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Poujoulat - Histoire de saint Augustin/04

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Œuvres complètes de Saint Augustin, Texte établi par Poujoulat et Raulx, L. Guérin & Cie (p. 21-27).
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CHAPITRE QUATRIÈME.




La philosophie païenne au quatrième siècle. — Les deux livres de l’Ordre.

Avant de pousser plus loin le récit des entretiens et de la vie contemplative de nos jeunes solitaires de Cassiacum, nous voudrions montrer en quelques lignes rapides quel était alors l’état de la philosophie dans le monde, quels systèmes gouvernaient les écoles, à quelles autorités obéissaient les imaginations spéculatives en dehors de la naissante autorité du Christianisme. La philosophie d’Augustin à Cassiacum est comme le vestibule de la foi évangélique ; mais ceux que la lumière nouvelle ne visitait point encore, dans quelles régions d’idées étaient-ils restés ?

Il est un nom qu’Augustin a prononcé avec respect, un nom qui a beaucoup retenti dans le troisième siècle, qui, au quatrième siècle, gardait une grande autorité, et en garde encore de nos jours, c’est le nom de Plotin. Parmi les maîtres alexandrins, un seul lui avait plu, AMmonius Saccas : « Voilà ce que je cherchais, » s’écria Plotin, en entendant pour la première fois Ammonius. Or, ce maître, autant qu’on peut l’apprécier, sans œuvre écrite et à travers le nuage des traditions, offrait dans ses enseignements un monstrueux mélange de systèmes et de dogmes, et a mérité d’être appelé le fondateur de l’illuminisme philosophique. On lui avait attribué, mais avec peu de fondement, l’idée première de l’éclectisme. Plotin représente, dans ses formes les plus accréditées, ce qu’on est convenu de nommer le néoplatonisme. Les cinquante-quatre livres[1] qui renferment ses doctrines et que rédigea son disciple Porphyre, sont comme un défi jeté à l’esprit le plus intrépide. On prétend que les idées du célèbre philosophe égyptien exciteraient fort l’admiration, si son langage était assez clair pour être compris ; mais qu’est-ce que c’est que de belles idées dont l’expression est déclarée impossible ? Pourtant on n’exerce pas un grand empire sur les intelligences sans de sérieuses conditions d’influence ; malgré tant d’obscurités et d’extravagances, on reconnaît dans les livres de Plotin le métaphysicien profond et parfois le contemplateur sublime. L’élan qu’il portait dans son spiritualisme et dans sa foi au premier principe frappait vivement les imaginations. Le néoplatonisme ne fut en réalité qu’une suprême lutte de la philosophie contre le christianisme triomphant. On se complaisait dans les invisibles splendeurs de l’âme pour se dérober au reproche d’impur matérialisme ; on opposait je ne sais quelle trinité d’invention philosophique au dogme chrétien d’un Dieu en trois personnes ; mais tout ce spiritualisme se trouvait contredit par la doctrine de l’éternité du monde d’où naissait logiquement le panthéisme. Le plus humble, le plus petit d’entre nous qui, en récitant le Symbole des apôtres, dit : Je crois en Dieu le Père tout-puissant, créateur du ciel et de la terre, se place sans effort au-dessus de toute la philosophie des temps antiques.

La pluralité des dieux, leur existence indépendante et libre, ne pouvaient plus se soutenir en présence de la prédication chrétienne. Plotin remplaça le polythéisme par la théurgie ; il substitua aux divinités les génies d’un commerce bienveillant, une démonologie qui animait l’univers et répondait à tout le mouvement de la vie humaine. Il fit aux sciences occultes une grande part et passa pour un incomparable magicien. La démonologie n’était pas d’invention plotinienne. D’après les enseignements de la vieille Égypte, acceptés par la Grèce, les démons ou les génies, dans leurs variétés, n’étaient autre chose que les âmes des morts. Les idées pythagoriciennes, sur ce point, sont restées assez incertaines ; on a attribué au philosophe de Samos une hiérarchie démonologique avec des dieux, des démons, des demi-dieux et des héros. La doctrine des Hébreux, reproduite par les Perses, établissait de bons et de mauvais anges, tout à fait distincts des âmes, et formant une hiérarchie de puissances médiatrices entre Dieu et l’homme. Cette doctrine devint celle du christianisme. Plotin s’y attacha ; elle avait cours dans la plupart des écoles du néoplatonisme. La philosophie de Platon reçoit son expression dans Plotin avec les différences que lui impose l’influence chrétienne de son temps.

