Port-Royal/II/04

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Librairie de L. Hachette et Cie (Tome premierp. 429-452).
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IV


Suite des Mémoires de Lancelot. — Il entre dans la chambre de M. Le Maître. — Il vient loger à Port-Royal : les premiers solitaires. — Matines, psalmodies. — Âge d’or et catacombes. — Prochaine déviation de Port-Royal. — M. Singlin ; ses commencements. — Prêtre et directeur. — Pensées de M. de Saint-Cyran sur le Sacerdoce ; — sur la Prédication. — Puissance et magnificence.


Une fois l’ordre de M. de Saint-Cyran entendu, Lancelot, se sentant comme ces vaillants et violents dont il est parlé, n’eut plus d’autre soin que de courir en avant. Il voulut toutefois ménager sa sortie de Saint-Nicolas de manière à ne pas blesser ces messieurs, envers qui l’obligeait la reconnaissance. Il n’y réussit qu’imparfaitement, et le curé de Saint-Nicolas, M. Froger, lui marqua son dépit contre M. de Saint-Cyran jusqu’à lui dire : «C’est un homme dangereux ; et, si vous n’y prenez garde, il vous perdra.» Ainsi M. de Saint-Cyran, sans le vouloir et sans pouvoir l’empêcher, voyait s’augmenter le nombre de ses envieux par le nombre même des âmes soumises qui lui venaient. Le bon M. Bourdoise resta jusqu’au bout de ses amis ; mais M. Froger ne lui pardonna jamais d’avoir dérobé le cœur du jeune Lancelot. Vers le même temps, le principal du Collège des Grassins, M. Coqueret, ne lui pardonnait pas non plus d’avoir pris sous sa direction le jeune M. Le Pelletier Des Touches qui sortait de ce Collège[1]. M. Froger et M. Coqueret, c’étaient deux bonnets de Sorbonne contre lui. Vincent de Paul lui en voulut peut-être un peu de s’être acquis M. Singlin.

Lancelot n’avait pas encore vu M. Le Maître et ne savait même pas qu’il fût alors sous la direction de M. de Saint-Cyran. Celui-ci, une fois seulement, lui avait dit en entrant à Port-Royal : «N’avez-vous jamais ouï parler de M. Le Maître ?» Lancelot répondit qu’il avait entendu parler avec admiration des harangues prononcées deux ans auparavant à la réception de M. le Chancelier. M. de Saint-Cyran ajouta : «C’est l’homme le plus éloquent qui ait été depuis plus de cent ans dans le Parlement : cependant il a tout quitté dans le temps où il pouvait aspirer à une plus haute fortune ; il s’est retiré dans une solitude, et on ne sait où il est.» Et là-dessus il tourna court, lui disant adieu, et laissant opérer l’aiguillon qu’il venait d’enfoncer. Nous assistons de point en point à toute cette cure, à cette sainte et adroite opération des âmes.

Sur le mot de M. de Saint-Cyran, Lancelot, debout au seuil de Port-Royal, se trouva, nous dit-il, dans l’état de ces deux gentilshommes dont parle Potitien (au huitième livre des Confessions de Saint Augustin), lesquels ayant lu par hasard la Vie de saint Antoine, père des Ermites, résolurent de l’imiter et de fuir le monde pour la solitude ; et s’en revenant, plein de joie et d’admiration, avec cette idée qu’il y avait dans le siècle un autre saint Antoine (bien qu’il ne sût pas encore que ce nom d’Antoine fût précisément celui de M. Le Maître), il se disait : «Il faut que je cherche où je pourrai avoir de ses nouvelles, pour tâcher de vivre avec lui et de l’imiter.» Et il ne se doutait pas que l’objet de son désir fût si voisin, et que M. Le Maître, dans le moment même, informé par M. de Saint-Cyran de l’état de sa jeune âme, sollicitait pour elle le savant temporisateur et le pressait de terminer.

Enfin, après quelques autres détails qui ont tous leur charme, mais que je franchis, le 15 janvier matin, jour de la fête de Saint-Maur (que l’on peut regarder comme le père de tous les Religieux de notre France), étant allé chez M. de Saint-Cyran sans le rencontrer, et de là à Port-Royal, où il le fit demander, Lancelot fut admis véritablement à l’initiation de la pénitence : car, au moment où l’on vint dire au dedans qu’il était là qui attendait, il se trouva par bonheur que le saint abbé était en conférence avec M. Le Maître et avec M. de Séricourt, entrés et installés, depuis quatre ou cinq jours seulement, dans le petit logis que leur mère leur avait fait bâtir :

«Ces Messieurs eurent tant de bonté pour moi, qu’encore qu’ils ne vissent personne du monde, ils prièrent M. de Saint-Cyran de me faire monter chez eux. On m’y conduisit donc, mais sans que je susse où j’allois. Comme j’entrai et que je vis des personnes si modestes, et qui me reçurent avec une si grande effusion de Joie, je me doutai de quelque chose, voyant bien qu'il y avoit là un certain air de charité tout à fait extraordinaire. Aussitôt M. de Saint-Cyran me prit et me mena à la ruelle d’un lit assez pauvre sur lequel il me fit asseoir auprès de lui pour me parler… Je vis de même que tout le reste des meubles ne consistoit qu’en quelques livres et quelques chaises de paille ; et je me confirmai dans cette pensée que j’étois sans doute dans la chambre de celui que je souhaitois tant de pouvoir trouver. Je le dis à M. de Saint-Cyran, qui me l'avoua et me promit de me recevoir, ajoutant néanmoins que j’attendisse encore trois jours pour savoir s’il me mettroit chez lui, ou à Port-Royal avec ces Messieurs.

«Je descendis avec lui, et, étant dans la cour, il me dit qu’encore qu’il eût quelque réputation d’être savant, il ne falloii pas que je vinsse à lui dans la pensée d’acquérir de la science, et que peut-être il ne me feroit point étudier. Puis il ajouta : «Voyez saint Hilaire, dont on faisoit hier la fête ; c’étoit le plus habile homme de son temps, et cependant il n’a pas fait un savant de saint Martin.[2]

Ces trois jours étant passés, je revins trouver M. de Saint-Cyran, et j’eus parole positive qu’il me mettroit à Port-Royal, l’ayant fait agréer aux Mères, et M. Le Maître témoignant le désirer avec beaucoup de charité.»

