Poujoulat - Histoire de saint Augustin/07
CHAPITRE SEPTIÈME.
(388)
Nous ne savons pas comment la mort de Monique changea les projets d’Augustin, et pourquoi il se rendit à Rome au lieu de s’embarquer pour l’Afrique. La mort de sa mère est le dernier fait que saint Augustin nous ait raconté dans les Confessions ; la correspondance contemporaine ne nous apprend rien sur ce retour dans la grande métropole. Augustin passa près d’un an à Rome et employa tout ce temps au travail. Depuis son baptême, Augustin ne portait plus les vêtements africains ; il avait pris la longue robe noire des cénobites d’Orient avec un capuchon et une ceinture de cuir. Cette tunique noire de laine ou de toile sera désormais le costume d’Augustin ; il n’en prendra pas d’autre, même quand on l’aura élevé à la couronne épiscopale d’Hippone. Du jour où Augustin reçut le sceau de la régénération, il se constitua le défenseur des doctrines, et des intérêts catholiques ; Augustin sera fidèle à cette grande tâche jusqu’à sa dernière heure ! Ce fut dans l’été de 388 qu’il revint en Afrique ; Maxime venait d’être vaincu parle grand Théodose. Augustin avait quitté la contrée natale depuis cinq ans : quels changements accomplis depuis lors ! Il était parti avec le cœur rongé par les incertitudes philosophiques et religieuses, il revenait calme et fort, emportant au fond de l’âme le trésor de la vérité. Augustin rentra en Afrique par ce port de Carthage d’où il avait dit adieu à son pays, laissant sa mère seule et dans la douleur.
Son but était de chercher aux environs de Thagaste un asile pour l’étude et la contemplation. Avant de gagner la retraite, il s’arrêta quelque temps à Carthage, où ses oraisons aidèrent à rendre miraculeusement la santé à Innocentius[1]. Il y apprit une curieuse histoire de la bouche même de celui qui en avait été le héros. Un de ses anciens disciples, appelé Euloge, professait la rhétorique à Carthage pendant qu’Augustin était à Milan. Il arriva qu’un jour, la veille de sa leçon, Euloge, jetant un coup d’œil sur les pages du livre de Cicéron qui faisait le sujet de l’étude du lendemain, trouva un passage fort obscur dont il ne pouvait pénétrer le sens ; la nuit vint ; Euloge, livré à un embarras extrême, à une vive anxiété, demeura longtemps dans son lit sans fermer l’œil. À la fin il s’endormit de lassitude, et, durant ses courts instants de son sommeil, voilà que le professeur voit en songe Augustin, son ancien maître, qui lui explique l’endroit du livre de Cicéron dont il était si péniblement, occupé. « Ce ne fut pas moi, dit Augustin, mais mon image, et c’était à mon insu, car, en ce moment, séparé d’Euloge par l’étendue des mers, je dormais ou je faisais autre chose, mais à coup sûr je ne pensais pas aux soucis du jeune professeur de Carthage. Comment ces choses peuvent se faire, c’est ce que j’ignore[2]. » Il est probable qu’Euloge, dans son embarras, avait beaucoup pensé à Augustin, dont la sagacité lui était si connue. Toutefois l’histoire des phénomènes du sommeil n’offre certainement aucun trait plus étrange.
Augustin, dont l’esprit méditatif fuyait l’agitation des villes, se fit une vie solitaire aux environs de Thagaste. Il se débarrassa, au profit des pauvres, du peu de biens qu’il avait, s’entoura de ses fidèles amis et de quelques disciples, vécut en communauté, et se remit à écrire. Il acheva les livres des Mœurs de l’Église catholique, des Mœurs des manichéens et De la Grandeur de l’âme, qu’il avait commencés à Rome.