Platon s’était montré comme le sage de la cité, vivant au milieu des hommes, régis par des lois et des institutions. Plotin parut quand le crucifiement de la chair sur le Calvaire avait révélé au monde de nouveaux devoirs, quand le mépris des sens faisait le fond d’une religion qui se prêchait partout avec un succès inouï, quand le goût du désert saisissait violemment les âmes et que, de toutes parts, les hommes ne demandaient qu’à quitter les choses périssables, à s’enfuir de la vie. Il représenta dans ses idées et aussi dans ses habitudes et ses mœurs cet enthousiasme sévère qui ne tenait aucun compte du corps et dédaignait les joies du monde visible. Plotin, c’est Platon ermite. Comme s’il se fût déclaré étranger au temps et à la terre, il ne voulut jamais dire son âge ni son pays ; il refusa toujours de laisser faire son portrait, trouvant misérable de s’attacher à l’image de ce qui devait tomber en poussière. Plotin soumit ses jours à une dure abstinence. Il y eut toutefois en lui plus d’orgueil que de vertu. La vie cénobitique, si merveilleusement pratiquée par les chrétiens, surtout en Orient, étonnait les intelligences comme un spectacle extraordinaire ; elle gênait les prétentions superbes du néoplatonisme qui, lui aussi, s’était mis à prêcher le mépris de la chair, mais ne fondait rien sur le renoncement et les sacrifices volontaires. Plotin eut l’idée d’une communauté, d’une association de philosophes ; il obtint de l’empereur Gallien un territoire, en Campanie, pour y construire une cité qui se serait nommée Platonopolis, en souvenir du beau génie qu’on ne cessait d’interroger et d’invoquer ; les détails nous manquent sur ces colons philosophes épris tout à coup d’amour pour un régime idéal ; nous savons seulement que la tentative ne réussit pas.

Cette philosophie eut pour principal continuateur Porphyre, plus savant, plus clair et plus lettré que Plotin, son maître. Porphyre entendit les leçons de Longin et d’Origène. Fut-il d’abord chrétien comme l’ont pensé quelques écrivains et saint Augustin lui-même ? Nous n’affirmerons rien ; il est au moins certain que Porphyre connut nos livres sacrés ; il les repoussa et Dieu le punit en le laissant tomber dans les plus grossières erreurs et les superstitions les plus misérables.

Après Porphyre, l’école plotinienne nous montre Jamblique, le biographe de Pythagore, qui, voulant rendre vénérables ses doctrines, leur donna pour aïeux Zoroastre, Hermès et Orphée. Les écoles d’Orient, au quatrième siècle, retentissaient de ses enseignements ; ils allaient se corrompant par la décadence même de l’ancienne société.

Dans cette dernière moitié du quatrième siècle, témoin de la conversion d’Augustin, le néoplatonisme n’a pas de grands interprètes ; il règne sans beaucoup d’éclat à Athènes avec Prohérésius, qui compta au nombre de ses disciples Eunape, le curieux biographe des philosophes et des sophistes ; avec Diophante, qui vit autour de sa chaire Libanius ; avec Plutarque, le commentateur des trois livres d’Aristote sur l’âme, auquel devait succéder Syrianus. Lorsque le fils de Monique élevait ses jeunes amis à la contemplation des vérités philosophiques, Syrianus n’était qu’un petit enfant jouant à Alexandrie ; ce philosophe, qui entreprit de mettre d’accord Orphée, Pythagore et Platon, fut le maître de Proclus, dont les travaux retentissent dans le cinquième siècle : une appréciation de ses travaux nous jetterait hors de notre cadre. Le contemporain d’Augustin, le plus-considérable dans la philosophie païenne, c’est Themistius, plus sophiste que philosophe, mais très-digne d’obtenir ici un souvenir. Un de ses disciples, Grégoire de Nazianze, dans un mouvement de politesse gracieuse et reconnaissante, l’appelle le roi de l’éloquence. Themistius, sénateur et puis préfet de Constantinople, ami du grand Théodose, panégyriste de sept empereurs, vêtu des dépouilles d’Homère et de Platon, commentateur d’Aristote et profondément instruit dans les traditions philosophiques, loué par Socrate et Sozomène, se présente à nous comme un exemple de ce que pouvait sur un païen honnête homme l’influence des relations chrétiennes.

