gloire sera tout à fait éteint en moi : la gloire n’est pas seulement une vaine déesse ; c’est une déesse plus aveugle que la fortune, le destin et l’amour.



XX

LA RÉSURRECTION.

(1829-1830.)


Je crus qu’en moi, à la fleur de mes ans, avaient entièrement disparu les doux chagrins de mon premier âge :

Les doux chagrins, les tendres mouvements du cœur profond, tout ce qui au monde nous rend agréable de sentir.

Combien de plaintes et de larmes je répandis dans mon nouvel état, quand à mon cœur glacé pour la première fois la douleur manqua !

Quand manquèrent les palpitations accoutumées, quand l’amour me fit défaut et que mon sein durci cessa de soupirer !

Je pleurai la vie désormais dépouillée, inanimée pour moi, la terre stérilisée et emprisonnée dans une glace éternelle.

Le jour désert, la nuit muette plus solitaire et plus noire, la lune éteinte pour moi, les étoiles éteintes au ciel.

Pourtant l’origine de cette larme était l’antique tendresse ; au fond de ma poitrine encore vivait mon cœur.

Ma fantaisie lasse demandait les images accoutumées et ma tristesse était douleur encore.

Bientôt en moi cette dernière douleur s’éteignit aussi et il ne me resta plus la force de me lamenter.

Je restai gisant : insensible, engourdi, je ne demandai pas de consolation : comme perdu et mort mon cœur s’abandonna.

Quel je fus ! combien dissemblable de celui qui nourrit dans son âme un jour une si grande ardeur, une si heureuse erreur !

L’hirondelle vigilante, autour de ma fenêtre chantant au jour nouveau, ne me frappa plus le cœur ;

Non plus que dans le pâle automne, dans une villa solitaire, la cloche du soir ou le soleil fugitif.

En vain je vis briller l’étoile du soir dans un sentier muet, en vain la vallée retentit des plaintes du rossignol.

Et vous, tendres yeux, regards furtifs, errants, vous, des gracieux amants, premier, immortel amour,

Et main nue et candide offerte à la main, vous n’avez rien pu contre mon dur sommeil.

Veuf de toute douceur, triste, mais non troublé, mais paisible était mon état ; mon visage était serein.

J’aurais désiré le terme de ma vie ; mais le désir était éteint dans mon sein dépossédé.

Comme on consume le reste stérile et vil d’un âge décrépit, tel je passai l’avril de mes ans.

Ainsi, ô mon cœur, tu menais ces jours ineffables, que si fugitifs et si brefs le ciel nous a départis.

Qui me réveille maintenant de mon repos lourd et oublieux ? Quelle vertu nouvelle est celle-ci, celle que je sens en moi ?

Mouvements suaves, imaginations, palpitations, erreur fortunée, est-ce que ce mien cœur ne vous a pas été pour toujours refusé ?

Est-ce bien vous, cette unique lumière de mes jours ? Sont-ce les tendresses que je perdis dans mon jeune âge ?

Le ciel, les vertes rives, tous les lieux où mon regard se tourne, tout m’exhale une douleur, tout me donne un plaisir.

Avec moi recommencent à vivre la plage, le bois, la montagne : la fontaine parle à mon cœur, avec moi s’entretient la mer.

Qui me redonne de pleurer après un si long oubli ? Et comment à mon regard le monde apparaît-il changé ?

Peut-être l’espérance, ô mon pauvre cœur, t’a-t-elle souri ? Hélas ! de l’espérance je ne verrai jamais plus le visage.

La Nature me donna en propre les battements de cœur et les douces illusions. Les chagrins ont endormi en moi la vertu innée ;

Mais ils ne l’anéantirent pas : elle ne fut vaincue ni par le destin, ni par le malheur, ni par la vue impure de l’odieuse vérité.

Je sais bien que la vérité diffère de mes charmantes imaginations : je sais que la nature est sourde, qu’elle ne sait pas avoir pitié,

Qu’elle ne fut pas inquiète du bien, mais seulement de l’être ; que, pourvu qu’elle nous garde pour la douleur, d’autre chose elle n’a souci.

Je sais que le malheureux ne trouve pas de pitié parmi les hommes, que tout mortel le fuit et le raille à l’envi ;

Que le triste siècle ignore le génie et la vertu ; que même la gloire toute nue manque aux nobles études.

Et vous, yeux tremblants, vous, rayon surhumain, je sais que vous resplendissez en vain, qu’en vous ne brille pas l’amour.

Aucun sentiment inconnu et intime ne brille en vous : elle ne renferme pas une étincelle, cette blanche poitrine.

Au contraire : elle a coutume de se jouer des tendres soins d’autrui ; et d’un céleste feu le dédain est le prix.

Cependant je sens revivre en moi les illusions visibles et connues, et mon sein s’émerveille de ses propres mouvements.

De toi, mon cœur, viennent ce suprême souffle et l’ardeur native ; toute ma consolation vient de toi.

À l’âme haute, belle et pure, manquent, je le sens, le sort, la nature, le monde et la beauté.

Mais si tu vis, ô cœur malheureux, si tu ne cèdes pas au destin, je n’appellerai pas impitoyable celle qui m’a donné de respirer.



XXI

À SILVIA.

(Publié en 1831.)


Silvia, te souviens-tu du temps de ta vie mortelle, alors que la beauté resplendissait dans tes yeux riants et fugitifs et que, joyeuse et pensive, tu franchissais le seuil de la jeunesse ?

Les chambres tranquilles et les rues à l’entour résonnaient de ton chant perpétuel, alors qu’appliquée aux ouvrages de femme tu étais assise, contente de ce vague avenir que tu avais dans l’esprit. Mai était odorant, et tu avais coutume de passer ainsi le jour.

Moi, laissant quelquefois mes belles études et mes laborieux écrits, où se dépensaient mon premier âge et la meilleure partie de moi, de la terrasse de la maison paternelle je tendais l’oreille au son de ta voix et au bruit de ta main rapide qui parcourait la toile pénible. Je regardais le ciel serein, les rues dorées et les jardins, et, au loin, d’un côté la mer, de l’autre la montagne. Langue mortelle ne dit pas ce que je sentais dans mon cœur.

Quelles pensées suaves, quelles espérances, quels chœurs, ô ma Silvia ! Quelles nous apparaissaient alors la vie et la destinée humaines ! Quand il me souvient de tant d’espérance, je suis oppressé par un sentiment âpre et inconsolable qui me ramène à la douleur de mon infortune. Ô nature, ô nature, pourquoi ne donnes-tu pas ce que tu promets alors ? Pourquoi trompes-tu à ce point tes fils ?

Et toi, avant que l’hiver ne desséchât l’herbe, combattue et vaincue par une maladie intime, tu périssais, ô tendre jeune fille ! et tu ne voyais pas la fleur de tes ans ; et ton cœur n’était pas charmé par le doux éloge ou de ta noire chevelure ou de tes regards amoureux et réservés ; et avec toi tes compagnes aux jours de fête ne causaient pas d’amour.

Bientôt aussi périssait ma douce espérance ; à mes années aussi les destins refusèrent la jeunesse. Ah ! comme, comme tu as passé, chère compagne de mon premier âge, mon espérance pleurée ! C’est donc là ce monde ? ce sont là les plaisirs, l’amour, les œuvres, les événements dont nous nous entretînmes si souvent ? C’est là le sort des races humaines ? À l’apparition de la réalité, tu tombas, malheureuse ; et avec la main tu montrais de loin la froide mort et une tombe nue.



XXII

LES SOUVENIRS.

(1829-1830.)


Belles étoiles de l’Ourse, je ne croyais pas revenir encore, comme jadis, vous regarder briller au-dessus du jardin paternel, et m’entretenir avec vous des fenêtres de cette maison où j’habitai enfant et qui vit finir mes joies. Quelles imaginations naguère, quelles folies créa dans ma pensée votre aspect joint à celui des lumières vos compagnes ! Alors, muet, assis sur un tertre vert, je passais la plus grande partie des soirées à regarder le ciel et à écouter le chant de la grenouille lointaine dans la campagne. La luciole errait le long des haies et sur les pelouses ; le vent murmurait dans les allées embaumées et parmi les cyprès, là, dans la forêt, et, sous le toit paternel, on entendait les conversations et les travaux paisibles des serviteurs. Et quelles pensées infinies, quels doux songes m’inspira la vue de cette mer lointaine, de ces monts azurés que je découvre d’ici et que je songeais à franchir un jour, imaginant au delà des mondes mystérieux et une félicité mystérieuse pour ma vie. J’ignorais mon destin : combien de fois depuis j’aurais changé pour la mort ma vie douloureuse et nue.

Mon cœur ne me disait pas que je serais condamné à consumer la fleur de mon âge dans ce bourg sauvage où je suis né, au milieu d’une population rude, vile, à qui les lettres et la science sont des noms étrangers et souvent un objet de risée et de moquerie ; qui me hait et me fuit, non par envie, car elle ne me croit pas plus grand qu’elle, mais parce qu’elle pense que je me crois tel dans mon cœur, bien que je n’aie jamais donné à personne aucun signe extérieur de cette opinion. Je passe ici mes années, abandonné, caché, sans amour, sans vie, et je m’aigris forcément dans cette foule de gens malveillants. Je perds la pitié et mes vertus et je deviens contempteur des hommes à cause du troupeau que j’ai près de moi : et cependant le temps précieux de ma jeunesse s’envole, ce temps plus précieux que la gloire et le laurier, plus précieux que la pure lumière du jour et que la vie : je le perds sans un plaisir, inutilement, dans ce séjour inhumain, au milieu des ennuis, ô fleur unique de ma vie aride.