Le 20 janvier 1638, Lancelot prit donc congé de messieurs de Saint-Nicolas et arriva à Port-Royal sur les cinq heures du soir. M. de Saint-Cyran le mit avec M. Singlin et M. Gaudon l’aîné (ces Gaudon ne persévérèrent pas) ; MM. Le Maître et de Séricourt vivaient à part dans leur petit logis. Voilà le premier état et le plus simple commencement de ce qu’on appela les Solitaires.

Ajoutez-y quelques enfants que M. Singlin avait sous sa conduite et avec lesquels il avait passé le dernier été (de 1637) à Port-Royal des Champs, mais qu’il avait ramenés à Paris pour l’hiver, le petit Bignon, fils de Jérôme 1er, et qui fut lui-même Jérôme II, le petit Vitard, cousin de Racine qui allait naître (1639), deux neveux de M. de Saint-Cyran, et peut-être encore quelques autres : voilà le plus simple état et le commencement des petites Écoles[3].

Les enfants (bien entendu) avaient un régime tout à fait à part des solitaires. Ceux-ci se rassemblaient tous la nuit, pour dire matines, dans la chambre de M. Singlin : ils commençaient à une heure après minuit, pour avoir fini quand les religieuses à leur tour commenceraient, se relevant ainsi comme d’exactes sentinelles dans cette veille de l’esprit. M. de Séricourt, accoutumé à sa ronde de major, se chargeait d’éveiller à temps. On chantait le Te Deum tout haut, et le reste à voix basse en psalmodiant.

Une des grandes dévotions de M. de Saint-Cyran était en effet qu’on chantât des hymnes ou cantiques ; il en recommandait l’usage à chacun de ceux qui venaient sous sa direction. Dans son Donjon de Vincennes, déjà affaibli par le mal, après quelque petit sommeil qui l’avait un peu récréé, on l’entendra chanter à haute voix un psaume. Voici un charmant passage qui peint à ravir, dans les dehors de Port-Royal, ces premiers temps de renaissance et de réveil :

« Il me souvient, dit Lancelot, d’avoir vu une lettre que M. de Saint-Cyran écrivit à M. Des Touches au commencement de sa retraite, où il lui ordonne cette dévotion, lui alléguant ce passage de l’Apôtre[4] : Cantantes et psallenttes in cordibus vestris (Chantez et psalmodiez au fond de vos cœurs) ; et chacun le pratiquoit en son logis après qu’il y étoit retourné, de sorte qu’on y entendoit chanter doucement des Cantiques de tous côtés, ce qui me remettoit dans l’esprit l’image de cette première Église de Jérusalem, où saint Jérôme dit qu’encore de son temps on entendoit de toutes parts, et dans la campagne et dans les maisons, résonner les chants des Psaumes et des Alleluia. Mais ceux qui se chantoient chez M. de Saint-Cyran se disoient d’une voix si douce et si modérée que les voisins n’en pouvoient rien du tout entendre, ce qui auroit été sujet à plusieurs interprétations[5]. »

Ce sont là de ces choses qu’on ne rencontre pas sur le grand chemin du siècle de Richelieu et de Louis XIV, et qui méritent bien, ce me semble, qu’on se détourne et qu’on ne regrette pas de les aller chercher ; c’en sont les douces catacombes. Lancelot me fournit un autre passage que je ne saurais abréger, et qui ne peint pas moins l’innocente et naïve allégresse de cet âge d’or de la pénitence, avec le regret de ce qui vint trop tôt l'aigrir et la troubler :

«Mais alors, dit-il, alors ce n’étoit que joie parmi nous et nos cœurs en étoient si remplis qu’elle paroissoit même sur notre visage. Sur quoi, avant que de passer outre il faut que je raconte une particularité qui me regarde. L’abondance des grâces dont il plaisoit à Dieu de me combler et la paix dont il me remplissoit étoient si grandes, que je ne pouvois presque m’empêcher de rire en toutes rencontres[6]. Je ne savois à quoi attribuer ce changement, outre gue ce n’avoit pas été mon plus grand défaut auparavant. Je m'accusois moi-même de légèreté, et m’en confessois souvent ; mais M. de Saint-Cyran, qui étoit fort éclairé, reconnut bien qu'il y avoit quelque autre source de cette effusion : et Il me dit enfin qu’il ne falloit pas s’en étonner, et que quelquefois l’âme considérant le chemin qu’elle avoit fait, d’où elle venoit où elle étoit, et tout ce qui s’étoit passé en elle, se sentoit tellement transportée, qu’elle ne pouvoit se retenir ; qu'il croyoït que ma joie venoit de cette cause plutôt que de la légèreté, et qu'il ne falloit pas que je m'en misse trop en peine[7].


Je reconnus qu’il disoit vrai, et qu’en effet je ne m’étois jamais trouvé à une telle fête. Car Dieu, selon la parole de 1'Apôtre,[8] disposoit tellement toutes choses pour mon bien et pour mon édification, que je ne pouvois assez admirer la grandeur de ses miséricordes. J’étois extrêmement touché de la charité de M. Le Maître, de la douceur de M. de Séricourt et de l'humilité de M. Singlin ; mais surtout la pauvreté si édifiante des religieuses me ravissoit : car souvent elles n'avoient pas un quart d’écu pour envoyer au marché et, n'étant riches qu’en vertus, elles menoient une vie toute céleste, dans un si grand éloignement du monde, que leur maison n’étoit presque pas connue, et qu’il n’y venoit presque personne.[9]

«C’étoit en ce temps-là, oh mon Dieu, que vous leur aviez fait la grâce de se réunir parfaitement en vous par l’entremise de votre Serviteur, après ces petites divisions qui avoient été causées par un Prélat[10], peut-être plutôt faute de lumière que par mauvais dessein ; et vous savez, mon Sauveur, combien je fus pénétré de voir la ferveur avec laquelle des filles foibles rentroient dans l'humiliation et l’austérité de la pénitence par le désir de se renouveler devant vous. Car c’étoit alors le temps favorable pour cette sainte maison, auquel Dieu avoit déterminé de répandre abondamment la rosée dans toute son aire, jusqu’à la faire passer au dehors du monastère, et à en combler les enfants mêmes du dehors et du dedans qui y étoient élevés. Aussi, quand je me représente ces années bienheureuses de notre Communauté, avec quel détachement on y vivoit, avec quelle ferveur on y agissoit, et avec quelle fidélité on suivoit l’esprit et la conduite de M. de Saint-Cyran, j’avoue que j’ai peur que l’on ne souffre déjà quelque diminution de ces grâces; et je dis quelquefois avec le Prophète[11] : Innova dies nostros sicut a principio (Renouvelez nos jours, et qu’ils soient tels qu’ils étoient au commencement)[12].»|90}}