Mais si nous observons, dans son caractère le plus général, la philosophie païenne à l’époque d’Augustin, en dehors de quelques rares aptitudes privilégiées et de quelques natures d’élite, nous trouvons que cette philosophie, tout en se tournant vers les lumineuses régions du spiritualisme, se traînait dans la magie, l’astrologie et les superstitions. À mesure que montait la grande aurore du christianisme, les nuages se faisaient plus épais du côté de l’horizon païen. La portion de la société restée polythéiste s’enfonçait de plus en plus dans les erreurs. Aux dernières années du quatrième siècle, le néoplatonisme, suprême effort de l’ancien monde contre l’Évangile, n’était plus qu’un ennemi vaincu ; il ne faisait pas obstacle à la foi nouvelle. Augustin, conversant dans la solitude avec des amis sur Dieu, l’homme et le monde, ne songea pas à combattre la philosophie contemporaine, mais seulement à repasser et à juger des systèmes, à exposer des vérités. Ce qui prouve surtout que le néoplatonisme n’était pas alors une force contre Jésus-Christ, c’est que, dans ses entretiens, Augustin cite Plotin avec une admiration sans mélange d’attaque, ne voulant plus se souvenir que du beau côté de l’œuvre du penseur égyptien.

Revenons à nos jeunes solitaires, à ces scènes d’un intérêt sans égal où les élans de l’âme humaine se montrent dans un naturel empreint de tant de grandeur.

Augustin, au début des deux livres de l’Ordre, regarde comme une chose bien difficile de discerner et de faire apercevoir l’ordre immuable dans le gouvernement de l’univers. Quand même, dit-il, quelqu’un étendrait jusque-là son intelligence, il lui serait impossible de rencontrer un disciple qui, par l’innocence de ses mœurs et la pureté de ses lumières, méritât d’entendre des vérités si diverses et si profondes. — Le jeune maître se sert d’une comparaison ingénieuse pour répondre à ceux qui jugent de l’harmonie de l’univers par des côtés et des détails. Un homme dont la vue serait très-basse, et qui, en présence d’un parquet de marqueterie, ne pourrait saisir du regard qu’un seul point, blâmerait volontiers l’ordonnance et la composition de l’œuvre ; la variété lui paraîtrait de la confusion, parce que l’ensemble qui fait la beauté du travail lui échapperait. Il en est de même des faibles mortels que les bornes de leur intelligence condamnent à ne pas embrasser tout le vaste ensemble des choses ; un objet vient-il à les blesser, ils en concluent la difformité de l’univers. Nous ne tomberions pas dans ces erreurs si nous nous connaissions un peu plus nous-mêmes. La beauté de l’univers, c’est l’unité d’où il tire son nom. Cette beauté sera toujours mal comprise par une âme trop répandue dans la multiplicité des objets. L’âme souffre de la pauvreté en raison même de ses désirs. Comme dans un cercle, si grand qu’il puisse être, dit Augustin, toutes les lignes aboutissent à un seul point que les géomètres appellent le centre, et comme, malgré la possibilité des divisions infinies de toute la circonférence, ce point du’ milieu est le seul avec lequel on mesure également toutes les lignes, le seul qui les domine par un certain droit d’égalité et dont elles ne peuvent s’éloigner sans tout perdre ; ainsi l’âme se voit frappée d’une véritable indigence quand elle s’égare dans l’immensité des objets ; sa nature la presse à chercher partout l’unité, et la multiplicité la lui dérobe. — Le génie exact et ferme d’Augustin se plaît dans ces sortes de comparaisons pour donner aux vérités qu’il. exprime l’inflexibilité d’une démonstration géométrique.