Le vent apporte le son de l’horloge de la tour du village. Ce son, je m’en souviens, était une consolation pour mes nuits, quand, enfant, dans ma chambre sombre, de perpétuelles terreurs me faisaient veiller en soupirant jusqu’au matin. Je ne vois et je ne sens rien ici qui ne ramène en moi une image d’autrefois et dont il ne sorte un doux souvenir. Doux par lui-même : mais avec douleur survient alors la pensée du présent, avec un vain regret du passé, quoique triste, et ce mot : « Je fus. » Cette terrasse-là, tournée vers les derniers rayons du jour, ces murailles peintes, représentant des troupeaux et le soleil qui naît sur la campagne déserte peuplaient mes loisirs de mille délices, alors que l’illusion souveraine était à mes côtés et me parlait, où que je fusse. Dans ces salles antiques, au reflet des neiges, quand le vent sifflait autour des hautes fenêtres, retentirent mes jeux et mes cris de joie, à l’âge où le cruel, l’indigne mystère des choses, se montre à nous plein de douceur. L’adolescent, comme un amant inexpérimenté, fait les yeux doux à sa vie trompeuse, encore intacte et entière, et admire une beauté céleste qu’il imagine.

Ô espérances, espérances ! douces erreurs de mon premier âge ! toujours en mes dires je reviens à vous : car j’ai beau avancer en âge, j’ai beau changer de sentiments et de pensées, je ne sais pas vous oublier. Fantômes, j’entends, sont la gloire et l’honneur ; plaisirs et biens, purs désirs ; la vie n’a pas un fruit, inutile misère. Et bien que vides soient mes années, bien que désert, obscur, soit mon état mortel, peu m’a enlevé la fortune, je le vois bien. Ah ! mais souvent je repense à vous, ô mes espérances anciennes, ô mes premières et chères imaginations ! Puis je regarde ma vie si vile et si dolente, et je songe que de tant d’espérances la mort est la seule qui me reste ; je sens mon cœur se serrer, je sens qu’en somme je ne puis me consoler de mon destin. Et quand cette mort si invoquée sera près de moi et qu’arrivera la fin de mes malheurs ; quand la terre me deviendra une vallée étrangère et que l’avenir fuira de mon regard, je me souviendrai certainement de vous ; cette image me fera encore soupirer, me rendra cruel d’avoir vécu en vain et mêlera d’ennui la douceur du jour fatal.

Déjà dans ma jeunesse, dans le premier tumulte des joies, des angoisses et des regrets, j’appelai la mort plus d’une fois et je m’assis longtemps, là, près de la fontaine, songeant à finir dans ces eaux mon espérance et ma douleur. Puis, amené en danger de mort par une maladie mystérieuse, je pleurai ma belle jeunesse et la fleur de mes pauvres jours qui tombait si tôt, et souvent, aux heures tardives, assis sur mon lit complice de mes douleurs, composant, à la pâle clarté de ma lampe, un poème douloureux, je me plaignis au silence et à la nuit de ma vie fugitive, et, languissant, je me chantai à moi-même mon chant funèbre.

Qui peut se souvenir de vous sans soupirer, ô première entrée de la jeunesse, ô jours charmants, ineffables, quand les jeunes filles sourient pour la première fois au mortel ravi ? Autour de lui tout sourit de concert : l’envie se tait, endormie encore ou clémente ; et (merveille inouïe !) le monde lui tend presque une main secourable, excuse ses erreurs, fête sa nouvelle arrivée dans la vie, et, s’inclinant devant lui, semble l’accueillir et l’appeler comme un maître. Jours fugitifs ! ils se sont éteints comme un éclair. Et quel mortel peut ignorer le malheur, s’il a passé cette belle saison, ce bon temps, si sa jeunesse, hélas ! si sa jeunesse est éteinte ?

Ô Nérine ! se peut-il que ces lieux ne me parlent pas de toi ? que tu sois tombée de ma pensée ? Où es-tu allée ? je ne trouve ici que ton souvenir, ô mon charme ! Cette terre natale ne te voit plus ; cette fenêtre où tu me parlais et où brille tristement le rayon des étoiles, elle est solitaire. Où es-tu ? Je n’entends plus résonner ta voix, comme jadis, quand chaque accent lointain qui de ta bouche arrivait à moi me faisait pâlir. Autre temps. Tes jours ne sont plus, mon doux amour. Tu as passé. C’est à d’autres aujourd’hui à passer sur cette terre et à habiter ces collines odorantes. Mais tu as passé rapidement et ta vie fut comme un songe. Tu allais dansant : sur ton front brillait la joie, dans tes yeux brillait cette imagination confiante et cette lumière de jeunesse, au moment où le destin l’éteignit et où tu mourus. Ah ! Nérine ! l’antique amour règne encore dans mon cœur. Si je vais encore parfois aux fêtes et aux réunions, en moi-même je me dis : Ô Nérine, aux fêtes et aux réunions tu ne te prépares plus, tu n’y vas plus. Si mai revient, si les amants vont porter aux jeunes filles des bouquets et des chants, je dis : Ma Nérine, pour toi jamais ne revient le printemps, jamais ne revient l’amour. Chaque jour serein, chaque plage fleurie que je vois, chaque plaisir que je sens, je dis : Nérine maintenant n’a plus de plaisirs ; les champs, l’air, elle ne les voit plus. Hélas ! tu as passé, mon éternel soupir, et ce souvenir cruel sera le compagnon de toutes mes rêveries, de tous mes tendres sentiments, de tous les tristes et chers mouvements de mon cœur.



XXIII

CHANT NOCTURNE D’UN BERGER NOMADE DE L’ASIE.

(1831.)


Que fais-tu, lune, dans le ciel ? Dis-moi : que fais-tu, silencieuse lune ? Tu te lèves le soir, et tu vas contemplant les déserts ; puis tu te couches. N’es-tu pas encore rassasiée de repasser toujours dans les éternels sentiers ? Le dégoût ne te prend-il pas encore ? Es-tu encore désireuse de regarder ces vallées ? Elle ressemble à ta vie, la vie du pasteur. Il se lève à la première aube ; il fait sortir son troupeau dans la campagne, et voit des troupeaux, des fontaines et des herbes ; puis, fatigué, il se couche le soir ; il n’espère jamais rien d’autre. Dis-moi, ô lune, à quoi sert au berger sa vie, et à quoi vous sert la vôtre ? Dis-moi : quel est le but de mon court passage, et quel est celui de ta course immortelle ?

Un pauvre vieillard blanc, infirme, à demi-vêtu et sans chaussures, avec un lourd fardeau sur les épaules, court à travers les montagnes et les vallées, parmi les rochers aigus, le sable profond, les broussailles, au vent, à la tempête, quand l’heure est brûlante et quand il gèle ; il court haletant, il passe les torrents et les étangs, tombe, se relève et se hâte toujours davantage, sans arrêt, sans repos, déchiré, sanglant, jusqu’à ce qu’il arrive au terme de sa route et de tant de fatigue, à un abîme horrible, immense, où il se précipite et oublie tout. Lune vierge, telle est la vie mortelle.

L’homme naît à regret et la naissance est un risque de mort. La première impression qu’il ressent est de la peine et de la souffrance ; et dès le commencement sa mère et son père entreprennent de le consoler d’être né. Puis, quand il grandit, tous deux le soutiennent, et désormais tous leurs actes et toutes leurs paroles tendent à lui donner du cœur et à le consoler de la condition humaine : c’est le meilleur service que les parents rendent à leurs enfants. Mais pourquoi mettre à la lumière, pourquoi guider dans la vie celui qu’il faut plus tard consoler de la vie ? Si la vie est un malheur, pourquoi dure-t-elle par notre fait ? Lune virginale, tel est l’état mortel. Mais tu n’es pas mortelle, et peut-être n’as-tu guère souci de mon dire ?

Toi cependant, solitaire, éternelle voyageuse, toi si pensive, tu comprends peut-être ce qu’est notre vie terrestre, ce que sont nos souffrances, nos soupirs ; ce qu’est la mort, cette suprême pâleur du visage qui nous fait disparaître de la terre, et ces départs d’avec une société habituelle et aimante. Tu comprends à coup sûr le pourquoi des choses et tu vois le fruit du matin, du soir, de la marche muette et infinie du temps. Tu sais, oui, tu sais, à quel doux amour sourit le printemps, à qui l’été est utile, et quel est le but de l’hiver avec ses glaces. Tu sais mille choses, tu en découvres mille, qui sont cachées au simple berger. Souvent quand je te regarde ainsi muette et immobile au-dessus de la plaine déserte qui, dans son circuit lointain, confine au ciel, ou quand tu me suis pas à pas dans mon voyage avec mon troupeau et que je vois les étoiles briller au ciel, je me dis dans ma pensée intime : Pourquoi tant de petits flambeaux ? Que font l’air infini et cette infinie et profonde sérénité ? Que veut dire cette solitude immense ? Et que suis-je, moi ? Ainsi je raisonne en moi-même et sur ce séjour démesuré et sur cette superbe et innombrable famille ; puis sur tant d’activité, sur tant de mouvements de toutes choses célestes et terrestres, qui tournent sans repos pour revenir là d’où elles sont parties : je ne puis deviner quel est l’usage et quel est le fruit de ces choses. Mais toi pour sûr, jeune immortelle, tu connais tout. Tout ce que je sais et je sens, c’est que de mes circuits éternels et de mon être frêle, un autre tirera peut-être quelque bien ou quelque joie : mais, pour moi, la vie m’est un mal.

Ô mon troupeau qui te reposes, oh ! que tu es heureux ! car tu ignores, je crois, ta misère ! Quelle envie je te porte ! non seulement parce que tu oublies aussitôt tout accident, tout dommage, toute crainte, même extrême, mais surtout parce que jamais tu n’éprouves l’ennui. Quand tu te poses à l’ombre, sur l’herbe, tu es tranquille et content et, dans cet état, tu passes sans ennui une grande partie de l’année. Mais moi, quand je me couche sur l’herbe, à l’ombre, un ennui m’assombrit l’âme et un aiguillon me pique, si bien qu’ainsi couché je suis plus loin que jamais de trouver la paix ou la stabilité. Et pourtant je ne désire rien et je n’ai pas jusqu’ici de cause de larmes. Quel est la nature ou le degré de ton plaisir, je ne puis le dire : mais tu es heureux. Et moi j’ai encore peu de plaisir, et ce n’est pas mon seul sujet de plainte. Si tu savais parler, je te demanderais : Dis-moi, pourquoi chaque animal étendu à son aise dans l’oisiveté est-il satisfait, tandis que moi, si je prends du repos, l’ennui m’assaille ?

