Poésies de Marie de France (Roquefort)/Fable LXXII

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FABLE LXXII.

Dou Lairun et d’une Sorcière[1].

Dun Larrun cunte qui giseit,
Soz uns buissons si se dormeit.
Une Sorchière le truva,
Lez lui s’assist, si l’esvella[2] ;
Se li commance à cunsellier
Ke tuz-jurz tiengne sun mestier.
Et ele lui moult aidera
En tuz les lius ù il venra.
[a]Ne li estut de riens duter[3]

Pur qu’il la woele réclamer ;10
Dunc fu li Lieires sanz poor.
Ensi avint le par un jor
Fu entrepris à lairechin
Se le truvèrent si Veisin ;
Si li dient k’il ert penduz
Qar malement s’est maintenuz.
Cil la Sorchière a dunc mandée
Si la à cunseill apelée ;
E prie li que li aidast.
Ele respunt ke ne dutast20
Asséur fust è tôt en pès,
Qant des forkes estera près[4]
Si l’apiaut li Lierres od sei ;
Dame, fet-il, délivrez mei.
Va, dist-ele, ne dute rien
Jou te déliverrai moult bien.
Qant où col li mistrent la hart[5],
Cil s’escria de l’autre part
La tierce feiz à la Sorcière
Que li menbrast par quel manière30

L’asséura soz le buissun.
El li respunt par fax sarmun,
Dusqu’à cele ore t’ai bien aidié,
Et maintenu, et cunsselhié ;
[b]Mais or ne te puis plus garder
Ne ne te sai cunssel dunner.
Purpense tei que tu feras
Qar jà de mei cunsell n’aras.

MORALITÉ.

Pur ce chasti-jeo tute gent
Qui ne creient Diex leur deffent40
En argu[6] ne en sorcherie,
Qar trahis est qui si affie.
Li cors en est mis à escill,
L’arme en vait à grant périll[7].
Geo quit que jamais ci n’aura[8]
Qui en sorcerie croira.


  1. La Fontaine, liv. V, fab. 11. La Fortune et le jeune Enfant.

    Cette fable paroît être composée d’après celle d’Ésope, fab. 256, et de Romulus Nilantius, lib. III, fab. 31. Meretrix et Juvenis.

  2. S’étant assise auprès de lui elle l’éveilla.
  3. Il ne lui convenoit pas de douter qu’il la trouveroit lorsqu’il l’appelleroit à son aide.
  4. Quand il seroit près des fourches patibulaires.
  5. Ce supplice est assez ancien en France, puisque l’on voit sous Pépin, un grand seigneur, Remistang ou Remistain, oncle de Gaifre, duc d’Aquitaine, être condamné à être pendu. (Velly, hist. de France, tom. I, p. 375).
  6. Subtilité, ruse, friponnerie.
  7. L’ame se perd à jamais.
  8. Je pense que celui qui croira à la sorcellerie, n’obtiendra jamais le royaume des cieux.
Variantes.
  1. Jà mar de riens ne doutera
    Puisque dirai à moi sera.

  2. Mais or te vois si déméner
    Que ne t’en sai conseil doner.