Voici maintenant comment naquirent les deux livres de l’Ordre.

Augustin, dans sa retraite de Cassiacum, avait l’habitude, ainsi que nous l’avons dit plus haut, de donner régulièrement à la réflexion philosophique la première moitié ou la seconde moitié de la nuit ; il ne souffrait pas que ses jeunes disciples vinssent l’arracher aux méditations silencieuses dans son lit. Augustin était donc éveillé lorsque tout à coup l’eau qui coulait derrière les bains se fit entendre et le rendit plus attentif ; le bruit de l’eau qui se précipitait parmi les cailloux était tantôt doux, tantôt éclatant, et l’inégalité de ce murmure le surprenait ; il s’en demanda la cause à lui-même, et rien ne s’offrit alors à son esprit. À ce moment, Licentius frappa son lit d’un bâton pour faire peur à des souris qui l’importunaient. « Remarquez-vous, dit Augustin à Licentius, (car je vois que votre muse vous a allumé un flambeau pour travailler), remarquez-vous le bruit inégal de cette eau ? — Cela ne m’est pas nouveau, répondit le fils de Romanien ; parfois, en me réveillant, le désir du beau temps m’y a fait prêter l’oreille, prenant d’abord ce bruit pour celui de la pluie, et cette « eau murmurait comme à présent. »

Trigetius, qui couchait dans la même chambre que Licentius, veillait aussi ; il parla comme son jeune ami. Aucune lampe, aucun flambeau ne le tirait de l’obscurité. Augustin nous fait observer que cette privation de flambeau la nuit était une nécessité en Italie, même pour les gens les plus riches.

Voyant donc à cette heure de la nuit toute la jeune académie éveillée (Alype et Navigius étaient allés à Milan), Augustin crut que le bruit de l’eau de l’aqueduc l’avertissait de ne pas la laisser couler sans rien dire sur ce sujet. « D’où pensez-vous, dit-il à ses disciples, que provienne l’inégalité des murmures de cette eau ? Vous ne pouvez pas croire qu’à l’heure qu’il est on trouble son cours, soit en passant, soit en lavant quelque chose. — Qu’en penserions-nous, répond Licentius, sinon que les feuilles épaisses de l’automne, tombées sur un point de l’aqueduc, sont quelquefois pressées avec violente ? Après l’écoulement de l’eau qui voulait passer, elles se rassemblent et s’amassent encore ; ou bien, par la diversité de la chute de ces feuilles qui surnagent, il arrive quelque autre chose qui peut retenir ou précipiter le cours de l’eau. » Cela parut vraisemblable à Augustin ; il avoua à Licentius, dont il loua l’esprit, qu’il avait rêvé là-dessus sans rien découvrir. Après un moment de silence : « Vous aviez raison, dit-il à Licentius, de ne pas vous étonner et de vous tenir secrètement attaché à votre muse.

— Sans doute, reprit le fils de Romanien, j’avais raison de n’être pas étonné, mais maintenant vous me donnez un grand sujet d’étonnement. Comment cela ? lui dis-je. — Je m’étonne que vous ayez pu vous étonner de si peu de chose. — Mais d’où pensez-vous donc que la surprise prenne naissance ? quelle est l’origine de ce défaut[2], sinon une chose extraordinaire, une chose qui arrive contre l’ordre évident des causes ? — Contre l’ordre évident, j’en demeure d’accord, car, pour ce qui est d’une chose absolument contre l’ordre, je ne crois pas qu’elle puisse arriver. —

« Je me sentis en cet instant, dit Augustin, plus vivement animé d’espérance que je n’avais coutume de l’être dans les questions que j’adressais, et je prenais plaisir à voir que l’esprit de ce jeune homme eût soudainement compris une chose si sublime dont à peine il avait commencé la veille à s’entretenir et à s’occuper, et sans que jusque-là nous eussions encore rien proposé sur ce point.