Peut-être, si j’avais des ailes pour voler au-dessus des nuages et pour compter les étoiles une à une, ou si j’errais comme le tonnerre de sommet en sommet, peut-être serais-je plus heureux, ô mon doux troupeau, peut-être serais-je plus heureux, ô blanche lune ! Peut-être aussi ma pensée erre-t-elle loin du vrai en regardant le sort d’autrui, et peut-être, dans quelque forme, dans quelque condition qu’on se trouve, dans une étable ou dans un berceau, le jour natal est-il funeste à celui qui naît.



XXIV

LE REPOS APRÈS LA TEMPÊTE.

(1831.)


La tempête est passée : j’entends les oiseaux faire fête, et la poule, retournée sur la route, répéter son chant. Voici que le beau temps éclate, là, au couchant, sur la montagne : la campagne se dégage et le fleuve apparaît clair dans la vallée. Tout cœur se réjouit, de tout côté se réveille le bruit et le travail habituel recommence. L’artisan, pour regarder le ciel humide, avec son ouvrage à la main, s’avance en chantant sur sa porte ; à l’envi sortent les jeunes femmes pour recueillir de l’eau de la pluie nouvelle ; et le jardinier répète, de sentier en sentier, son cri journalier. Voici que le soleil revient, voici qu’il sourit sur les collines et les villes. La famille ouvre les balcons, ouvre les terrasses et les loges et entend au loin courir sur la route le bruit des clochettes et résonner la voiture du voyageur qui reprend son chemin.

Tout cœur se réjouit. Quand la vie est-elle aussi douce, aussi agréable que maintenant ? Quand l’homme s’applique-t-il à ses travaux avec autant d’amour ? Quand plus volontiers revient-il à ses travaux ou entreprend-il des choses nouvelles ? Quand se souvient-il moins de ses maux ? Plaisir fils d’inquiétude ; joie vaine, qui est le fruit de la crainte passée, de cette crainte où trembla et redouta la mort celui qui abhorrait la vie ; où, en un long tourment, froids, muets, inanimés, suèrent et palpitèrent les hommes, en voyant déchaînés, pour nous attaquer, les éclairs, les nuages et le vent.

Ô courtoise nature, ce sont là tes dons, ce sont les plaisirs que tu offres aux mortels. Sortir de peine est un plaisir parmi nous : les peines, tu les répands d’une main large ; le deuil surgit spontanément ; quant au plaisir, le peu qui parfois en naît du chagrin est grand profit. Humaine race chère aux Éternels ! heureuse, s’il t’est permis de respirer au sortir d’une douleur ; bienheureuse, si la mort te guérit de toute douleur.



XXV

LE SAMEDI AU VILLAGE.

(Publié en 1831.)


La fillette revient au village, au coucher du soleil, avec son fardeau d’herbage ; elle tient à la main un bouquet de roses et de violettes dont elle s’apprête à orner, comme d’habitude, demain, jour de fête, son sein et sa chevelure. La vieille femme s’assied sur l’escalier, avec les voisines, pour filer, en face du soleil couchant : elle raconte des histoires de son bon temps, alors qu’elle se parait pour les jours de fête et qu’encore légère et vive elle dansait le soir au milieu des compagnons de son bel âge. Déjà tout l’air se rembrunit, l’azur du ciel s’efface, l’ombre descend des collines et des toits que blanchit la lune naissante. La cloche donne le signal de la fête qui vient, et à ce son on dirait que le cœur se réconforte. Les enfants crient en foule sur la place, et sautant çà et là font un bruit joyeux. Cependant le laboureur revient en sifflant vers sa table frugale et pense en lui-même au jour de son repos.

Puis, quand à l’entour toute autre lumière est éteinte et que tout le reste se tait, écoutez le marteau qui frappe, écoutez la scie du menuisier, qui veille à la lampe dans sa boutique fermée, et se hâte et s’efforce d’achever l’ouvrage avant la clarté de l’aube.

C’est le jour le plus agréable des sept, jour plein d’espérance et de joie : demain les heures ramèneront la tristesse et l’ennui et chacun retournera dans sa pensée à son travail habituel.

Adolescent badin, ton âge en fleur est comme un jour plein d’allégresse, jour clair, serein, qui précède la fête de ta vie. Jouis, mon enfant : douce est ta condition, joyeuse est ta saison. Je ne veux pas t’en dire plus ; mais ne t’impatiente pas de ce que ta fête tarde encore à venir.



XXVI

LA PENSÉE DOMINANTE.

(Publié en 1836.)


Douce, puissante dominatrice du fond de mon âme, terrible, mais cher présent du ciel, compagne de mes jours lugubres, qui reviens si souvent devant moi,

Qui ne parle de ta nature secrète ? Qui de nous n’en sent le pouvoir ? Cependant, pourvu qu’un sentiment personnel pousse les hommes à dire les effets de ce pouvoir, ce qu’on en dit paraît toujours nouveau à entendre.

Comme mon âme devint solitaire, quand tu commenças à y séjourner ! Tout d’un coup, comme en un éclair, toutes mes autres pensées s’éloignèrent. Comme une tour dans une plaine solitaire, tu te tiens seule, géante, au milieu de mon esprit.

Que sont devenues toutes les choses terrestres, en dehors de toi, et toute la vie entière à mon regard ! Quel intolérable ennui que les loisirs, les relations ordinaires, et la vaine espérance d’un vain plaisir, à côté de cette joie, de cette joie céleste qui vient de toi ?

Comme un voyageur qui, des rochers nus du rocailleux Apennin, cherche de ses yeux avides une plaine verte qui lui sourie de loin, de même au sortir d’une sèche et âpre conversation mondaine, je reviens à toi, comme en un jardin joyeux, et mon séjour chez toi restaure mes sens.

Il me semble presque incroyable que depuis longtemps déjà j’aie supporté sans toi la vie malheureuse et le monde sot ; je ne puis presque comprendre comment on peut soupirer d’autres désirs que de ceux qui te ressemblent.

Jamais, depuis que pour la première fois l’expérience m’apprit ce qu’est cette vie, la crainte de la mort ne me serra le cœur. Aujourd’hui, elle me paraît un jeu cette nécessité funeste que le monde inepte loue parfois, mais abhorre et redoute le plus souvent, et si ce danger apparaît, je contemple, immobile, ses menaces avec un sourire.

Toujours les couards et les âmes non généreuses et abjectes, je les ai eus en mépris. À présent, tout acte indigne blesse soudain mes sens ; mon âme à tout exemple de l’humaine vileté s’émeut soudain pour l’indignation. Cet âge superbe, qui de vaines espérances se nourrit, épris de riens et ennemi de la vertu, sot qui réclame l’utile et ne voit pas que la vie devient toujours plus inutile ; je me sens plus grand que lui. Je méprise les jugements humains ; et le vulgaire inconstant, ennemi des belles pensées, et ton digne contempteur (ô ma pensée), je le foule aux pieds.

Quelle passion ne le cède à celle dont tu procèdes ? Que dis-je ? quelle autre passion se trouve parmi les mortels ? L’avarice, l’orgueil, la haine, la colère, le désir des honneurs et du trône, ne sont que caprices auprès d’elle. Une seule passion vit parmi nous : les lois éternelles donnèrent au cœur humain cette seule souveraine toute-puissante.

La vie n’a pas de prix, la vie n’a pas de raison d’être sinon par elle, par elle pour qui l’homme est tout : seule elle disculpe le destin qui nous a mis sur terre, nous autres mortels, pour souffrir tant, sans autre fruit : par elle seule quelquefois, non pour les sottes gens, mais pour les cœurs nobles, la vie est plus belle que la mort.

Pour cueillir tes joies, douce pensée, ce ne fut pas trop d’éprouver les souffrances humaines et de supporter cette vie mortelle pendant de longues années ; et au besoin, tel que je suis, avec l’expérience de nos maux, je recommencerais ma carrière en vue d’un tel but. Parmi les sables et les morsures de vipères, à travers le désert du monde, jamais je ne suis venu à toi sans qu’un si grand bien ne me parût l’emporter sur nos peines.

Quel monde désormais, quelle immensité nouvelle, quel paradis devient le lieu où me semble se dresser ton merveilleux enchantement, et où, errant sous une autre lumière que d’ordinaire, j’oublie mon état terrestre et toute la réalité ! Tels sont, je crois, les songes des immortels. Car enfin tu es, hélas ! en beaucoup de points un songe dont s’embellit la vérité, ô douce pensée, un songe et une erreur visible. Mais, parmi les belles erreurs, tu es de nature divine, puisque, si vivace et si forte, tu t’obstines ainsi contre le réel et que tu ne t’évanouis que dans le sein de la mort.

Oui, ô ma pensée, cause unique et chérie des souffrances infinies de ma vie, la mort t’éteindra un jour avec moi : car à des signes certains je sens dans mon âme que tu m’as été donnée pour souveraine éternelle. Mes autres illusions étaient de plus en plus affaiblies par la vue de la vérité. Mais plus je reviens vers celle dont je m’entretiens avec toi et dont je vis, plus grandit ce plaisir, plus grandit ce délire, qui est mon existence. Angélique beauté ! Partout où je regarde, chaque beau visage me semble imiter ton visage, comme une image feinte. Tu es la seule source de tout autre charme, tu me parais la seule vraie beauté.

Depuis que je t’ai vue, de quel grave souci n’as-tu pas été chez moi le suprême objet ? Quelle partie de la journée s’est écoulée sans que je pensasse à toi ? Quand ton image souveraine manqua-t-elle à mes songes ? Figure belle comme un songe et angélique, dans le séjour terrestre, dans les voies élevées de l’univers entier, que demandé-je, qu’espéré-je de plus beau que de voir tes yeux, de plus doux que de posséder ta pensée ?



