Rhétorique (trad. Ruelle)/Livre II/Chapitre 24

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Traduction par Charles-Émile Ruelle.
(p. 276-283).
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CHAPITRE XXIV


Lieux des enthymèmes apparents.


I. Comme il peut arriver que tel syllogisme soit réel et que tel autre ne le soit pas, mais ne soit qu’apparent, il s’ensuit nécessairement que l’enthymème, tantôt est un réel enthymème, tantôt ne l’est pas, mais qu’il n’est qu’un enthymème apparent, car l’enthymème est une sorte de syllogisme[1].

II. Les lieux des enthymèmes apparents sont d’abord le lieu, qui consiste dans l’expression. Une partie de ce lieu, c’est, comme dans les arguments dialectiques, de dire en dernier comme conclusion, sans avoir fait de syllogisme : « Ce n’est donc pas ceci et cela ; il faut donc que ce soit ceci et cela. » En effet, un énoncé fait en termes contournés et contradictoires prend l’apparence d’un enthymème, car cet énoncé est comme le siège d’un enthymème, et cette apparence tient à la forme de l’expression. Pour parler d’une façon syllogistique par le moyen de l’expression, il est utile d’énoncer les têtes[2]. de plusieurs syllogismes. Ainsi : « Il a sauvé les uns, il a vengé les autres, il a libéré les Grecs. » Car chacun de ces termes a été démontré par d’autres, mais, grâce à leur réunion, on voit un nouvel argument se produire.

Une autre partie de ce premier lieu consiste dans l’homonymie, comme de dire que la souris est un animal fort important, du moins par suite de ce que son nom[3] rappelle le plus auguste des sacrifices ; en effet, les mystères sont bien les plus augustes sacrifices. Citons encore le cas où, voulant faire l’éloge de tel chien, on le met en parallèle avec le Chien qui est au ciel ou avec le dieu Pan, parce que Pindare a dit :

O divinité bienheureuse que les Olympiens nomment le chien à la nature multiple [4] de la Grande Déesse[5] ;

ou encore, de ce que l’on dit qu’il est honteux de ne pas avoir de chien[6], conclure que le chien est honorable ; ou de dire qu’Hermès est par excellence le dieu communicatif, libéral, attendu que, seul, Hermès est appelé le dieu commun[7] ; ou que le logos[8] est ce qu’il y a de plus important, attendu que les gens de bien sont qualifiés non pas dignes de richesses, mais dignes d’estime. En effet, l’expression λόγου ἄξιος a plus d’un sens.

III. Un autre lieu, c’est de parler en réunissant des choses distinctes et en distinguant des choses réunies ; en effet, comme il y a souvent une apparence d’identité dans ce qui n’est pas identique, il faut employer le sens dont on peut tirer le meilleur parti. Tel est ce raisonnement d’Euthydème[9] : par exemple, on sait qu’une trirème est au Pirée, puisque l’on connaît chacun des deux ; quand on sait les lettres, on connaît le vers, car le vers est la même chose[10] ; dire que, comme la double dose rend malade, la dose simple n’est pas non plus favorable à la santé, car il serait étrange que deux choses bonnes devinssent une chose mauvaise. Voilà pour l’enthymème de réfutation. Voici maintenant pour l’enthymème démonstratif. Il est vrai, dira-t-on, qu’un bien unique ne peut devenir deux maux ; mais tout ce lieu est entaché de paralogisme. Citons encore le mot de Polycrate sur Thrasybule : « Il anéantit trente tyrans. » On voit qu’il procède par réunion ; — ou le mot de Théodecte dans Oreste, qui procède par division :
Il est juste, lorsqu’une femme a fait périr son époux, qu’elle meure à son tour,
et que, du moins, le fils venge son père.

Voilà donc ce que l’on a fait ; car, si l’on réunit les deux idées, peut-être ne seront-elles plus justes[11]. Et ce serait en outre un enthymème par ellipse, car on a supprimé l’auteur de l’acte.