Ici, sur cette fin, s’entrevoit et se trahit comme involontairement une pensée sur laquelle j’aurai bien des fois occasion de revenir : c’est que, selon Lancelot et quelques autres, au temps même où il écrivait ces Mémoires, à la sollicitation de M. de Saci, c’est-à-dire en 1663, il y avait une diminution et, si j’ose dire plus et dégager toute, sa pensée, une déviation de l’esprit du premier Port-Royal, du Port-Royal de M. de Saint-Cyran. Cette déviation eut lieu, ce me semble, aussitôt après la mort de celui-ci, et par le fait surtout de la polémique croissante et de l’influence dominante du grand Arnauld. Les Provinciales elles-mêmes ne se rattachent guère à ce premier esprit de Saint-Cyran[13]. J’induis tout ceci d’une multitude de petits faits, qui marquent une dissidence intérieure fort dissimulée et contenue au dehors, mais très réelle au fond, à dater de la mort du grand directeur. M. Singlin et M. de Saci gardèrent sans doute strictement son esprit ; mais, dans les circonstances nouvelles survenantes, ils ne le renouvelèrent pas dans le même sens, pour parer aux difficultés, et n’eurent pas l’invention spirituelle qu’aurait eue, j’imagine, en leur place le maître et oracle. Des altérations s’ensuivirent : on disputa ; on se moqua ; on fit les Enluminures de l’Almanach des Jésuites ; on ergota sur le Formulaire. L’esprit véritable, plus intérieur, plus silencieux, jamais moqueur, de M. de Saint-Cyran, se perpétua directement par M. de Barcos, par Lancelot, par M. Guillebert, par M. Des Touches, qui tous (notons-le) se retirèrent volontiers à l’abbaye même de Saint-Cyran ; il se transmit dans Port-Royal par M. Singlin encore et, pas tout à fait autant, par M. de Saci ; beaucoup moins, à mon sens, par le grand Arnauld et par la seconde mère Angélique de Saint-Jean. Nicole en fut par sa douceur d’esprit, mais non par son goût de dialectique. Cela conduisit au Père Quesnel, très respectable, mais disputeur. Nous n’y reviendrons que trop. Le Port-Royal, au moment où il deviendra le plus célèbre, sera déjà un Port-Royal moins parfait et renfermant un principe de décadence. Le nom de Lancelot reviendra souvent dans l’histoire des Écoles et des ouvrages qui s’y rapportent ; car M. de Saint-Cyran le jugea bientôt appelé par sa vocation à être maître plutôt encore que pénitent : «L’Apôtre, écrit-il dans une de ses lettres[14], fait un dénombrement de tous les dons gratuits du Saint-Esprit, et dit qu’ils sont divisés dans les fidèles, et que nul ne les a tous ; mais je puis assurer que le don d’instruire et conduire les enfants est un des plus rares, et qu’on en peut dire ce que saint Grégoire dit du ministère pastoral, que c’est une tempête de l'esprit.» Il jugea l’âme égale de Lancelot capable de cette tempête. On lui remit donc le soin des enfants ; et, quand les petites Écoles furent régulièrement établies (1646) dans le cul-de-sac de la rue Saint-Dominique-d’Enfer, on l’y chargea de l’enseignement spécial du grec et des mathématiques. Cela dura quatorze ans, à travers les fréquentes vicissitudes de ces Écoles toujours menacées. Après leur entière dispersion (1661), il passa à l’éducation particulière du duc de Chevreuse, puis à celle des fils de la princesse de Conti. Dans l’intervalle, sa plus grande distraction fut un pèlerinage à Aleth (1667) près du saint évêque Pavillon : il y alla par Vézelay, Cluny, Lyon, Genève, Annecy, la grande Chartreuse, Avignon ; on a sa relation assez pittoresque. Il était en compagnie de Brienne, alors de l’Oratoire, singulier confrère. À la mort de la vertueuse princesse de Conti, Lancelot se démit de l’éducation qu’elle lui avait confiée, et par scrupule ; car on le voulait obliger à mener ses élèves à la comédie. Se trouvant libre, il choisit, pour s’y retirer, l’abbaye de Saint-Cyran dont M. de Barcos était abbé ; il s’y fit bénédictin et pénitent[15]. Mais la persécution l’y vint chercher. Après la mort de M. de Barcos, il fut exilé de l’abbaye sous accusation de Jansénisme, et relégué à Quimperlé, en Basse-Bretagne. Il y continua sa vie studieuse et austère à l’abbaye de Sainte-Croix. En 1689, il eut l’honneur, un soir, d’y souper avec le roi d’Angleterre détrôné, qui passait par là et allait tenter un débarquement en Irlande. On l’avait mis à table tout à côté du roi, probablement comme le plus en renom et le plus façonné des religieux. Singulière rencontre, et dont on jasa beaucoup dans le Jansénisme d’alors : le frère Claude et le roi Jacques, deux exilés ! Lancelot mourut en saint, le 15 avril 1695, âgé de près de quatre-vingts ans.

M. Le Maître s’est dessiné à nos yeux comme le chef des pénitents et des solitaires : Lancelot n’a rien de tel ; il ne domine personne de la tête : c’est une de ces natures avant tout secondes, modestes, saintement famulaires qui passent volontiers dans la vie en s’inclinant. Il nous offre un excellent portrait et la perfection même de ces sortes de natures. Comme Nicole, comme au

dix-huitième siècle Mésenguy, il ne fut jamais prêtre et ne s’en crut pas digne : il s’arrêta au degré de sous-diacre[16] ; Nicole également ne fut que clerc tonsuré, et Mésenguy resta simple acolyte. Ce furent tous trois d’admirables maîtres des enfants ; car, sans parler de l’instruction, leur double trait moral est ceci : modestie et fermeté ; se mettre les premiers sous la règle, et doucement, près des petits, la prescrire. Lancelot, c’est le modèle accompli du maître comme le voudra Rollin, moins une certaine fleur de rhétorique. Nicole, moraliste éminent, et en ce sens le second de Pascal, surpasse déjà un peu cette humble limite que Lancelot atteint et garde plus également.