XXVII

L’AMOUR ET LA MORT.

(Publié en 1836.)


Ὅν οἱ θεοὶ φιλοῦσιν, ἀποθνήσϰει νέος.
Il meurt jeune, celui qui est aimé des dieux.
Ménandre.


Le destin engendra en même temps l’Amour et la Mort, frère et sœur. Le monde n’a ici-bas rien d’aussi beau non plus que les étoiles. De l’un naît le bien et le plaisir le plus grand qui se trouve sur l’océan de la vie : l’autre anéantit les plus grandes douleurs et les plus grands maux. C’est une belle enfant, douce à voir, non pas telle que se la dépeint la gent couarde ; elle aime souvent à accompagner l’enfant Amour et ils franchissent ensemble la route mortelle ; premières consolations de tout cœur sage. Et jamais cœur ne fut plus sage qu’un cœur frappé d’amour, ni ne méprisa plus profondément la vie misérable. Jamais cœur ne fut prêt à s’exposer au danger comme pour ce maître. Là où tu viens en aide, Amour, naît ou se réveille le courage, et la race humaine devient sage en actions, et non, comme d’ordinaire, en vaines pensées.

Quand nouvellement naît au fond du cœur une amoureuse passion, en même temps qu’elle, dans le cœur languissant et fatigué un désir de mourir se fait sentir. Comment ? je ne sais. Mais tel est le premier effet de l’amour vrai et puissant. Peut-être alors ce désert épouvante-t-il les yeux, peut-être le mortel voit-il que la terre est désormais inhabitable pour lui sans cette félicité nouvelle, unique, infinie que se figure sa pensée : mais pressentant les orages terribles qu’elle fera naître dans son cœur, elle désire le repos, elle désire se réfugier au port pour fuir la cruelle passion, qui déjà, rugissante, obscurcit tout autour de lui.

Puis quand la formidable puissance a tout saisi, quand l’invincible souci foudroie son cœur, que de fois, ô Mort, tu es ardemment implorée par l’amant désolé ! Que de fois, le soir et à l’aube, en étendant son corps fatigué, il se dit qu’il serait heureux si jamais il ne se relevait de là et s’il ne revoyait plus la lumière amère ! Et souvent, au son de la cloche funèbre, aux chants qui conduisent les morts à l’éternel oubli, avec d’ardents soupirs poussés du fond du cœur il envia celui qui s’en va habiter parmi les trépassés. Jusqu’à la plèbe inconnue, jusqu’au villageois ignorant toute vertu qui dérive du savoir, tous sont ainsi. Même la jeune fille timide et réservée, qui d’ordinaire au nom de la mort sent se dresser ses cheveux, ose sur la tombe et les voiles funèbres fixer son regard plein de constance ; elle ose méditer longuement le fer et le poison, et dans son âme ignorante elle comprend la douceur de mourir ; tant la discipline de l’amour incline à la mort. Souvent aussi, la grande souffrance intérieure en vient au point que la force mortelle ne peut la supporter : alors ou le corps frêle cède à ces mouvements terribles et de cette manière la Mort prévaut par le pouvoir de son frère, ou l’Amour mord si profondément que, d’eux-mêmes, le villageois ignorant et la tendre jeune fille rejettent à terre leurs jeunes corps. Le monde rit de ces accidents : que le ciel lui donne paix et vieillesse.

Aux âmes ardentes, heureuses, généreuses, puisse le destin accorder l’un de vous deux, doux seigneurs, amis de l’humaine famille, pouvoirs sans pareils, dans l’immense univers, que dépasse seul le destin, cet autre pouvoir. Et toi que depuis le commencement de mon âge j’honore et j’invoque toujours, belle Mort, toi qui seule au monde as pitié des peines terrestres, si je te célébrai jamais, si je tentai de réparer les outrages faits par le vulgaire à ta divine condition, ne tarde plus, condescends à des prières si rares, ferme à la lumière ces tristes yeux, ô reine du temps ! Quelle que soit l’heure où tu ouvriras tes ailes vers mes prières, tu me trouveras le front haut, armé, luttant contre le destin, ne louant ni ne bénissant, comme c’est l’usage de l’antique bassesse humaine, la main qui me fouette et se teint de mon sang innocent, rejetant de moi toutes ces vaines espérances, avec lesquelles le monde se console comme un enfant, et tout sot encouragement ; n’espérant rien d’autre à aucun temps, si ce n’est toi seule ? n’attendant d’autre jour serein que celui où je pencherai mon visage endormi sur ton sein virginal.



XXVIII

À LUI-MÊME[1].


Maintenant tu te reposeras pour toujours, mon cœur fatigué. Elle a péri, l’erreur suprême que j’ai crue éternelle pour moi. Elle a péri. Je sens bien qu’en nous des chères erreurs non seulement l’espoir, mais le désir est éteint. Repose-toi pour toujours. Tu as assez palpité. Aucune chose ne mérite tes battements, et de tes soupirs la terre n’est pas digne. Amertume et ennui, voilà la vie : elle n’est rien d’autre : le monde n’est que fange. Repose-toi désormais. Désespère à jamais. À notre race le destin n’a donné que de mourir. Méprise désormais et toi-même et la nature et le pouvoir honteux et caché qui ordonne la ruine de tous et l’infinie vanité de tout.



XXIX

ASPASIE.


Ton image revient quelquefois devant ma pensée, Aspasie. Tantôt, dans les lieux habités, je la vois briller fugitivement sur d’autres visages ; tantôt, dans les campagnes désertes, à la sérénité du jour ou au silence des étoiles, comme réveillée par une suave harmonie, cette superbe vision renaît dans mon âme prête à défaillir. Vision adorée, ô dieux, jadis à la fois mes délices et mes furies ! Et jamais je ne sens les parfums de la plage fleurie, ni l’odeur des fleurs dans les rues de la ville, sans que je te voie encore telle que tu étais le jour où, dans tes élégants appartements, tout embaumés des fleurs nouvelles du printemps, ta forme angélique s’offrit à moi vêtue de la couleur de la sombre violette, inclinée sur des fourrures brillantes et entourée de mystérieuse volupté. Savante charmeuse, tu faisais sonner de chauds baisers sur les lèvres rondes de tes enfants, montrant ton cou de neige et les serrant, eux qui ignoraient tes desseins, avec ta main gracieuse sur ton sein désiré et caché. Un nouveau ciel, une nouvelle terre et comme un rayon divin apparurent à ma pensée. Ainsi dans ma poitrine, qui cependant n’était pas désarmée, ton bras enfonça de vive force le trait que je portai en gémissant dans ma blessure jusqu’à ce que le soleil eût deux fois parcouru sa carrière annuelle.

Femme, ta beauté apparut à ma pensée comme un rayon divin. La beauté et la musique font le même effet : elles semblent souvent nous révéler le mystère profond des Élysées ignorés. Le mortel frappé désire la fille de son esprit, l’amoureuse idée qui renferme en elle une grande partie de l’Olympe, toute semblable de visage, de manière, de parole, à la femme que l’amant ravi croit confusément désirer et aimer. Enfin reconnaissant son erreur et le changement d’objet, il s’irrite, et souvent accuse la femme bien à tort. Le caractère d’une femme s’élève rarement à cette image élevée ; elle ne pense pas à ce que sa beauté inspire à ses amants généreux et ne pourrait le comprendre. Une conception si haute ne tient pas dans son front étroit. L’homme trompé a tort d’espérer en ces regards au si vif éclat, d’y chercher des sentiments profonds, inconnus, et plus que virils : sa nature n’est-elle pas inférieure en tout à celle de l’homme ? Si ses membres sont plus tendres et plus minces, son esprit a moins de force et de capacité.

Toi non plus, Aspasie, tu n’as jamais pu imaginer ce que tu as inspiré toi-même à ma pensée. Tu ne sais pas quel amour démesuré, quels chagrins intenses, quels indicibles mouvements, ni quels délires tu as fait naître en moi ; et jamais le jour ne viendra où tu pourras le comprendre. De même l’exécuteur d’un morceau de musique ignore ce que son jeu et sa voix produisent chez ceux qui l’écoutent. Maintenant elle est morte, cette Aspasie que j’aimai tant. Elle git pour toujours, jadis objet de ma vie : toutefois, fantôme chéri, elle revient de temps en temps et disparaît. Tu vis, non seulement belle encore, mais si belle, à mes yeux, que tu surpasses toutes les autres. Cependant cette ardeur qui naquit de toi est éteinte : car ce n’est pas toi que j’aimai, mais cette déesse qui vivait jadis dans mon cœur, et qui y est maintenant ensevelie. C’est elle que j’adorai longtemps ; j’aime à ce point sa céleste beauté, que, connaissant bien ta nature et ton essence, tes artifices et tes mensonges, je contemplais néanmoins ses beaux yeux dans les tiens, je m’attachai à toi tant qu’elle vécut, non pas trompé, mais amené par le plaisir de cette douce ressemblance à supporter un long et âpre esclavage.

Maintenant vante-toi : tu le peux. Raconte que tu es la seule de ton sexe devant qui j’aie plié ma tête altière, à qui j’aie offert spontanément mon cœur indompté. Raconte que la première, et, j’espère, la dernière, tu as vu mon regard suppliant. Devant toi, timide, tremblant (à le redire, je brûle de dépit et de honte), hors de moi, j’épiais avec soumission tous tes caprices, toutes tes paroles, tous tes actes, je pâlissais à tes superbes dédains, mon visage brillait à un signe courtois, et à chaque regard de toi je changeais d’attitude et de couleur. Puis tomba le charme, et mon joug, brisé du même coup, est à terre : je m’en réjouis. Quoique plein d’ennui, sorti enfin de l’esclavage d’une telle frivolité, j’embrasse avec joie la sagesse et la liberté. Si la vie privée de passions et de nobles erreurs est une nuit sans étoiles au milieu du printemps, c’est pour moi une consolation et une vengeance suffisantes de la destinée mortelle de m’étendre ici sur l’herbe, et, négligent, immobile, je regarde la mer, la terre et le ciel, et je souris.