« Fort bien, fort bien ! dit Augustin à Licentius ; ce que vous dites est solidement pensé ; mais vous devenez bien hardi ; croyez-moi, cette matière est beaucoup plus élevée que le sommet de l’Hélicon où vous vous efforcez d’atteindre comme au ciel même. Je voudrais de tout mon cœur que vous fussiez bien affermi dans l’opinion que vous avez exprimée tout à l’heure, car je vous avertis que j’essayerai de vous ébranler. — Je vous en conjure, laissez-moi maintenant, j’ai l’esprit appliqué à tout autre chose. »

Augustin, craignant que trop d’amour pour la poésie ne détournât Licentius de la philosophie, lui reprocha d’un ton sévère de poursuivre des vers de toutes mesures qui élevaient entre lui et la vérité un mur plus cruel que celui qui séparait les amants fabuleux dcst il était en train de chanter les aventures : du moins y avait-il une fente imperceptible qui servait de passage à leurs soupirs. (La verve de Licentius s’exerçait en ce moment sur les aventures de Pyrame et de Thisbé.) Licentius se tut quelques instants, puis il dit à Augustin qu’il se trouvait aussi malheureux que la soufis dont parle Térence[3] ; le poète fait dire à la souris : Aujourd’hui, je suis perdue. — Moi peut-être, ajoute Licentius, je serai aujourd’hui retrouvé. Si vous ne méprisez pas les présages que tirent des souris les gens superstitieux, celle qui vous a appris que je veillais et que j’ai fait rentrer dans son trou pour qu’elle s’y tint en repos, ne semble-t-elle pas m’engager à profiter de ces paroles, afin que je ne m’égare plus dans les routes du Parnasse et que je rentre dans l’asile de la philosophie ? Cette philosophie est, comme vous nous le montrez chaque jour, et comme j’ai commencé à le croire, notre véritable patrie, notre demeure inébranlable. C’est pourquoi, si cela ne vous importune point et si vous croyez devoir le faire, proposez-moi tout ce que vous voudrez. Je défendrai l’ordre universel des choses le mieux que je pourrai, et je vous soutiendrai hardiment que rien ne peut arriver contre l’ordre. J’ai mis ce sentiment si avant dans mon esprit ; il y reste avec une impression si profonde, que, quand on me vaincrait dans cette dispute, je n’attribuerais nullement ma défaite à ma témérité, mais à l’ordre même dont je soutiens les intérêts, et ce ne sera pas sur cette vérité invincible, mais sur Licentius seulement qu’on aura la victoire. —

Augustin interroge Trigetius, qui incline beaucoup pour l’ordre, mais dont l’opinion rencontre des incertitudes.

Pourquoi Licentius reconnaît-il l’ordre et non pas le désordre dans le bruit irrégulier de l’aqueduc qui a été l’occasion de l’entretien ? C’est ce qu’Augustin lui demande d’abord. Licentius répond que les feuilles des arbres n’ont pas dû ni pu tomber autrement dans ce courant d’eau ; la situation des arbres, la disposition des branches, le poids plus ou moins grand des feuilles, leur plus ou moins de légèreté dans l’air, leur lenteur à tomber, leurs chutes inégales par l’inégalité de l’état du ciel, de la pesanteur des feuilles, de leur figure, et par un nombre infini d’autres raisons secrètes, dont la découverte ne nous regarde point, toutes ces causes sont dans l’ordre, et chaque chose a la raison de son accomplissement.

