Pompée/Épître

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Œuvres de P. Corneille, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxHachettetome IV (p. 11-13).
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À MONSEIGNEUR
L’ÉMINENTISSIME CARDINAL MAZARIN[1].

Monseigneur,

Je présente le grand Pompée à Votre Éminence, c’est-à-dire le plus grand personnage de l’ancienne Rome au plus illustre de la nouvelle. Je mets sous la protection du premier ministre de notre jeune roi un héros qui dans sa bonne fortune fut le protecteur de beaucoup de rois, et qui dans sa mauvaise eut encore des rois pour ses ministres. Il espère de la générosité de Votre Éminence qu’elle ne dédaignera pas de lui conserver cette seconde vie que j’ai tâché de lui redonner, et que lui rendant cette justice qu’elle fait rendre par tout le royaume, elle le vengera pleinement de la mauvaise politique de la cour d’Égypte. Il l’espère, et avec raison, puisque dans le peu de séjour qu’il a fait en France, il a déjà su de la voix publique que les maximes dont vous vous servez pour la conduite de cet État ne sont point fondées sur d’autres principes que sur ceux de la vertu. Il a su d’elle les obligations que vous a la France de l’avoir choisie pour votre seconde mère, qui vous est d’autant plus redevable, que les grands services que vous lui rendez sont de purs effets de votre inclination et de votre zèle, et non pas des devoirs de votre naissance. Il a su d’elle que Rome[2] s’est acquittée envers notre jeune monarque de ce qu’elle devoit à ses prédécesseurs, par le présent qu’elle lui a fait de votre personne. Il a su d’elle enfin que la solidité de votre prudence et la netteté de vos lumières enfantent des conseils si avantageux pour le gouvernement, qu’il semble que ce soit vous à qui, par un esprit de prophétie, notre Virgile ait adressé ce vers il y a plus de seize siècles :

Tu regere imperio populos, Romane, memento[3].

Voilà, Monseigneur, ce que ce grand homme a appris en apprenant à parler françois :

Pauca, sed a pleno venientia pectore veri[4] ;

et comme la gloire de V. É. est assez assurée sur la fidélité de cette voix publique, je n’y mêlerai point la foiblesse de mes pensées, ni la rudesse de mes expressions, qui pourroient diminuer quelque chose de son éclat ; et je n’ajouterai rien aux célèbres témoignages qu’elle vous rend, qu’une profonde vénération pour les hautes qualités qui vous les ont acquis, avec une protestation très-sincère et très-inviolable d’être toute ma vie,

MONSEIGNEUR,
De V. É.,
Le très-humble, très-obéissant
et très-fidèle serviteur,
Corneille.

  1. Giulio Mazarini, dit Mazarin, né en 1602 à Pescina, dans les Abruzzes, mort en 1661. Pour l’occasion qui donna lieu à cette dédicace de Corneille, voyez la fin de la Notice, p. 10. — Les éditions antérieures à 1660 sont les seules qui contiennent la présente Épître et l’avis Au lecteur qui la suit. — L’édition originale a deux fois Monseigneur dans le titre : À MONSEIGNEUR MONSEIGNEUR, etc.
  2. Var. (édit. de 1648-1656) : Il a su que Rome.
  3. Virgile, Énéide, livre VI, vers 852 : « Toi, Romain, songe à gouverner les peuples. »
  4. Corneille emprunte ce vers, en le modifiant légèrement, au poëte qui lui a fourni le fond même de sa tragédie, à Lucain. Voici le passage d’où il l’a tiré (Pharsale, livre IX, vers 186-189) :

    Non tamen ad Magni pervenit gratius umbram
    Omne quod in Superos audet convicia vulqus,
    Pompeiumque Deis obicit, quam pauca Catonis
    Verba, sed a pleno venientia pectore veri.

    Brébeuf a ainsi paraphrasé ces quatre vers :

    Ce murmure animé, ces cris audacieux
    Qui reprochent Pompée à la rigueur des Dieux,
    Ces regrets arrivant à ces mânes insignes,
    Semblent n’être pour eux que des devoirs indignes ;

    Mais au lieu que la plainte et les tristes propos
    En altèrent le calme et troublent le repos,
    L’éloge raccourci que Caton leur envoie
    Va jusque dans les cieux en rehausser la joie,
    Et pour sortir d’un cœur plein de la vérité,
    Il devient un surcroît à leur félicité.

    La Pharsale de Brébeuf est postérieure d’une dizaine d’années au Pompée de Corneille : elle a paru de 1653 à 1655, en cinq parties, réunies plus tard sous un titre commun portant la date de 1656. Nous citerons çà et là, de préférence à toute autre traduction, cette œuvre presque contemporaine, très-propre, ce nous semble, à rehausser par la comparaison le génie de Corneille, que Brébeuf au reste admirait sincèrement et auquel il rend cet éclatant hommage dans l’Avertissement des « sept et huitième livres » de la Pharsale : « Je ne me suis pas satisfait moi-même dans les sujets que M. de Corneille a traités, et ses nobles expressions étoient si présentes à mon esprit, qu’elles n’étoient pas un médiocre empêchement aux miennes. Dans ce poëme inimitable qu’il a fait de la Mort de Pompée, il a traduit avec tant de succès, ou même rehaussé avec tant de force ce qu’il a emprunté de Lucain, et il a porté si haut la vigueur de ses pensées et la majesté de son raisonnement, qu’il est sans doute un peu malaisé de le suivre ; mais je crois, lecteur, qu’il m’a été permis de n’égaler pas un style qui semble être la dernière élévation du génie, et que je ne serai pas coupable dans votre esprit pour n’avoir pas imité assez heureusement ce qui a été l’admiration de tout le monde. »