XXX

SUR UN BAS-RELIEF D’UNE TOMBE ANTIQUE
représentant
le départ d’une jeune fille morte
qui prend congé des siens
.


Où vas-tu ? Qui t’appelle loin de ceux que tu aimes, belle jeune fille ? Pourquoi, voyageuse solitaire, abandonnes-tu si de bonne heure le toit paternel ? Reviendras-tu vers ce seuil ? Rendras-tu joyeux un jour ceux qui aujourd’hui t’entourent en pleurant ?

Tu as les yeux secs et l’air courageux, mais pourtant tu es triste. Si la route est agréable ou déplaisante, si la demeure où tu te diriges est triste ou aimable, à ton aspect grave on le devine mal. Hélas ! hélas ! moi-même je ne pourrais pas encore décider en moi et on ne comprend peut-être pas encore dans le monde, si tu dois être dite disgraciée ou aimée du ciel, misérable ou fortunée.

La mort t’appelle : au commencement du jour, l’instant suprême. Au nid dont tu pars tu ne retourneras pas. La vue de tes doux parents, tu la laisses pour toujours. Le lieu où tu vas est sous la terre : ce sera là ta demeure pour toujours. Peut-être es-tu heureuse ; et cependant qui regarde ton destin et y songe, soupire.

Ne jamais voir la lumière était, je crois, le meilleur. Mais une fois née, et arrivée au moment où la beauté reine se répand dans tes membres et dans ton visage et que le monde commence à se prosterner de loin devant elle, dans la fleur de toute espérance et bien avant que brille devant ton front joyeux les lugubres éclairs de la vérité, comme une vapeur qui forme à l’horizon un nuage léger et passager, disparaître ainsi à peine formée et changer les jours à venir pour les obscurs silences de la tombe, si une telle chose paraît heureuse à l’intelligence, elle pénètre d’une profonde pitié les cœurs les plus fermes.

Mère qui fais trembler et pleurer, dès sa naissance, la famille des êtres animés, Nature, monstre indigne de louanges, qui enfantes et nourris pour tuer, si le trépas prématuré d’un mortel est un dommage, comment l’infliges-tu à ces têtes innocentes ? Si c’est un bien, pourquoi rends-tu un tel départ funeste et pour celui qui part de la vie et pour celui qui y reste ? Pourquoi nulle douleur n’est-elle plus difficile à consoler ?

Malheureuse où qu’elle regarde, malheureuse où qu’elle se tourne, où qu’elle se réfugie, telle est cette race sensible ! Il t’a plu que même l’espérance de la jeunesse fût trompée par la vie : pleine de deuils est la mer de la vie : l’unique délivrance de nos maux, c’est la mort : c’est là l’inévitable but, l’immuable loi que tu as établie pour la carrière humaine. Hélas ! pourquoi, après ce douloureux voyage, ne pas nous rendre l’arrivée joyeuse ? Ce but certain, ce but qu’en vivant nous avons toujours devant l’âme, qui seul a consolé nos maux, pourquoi le voiler de draps noirs et l’entourer d’ombres si tristes ? Pourquoi donner au port un aspect plus épouvantable que celui de tous les flots ?

Si c’est un malheur, cette mort que tu destines à nous tous, que sans notre faute, à notre insu, sans notre consentement, tu abandonnes à la vie, certes le sort de celui qui meurt est enviable pour celui qui sent la mort de ceux qu’il aime. Que si véritablement, comme je le tiens pour assuré, vivre est un malheur et mourir une faveur, qui cependant pourrait jamais, ce qui devrait se faire pourtant, désirer le jour suprême de ceux qu’il aime, pour rester amoindri lui-même ? Qui pourrait voir s’en aller la personne avec laquelle il aurait passé beaucoup d’années, lui dire adieu sans autre espérance de la rencontrer encore sur la route du monde, puis seul, abandonné sur terre, regardant autour de lui aux heures, aux lieux accoutumés, se rappeler le compagnon perdu ? Comment, ah ! comment, ô Nature, as-tu le cœur d’arracher des bras l’un de l’autre l’ami et l’ami, le frère et le frère, le père et l’enfant, l’aimant et l’aimé, et d’anéantir l’un en laissant la vie à l’autre ? Comment as-tu pu rendre nécessaire pour nous cette grande douleur, que le mortel survive au mortel et continue à aimer ? Mais la Nature en ses actes s’inquiète d’autre chose que de notre mal et de notre bien.



XXXI

SUR LE PORTRAIT D’UNE BELLE DAME.

(Sculpté sur son tombeau.)


Voilà ce que tu as été : maintenant, ici, sous terre, tu es poussière et squelette. Au-dessus des ossements et de la fange, vainement immobile, muet, regardant le vol des âges, se tient, seul gardien du souvenir et de la douleur, le simulacre de la beauté disparue. Ce doux regard qui fit trembler, si, comme il semble aujourd’hui, il se fixa immobile sur autrui, cette lèvre d’où le plaisir semble déborder comme d’une urne pleine, ce cou que le désir enlaçait autrefois, cette main amoureuse qui souvent, quand elle se tendait, sentit qu’elle glaçait la main qu’elle serrait, et ce sein devant lequel on voyait les hommes pâlir d’amour, tout cela exista jadis : maintenant tu n’es que fange et ossements : une pierre cache ta vue odieuse et triste.

Voilà ce qu’a fait le destin de ce visage qui semblait parmi nous la plus vivante image du ciel. Mystère éternel de notre être ! Aujourd’hui, source inénarrable de pensées, de sensations élevées, infinies, la beauté grandit, et, comme une splendeur lancée sur nos sables par la Nature immortelle, semble donner à l’état mortel le pressentiment de la sûre espérance des destinées surhumaines, de royaumes fortunés et de mondes d’or. Demain, par une force légère, hideux à voir, abominable, abject devient ce qui fut autrefois comme un visage d’ange et en même temps s’éloigne des âmes l’admirable pensée qu’inspirait cet objet.

Des désirs infinis et des visions altières sont créés dans l’esprit errant par une vertu naturelle, — savante harmonie ; et sur une mer délicieuse, secrète, erre l’esprit humain : nageur hardi, il se laisse aller comme à plaisir sur cet océan. Mais si une note discordante frappe l’oreille, en un moment ce paradis s’anéantit.

Nature humaine, comment si tu es en tout frêle et vile, si tu es poussière et ombre, comment as-tu des sentiments si hauts ? Si tu es encore noble en partie, comment tes mouvements et tes pensées les plus dignes sont-ils si légèrement éveillés et éteints par des causes si basses ?



XXXII

PALINODIE.

Au marquis Gino Capponi.


Toujours soupirer ne sert à rien.
Pétrarque.


Je me suis trompé, candide Gino : je me suis trompé longtemps et de beaucoup. J’ai cru la vie misérable et vaine, et notre siècle plus insensé que les autres. Mon langage parut et fut intolérable à l’heureuse race mortelle, si l’on doit ou si l’on peut dire que l’homme soit mortel. Partagée entre l’étonnement et le dédain, du fond de l’Éden où elle séjourne, la race sublime se mit à rire, et déclara que j’étais un abandonné, un disgracié, incapable ou sans expérience des plaisirs, prenant son propre sort pour le sort commun et attribuant ses maux à l’humanité. Enfin, à travers la fumée odorante des cigares, pendant que l’on croque bruyamment de petits gâteaux, au milieu des cris militaires qui ordonnent le service des glaces et des boissons, parmi les tasses heurtées et les cuillères brandies, la lumière quotidienne des gazettes a brillé toute vive à mes yeux. Je reconnus et je vis la joie publique et la douceur de la destinée mortelle. Je vis le haut état et la valeur des choses terrestres, la carrière humaine toute fleurie, et comme ici-bas il n’est rien qui déplaise, rien qui dure. Je ne connus pas moins les efforts les œuvres étonnantes, l’intelligence, les vertus et le profond savoir de mon siècle, et je vis, du Maroc au Catay, de l’Ourse au Nil et de Boston à Goa, les royaumes, les empires et les duchés courir à l’envi et hors d’haleine sur les traces de la douce félicité, et la saisir déjà par sa chevelure flottante et par l’extrémité de son boa. Voyant ces choses et méditant profondément devant ces vastes feuilles, j’eus honte de ma lourde et vieille erreur et de moi-même.

C’est un siècle d’or que nous filent désormais, ô Gino, les fuseaux des Parques. Tous les journaux, quelle que soit leur langue ou leur format, sur tous les rivages, le promettent au monde à l’unanimité. L’amour universel, les voies ferrées, la multiplication du commerce, la vapeur, l’imprimerie et le choléra rapprochent étroitement les peuples et les climats les plus éloignés ; et il n’y aura rien d’étonnant si le pin et le chêne suent du lait et du miel, ou encore s’ils dansent au son d’une valse, tant s’est accrue jusqu’ici la puissance des alambics, des cornues et des machines, rivales du ciel, et tant elle s’accroîtra dans l’avenir : car de progrès en progrès vole et volera toujours sans fin la descendance de Sem, de Cham et de Japhet.