Augustin demande à Licentius pourquoi la nature a produit tant d’arbres qui ne portent pas de fruit. Pendant que celui-ci cherchait une réponse, « Est-ce seulement à cause des fruits, dit Trigetius, qu’il y a sur la terre des arbres pour les hommes ? À combien d’autres usages les arbres leur servent-ils ? Quelle utilité les hommes ne retirent-ils pas de leur bois, de leurs branches, de leurs feuilles, de leur ombrage ? » Augustin veut que Licentius lui apprenne quelque chose sur cette vérité sublime dont il s’est cru tout d’abord pénétré. — Quelle étrange chose, s’écrie le fils de Romanien, de voir Licentius instruire Augustin, lui donner des leçons sur les plus profonds mystères de la philosophie ! — Je vous en prie, répond Augustin, ne vous mettez pas si bas et ne m’élevez pas si haut ; car parmi les philosophes je ne suis encore qu’un enfant, et quand j’interroge la sagesse, il ne m’importe pas beaucoup par quelle voix doive me répondre Celui qui tous les jours entend mes plaintes et mes gémissements. En vérité, je crois que vous en deviendrez un jour le prophète, et ce jour n’est peut-être pas bien loin. — Licentius s’était excusé de suivre Augustin avec plus de lenteur et de faiblesse que les feuilles ne suivent les vents qui les détachent et les font tomber dans le ruisseau des bains. L’unique mouvement de ces feuilles est celui de l’eau qui les entraîne. Reprenant cette comparaison, Augustin disait à Licentius : Ne voyez-vous pas que les feuilles, emportées par le vent, et qui nagent sur les eaux, résistent un peu au courant, et avertissent les hommes de l’ordre immuable de l’univers, si toutefois la cause que vous soutenez est véritable ?

À ces mots, sautant de joie sur son lit : — Grand Dieu, s’écria Licentius, qui pourra nier que vous gouverniez tout avec ordre ? comme tout se tient ! comme tout est lié par des successions invariables ! que de choses pour que nous soyons arrivés à de tels entretiens ! que de choses pour que nous vous trouvions ! Si nous nous sommes éveillés, continue-t-il en s’adressant à Augustin, si vous avez remarqué le bruit des eaux, si vous en avez recherché la cause en elle-même, si vous n’avez pas trouvé la raison d’une chose si simple et si commune, tout cela n’appartient-il pas à l’ordre des événements ? Ce petit animal n’a même paru que pour vous faire avertir que j’étais réveillé ; enfin, à votre insu peut-être et sans votre participation (car nul ne choisit ce qui lui vient tout à coup à l’esprit), vos paroles s’emparent tellement de ma raison, qu’elles m’apprennent, je ne sais comment, ce que je dois vous répondre.

Licentius montre que rien ne saurait être contraire à l’ordre, parce que rien ne peut exister en dehors de l’ordre. Il donne à cette idée un développement qui remplit de joie Augustin. Puis tout à coup Licentius, possédé par des flots d’idées qui bouillonnaient confusément dans son intelligence : « Oh ! s’écrie-t-il, oh ! si je pouvais dire ce que je veux ! Paroles, où êtes-vous ? Venez, venez à mon secours ! Les biens et les maux sont dans l’ordre. » Le jeune homme sentait la vérité déborder dans son sein.

Dans une dispute avec Trigetius, le fils de Romanien conclut de la justice de Dieu une rémunération ; or la rémunération suppose une distinction entre les biens et les maux, et c’est ainsi que les biens et les maux se placent dans l’ordre éternel. Le maître ne parlait pas ; Licentius s’en plaint ; Augustin lui promet de répondre au lever du jour. « Mais, dit celui-ci, il me semble que le jour commence déjà ; est-ce la lune qui éclaire nos fenêtres ? Il faut, mon cher Licentius, travailler à ne pas laisser ensevelir dans l’oubli ces richesses nouvelles. » Augustin promet de nouveau de traiter et de faire traiter la grande question entamée pendant la nuit ; il doit faire part de ces entretiens à Zenobius, un ami de Romanien et le sien, qui depuis longtemps sollicite des notions sur cette matière, et qui, récemment encore, en redemandait dans un poème adressé à Augustin.

L’amour de la poésie abandonne Licentius ; une lumière bien différente et bien plus pure l’éclaire. Les charmes de Thisbé et de Pyrame, de Vénus et de son fils, s’effacent à ses yeux devant la beauté de la philosophie. Oh ! quelle curieuse et intéressante nuit ! Enfin l’aube brille aux fenêtres de la chambre d’Augustin ; les jeunes gens quittent leur lit et sortent. Augustin, le cœur tout plein, tout étau de ce qui s’est passé, répand des larmes et des prières ; il entend Licentius chanter d’une voix joyeuse ce verset du Psalmiste : « Dieu des vertus, convertissez-nous, montrez-nous votre face, et nous serons sauvés. » Rentré dans la chambre, Licentius s’approche du lit d’Augustin et lui demande ce qu’il pense de lui ; Augustin lui prend la main avec tendresse. Le fils de Romanien lui avoue qu’il ne sent plus que du dégoût pour les vers, et qu’une mystérieuse force l’entraîne vers quelque chose de grand.