Dans le monde, dans les divers ordres de talent et d’emploi, ces natures, que j’ai appelées secondes, existent, et avec toutes sortes de délicatesses ; chacun en a pu rencontrer le long du chemin : elles ont besoin de suivre et de s’attacher. Ce sont des Élisée en peine qui cherchent leur Élie, et qui, sous lui, si elles le trouvent, dirigent les moindres. Mais combien elles sont loin souvent de le trouver ! Comme elles deviennent souvent malheureuses, ces âmes doucement et fermement acolytes, par les choix qu’elles font, si Dieu ne s’en mêle, s’il ne noue et ne soutient incessamment leurs liens ! Comme elles restent à la merci des âmes plus fortes et volontiers tyranniques qui les possèdent, qui les exploitent, comme on dit, et en font leur proie ! Et quelles douleurs et quelles aigreurs ces mécomptes de l’admiration apportent tôt ou tard dans la sensibilité ! Nicole lui-même eut à la fin un déchirement quand il dut se séparer du grand Arnauld qui, dans son impétuosité immodérée, allait toujours et abusait un peu de lui. Et hier, sous nos yeux, n’avons-nous pas vu de chers et tendres disciples rompant après douze années de communauté avec le prêtre le plus éloquent ? J’en puis parler : cela a été public ; les blessures ont saigné et crié devant tous. Lancelot n’eut et, on peut l'affirmer, n’aurait jamais eu rien à souffrir de tel dans sa relation toute sainte et solide avec M. de Saint-Cyran. Jusqu’à la fin, il put prendre à son égard pour touchante devise, et répéter, comme il le fit, cette parole de l’Écriture : Beati sunt qui te viderunt et in amicitia tua decorati sunt !

C’est que M. de Saint-Cyran était un directeur véritable et selon l’esprit. M. Arnauld était un grand docteur et un controversiste ; M. de La Mennais aussi est un écrivain polémique ardent : ni l’un ni l’autre n’étaient des directeurs[17].

Comme tel, le grand art, le grand don de M. de Saint-Cyran consistait à bien discerner et à classer les vocations, les talents et les dons mêmes des autres, ce qu’il appelait les desseins de Dieu sur eux. J’ai dit comment il essaya et jugea Lancelot, et, une fois jugé, le mit à l’emploi de maître qui lui était propre ; comment, d’autre part, il laissa et fixa M. Le Maître à la pure condition de solitaire : celui-ci, tout à fait hors du sanctuaire, simple laïc pénitent, simple monsieur; celui-là, déjà clerc, un pied à la moindre marche de l’autel, puis en restant là et tourné vers les Écoles ; mais c’est dans le choix de ceux qu’il jugea propres à être véritablement prêtres, confesseurs et directeurs, que la sagesse, la sagacité de ce grand distributeur et nomenclateur des âmes éclate principalement. En ce sens et à cette haute fin, dès l’abord, il prit et désigna M. Singlin, et bientôt n’hésita point d’en faire son premier lieutenant dans la conduite des religieuses et des solitaires.

M. Singlin mérite d’être étudié comme le type de tous les directeurs et confesseurs à la suite et dans l’esprit de Saint-Cyran : il en a tout, excepté l’invention du maître ; c’est le pur vicaire ; la méthode ne sera que plus évidente en lui.

La juste régularité de ces figures et de ces saintes vies permet d’établir entre elles des analogies et des proportions presque rigoureuses : M. Singlin est à M. de Saint-Cyran ce que la mère Marie des Anges est à la mère Angélique.

Antoine Singlin[18], né à Paris vers 1607, fils d’un marchand de vin, avait été mis d’abord en apprentissage chez un marchand de drap, et demeura en cet état jusqu’à l’âge de vingt-deux ans, lorsqu’un mouvement intérieur, dont on ne dit pas l’occasion, le détermina à aller trouver M. Vincent (de Paul), supérieur des Pères de la Mission, qui le reçut tendrement et lui dit de se faire prêtre. C’était aller bien vite. Le jeune Singlin ne savait pas un mot de latin : M. Vincent lui indiqua un collège où les régents eurent pour lui des soins particuliers ; et de la sorte, après ses études expédiées tant bien que mal, M. Singlin, entré dans les Ordres, devint prêtre. M. Vincent le plaça comme catéchiste et confesseur à l’Hôpital de la Pitié[19]. C’est de là qu’il connut M. de Saint-Cyran, qui l’introduisit aux religieuses du Saint-Sacrement. M. Singlin se décida bientôt à quitter la Pitié pour se ranger entièrement sous la conduite du nouveau maître, à la parole duquel il prit, dit-il, comme l’allumette au feu. M. de Saint-Cyran lui fit cependant des objections, selon son usage, et ne se rendit que quand le nouveau disciple lui eut démontré que le bien que les prêtres pouvaient désirer en cet hôpital était tout à fait paralysé par le caprice et l’influence absolue des administrateurs. M. Singlin, ayant donc reçu, de l’avis et des mains de M. de Saint-Cyran, quelques enfants pour les instruire, alla d’abord passer l’été de 1637 à Port-Royal des Champs, qui était une solitude ; il s’en servit comme d’une retraite pour y consommer un renouvellement complet intérieur, et, après s’être abstenu assez longtemps des fonctions du sacerdoce, il ne recommença à dire la messe que le jour de saint Laurent, patron de la chapelle de Port-Royal des Champs. On crut même généralement autour de lui que c’était sa première messe qu’il disait : «Car on ne savoit encore alors, remarque Lancelot, ce que c’étoit que de se séparer de l’autel par un sentiment de son indignité et par esprit de pénitence[20]. » M. Singlin éprouvait ce sentiment dans toute sa profondeur, et avec une confusion si sincère, avec une telle adresse opiniâtre à se dérober, qu’il ne semblait pas probable (indépendamment de sa science assez médiocre) qu’il devînt jamais confesseur et supérieur, si M. de Saint-Cyran, démêlant hardiment et plus opiniâtrement encore, avec l’aide de Dieu, son vrai don et son propre génie sous cette crainte, ne lui avait fait violence et ne l’avait, comme malgré tout, institué.