Ce dernier ouvrage[3] est un dialogue entre Augustin et Évode ; il résume les entretiens de ces deux amis sur la nature de l’âme, sur sa raison d’être, ses aspirations, sa force, son but. Ce livre est une grande date dans l’histoire de la philosophie. Il complète les Soliloques avec les plus merveilleux éclairs de génie métaphysique. Les principes qui s’y trouvent établis sont les guides immortels de la philosophie spiritualiste. C’est l’homme esprit dans toute sa gloire, et c’est aussi la gloire de Dieu éclatant surtout dans la création de l’esprit lui-même. Descartes est tout entier dans cette composition. Il ne s’est pas rencontré un génie plus fin, plus subtil, plus pénétrant qu’Augustin, et le livre De la Grandeur de l’âme est une des trois ou quatre productions où ce génie philosophique s’est le mieux montré. Nous ne nous expliquons pas qu’on ait pu agiter la question de savoir si cet ouvrage était bien réellement du fils de Monique. Si la forme même n’eût pas été une preuve suffisante, le doute n’aurait plus été permis en voyant l’évêque d’Hippone ranger ce livre au nombre des siens dans la Revue de ses ouvrages, en lisant la lettre[4] d’Augustin à Évode, alors évêque d’Uzale, écrite en 414, et dans laquelle l’évêque d’Hippone renvoie son ami au livre De la Grandeur de l’âme.
Ne laissons pas passer sans une mention sérieuse le livre des Quatre-vingt-trois questions. Depuis la conversion d’Augustin, chaque fois que ses amis le voyaient inoccupé, ils lui adressaient des questions de philosophie ou de morale, et le maître y répondait. Ces questions et ces réponses avaient été conservées. Augustin les fit réunir plus tard, lorsqu’il était évêque ; mais nous en parlons ici, parce qu’elles appartiennent particulièrement à l’année 388. Augustin s’est expliqué plus d’une fois sur la grande question de la nature des idées ; son enseignement a ouvert à la philosophie moderne une voie où sont entrés les meilleurs génies. Peu de temps avant sa conversion, il s’était nourri de Platon, de Plotin et de Porphyre ; leur spiritualisme et leur doctrine sur le monde intelligible, sur les régions invisibles, avaient pénétré fort avant dans son esprit ; toutefois l’éternité de la matière, telle qu’on la trouve dans le Timée, cette opinion si féconde en erreurs capitales, laissait un immense abîme entre l’enseignement du disciple de Socrate et l’enseignement de nos livres saints.
Il a fallu la révélation pour apprendre aux hommes le dogme si lumineux de la création du monde ; le penseur de Thagaste, éclairé par l’Écriture, a montré ce qu’aurait pu faire le penseur d’Athènes dans la même condition.
Saint Augustin philosophe, c’est Platon chrétien.
La quarante-sixième question du livre des Quatre-vingt-trois questions renferme une indication du système d’Augustin sur la nature des idées. Il les appelle certaines formes principales, raisons des choses, stables et immuables, éternelles et toujours les mêmes, renfermées dans la divine intelligence ; elles ne naissent ni ne meurent, mais elles sont le modèle de tout ce qui naît et meurt. L’âme raisonnable peut seule les voir ; elles les voit avec son œil intérieur. C’est surtout l’âme sainte et pure qui s’élève à la vision de ces idées éternelles, parce qu’elle a l’œil sain, net, et en quelque sorte semblable aux choses qu’elle s’efforce de connaître. La sagesse divine n’a pu créer que les choses bonnes et raisonnables ; ces choses-là ne peuvent exister en dehors de Dieu. Si les raisons des choses créées ou à créer sont renfermées dans la divine intelligence, ces raisons sont éternelles et immuables ; en Dieu rien n’existe qui ne soit immuable et éternel. Ces raisons sont non-seulement des idées, mais encore des vérités, et toute existence est une sorte de participation à ces raisons ou à ces vérités. Ainsi chaque chose a son idée en Dieu, formellement distinguée de toute autre idée. Voir en Dieu les idées éternelles, ce n’est pas voir clairement dès ce monde l’essence divine.
Quelques années auparavant, Augustin avait dit dans les Soliloques : « Qui est assez aveugle d’esprit pour ne pas reconnaître que les figures géométriques habitent au sein de la vérité elle-même ? » Il redira, dans le Traité du libre arbitre, que la raison et la vérité des nombres n’appartiennent point aux sens du corps. Le système des idées éternelles se retrouve dans tous les ouvrages philosophiques d’Augustin ; et si on perdait ce système de vue, on comprendrait mal la théologie de ce grand docteur.