Cependant, le monde ne mangera certes pas de glands, si la faim ne l’y force : mais il ne déposera pas le fer cruel. Bien des fois il méprisera l’argent et l’or : il se contentera des billets de banque. Elle ne s’abstiendra pas désormais du sang chéri de ses frères, la race généreuse : elle couvrira de carnage et l’Europe et l’autre rive de l’océan Atlantique, cette jeune nourrice de la pure civilisation, chez qui une fatale question de poivre, de cannelle ou d’autre épice, ou bien de canne à sucre, ou tout ce qui se change en or, pousse toujours les bandes fraternelles à entrer en guerre les unes contre les autres. Le vrai mérite, la vertu, la modestie, la bonne foi, l’amour de la justice, seront toujours, dans tout État politique, à l’écart, étrangers aux affaires communes, injuriés et vaincus : parce que la Nature a voulu qu’en tout temps elles fussent au bas des choses. L’audace arrogante, la fraude et la médiocrité règnent toujours : leur destin est de surnager. Quiconque aura la puissance et la force, en abusera, qu’elles soient réunies en un seul ou divisées, dans quelque forme politique que ce soit. C’est la première loi que la Nature et le Destin aient écrite sur le diamant. Ni Volta ni Davy ne la changeront avec leur électricité, ni toute l’Angleterre avec ses machines, ni le siècle nouveau avec un fleuve d’écrits politiques grand comme le Gange. Toujours l’honnête homme sera dans la tristesse ; l’homme vil dans les fêtes et la joie. Tous les mondes seront continuellement en armes et conjurés contre les âmes élevées : le vrai bonheur sera poursuivi par la calomnie, la haine, l’envie ; le faible sera la proie du fort ; le mendiant à jeun sera le serviteur et l’esclave des riches, dans tout genre de gouvernement, près ou loin de l’équateur ou des pôles : il en sera éternellement ainsi, tant que sa propre demeure et la lumière du jour ne manqueront pas à notre race.

Ces légers restes et ces traces du temps passé laisseront forcément des marques dans l’âge d’or qui se lève : car la société humaine a par nature mille principes et mille éléments discordants et contradictoires : et, quant à faire cesser cette discorde, l’intelligence et la force des hommes ne l’ont jamais pu, depuis que naquit notre race illustre, et de notre temps aucun traité ni aucun journal ne le pourra, quelle qu’en soit la sagesse ou la puissance. Mais dans les choses plus importantes, la félicité mortelle deviendra entière et toute nouvelle. Plus souples de jour en jour deviendront les habits ou de laine ou de soie. Les agriculteurs et les artisans laissant à l’envi leurs habits grossiers, couvriront de coton leur peau rude, et leur échine de drap fin. Mieux faits pour l’usage, et, certes, plus beaux à voir, les tapis, les couvertures, les sièges, les canapés, les tabourets et les tables, les lits et tous les meubles orneront les appartements de leur beauté garantie pour un mois ; la cuisine ardente admirera de nouvelles formes de chaudrons et de marmites. De Paris à Calais, de Calais à Londres, de Londres à Liverpool, le chemin ou plutôt le vol sera si rapide qu’on n’ose l’imaginer, et sous le vaste cours de la Tamise s’ouvrira un passage, œuvre hardie, immortelle, qui devait déjà être faite il y a plusieurs années. Les rues les moins fréquentées des cités souveraines seront mieux éclairées la nuit et aussi sûres que les plus grandes rues d’une ville de province ne le sont aujourd’hui. Telles sont les douceurs et l’heureux sort que le ciel destine à la génération qui vient.

Heureux ceux qu’à l’heure où j’écris la sage-femme reçoit vagissants dans ses bras ! Ceux qui sont destinés à voir ces jours désirés, où par de longues études et avec le lait de sa chère nourrice chaque enfant apprendra combien de livres de sel et de viande, combien de boisseaux de farine absorbe par mois son village natal ; combien de naissances et de morts le vieux prieur enregistre chaque année. Alors de puissantes machines à vapeur imprimeront en une seconde des millions d’exemplaires ; la plaine et la colline, peut-être même la mer immense, comme par une troupe de grues qui cachent tout à coup le jour avec leur vol, seront couvertes par les gazettes, cette âme et cette vie de l’univers, cette unique source de la science pour cet âge-ci et pour l’âge à venir !

Comme un enfant, avec des bouts de papier et de petits morceaux de bois, élève soigneusement un édifice en forme de temple, de tour ou de palais, le regarde un instant et le détruit aussitôt, parce qu’il a besoin de ce bois et de ce papier pour un nouveau travail ; de même la Nature, si sublime à contempler que soit son œuvre, ne la voit pas plutôt parfaite, qu’elle entreprend de la défaire, en en disposant autre part les parties séparées. En vain, pour se préserver, elle et les autres, de ce jeu méchant, dont la raison lui est éternellement cachée, la race mortelle se hâte d’employer mille talents de mille façons diverses avec sa docte main : en dépit de tout effort, la Nature cruelle, enfant invincible, satisfait son caprice et, sans repos, se divertit à détruire et à former. Une famille variée et infinie de maux et de peines incurables accable le fragile mortel, fait pour périr irréparablement ; une force hostile, destructrice, le frappe de tous côtés, au dedans et au dehors, et le suit opiniâtrement depuis le jour de sa naissance ; elle le fatigue et l’abat, elle qui est infatigable, jusqu’à ce qu’il gise, écrasé enfin et éteint par sa mère impie. Voilà, ô noble esprit, les misères extrêmes de l’état mortel : la vieillesse et la mort ont leur principe en nous dès que notre lèvre d’enfant presse le tendre sein qui nous transmet la vie : le joyeux dix-neuvième siècle ne peut pas, je crois, corriger cela, pas plus que ne l’a pu le dixième ou le neuvième et que ne le pourront davantage les âges futurs. Enfin, s’il est permis d’appeler quelquefois la vérité par son nom, tout homme né, n’importe quand, ne sera en somme que malheureux, non seulement dans l’ordre et la vie politiques, mais en tout, et ce mal est inguérissable par son essence et par les lois universelles qui embrassent le ciel et la terre. Mais les esprits sublimes de mon siècle ont trouvé un projet nouveau et presque divin : ne pouvant rendre personne heureux sur terre, ils ont oublié l’homme et se sont mis à rechercher une félicité générale : ils l’ont trouvée aisément et font d’un grand nombre d’hommes, tous tristes et malheureux, un peuple heureux et gai : le troupeau de politiques admire ce miracle, que n’ont pas encore expliqué les pamphlets, les revues et les gazettes.

Ô intelligence, jugement, esprit surhumain de l’âge présent ! Et quelle sûre philosophie, quelle sagesse, ô Gino, nous sont enseignées, dans des sujets encore plus sublimes et plus mystérieux, par mon siècle et le tien ! Avec quelle constance, ce qu’il méprisait hier, il l’adore aujourd’hui prosterné et l’abattra demain pour aller en ramasser les morceaux et le relever le lendemain dans la fumée de l’encens. Combien doit-on estimer et quelle foi inspire l’accord unanime de notre siècle ou même de notre année ! Comparons notre opinion à celle de l’année, dont différera celle de l’année suivante : comment faire pour être toujours d’accord avec son temps ? Et, si l’on oppose les temps antiques aux modernes, combien à philosopher ainsi notre science s’est altérée !

Un de tes amis d’autrefois, louable Gino, un maître de poésie sûr de lui, et même, en toutes sciences, arts et facultés humaines, docteur et correcteur de tous les esprits qui jamais furent, sont ou seront, m’a dit : « Laisse tes propres sentiments : ils n’intéressent pas cet âge viril ; tourne-toi vers les sévères études économiques, fixe ton regard sur les choses publiques. À quoi te sert d’explorer ton propre cœur ? Ne cherche point au dedans de toi matière à tes chants. Chante les besoins de notre siècle et l’espérance mûre. » Mémorables sentences ! Je poussai un rire épique quand à mon oreille profane résonna le mot d’espérance semblable à un propos comique ou à un vagissement sorti d’une bouche qui se détache de la mamelle. Mais maintenant je retourne en arrière, je suis une voie tout opposée : il m’est clair désormais, par des faits non douteux, qu’il ne faut pas contredire son propre siècle, si on lui demande des louanges et de la renommée, mais lui obéir et le flatter fidèlement : par ce chemin court et aisé on va aux étoiles. Quoique désireux des étoiles, je ne pense pas à faire des besoins du siècle la matière d’un chant : le nombre sans cesse accru des marchands et des boutiques y pourvoit largement. Mais je chanterai certainement l’espérance, oui, l’espérance dont les Dieux nous donnent déjà un gage visible : car déjà, principe de la nouvelle félicité, on voit sur les lèvres et la joue des jeunes gens d’énormes poils de barbe.

Oh ! salut, ô signe sauveur, ô première lumière de l’âge fameux qui se lève ! Regarde devant toi comme se réjouissent le ciel et la terre, comme brille le regard des jeunes filles, et, parmi les festins et les fêtes, comme vole déjà la renommée des héros barbus. Crois, crois pour la patrie, ô race moderne qui es mâle assurément. À l’ombre de tes poils, l’Italie croîtra, et toute l’Europe croîtra depuis les bouches du Tage jusqu’à l’Hellespont, et le monde se reposera dans la sécurité. Et toi, commence à saluer en riant tes pères hérissés, ô génération enfantine, élue pour les jours d’or, et ne t’épouvante pas de l’innocente noirceur des visages aimés. Ris, ô tendre génération ; à toi est réservé le fruit de tant de discours ; tu verras la joie régner ; cités et campagnes, vieillesse et jeunesse marqueront un égal contentement, et les barbes ondoieront longues de deux palmes.



XXXIII

LE COUCHER DE LA LUNE[2].


De même que, dans la nuit solitaire, sur les campagnes et les eaux argentées, où voltige le zéphyr, où les ombres lointaines forment mille aspects fuyants, mille objets trompeurs, parmi les ondes tranquilles dans la plaine et les branches, les haies, les collines et les villas, la lune, arrivée aux confins du ciel, descend derrière l’Apennin ou les Alpes, ou dans le sein infini de la mer Tyrrhénienne : le monde change de couleur, les ombres disparaissent et une même obscurité noircit la vallée et la montagne. La nuit reste aveugle, et sur la route le charretier salue d’un chant triste la dernière blancheur de la lumière qui fuit ;

De même la jeunesse s’évanouit et laisse la vie humaine ; alors s’enfuient les ombres et l’aspect des erreurs séduisantes et disparaissent les espérances lointaines sur lesquelles s’appuie la nature mortelle. La vie reste abandonnée, obscure. Le voyageur troublé y plonge en vain son regard et cherche le terme ou le but du chemin qui lui reste à faire : il voit que le séjour terrestre lui est étranger et qu’il est devenu étranger à ce séjour.