Et ici il importe de bien établir l’idée expresse que M. de Saint-Cyran se formait du Sacerdoce et de la vocation spéciale qu’il y réclamait. Si, en parlant de sa doctrine sur le péché et des dispositions internes où il plaçait surtout la Pénitence, j’ai fait voir combien il se rapprochait des plus éminents parmi les Chrétiens dits réformés, j’ai maintenant à mettre en regard et tout à côté les points non moins essentiels sur lesquels il s’en séparait ; ils viennent se rapporter et comme aboutir à ce sacrement du Sacerdoce[21]. On trouve particulièrement toute sa théologie à ce sujet dans ses lettres écrites du Donjon de Vincennes à M. Guillebert, à M. Arnauld, à M. de Rebours : il y dessine et y dépeint en traits réitérés, et d’une plume souvent éclatante et vraiment glorieuse, l’idée du Prêtre, que de très belles pensées résument à part et achèvent de couronner[22].

Selon M. de Saint-Cyran, la Grâce, le secours divin singulier qui est absolument nécessaire pour opérer au sein du mal la guérison de l’âme déchue, n'est pas plus nécessaire que l’autre grâce spéciale qui, au sein de la Grâce générale régnante, va choisir et appeler une âme chrétienne au Sacerdoce. Il y a là un second coup d’élection, une grâce à la seconde puissance, et qui, dans le prêtre, revêt, exhausse et réalise la première. Il cite là-dessus saint François de Sales, qui renferme la principale vertu du pasteur dans la plénitude de charité, et qui y joint la plénitude de science et de prudence : saint François de Sales ajoutait que ce sacré ternaire se trouve plus rarement qu’on ne pense, et que de dix mille prêtres qui font profession, c’est beaucoup d’en trouver un que l’on puisse choisir. Sur quoi M. de Saint-Cyran observe que saint François de Sales a omis ce qui fait non seulement le couronnement, mais le fondement et le lien des trois grandes vertus pastorales, c’est-à-dire la vocation expresse et spéciale, pierre angulaire de ce ternaire. D’ailleurs il n’en fait pas reproche au saint évêque ; il s’étonne même de le voir si bien inspiré pour son temps et l’en admire. On a cité précédemment[23] ces belles et tempérantes paroles de Saint-Cyran, qui le montrent disciple avant tout de l’esprit bien plus qu’esclave de la science. C’est ainsi encore qu’il a dit de M. de Bérulle, lequel s’était préparé au Sacerdoce par un jeûne extraordinaire de quarante jours : «Il montroit par là que la Grâce avoit dépeint en son âme l’idée de la Prêtrise, quoiqu’il n’en sût pas exactement toutes les conditions et dispositions.» Lui pourtant qui les croyait posséder par l’étude et qui s’estimait fondé à la tradition même, il n’hésitait pas à les articuler en toute leur rigueur et leur splendeur ; et, de même qu’il disait à la sœur Marie-Claire dans l’oracle de la pénitence : De mille âmes il n’en revient pas une, il redisait, s’armant du mot de saint François de Sales, et y redoublant le tonnerre : Sur dix mille prêtres, pas un ! progression effrayante dans les chances de l’abîme et dans la hauteur de plus en plus périlleuse de l’élection !

On touche de plus en plus près aux grandes différences qui séparent la doctrine de Port-Royal et le plus hardi Jansénisme d’avec le Calvinisme et les communions réformées.

On avait abusé, dans l’Église romaine, des sacrements de la Pénitence, de l’Eucharistie et de l’Ordre ; on en était venu à n’y plus voir que des appareils extérieurs et sûrs à la fois, pour se tirer d’embarras devant Dieu, indépendamment de la pureté et de la contrition des cœurs : quelques pratiques cérémonielles suffisaient. Les Réformés mirent bas tout cela comme un vain échafaudage qui ruinait le vrai temple. Ils posèrent (je parie des plus rigides) la nécessité absolue de la repentance intérieure et du secours divin, la suffisance d’un chacun, moyennant cette grâce, en présence de l’Écriture qui en est le canal et le réservoir principal, et qui devient, à vrai dire, le Sacrement universel. Ceux de l’Ordre, de la Confession et de l’Eucharistie, tels que les entendaient les Catholiques, y périrent ou furent extrêmement transformés.

Le sacrement de l’Ordre le fut en particulier par le seul fait de la transformation et de la réduction de ces autres sacrements de la Confession et de l’Eucharistie, la Confession s’étant changée à peu près en simple conseil, et l’Eucharistie en commémoration.

M. de Saint-Cyran sur ces trois points reprit toute l’acception sacramentelle primitive, ou du moins telle qu’elle paraît exprimée dans saint Augustin, dans saint Chrysostome, et telle que le Concile de Trente ne l’avait reproduite qu’avec de certaines précautions : la profondeur et l’étendue de sa doctrine en ce sens se lisent comme dans un abrégé lumineux en ce qu’il dit du Sacerdoce.

Et cela est la conséquence même : du moment qu’on croit autant que lui à la souveraineté et à l’immuabilité des sacrements d’Eucharistie et de Pénitence, que ne faut-il pas être pour les exercer et les conférer au nom et en place de Dieu ? Aussi n’a-t-il pas assez d’expressions magnifiques pour désigner et définir cette postérité d’Aaron, d’Abraham et de Melchisédech, si fort relevée dans la nouvelle Loi et plus formidablement encore investie que dans l’ancienne. Le Prêtre, selon lui, est Roi et plus que Roi sur la terre ; il est Sacrificateur. Il est un Ange et plus qu’un Ange dans l’Église, y faisant ce qu’aucun Ange n’a été appelé à faire[24] : «C’est la gloire du Prêtre, dit-il, d’être le troisième Officier de Dieu après Jésus-Christ dans l’Église ; et quoiqu’il reçoive l’ordination de l’Évêque (comme l’Évêque lui-même est consacré par un autre Évêque), il a cependant une puissance commune avec eux, de remettre les péchés et d’offrir le sacrifice[25]

Parmi les fonctions du Sacerdoce, il en est une, à ses yeux, plus grande, plus formidable encore que celles du sacrifice à offrir et des péchés à remettre, c’est la Prédication : il cite là-dessus saint Jean, qui a été prêtre parfait sans avoir servi au Temple ni offert aucun sacrifice, mais par le seul fait qu’il avait prêché : «La Prédication, va-t-il jusqu’à dire, semble être au prêtre, à l’égard de ses autres fonctions, ce que la Charité est à l’égard des autres bonnes œuvres, — subsistant toujours dans le prêtre sans les autres exercices, comme quelquefois la Charité dans les fidèles particuliers sans les autres œuvres.»