IV. Un autre lieu, c’est d’établir ou de renverser un argument par l’exagération. C’est ce qui arrive lorsque, sans avoir démontré que telle action a été accomplie, on insiste sur sa gravité ; car il se produit alors cet effet que le prévenu paraît ou ne pas avoir accompli cette action, lorsqu’il est le premier à la grossir, ou l’avoir accomplie, lorsque c’est l’accusateur qui en témoigne de l’indignation. Il n’y a donc pas là d’enthymème, car l’auditeur raisonne à faux sur l’existence ou la non-existence du fait en question, qui ne lui est pas démontré.

V. Un autre lieu se tire du signe ; car celui-ci ne se prête pas au syllogisme. Par exemple, si l’on dit : « Les hommes qui s’aiment entre eux sont utiles à leur pays ; car l’amour d’Harmodius et d’Aristogiton causa la perte du tyran Hipparque[12]. » Et encore si l’on dit : « Denys est un voleur, car il est vicieux. » Voilà encore qui n’est pas un syllogisme, car tout homme vicieux n’est pas un voleur.

VI. Un autre s’obtient au moyen d’un fait accidentel ; exemple, ce que dit Polycrate sur les souris : qu’elles furent d’un certain secours en rongeant les cordes (des arcs)[13]. Ou encore, si l’on disait que c’est un très grand honneur d’être invité à un repas, attendu qu’Achille, faute de l’avoir été, à Ténédos, fut irrité contre les Achéens ; son courroux tenait à ce qu’il avait été privé d’un honneur : or le fait était arrivé à l’occasion de sa non-invitation.

VII. Un autre a pour motif la conséquence immédiate ; par exemple, en parlant d’Alexandre[14], on dira qu’il avait l’âme élevée, parce que, méprisant la société du vulgaire, il vivait seul au mont Ida ; on alléguera que les hommes à l’âme fière ont la même tendance et que, par suite, on pourrait croire qu’il avait l’âme élevée. Et parce qu’un individu aura une mise élégante et fera des promenades nocturnes (on pourrait croire que c’est) un libertin, parce que tout cela est le fait des libertins. Un raisonnement semblable est celui-ci : les mendiants chantent et dansent dans les temples ; les exilés ont le loisir d’habiter là où ils veulent, car ce sont des conditions inhérentes à ceux qui paraissent heureux, et ceux qui sont dans ces conditions pourraient sembler heureux ; mais ce qui fait la différence, c’est le comment[15]. Aussi ce lieu tombe dans celui qui s’obtient par omission.

VIII. Un autre consiste à présenter comme cause ce qui n’est pas cause. Tel, par exemple, un fait qui s’est produit en même temps ou immédiatement après. Car c’est considérer ce qui est après tel fait comme survenu à cause de ce fait [16], raisonnement employé surtout dans les affaires d’État. Ainsi Démade voyait dans la politique de Démosthène la cause de tous les maux, car c’est aussitôt après le triomphe de cette politique que survint la guerre[17].

IX. Un autre tient à l’omission de la question du moment et des conditions. Exemple : c’est à bon droit qu’Alexandre (Pâris) emmena Hélène, puisque la faculté de choisir (un époux) avait été laissée à celle-ci par son père. Elle ne l’avait sans doute pas été indéfiniment, mais pour une première fois ; car l’autorité de son père n’allait pas plus loin. Autre exemple : si l’on prétendait que de frapper les hommes libres est un outrage. Ce n’est pas toujours vrai, mais seulement lorsque l’on commence par des voies de fait injustes.

X. Outre cela, de même que, dans les controverses, il existe un syllogisme apparent qui a trait au fait considéré absolument et non absolument, mais selon certaine éventualité, par exemple, dans la dialectique, comme quoi le non-être existe, car le non-être est non-être ; et comme quoi l’inconnu peut être su, car il est su que l’inconnu est inconnu, de même, dans les rhétoriques, il existe un enthymème apparent qui a trait au fait non absolument vraisemblable, mais à une certaine vraisemblance. Du reste, il n’est pas d’une application générale, et, comme le dit Agathon :

On dirait volontiers peut-être que ceci est vraisemblable, qu’il arrive bien des choses aux mortels qui son invraisemblables[18].
En effet, tel fait se produit contre la vraisemblance, si bien que, même ce qui est contre la vraisemblance est vraisemblable ; et si cela est, le non vraisemblable sera vraisemblable, non pas absolument. Mais de même que, lorsqu’il s’agit de controverses, c’est en n’ajoutant pas : « selon certaine éventualité, par rapport à certain fait, dans certaines conditions, » que l’on fait œuvre de calomniateur, dans le cas présent aussi, ce qui est contre la vraisemblance est vraisemblable non pas absolument, mais seulement à certains égards.