Il a été dit dans les Soliloques que c’est le triple secours de la foi, de l’espérance et de la charité qui guérit l’âme humaine et lui permet de voir, c’est-à-dire de concevoir son Dieu. Malebranche, en prenant tout le système de saint Augustin, a oublié à quelles conditions le grand homme africain promet la connaissance des vérités divines ; au lieu de la perfection morale résumée par les trois vertus, Malebranche établit qu’on peut monter aux vérités divines à l’aide de la seule opération de l’esprit. La philosophie de l’auteur de la Recherche de la vérité était née de celle de saint Augustin ; mais le célèbre oratorien la poussa à des conséquences qu’Augustin eût désavouées. Le grand nom de Leibnitz se présente à notre esprit pendant que nous touchons à ces questions philosophiques ; l’Harmonie préétablie n’est autre que le système des idées éternelles d’après lesquelles se produisent les passagères variétés de la création.
Augustin, que Jacques Brucker appelle l’Astre brillant de la philosophie[5], et qui, d’après le docteur Conel[6], demeure le maître de tous dans les sciences divines et humaines, à l’exception des auteurs sacrés, a imprimé au monde philosophique une direction très-élevée, en établissant une distinction entre les idées et nos connaissances ; il est ainsi le père de la vraie philosophie chrétienne ; il a débarrassé l’école de ce trop fameux principe péripatéticien : Il n’y a rien dans l’esprit qui n’ait passé par les sens.
Les manichéens étaient à cette époque les ennemis les plus dangereux de l’Église ; l’apparente sévérité de leurs mœurs trompait les peuples ; ils calomniaient la vie et les doctrines des catholiques, poursuivaient de leur mépris l’Ancien Testament, faisaient un triage des enseignements évangéliques, et se posaient sur les ruines de l’édifice chrétien comme les seuls représentants de la vérité, comme des modèles accomplis. Augustin tourna contre eux ses armes, ou plutôt, pour arriver à la victoire, il n’eut qu’à tracer d’un côté le tableau fidèle des doctrines et des mœurs catholiques, et de l’autre le tableau réel des mœurs des manichéens. C’est ce qu’il fit dans les deux livres dont nous allons parler. Le premier de ces livres, celui des Mœurs de l’Église catholique nous occupera particulièrement ; il a une valeur indépendante des circonstances qui l’ont produit ; il est aussi intéressant aujourd’hui qu’il l’était il y a quatorze siècles ; c’est un monument dont l’importance durera autant que l’Église catholique.
Le livre est divisé en trente-cinq chapitres.
La mansuétude d’Augustin éclate dès le commencement de l’ouvrage. Quoique les dérèglements des manichéens lui soient connus, il les traitera avec douceur : « Je cherche, dit-il, à les guérir et non pas à les affliger. » Les manichéens ne veulent pas de l’Ancien Testament ; l’auteur ne s’appuiera donc que sur le Nouveau, et même sur les seules parties de l’Évangile acceptées par eux. Quand il citera un passage des apôtres, il reproduira un passage tout semblable tiré de l’Ancien Testament, et les manichéens verront de la sorte que les Écritures, contre lesquelles se sont amoncelés les flots de leur haine, sont celles de Dieu et de Jésus-Christ.
Dans les instructions qui regardent le salut, l’autorité doit marcher avant la raison. L’autorité tempère l’éclat de la vérité par quelque chose de plus accessible à l’homme et de plus proportionné à la faiblesse de ses yeux. Cependant les manichéens ne souffrant pas qu’on leur parle d’abord d’autre chose que de la raison, Augustin se conformera à leur marche quoique mauvaise. « Je suis bien aise, dit-il, d’imiter, autant que j’en suis capable, la douceur de Jésus-Christ mon Sauveur, qui, pour nous délivrer de la mort, a daigné s’y soumettre, et se charger ainsi du mal même dont il voulait nous affranchir. »
L’homme est corps et âme, et sur la terre, l’un n’existe pas sans l’autre ; tous les deux aspirent au bonheur. La perfection de l’âme aide au bonheur du corps, parce que le corps ne se trouve jamais mieux que si l’âme qui l’habite est paisible et réglée. La félicité de l’âme, ce sera d’atteindre au plus haut point possible de perfection et de sagesse. Lorsque l’âme veut devenir meilleure, elle tend vers quelque chose qui n’est pas elle, qui est hors d’elle : cette chose, différente d’elle-même, et qui peut lui donner une plus grande perfection morale, c’est Dieu ! la vertu, c’est ce qui mène à Dieu ; on devient vertueux par l’énergique volonté de se porter vers Dieu. Mais comment nous porter vers Dieu sans le voir ? et comment le voir avec nos yeux faibles et corrompus ? La raison, qui a pu nous conduire jusqu’ici, n’a plus rien à nous répondre ; elle est impuissante à pénétrer les choses divines. Mais voici l’autorité : Dieu lui-même a daigné parler dans son amour pour les hommes. Que notre faible raison se taise, quand c’est Dieu même qui nous parle.