« Dieu des vertus, montrez-nous votre face, s’était écrié Licentius avec le Psalmiste. — Qu’est-ce que la face du Seigneur, disait Augustin, sinon cette vérité même où tendent tous nos soupirs ? »

Pour que Licentius se défende de toute exagération dans sa résolution nouvelle, le maître lui parle de l’utilité des lettres et des arts ; il lui fait entendre que l’amour sobre et réglé de la poésie n’est pas un mal.

Augustin se lève. Après la prière du matin, on s’achemine vers les-bains. Les jeunes amis assistent au combat de deux coqs, dont Augustin raconte vivement les détails variés. Arrivé au lieu des conférences, on se met à écrire sur des tablettes les paroles de la nuit. On ne fit rien de plus ce jour-là ; Augustin était souffrant.

Le lendemain on retourne au lieu accoutumé. Augustin demande à Licentius une définition de l’ordre ; le fils de Romanien n’aimait pas à définir ; il frissonna comme un homme qu’on inonderait tout à coup d’eau froide. La dispute s’était engagée entre Licentius et Trigetius ; dans la chaleur de la discussion, les deux jeunes gens s’étaient laissé aller à quelques paroles qui trahissaient un peu d’amour-propre et de vanité. Augustin est admirable lorsqu’il réprime ce désir d’une vaine gloire.

« C’est donc ainsi que vous en usez ? leur dit-il avec l’accent d’une douleur profonde. Quoi ! n’êtes-vous pas touchés de ce poids immense de vices qui nous accable, et de ces ténèbres de l’ignorance qui nous enveloppent ! Est-ce là ce soin pour la vérité, cette élévation vers Dieu, dont j’avais la faiblesse de me réjouir ! Oh ! si vous pouviez voir, quoique avec des yeux faibles comme les miens, de quels périls nous sommes environnés, et quelle est l’horreur du mal que cette joie donne à connaître ! (Cette joie avait été celle de Trigetius, en entendant Augustin réprimander Licentius.) Oh ! si vous pouviez apercevoir l’extravagance de cette joie, avec quel empressement vous la changeriez en torrents de pleurs ! Malheureux, vous ne savez pas où nous sommes ! La condition commune des ignorants et des insensés, c’est d’être plongés dans un abîme d’erreurs ; mais la sagesse n’a pas une même manière de leur tendre la main et de leur offrir son secours ; il y en a, croyez-moi, il y en a qu’elle élève au-dessus des eaux, d’autres qu’elle laisse couler à fond. Je vous en conjure, ne m’enfantez pas de nouvelles misères ; j’ai bien assez de mes plaies dont je demande la guérison à Dieu dans des pleurs presque quotidiens ; et j’ai soin de me convaincre souvent moi-même que je ne mérite pas qu’il les guérisse promptement. Ne m’affligez plus ainsi, je vous en conjure. Si quelque amitié, quelque reconnaissance m’est due, si vous comprenez combien je vous estime et je vous aime, et combien je suis occupé du soin de former vos mœurs, si je suis digne que vous me comptiez pour quelque chose, enfin si Dieu m’est témoin que je ne me souhaite pas plus de bien qu’à vous, faites quelque sacrifice pour moi ; et si vous prenez plaisir à m’appeler votre maître, soyez bons : c’est toute la récompense que je désire. »

Les larmes qui coulaient abondamment des yeux d’Augustin missent fin à ses paroles. Licentius demande qu’Augustin leur pardonne, que toutes ces choses soient effacées des tablettes ; Trigetius veut que leur punition demeure entière.