XI. C’est de ce lieu que se compose la Rhétorique de Corax[19]. Ainsi, qu’un individu ne prête pas à l’accusation portée contre lui, par exemple, en raison de sa faiblesse, il échappe à la condamnation pour voies de fait, car il n’y a pas vraisemblance (qu’il soit réellement coupable) ; mais qu’il prête à cette accusation, par exemple, en raison de sa vigueur, il s’en tire encore, attendu qu’il n’y a pas non plus vraisemblance, car il allait bien penser qu’il y aurait vraisemblance[20]. Il en est de même des autres cas. Il faut de deux choses l’une : ou qu’il y ait, ou qu’il n’y ait pas matière à poursuivre ; et les deux cas sont évidemment vraisemblables. Le premier est vraisemblable et le second ne l’est pas absolument parlant, mais de la manière que nous l’avons dit ; et c’est là le moyen d’assurer la supériorité à la cause la plus faible. C’est, par conséquent, à bon droit que l’on refusait d’admettre la prétention que Protagoras affichait[21]. C’était un mensonge et non une vérité, mais une apparente vraisemblance qui ne se rencontre dans aucun art, excepte l’art oratoire et celui de la controverse.

  1. Cp. liv. 1er, ch. II, § 8
  2. Majeures
  3. Μῦς, rapproché de μυστήριον. Exemple tiré de l’Éloge de la Souris, par Polycrate. Cp. ci-dessous.
  4. Παντοδαπόν. Cp. παντοφμής (Hymnes orph., XI, 10).
  5. Vers appartenant à un chant perdu. (Cp. Pyth., III, 78 et les scolies). Sur le sens possible et même probable de παντοδαπός qui signifie surtout « de toute provenance » voir le Commentaire de Stephanos, p. 975, rapporté par Spengel, t. II, p. 333.
  6. Être eunuque,
  7. Comme résidant et agissant au ciel, sur terre et aux enfers : Superis deorum gratus et imis (Horace, Odes, I, X, 19-20). Jeu de mots sur κοινωνικός, κοινός.
  8. Λόγος, qui signifie raison et estime, sans compter son acception de discours.
  9. Cp. Sophist. elench. ch. 20.
  10. Que les lettres dont il se compose.
  11. Peut-être n’est-il pas juste que la main qui venge un père frappe la femme qui a tué son époux.
  12. Cp., dans Platon, Banquet, p. 388, un passage auquel Aristote fait évidemment allusion ici. Voir, dans Spengel, d’autres rapprochements à la suite de celui-ci.
  13. Polémon, cité par Clément d’Alexandrie (Protrept.), raconte que les habitants de la Troade gardèrent une grande vénération aux souris du pays, parce qu’elles avaient rongé les cordes des arcs des ennemis. Cp. scol. de Venise et Eustathe sur l’Iliade, I, 39.
  14. Pâris.
  15. Comment, de quelle manière, dans quel sens, par exemple, l’exilé habite où il veut ? Isocrate (Helen., 8) a dû inspirer cet exemple déjà proposé avant lui, et sur lequel il discute.
  16. Sophisme cum hoc ou post hoc, ergo propter hoc.
  17. Eschine, en 330, fit le même reproche à Démosthène (contre Ctésiphon, § 134), peut-être après la composition de la Rhétorique (voir Spengel).
  18. Il y a une simple réminiscence de ces vers dans la Poétique, ch. XVIII, et dans Denys d’Halicarnasse, Lettre à Ammaeus sur Aristote, ch. VIII.
  19. Le premier, avec Tisias, qui ait écrit sur l’art oratoire.
  20. Et cette présomption a dû le retenir.
  21. Protagoras d’Abdère se faisait fort d’enseigner l’art de faire gager les mauvaise causes. Cp. Cicéron, Brutus, ch. VIII.