Trop heureux et trop gai parut là-haut notre misérable sort, si la jeunesse, où pourtant chaque bien est le fruit de mille peines, durait autant que le cours de notre vie. Ce serait un décret trop doux, celui qui condamne à mourir chaque être animé, si le milieu de la route ne lui était pas bien plus dur que la terrible mort. Trouvaille digne d’intelligences immortelles, les éternels inventèrent la vieillesse, le plus grand de tous les maux, où le désir est intact, l’espérance éteinte, où les sources du plaisir sont desséchées, où les maux s’accroissent toujours sans qu’aucun bien soit plus accordé.

Vous, collines et plages, une fois tombée la splendeur qui à l’occident argentait le voile de la nuit, vous ne resterez pas longtemps orphelines : bientôt, du côté opposé, vous verrez le ciel blanchir de nouveau et l’aube se lever : le soleil suivra et avec ses flammes puissantes et fulgurantes, avec ses torrents de lumière, il vous inondera ainsi que les plaines éthérées. Mais la vie mortelle, quand la belle jeunesse a disparu, ne se colore jamais d’une autre lumière ni d’une autre aurore. Elle est veuve jusqu’à la fin ; et à la nuit qui obscurcit les autres âges, les Dieux ont placé comme signe le tombeau.



XXXIV

LE GENÊT
OU
LA FLEUR DU DÉSERT.


Καὶ ἠγάπησαν οἱ ἄνθρωποι μᾶλλον τὸ σϰότος ἢ τὸ φῶς.
Et les hommes préférèrent les ténèbres à la lumière.
Saint Jean, iii, 19.


Ici, sur le dos aride du mont formidable, du Vésuve exterminateur, que ne réjouit aucun autre arbre, aucune autre fleur, tu répands autour de toi tes rameaux solitaires, genêt odoriférant, et les déserts te plaisent. Je t’ai vu aussi embellir de tes tiges les contrées solitaires qui entourent la cité autrefois reine des mortels, ces campagnes dont l’aspect grave et taciturne semble attester et rappeler au voyageur l’empire détruit. Je te revois maintenant sur ce sol, amante des lieux tristes et abandonnés du monde, compagne fidèle des fortunes détruites. Ces campagnes couvertes de cendres stériles et recouvertes de lave durcie qui résonne sous le pas du voyageur, où le serpent se niche et se tord au soleil, où le lapin retourne au trou caverneux qu’il habite, furent de joyeuses villas, des champs cultivés ; toutes blondes d’épis, elles retentirent du mugissement des troupeaux ; elles furent des jardins et des palais, refuge agréable des loisirs des puissants ; elles furent des cités fameuses que les torrents de l’altière montagne écrasèrent avec leurs habitants, jaillissant comme la foudre de la bouche de feu. Maintenant une même ruine enveloppe tout aux environs, et où tu es, ô noble fleur, comme si tu avais pitié des infortunes d’autrui, tu envoies au ciel un doux parfum qui console le désert. Qu’il vienne ici, celui qui a coutume de porter aux nues notre condition et qu’il voie quel souci notre race inspire à l’aimante nature. Il pourra apprécier aussi avec une juste mesure la puissance de la race humaine, que sa dure nourrice, quand il craint le moins, détruit en partie d’un léger et rapide mouvement et qu’elle peut anéantir tout entière et tout à coup d’un mouvement encore plus léger. Sur ces rives sont gravées les destinées progressives et magnifiques de l’humanité.

Regarde-toi et mire-toi ici, siècle superbe et sot, qui as abandonné le chemin indiqué jadis par la pensée en sa renaissance, qui retournes en arrière, t’en vantes et appelles cela progresser. Tous les esprits, dont le sort funeste t’a fait père, flattent ton enfantillage, bien que parfois ils se moquent de toi entre eux. Moi je ne descendrai pas sous terre couvert d’une telle honte. Il me serait bien facile d’imiter les autres, de rivaliser de balivernes et de faire ainsi accepter mes chants à tes oreilles. Mais j’aime mieux avoir montré le plus possible le mépris de toi qui se cache dans mon cœur, bien que je sache que l’oubli écrase celui qui déplut trop à son temps. Je me ris jusqu’à présent de ce mal qui me sera commun avec toi. Tu vas rêvant la liberté, et tu veux remettre en esclavage la pensée par laquelle seule nous sortons en partie de la barbarie, qui seule accroît la civilisation et améliore les destins d’un peuple. Ainsi, elle t’a déplu, la vérité sur l’âpre sort et la basse condition que la nature nous a donnés. Tu as lâchement tourné le dos à la lumière qui éclairait cette vérité : tu la fuis, tu appelles vil celui qui la suit et magnanime celui-là seul qui, se moquant de lui-même ou des autres, rusé ou fou, élève jusqu’aux astres la condition des hommes.

Un homme pauvre et faible de corps, qui a l’âme généreuse et haute, ne se donne ni ne se tient pour riche ni pour vigoureux ; dans le monde, il n’a pas le ridicule de faire parade d’opulence et de santé. Mais il se laisse voir sans honte ce qu’il est, c’est-à-dire dénué de force et d’argent : il avoue sa situation, il en parle ouvertement et il l’estime conformément à la réalité. Pour moi, je ne trouve pas magnanime, mais sot, l’animal qui, né pour mourir, nourri dans la peine, dit : « Je suis fait pour jouir », et qui emplit les journaux de son orgueil odieux, promettant sur terre des destinées sublimes et des félicités nouvelles, ignorées de ce monde et même du ciel, à ces peuples qu’une vague de la mer qui se soulève, qu’un souffle pernicieux, qu’un ébranlement souterrain détruisent si bien que leur souvenir survit à peine. C’est une noble nature, celle qui ose lever ses yeux mortels contre le destin commun, et qui, d’un langage franc, sans rien retrancher de la vérité, avoue le mal qui nous fut donné en partage, et la bassesse, la fragilité de notre condition ; celle qui se montre grande et forte dans la souffrance, qui n’ajoute pas à ses misères les haines et les colères fraternelles, en accusant l’homme de sa douleur, mais qui en accuse la vraie coupable, celle qui est la mère des mortels pour l’enfantement, leur marâtre pour l’affection. Voilà l’ennemie qu’elle proclame ; elle pense que contre elle fut jadis liguée la société humaine, elle estime que les hommes forment tous une confédération, elle les embrasse tous d’un véritable amour, elle leur donne et elle attend d’eux une aide prompte et forte dans les périls mutuels et les angoisses de la guerre commune. Armer la main de l’homme pour l’offense, tendre des pièges et des embûches à son voisin, elle voit là autant de folie que si, dans un camp entouré d’une armée ennemie, au moment le plus critique de l’assaut, on oubliait les ennemis, on entreprenait des querelles acerbes avec ses amis, et qu’on semât la fuite et qu’on fît briller son épée parmi ses propres compagnons d’armes. Quand de telles pensées seront connues du vulgaire, comme elles le furent, quand cette horreur, qui unit d’abord les mortels en société contre la nature impie, sera ramenée en partie par le vrai savoir, par l’honnête et loyale politique, la justice et la piété auront alors d’autres racines que ces superbes folies, où on fonde la probité du vulgaire, probité aussi stable que peut être stable ce qui a l’erreur pour fondement.

Souvent sur ces plages désolées et en deuil que revêt le flot durci qui semble ondoyer, je m’assieds pendant la nuit ; et, sur la lande triste, dans l’azur très-pur, je vois en haut flamboyer les étoiles à qui la mer au loin sert de miroir, et dans le vide serein brille tout un monde d’étincelles tournoyantes. Et quand je fixe mes yeux sur ces lumières qui nous semblent n’être qu’un point, et qui sont si immenses que pour elles la terre et la mer sont véritablement un point, et qu’elles ignorent tout à fait non seulement l’homme, mais ce globe où l’homme n’est rien ; quand je regarde ces groupes d’étoiles encore plus éloignées de nous dans l’infini, qui nous paraissent comme un nuage, pour qui non seulement l’homme et la terre, mais encore toutes nos étoiles ensemble, infinies de nombre et de masse, y compris le soleil d’or, sont inconnues ou paraissent être ce que ces groupes eux-mêmes paraissent à la terre, un point de lumière nébuleuse ; — alors que sembles-tu à ma pensée, ô race de l’homme ? Et me rappelant d’une part ton état d’ici-bas, dont le sol que je foule est l’emblème, d’autre part la croyance que tu as d’être la maîtresse des choses et le but donné au Tout, et combien de fois il t’a plu de créer des fictions, combien de fois sur cet obscur grain de sable qui a nom la terre, tu as fait descendre les auteurs de toute chose, pour converser amicalement avec les tiens ; quand je songe que, renouvelant ces rêves ridicules, tu insultes aux sages jusque dans l’âge présent, qui semble dépasser tous les âges en savoir et en civilisation, quel mouvement alors, malheureuse race mortelle, ou quelle pensée enfin se produit à ton égard dans mon cœur ? Je ne sais lequel prévaut, du rire ou de la pitié.

Comme une petite pomme, tombant d’un arbre vers la fin de l’automne par le seul effet de sa maturité, écrase, dépeuple et recouvre en un instant les douces demeures d’un peuple de fourmis, creusées dans la terre, rendue molle à force de travail, ainsi que les richesses réunies avec une longue émulation de zèle par la gent laborieuse au temps de l’été : de même, une masse noire de cendres, de laves et de pierres brisées mêlées en ruisseaux brûlants, lancée du cratère tonnant jusqu’au fond du ciel et retombant ensuite, ou un immense débordement de masses liquéfiées, de métaux et de sables brûlants descendant avec fureur sur le flanc de la montagne et à travers les prés, bouleversa, brisa et recouvrit les villes que la mer baignait sur l’extrême bord du rivage, et cela en peu d’instants. Sur cet emplacement la chèvre broute maintenant et de nouvelles villes surgissent d’un autre côté, dont les villes ensevelies sont les fondements, elles que le mont élevé foule de ses pieds. La nature n’a pas plus d’estime ou de souci de l’homme que de la fourmi, et si le carnage des hommes est plus rare que celui des fourmis, l’unique raison c’est que chez ceux-là la reproduction est moins féconde.