Monique entra en ce moment dans le lieu de la conférence ; elle savait le sujet des entretiens. — Où en êtes-vous ? leur dit-elle. Son entrée et sa question sont écrites sur les tablettes. — Mais dans quels livres avez-vous vu, leur dit alors Monique, que des femmes puissent être admises à de telles discussions ? — Augustin répond qu’il s’inquiète peu du jugement de ceux qui lisent les livres avec aussi peu de réflexion qu’on salue un homme. — S’il arrive, par hasard, dit Augustin à sa mère, que mes livres tombent entre les mains de quelques hommes, et qu’après y avoir lu mon nom et demandé qui est celui-là, ils ne les rejettent pas bien vite ; si, ne méprisant point la simplicité du vestibule, ils pénètrent plus avant, poussés par le désir d’apprendre ou par la curiosité, peut-être ces hommes ne s’offenseront pas de me voir philosopher avec vous, et ne dédaigneront aucun de ceux dont les sentiments se trouvent consignés dans mes écrits.

Augustin ajoute que les amis qui confèrent avec lui sont libres et de haute origine, ce qui suffit et au delà pour avoir le droit de cultiver les lettres et surtout la philosophie. Des artisans de la condition la plus vile se sont mêlés de philosophie ; riches des lumières de leur esprit et de leurs vertus, ils n’auraient pas échangé leurs trésors intérieurs contre toute l’opulence et toutes les grandeurs de la terre.

Chez les anciens, poursuit Augustin en s’adressant à sa mère, il y a eu des femmes qui se sont livrées à l’étude de la philosophie, et votre philosophie me plaît beaucoup. Car, pour ne pas vous le laisser ignorer, ma mère, ce qu’on appelle en grec Philosophie, s’appelle en latin Amour de la Sagesse. C’est pourquoi les divines Écritures, que vous aimez si ardemment, ne commandent pas de fuir et de dédaigner absolument toutes sortes de philosophes, mais seulement les philosophes de ce monde. Or il est un autre monde bien éloigné des sens, et qui n’est aperçu que par l’intelligence de quelques âmes pures. Jésus-Christ l’a fait assez comprendre ; car il n’a pas dit : Mon royaume n’est pas du monde, mais mon royaume n’est pas de ce monde. Croire qu’il faut renoncer à toute sorte de philosophie, ce serait nous empêcher d’aimer la sagesse. Je ne tiendrais aucun compte de vous dans ces mémoires, si vous n’aimiez pas la sagesse ; je ne vous dédaignerais pas, si vous l’aimiez médiocrement ; mais je sais que vous l’aimez encore plus que vous ne m’aimez moi-même, et je sais combien vous m’aimez ! Vous êtes si avancée dans la science divine, que vous n’êtes effrayée ni par la crainte d’aucun événement fâcheux, ni par l’horreur de la mort, ce qui annonce, de l’aveu de tous les hommes, qu’on a pénétré jusqu’au centre de la philosophie ; pourrais-je, après cela, hésiter à devenir moi-même votre disciple ? »

Monique répond à son fils, avec un sourire modeste, que de sa bouche viennent de sortir plus de mensonges qu’il n’en a jamais proféré.

Cette scène, ce discours d’Augustin à sa mère au milieu de la jeune académie, et la réponse de Monique ont un charme que notre lecteur ne peut manquer de sentir comme nous.

Augustin avait la poitrine fatiguée ; les tablettes étaient remplies ; on s’arrêta là. Comme on s’en allait des bains : « Voyez, dit Licentius à Augustin, voyez que de vérités essentielles nous apprenons de vous, sans que vous vous en doutiez vous-même, et qui nous sont découvertes par l’ordre impénétrable et divin dont, nous parlons. — Je le vois, répondit Augustin, et je n’en suis pas ingrat envers Dieu. J’espère que vous, qui le reconnaissez si bien, vous en deviendrez plus parfaits. » Le maître s’abstint de toute parole le reste de la journée.

  1. Marsile Ficin, directeur de l’académie platonicienne établie à Florence par les Médicis, publia, à la fin du quinzième siècle, une traduction latine de Plotin.
  2. Saint Augustin a retiré ce mot comme manquant de justesse : la surprise n’est pas un défaut.
  3. Eunuch., act. v, scène 6.