Poétique (trad. Ruelle)/Chapitre 18

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Traduction par Charles-Émile Ruelle.
(p. 41-43).
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CHAPITRE XVIII


Du nœud et du dénouement. Il faut éviter de donner à une tragédie les proportions d’une épopée. — Des sujets traités dans les chants du chœur.


I. Il y a, dans toute tragédie, le nœud et le dénouement. Les faits pris en dehors de la fable, et souvent aussi quelques-uns de ceux qui s’y accomplissent, voilà le nœud ; tout le reste constitue le dénouement.

II. J’appelle nœud ce qui a lieu depuis le commencement jusqu’à la fin de la partie de laquelle il résulte que l’on passe du malheur au bonheur, ou du bonheur au malheur[1] ; et dénouement, ce qui part du commencement de ce passage jusqu’à la fin de la pièce. Ainsi, dans le Lyncée de Théodecte, le nœud consiste dans les faits accomplis jusques et y compris l’enlèvement de l’enfant, et le dénouement va depuis l’accusation de mort jusqu’à la fin.

III. Il y a quatre espèces de tragédies, c’est-à-dire un nombre égal aux parties dont une tragédie est composée[2]. L’une est complexe et comprend dans son ensemble la péripétie et la reconnaissance ; la seconde est pathétique : telles sont les tragédies où figurent les Ajax et les Ixions ; la troisième est morale, comme dans les Phthiotides et Pélée ; la quatrième espèce est tout unie, par exemple : les Phorcides, Prométhée et les actions qui se passent dans l’Hadès[3].

IV. Il faut s’appliquer surtout à posséder toutes ces ressources, ou sinon, au moins les plus importantes et la plupart d’entre elles, surtout aujourd’hui que l’on attaque violemment les poètes.

V. En effet, comme il y a eu de bons poètes dans chaque partie, on exige de chacun d’eux qu’il soit supérieur à chacun de ceux qui avaient un mérite particulier.

VI. Il est juste aussi de dire qu’une tragédie est semblable ou différente, sans considérer peut-être la fable mise en œuvre, mais plutôt la ressemblance inhérente au nœud et au dénouement. Or beaucoup de poètes tragiques ourdissent bien le nœud, et mal le dénouement ; mais il faut que l’un et l’autre enlèvent les applaudissements.

VII. On l’a dit souvent, et il faut se le rappeler et ne pas faire de la tragédie une composition épique ; j’appelle ainsi une série de fables nombreuses, comme, par exemple, si l’on prenait pour sujet toute l’Iliade. Dans ce cas[4], l’étendue de l’œuvre fait que les parties reçoivent chacune leur grandeur convenable ; mais, dans les actions dramatiques, il en résulte un effet contraire à l’attente.

VIII. En voici la preuve : ceux qui ont mis en action la ruine de Troie, et cela non pas par parties comme Euripide dans Hécube[5], ou comme Eschyle, tantôt échouent complètement, tantôt luttent sans succès dans les concours. Ainsi, Agathon échoua sur ce seul point ; mais, dans les péripéties et dans les actions simples, il réussit merveilleusement à satisfaire le goût du public. C’est ce qui a lieu[6] lorsque l’homme habile, mais avec perversité, a été trompé comme Sisyphe et que l’homme brave, mais injuste, a été vaincu ; car c’est là un dénouement tragique et qui plaît aux spectateurs. De plus, il est vraisemblable ; et, comme le dit Agathon, « il est vraisemblable que bien des choses arrivent contre toute vraisemblance[7]. »

IX. Quant au chœur, il faut établir que c’est un des personnages, une partie intégrante de l’ensemble et le faire concourir à l’action, non pas à la manière d’Euripide, mais comme chez Sophocle.

X. Pour les autres poètes, les parties chantées dans le cours de la pièce n’appartiennent pas plus à la fable qui en est le sujet qu’à toute autre tragédie. Voilà pourquoi on y chante des intermèdes, procédé dont le premier auteur est Agathon ; et pourtant, quelle différence y a-t-il entre chanter des intermèdes et ajuster, dans une tragédie, un morceau ou un épisode tout entier emprunté à quelque autre pièce ?

  1. Nous adoptons, sous réserve, les additions proposées par Vahlen.
  2. Cp. le chap. XIII, § 1. Voir le commentaire donné par Buhle sur ce passage, qui pourrait bien résumer le contenu des chapitres VII à XVI, plutôt que viser un autre passage de la Poétique.
  3. Dans les Enfers.
  4. Dans le cas du poème épique.
  5. On adopte ici la leçon Ἡκάϐην que Laurent Valla parait avoir eue sous les yeux dans sa traduction. Le vieux manuscrit de Paris et tous les autres donnent Νιόϐην. Pour tout concilier, Vahlen lit ‹ ἢ › Νιόϐην ; mais comment admettre que les noms d’Euripide et d’Eschyle soient séparés par le titre d’une tragédie anonyme ? — « ou comme Eschyle ». D’autres traducteurs interprètent : « Et non pas comme Eschyle, » supposant ici une allusion à ses trilogies ; mais chacune des pièces qui les composent forme une œuvre à part, instituée conformément aux règles que formule Aristote. La leçon καὶ μὴ ὥσπερ Αἴσχ s’explique très bien d’ailleurs, si l’on y voit une opposition entre les deux manières également correctes et d’Euripide, traitant un point spécial de l’Iliade, — et d’Eschyle, en traitant plusieurs de suite, mais dans autant de tragédies complètes en elles-mêmes.
  6. Il y a péripétie.
  7. Allusion à deux vers d’Agathon rapportés par Aristote. (Rhétorique, liv. II, chap. XXIV, § 10.)