Il y a bien dix-huit cents ans que ces villes ont disparu, détruites par la force du feu, et le villageois qui travaille ses vignes, à grand peine nourries par la terre morte et pleine de cendre, lève encore son regard défiant vers la cime fatale, qui n’est point adoucie encore et qui, terrible, le menace de ruine lui et ses fils et leur pauvre avoir. Souvent le pauvre homme passe la nuit, couché sans sommeil, en plein air, sur le toit de sa maison rustique, et, bondissant plus d’une fois, il examine le cours du bouillonnement redouté qui descend des entrailles inépuisables sur le flanc sablonneux du Vésuve, et qui éclaire la marine de Capri, le port de Naples et la Mergelline. Et s’il le voit approcher, si au fond de son puits domestique il entend bouillir l’eau, il éveille ses fils, il éveille sa femme en hâte, il fuit avec tout ce qu’il peut emporter de ses biens, et voit de loin son nid familier, et le petit champ, son unique salut contre la faim, devenir la proie du flot enflammé qui arrive en crépitant, et, inépuisable, s’étend pour toujours sur sa maison. Voici qu’après un si long oubli Pompeï morte revoit la lumière, comme un squelette enseveli que l’avarice ou la piété remet au jour. Du forum désert, entre les files de colonnades tronquées, le voyageur contemple de loin le double sommet et la crête fumante qui menace encore la ruine éparse. Et dans l’horreur de la nuit mystérieuse, par les théâtres déserts, par les temples mutilés et les maisons brisées, où la chauve-souris cache ses petits, comme une torche sinistre qui se promène à travers les palais vides court le bouillonnement de la lave funèbre, qui rougit de loin à travers l’ombre et colore les lieux environnants. Ainsi, ignorant l’homme, les âges qu’il appelle antiques, et la suite que font les petits-fils après les aïeux, la nature reste toujours verte, ou plutôt elle avance par un chemin si long qu’elle semble rester en place. Les royaumes s’écroulent cependant, les nations et les langues passent ; elle ne le voit pas : et l’homme s’arroge la gloire d’être éternel.

Et toi, souple genêt, qui de tes branches odorantes ornes ces campagnes dépouillées, toi aussi bientôt tu succomberas à la cruelle puissance du feu souterrain qui, retournant au lieu déjà connu de lui, étendra ses flots avides sur tes tendres rameaux. Et tu plieras sous le faix mortel ta tête innocente et qui ne résistera pas : mais jusqu’alors tu ne te seras pas courbé vainement, avec de couardes supplications, en face du futur oppresseur ; mais tu ne te seras pas dressé, avec un orgueil forcené, vers les étoiles, sur ce désert où tu habites et où tu es né, non par ta volonté, mais par hasard ; mais tu l’as d’autant plus emporté sur l’homme en sagesse et en force que tu n’as pas cru que tes frêles rejetons aient été rendus immortels ou par le destin ou par toi-même.



XXXV

BADINAGE


Quand, tout enfant, je vins à l’école des Muses, l’une d’elles me prit par la main et, pendant tout le jour, me mena visiter l’officine. Elle me montra un à un les instruments de l’art et les emplois divers auxquels ils servent dans le travail de la prose et des vers. Je regardais et je demandais : « Muse, et la lime, où est-elle ? » La Déesse me dit : « La lime est usée : nous nous en passons maintenant. — Mais, repris-je, ne vous inquiétez-vous pas de la réparer, quand elle est endommagée ? — Il le faudrait, répondit-elle, mais le temps manque. »



Fragments.



XXXVI


Alceta.

Écoute, Mélisso : je veux te conter un songe de cette nuit, qui me revient à l’esprit en revoyant la lune. Je me tenais à la fenêtre qui donne sur le pré et je regardais en haut, quand à l’improviste la lune se détacha, et il me semblait que, plus elle s’approchait dans sa chute, plus elle grandissait à mon regard. Enfin elle vint se heurter au milieu du pré. Elle était grande comme un seau, et vomissait une nuée d’étincelles qui bruissaient aussi fort que quand tu plonges et tu éteins dans l’eau un charbon ardent. Ainsi la lune, comme je l’ai dit, s’éteignait en noircissant peu à peu au milieu du pré et l’herbe fumait tout autour. Alors, regardant au ciel, je vis comme une lueur ou une trace ou plutôt la niche dont elle avait été arrachée. Cette vision était telle que j’en fus glacé de terreur, et que je ne suis pas encore bien rassuré.

Mélisso.

Tu as bien raison de craindre : il serait en effet fort possible que la lune tombât dans ton champ.

Alceta.

Qui sait ? Ne voyons-nous pas en été tomber les étoiles ?

Mélisso.

Il y a tant d’étoiles que c’est une petite perte, si l’une ou l’autre d’elles vient à tomber, quand il en reste mille. Mais il n’y a que cette lune au ciel, et personne ne l’a jamais vue tomber, si ce n’est en rêve.




XXXVII


Errant ici autour du seuil, j’invoque en vain la pluie et la tempête pour retenir ma dame en mon logis.

Cependant le vent mugissait dans la forêt, et le tonnerre errant mugissait dans les nuages, avant le réveil de l’aurore.

Ô chères nuées ! ô ciel ! ô terre ! ô plantes ! Ma dame part : Ah ! pitié, si un malheureux amant peut obtenir pitié en ce monde.

Ô tourbillon, éveille-toi maintenant : Ô nuées, essayez de me submerger, jusqu’à l’heure où le soleil ramène le jour en d’autres terres.

Le ciel s’ouvre, le souffle tombe ; de tous côtés, l’herbe et les feuilles deviennent immobiles, et un soleil cru éblouit mes yeux pleins de larmes.




XXXVIII


Le rayon du jour s’était éteint à l’occident ; la fumée des villas avait disparu et on n’entendait plus les cris des chiens et des hommes ;

Lorsque, allant au rendez-vous d’amour, elle se retrouva au milieu d’une plaine la plus charmante et la plus gaie qui fût jamais.

La sœur du soleil répandait sa clarté de tous côtés et argentait les arbres qui enguirlandaient ce lieu.

Les rameaux s’agitaient et chantaient au vent, et en même temps que le rossignol à la plainte éternelle un ruisseau faisait entendre une douce lamentation parmi les troncs d’arbres.

Limpide au loin était la mer, et on découvrait les campagnes, les forêts et, une à une, toutes les cimes de la montagne.

La vallée sombre gisait dans une ombre tranquille, et la lune qui amène la rosée revêtait de sa blancheur les collines d’alentour.

La dame suivait seule la route muette, et elle sentait passer mollement sur son visage le vent chargé d’odeurs.

Si elle était joyeuse, à quoi bon le demander ? Elle prenait plaisir à ce spectacle et le bonheur que son cœur lui promettait était plus grand encore.

Comme vous avez fui, ô belles heures sereines ! Ici-bas rien ne reste agréable et rien ne se fixe, si ce n’est l’espérance.

Voici que la nuit se trouble, que l’aspect du ciel s’obscurcit, cet aspect qui était si beau, et, en elle, le plaisir se change en peur.

Un nuage trouble, père des tempêtes, se levait derrière les monts et grandissait tellement qu’on ne découvrait plus la lune ni les étoiles.

Elle le voyait s’étendre de tous côtés, monter peu à peu dans l’air et lui faire un manteau au-dessus de la tête.

Le peu de lumière qui restait s’affaiblissait sans cesse ; et cependant le vent s’éveillait dans le bois, dans le bois près de ce lieu délicieux,

Et devenait plus fort à chaque instant, si bien que les oiseaux s’éveillaient par force et s’envolaient pleins d’épouvante.

Et le nuage grandissant s’abaissait vers le rivage, si bien qu’un de ses bords touchait les monts et que l’autre touchait la mer.

Tout s’enveloppait d’une obscurité profonde ; on commençait à entendre tomber la pluie, et ce bruit croissait à l’approche du nuage.

Dans les nuages, d’une manière effrayante, sautillaient les éclairs et lui faisaient fermer les yeux. La terre était triste et l’air était rouge.

La malheureuse sentait ses genoux défaillir, et déjà mugissait le tonnerre semblable au bruit du torrent qui se précipite de haut.

Souvent elle s’arrêtait et regardait, épouvantée, le ciel horrible, puis courait : ses vêtements et ses cheveux flottaient derrière elle.

Elle fendait avec sa poitrine le dur souffle du vent, qui lui lançait au visage de froides gouttes à travers l’obscurité.

Et le tonnerre l’assaillait comme une bête fauve, rugissant horriblement et sans cesse, et la pluie croissait avec l’ouragan.

C’était une chose horrible de voir voler à l’entour poussière, feuilles, branches et pierres et d’entendre un bruit que l’âme n’ose imaginer.

Elle couvrait ses yeux, fatigués et abîmés par les éclairs ; elle serrait ses vêtements contre son sein et accélérait néanmoins ses pas à travers la nuée.

Mais les éclairs étaient encore si ardents devant sa vue, qu’à la fin l’épouvante l’arrêta et le cœur vint à lui manquer.

Elle se retourna. À ce moment, les éclairs s’éteignirent, l’air redevint obscur, la foudre se tut et le vent s’arrêta.

Tout se taisait ; et elle, elle était changée en pierre.

  1. Cette pièce et les quatre suivantes ont été publiées en 1836.
  2. Cette pièce et la suivante (La Ginestra) furent publiées en 1845, huit ans après la mort du poète, par Ranieri : elles avaient été composées pendant le séjour de Leopardi à Naples (1834-1837).