Il veut presque au sein du prêtre, pour la Prédication, une nouvelle grâce à part, comme il en a fallu une pour le Sacerdoce même, au sein de la grâce première (ne semble-t-il pas que cette échelle de grâces soit comme un candélabre à sept branches, qui aille poussant une branche toujours nouvelle, et chaque fois plus ardente, à mesure qu’on s’élève vers le plus haut de l’autel et à la cime du Sacerdoce ?) : «Car la Prédication, dit-il, n’est pas moins un mystère terrible que l’Eucha- ristie, et elle me semble même beaucoup plus terrible, car c’est par elle qu’on engendre et qu’on ressuscite les âmes à Dieu, au lieu qu’on ne fait que les nourrir par l’Eucharistie ou, pour mieux dire, guérir… Et moi j’aimerois mieux dire cent messes que faire une prédication. C’est une solitude que l’autel, et la Chaire est une assemblée publique où le danger d’offenser le Maître est plus grand.»

Il prescrivait au prêtre le retranchement intérieur absolu et le silence parfait comme la meilleure préparation à cette parole publique et distribuée : «Il n’y faut aller qu’après avoir travaillé longtemps à la mortification de son esprit et de cette démangeaison qua tout le monde de savoir beaucoup, et de belles choses, qui est la plus grande tentation qui nous reste du péché d’Adam[26]

Lorsque M. Singlin, comme contraint par lui à la direction et à l’exercice public, voulait du moins se dérober à la Prédication, et alléguait les périls de ce haut emploi, le chatouillement sensible de la louange ou ses scrupules de peur du scandale, M. de Saint-Cyran lui disait admirablement : «Si j’avois quelque occasion de prêcher, je me présenterois devant Dieu pour lui demander les pensées sur le sujet que j’aurois pris ; et puis simplement je les mettrois en chefs par écrit, et, après les avoir d’heure en heure arrosées par de fréquentes oraisons, je m’en irois prêcher, sans la moindre réflexion d’esprit, ni sur moi ni sur les autres. Après ma prédication, je me retirerois dans ma chambre pour m’agenouiller devant Dieu, et ne reverrois personne, pour le moins de ceux qui auroient assisté à mon sermon ; et, si l’on m’en parloit, je témoignerois ne l’agréer point en ne faisant aucune réponse : ce que je ferois, soit que le succès en eût été bon ou mauvais, si toutefois on peut parler de la sorte ; car souvent, lorsque nous pensons qu’il est bon, il est mauvais selon Dieu, et au contraire.… Accoutumez-vous à cela et à vous remettre à Dieu,… et laissez penser aux autres ce qu’ils voudront[27]

À toutes ces idées, incomparablement relevées, de M. de Saint-Cyran sur le Sacerdoce, ajoutons encore que ce n’est pas du tout la même chose à ses yeux d’être prêtre, que d’être docteur et théologien. Il s’en explique formellement avec M. Guillebert, à qui l’on avait conseillé de laisser ses fonctions de curé pour prendre le bonnet de docteur : «Et selon saint Ambroise, pensait Saint-Cyran, être docteur, le prenant même au plus haut sens qu’on puisse donner à ce nom, qui est d’être exact et diligent observateur et interprète du sens des Écritures, est le dernier des offices de l’Église, suivant le dénombrement qu’en fait l’apôtre saint Paul au chapitre IV de l’Épître aux Éphésiens[28].» Et il cite ailleurs l’élection de saint Martin, pour montrer comment un homme qui n’a point d’autre science que celle de l’Église, s’il est dans la plénitude de la Grâce et du Saint-Esprit, peut être bien élu au Sacerdoce.

Tout ceci, en prouvant à quel point M. de SaintCyran était imbu de cette parole de l’Apôtre aux Corinthiens[29]: «Or, il y a diversité de dons, mais il n’y a qu’un même Esprit ; il y a aussi diversité de ministères, mais il n’y a qu’un même Seigneur,» nous mène naturellement à l’entendre, lorsqu’il contraignit presque à l’exercice du Sacerdoce et de la direction des âmes M. Singlin, qui n’était pas un grand théologien ni un savant, mais qui avait le propre don.

Avant de passer à cet admirable tête-à-tête, qu’on me permette d’offrir deux ou trois pensées encore de Saint-Cyran que je trouve mêlées à ses considérations sur le Sacerdoce, et qui s’y rapportent plus ou moins prochainement : deux ou trois vases sacrés richement jetés aux abords de l’autel.

Immensité de Dieu : «Ceux qui n’ont vu pendant toute leur vie que des rivières, et qui ont entrepris sur la fin de leur vie un grand voyage, sont épouvantés, lorsqu’ils entrent par l’embouchure de la dernière rivière dans la grande Mer Océane, de voir sa monstrueuse grandeur, sa tempête et sa bonace, dont ils n’avoient pu voir auparavant la moindre image : c’est ce qui nous arrivera, lorsqu’après avoir passé durant le cours de notre vie par tant de temps et tant de lieux de la terre, qui sont plus coulants et changeants en comparaison du Ciel que les rivières, nous verrons en entrant en Dieu même, à la fin de notre vie (qui est le terme de notre voyage), sa prodigieuse grandeur.» — Tous les mots, tout le mouvement, même pénible et démesurément continu, de cette phrase, exprime bien, en effet, et respire et aspire, pour ainsi parler, l’admiration et la grandeur.

Voici qui est plus fin et bien délié sur les fuites et les refuites de l’âme ; il n’est pas si malaisé, pense Saint-Cyran, d’ébranler une âme par des conseils, par la prédication, et de la faire lever, en quelque sorte, que de la réduire et de la fixer aussitôt à la pénitence : «Ainsi il est plus facile de faire lever un lièvre que de l’arrêter, parce qu’il a plusieurs terriers et divers lieux dans ces terriers où il se cache ; quoique l’âme, qui a encore plus de finesse pour se cacher, soit plus semblable à un renard, selon les paroles de Jésus-Christ dans l’Évangile, … à cause des souplesses de son esprit et des fosses profondes où elle se cache avec son péché, lors même qu’il semble au plus sage qu'elle y a renoncé et qu’elle est véritablement convertie.»

Tout à l’heure il voyait tout un océan infini dans Dieu, maintenant c’est tout un monde dans une âme : «Une seule âme suffit pour occuper un prêtre, parce que chaque âme et chaque homme est comme un grand monde dans les voies et les œuvres du salut, quoiqu’il n’en soit qu’un petit dans sa composition naturelle[30]. Ainsi un prêtre est d’autant plus à une âme qu’il en a moins à gouverner.» Quoi d’étonnant que M. Singlin s’effrayât d’avoir à gouverner tous ces mondes ?

  1. M. Le Pelletier Des Touches, qu’on aura plus d’une occasion de nommer, fut un des plus anciens, des plus sincères et des plus persistants disciples de cet esprit du premier Port-Royal. Il eut de bonne heure une très grande fortune qui le rendait indépendant. Encore étudiant en philosophie sous M. Guillebert, il connut par lui M. de Saint-Cyran, s’affectionna au saint directeur, en fut aimé et lui servit même de secrétaire au sortir de sa prison. À la mort de M. de Saint-Cyran, il se donna à son neveu, M. de Barcos, le suivit à son abbaye, et y pratiqua la pénitence sans se lier par aucun vœu. À la mort de M. de Barcos, il revint à Paris s’ensevelir dans l’oubli et dans la prière ; il ne mourut qu’en 1703, âgé de quatre-vingt et un ans. Quelle vie plus entière et plus unie ! Il était de ces amis comme Port-Royal en eut tant, efficaces et cachés : une source invisible de dons. Ils montèrent en tout jusqu’à deux millions, à ce qu’on assure. Il donna, en une seule fois, à Port-Royal quatre-vingt mille livres pour recevoir à perpétuité des filles gratuitement. Un jour qu’il avait envoyé deux mille écus à M. de Caulet, évêque de Pamiers, dont les revenus se trouvaient saisis à cause de l’affaire de la Régale, il fut dénoncé à Louis XIV, qui répondit : « Il ne sera pas dit que j’aie mis à la Bastille quelqu’un pour avoir donné l’aumône.» Le grand roi était en belle humeur d’équité ce jour-là.
  2. Ceci se rapporte à d’autres pensées de lui, et qu’il a énergiquement exprimées : «Il n’y a rien que je haïsse davantage que les rechercheurs de la vérité, lorsqu’ils ne sont pas vraiment à Dieu et que son seul amour ne les conduit pas dans la recherche… ; ces hommes qui n’ont qu’un grand appétit de savoir et de découvrir des terres nouvelles, et dont il faut dire mieux que des riches du monde : Qui volunt divites fieri , incidunt in muUa desideria. » (Lettres chrétiennes et spirituelles de messire Jean Du Verger de Hauranne, abbé de Saint-Cyran, qui n’ont point encore été imprimées jusqu’à présent, 1744, p. 514.)
  3. Un abbé de La Croix, neveu et biographe de l’un des principaux maîtres de Port-Royal, M. Walon de Beaupuis (Vies intéressantes et édifiantes des Amis de Port-Royal, un vol. in-12, Utrecht, 1751), discute très-au long (pages 56 et suiv.) la date du commencement de ces petites Écoles ; il en vient à prétendre et à prouver qu’il est moralement impossible qu’il y ait eu des enfants élevés à Port-Royal dès 1637. C’est ainsi que nous raisonnons tous les jours pour le passé sur ce que nous ne savons pas. L’abbé de La Croix n’avait pas connaissance des Mémoires de Lancelot, qui sont l’autorité directe sur ce point et sur tant d’autres.
  4. Aux Éphésiens, V, 19.
  5. Mémoires de Lancelot, t. II p. 76.
  6. Qu’on se rappelle son abondance de larmes précédemment
  7. L'innocence refleurie au sein de l’austérité eut-elle jamais de plus fraiches et de plus gaies couleurs ? Il n’y a point de page de saint Augustin qui surpasse cela en parfum.
  8. Aux Romains, VIII, 28.
  9. Voilà la pauvreté rétabli ; les dépenses de M. Zamet et de madame de Pontcarré (qui y logeait encore) sont bien loin. Et pourtant, il y avait alors au dedans de Port-Royal des filles de grande qualité, et par exemple la jeune mademoiselle d’Elbeuf, de la maison de Lorraine, pensionnaire, et qui y mourut novice en 1645.
  10. M. Zamet. — Toujours, même dans le blâme, l’expression discrète de la charité.
  11. Jérémie, Lament., V, 21.
  12. Mémoires de Lancelot, t. I, p. 35 et suiv.
  13. Il n’en est pas une seule fois question dans le texte des Mémoires de Lancelot ; les notes où l’on en parle ne sont pas de lui.
  14. À M. de Rebours, page 631 des Lettres chrétiennes et spirituelles de messire Jean du Verger…, imprimées en 1744.
  15. Parmi les écrits de Lancelot, il en est un tout spécial et mo- nacal, qui amena de grandes discussions au sein de l’Ordre. Dans une Dissertation sur l’Hémine de vin, mesure de chaque jour permise par saint Benoît à ses religieux, Lancelot, consulté par un de ses amis, l’abbé Le Roi, réduisit cette hémine à un demi-setier : cela parut trop peu au Père Mabillon, qui, si désintéressé qu’il fût dans la question, porta l’hémine à un setier. Dans le Moyen-Âge, on l’avait poussée jusqu’à deux pintes ; les moines de Saint-Bénigne de Dijon plaidaient contre leur abbé pour rester en possession de ces grandes pintes, et, à sa mort, pour se venger de lui, ils le représentèrent sur son tombeau avec des oreilles d’âne, en y joignant cette Épitaphe explicative :{{lang|la|

     Auriculas asini merito fert improbus Abbas,
    Quod monachis pintas jusserit esse breves.}}

    Ici, le sel piquant de cette débauche de controverse autour du setier et du demi-setier, c’est que les plus relâchés en théorie étaient tout aussi sobres que le bon Lancelot, et Dom Martenne, qui finalement le combattit, ne buvait pas de vin.
  16. Fontaine {Mémoires, tome II, p. 488) s’est trompé là-dessus, en disant que M. de Barcos n’hésita point d’élever Lancelot au sacerdoce ; je n’en avertis que pour qu’on ne me l’oppose pas à moi-même.
  17. Arnauld, au reste, le savait mieux que personne. Quand je dis qu’il abusait un peu de Nicole, c’était par pure impétuosité de zèle pour la vérité. Lors de leur séparation, il lui écrivit une très belle lettre pour mettre fin aux propos indiscrets des amis. Il ne voulait jamais diriger, et ne le fit que le moins possible. On a une lettre de lui à une religieuse de Rouen, laquelle, ayant lu ses écrits, se voulait mettre sous sa conduite (mars 1651) : il lui répond que les dons de Dieu sont différents dans ses serviteurs ; que, pour avoir été l’organe (très indigne) de la vérité par quelques livres, on n’est pas capable de conduire les âmes que touchent ces vérités ; et il la renvoie à M. Singlin, qui fit exprès un voyage à Rouen pour l’entendre.
  18. On l’a quelquefois appelé M. de Singlin, mais par politesse. Dans l'Histoire générale du Jansénisme de Dom Gerberon (3 vol, in-l2, 1700), je trouve son nom ainsi défiguré : M. de Saint-Guelin; ce qui est une petite preuve très précise de ce que j’ai dit précédemment, que l'histoire du Jansénisme n’est pas celle de Port-Royal : il fallait être bien loin de Port-Royal, en effet pour travestir de cette étrange façon le nom d’un aussi important directeur.
  19. La mère de M. Singlin demeurait à l’hôpital de la Pitié, «dont elle était l’économe générale :» ce sont les termes de Lancelot. Le Père Rapin, comme s’il ne trouvait pas les origines de M. Singlin assez petites, les rabaisse encore et les empire de son mieux : «Antoine Singlin, dit-il, était fils d’un marchand de vin de Paris ; son père, qui avait mal fait ses affaires, laissa sa famille fort incommodée. Sa mère, n’ayant pas de quoi subsister, se retira à l’hôpital de la Pitié, dont elle devint concierge. On prétend qu’Antoine n’ayant pu réussir dans le commerce, etc., etc. » La malveillance se trahit jusque dans les plus petites choses : que sera-ce dans les grandes ?
  20. L’auteur de la Vie de M. Singlin, qui est en tête de ses Instructions chrétiennes, paraît s’y être trompé en disant que M. de Saint-Cyran le prépara à recevoir la prêtrise.
  21. Les ennemis de M. de Saint-Cyran le soupçonnaient de penser ou même l'accusaient d’avoir dit que l’absolution prononcée dans le sacrement suppose déjà la remise intérieure du péché, et n’est en quelque sorte qu’une déclaration juridique, par la bouche du prêtre, une ratification de ce qui doit être consommé au dedans. Mais d’après ses idées sur le Sacerdoce, on ne peut douter de tout ce que, indépendamment de l’esprit intérieur, il accordait à l’acte même des sacrements. Je laisse à de plus compétents que moi de prendre parti pour ou contre la réalité historique et traditionnelle du Sacerdoce chrétien comme il l’entendait. C’est l’affaire du savant Ranke (Histoire d’Allemagne pendant la Réformation), ou de notre ami Reuchlin, qui traite Port-Royal pour l'Allemagne ; ce serait à des docteurs catholiques à développer et à maintenir la thèse opposée. Je ne suis, en Port-Royal comme en toutes choses, qu'un amateur, scrupuleux, il est vrai, mais qui se borne à commenter moralement et à reproduire.
  22. Tout cela forme le recueil déjà cité : Lettres chrétiennes et spirituelles de messire Jean du Verger…, imprimées pour la première fois en 1744. — Il y a aussi une Lettre de messire Jean du Verger… à un Ecclésiastique de ses amis, M. Du Hamel, touchant les dispositions à la Prêtrise, qui fut imprimée dès 1648.
  23. Page 273.
  24. Car l’Ange (c’est toujours lui qui parle) n’offre pas le sacrifice, et c’est une grâce que Dieu a faite à l’homme en l’honneur de l’Incarnation. Mais l’Ange assiste les hommes dans le sacrifice, il s’est quelquefois enveloppé et caché dans les flammes qui montent au ciel pour en offrir à Dieu l’odeur. Voilà l’imagination mystique de Saint-Cyran qui se met à rayonner.
  25. Il se sert encore d’une comparaison étrange et hardie pour exprimer et rehausser ce mystère du Sacerdoce : la Vierge, au jour de sa consécration, ayant reçu le corps du Fils de Dieu, et l’ayant reçu en le formant et formé en le recevant, moyennant de simples paroles, peut être appelée, à la façon de Platon, l’Idée des prêtres, ipsa Sacerdos.
  26. Et c’est cette démangeaison même qui nous pousse, vous peut-être qui lisez et moi qui écris, à savoir si à fond Saint-Cyran sans l’imiter.
  27. Saint François de Sales, parlant des écrits qu’il faut se décider à publier si l’on a vocation d’en haut, et en dépit du qu’en dira-t-on, disait à sa manière que de s’inquiéter de ces divers jugements, ce serait craindre de voyager en été de peur des mouches. Comme c’est plus joli, mais moins grand de caractère !
  28. «Lui-même a donc donné à son Église quelques-uns pour être Apôtres, d’autres pour être Prophètes, d’autres pour être Évangélistes, d’autres pour être Pasteurs et Docteurs.» Mais il faut reconnaître qu’au verset 28, chapitre XII, de la première aux Corinthiens, l'ordre de l’énumération est différent, ce qui pourrait infirmer l’interprétation de Saint-Cyran.
  29. Ep. I, ch. XII, V. 4.
  30. On se rappelle avoir lu précédemment (page 413) une pensée presque toute semblable de M. Le Maître.