La possession de Dieu sera la possession du souverain bien. Il est un précepte qui dit : « Vous aimerez le Seigneur de tout votre cœur, de toute votre âme, de tout votre esprit. » L’observation de ce précepte est un acheminement vers la félicité infinie. Posséder Dieu, ce n’est pas être fondu en sa substance, de sorte qu’on ne fasse plus qu’un avec lui, c’est être plus près de Dieu ; c’est être éclairé, environné, pénétré de sa vérité et de sa sainteté éternelles.
Augustin établit la conformité de l’Ancien et du Nouveau Testament ; puis, s’adressant aux manichéens, il leur dit :
« Je pourrais, selon la médiocrité de mes lumières et de mes forces, discuter en détail toutes les paroles que je viens de rapporter, et vous exposer ici ce que Dieu m’a fait la grâce d’apprendre des merveilles qu’elles renferment, merveilles dont l’expression demeure souvent au-dessus de la faiblesse du langage. Mais il faut bien s’en garder, tant que vous serez en disposition d’aboyer contre les divins livres. L’Évangile nous défend de présenter les choses saintes aux chiens. Ne vous offensez pas si je vous parle ainsi : j’aboyais autrefois moi-même ; j’ai été de ces chiens dont parle l’Évangile[7], etc. »
Un peu plus bas, Augustin dit aux manichéens :
« Ah ! si vous vouliez chercher dans l’Église catholique ceux qui sont le mieux instruits de sa doctrine ; si vous vouliez les écouter comme je vous ai écoutés durant les neuf ans où, me tenant dans l’erreur, vous vous êtes joués de ma crédulité, vous seriez vite désabusés, et vous comprendriez la différence qu’il y a entre la vérité et les vaines imaginations dont vous êtes prévenus ! »
Augustin définit et explique avec une grande abondance d’idées les quatre vertus : la tempérance, la force, la justice et la prudence.
Après avoir montré à l’homme ses devoirs envers Dieu, il lui montre ce qu’il se doit à lui-même, ce qu’il doit à son prochain. Un second précepte a été donné : « Vous aimerez votre prochain comme vous-même. » L’amour du prochain est comme le berceau où l’amour de Dieu s’accroît et se fortifie. On aime plus facilement le prochain qu’on n’aime Dieu, parce qu’il est plus facile de comprendre le prochain que Dieu. Le prochain, c’est l’homme, c’est une image de nous-mêmes ; Dieu, c’est une beauté, une force, une lumière infinie, qu’on ne comprend qu’après avoir franchi le cercle des choses visibles. C’est à l’amour de Dieu et du prochain que se réduit toute la doctrine des Mœurs.
Les manichéens, comme nous l’avons déjà dit, rejetaient le témoignage de l’autorité, pour ne pas reconnaître les Écritures ; or, ils voulaient qu’on ajoutât foi à leurs propres livres, dont le crédit pourtant ne pouvait être appuyé que sur une certaine autorité. Mais n’y aurait-il pas eu plus de bon sens, de raison, de dignité d’esprit à recevoir des livres, objet de la vénération du monde entier, que des livres sortis on ne sait d’où, et qu’un petit nombre d’hommes seulement connaissait ?
Puisque les manichéens parlaient tant de morale, pourquoi ne pas s’incliner avec respect devant les Écritures où sont renfermés les préceptes qui sont le fondement et la règle de toute morale ? et pourquoi chercher à ravir au christianisme ce qui fait sa principale beauté, sa plus haute gloire aux yeux des hommes ?
La règle de tout chrétien est d’aimer Dieu de toute la puissance de son esprit, et son prochain comme lui-même. Cette morale toute divine resplendit dans l’Église catholique ; Augustin, dans une longue apostrophe[8] à cette véritable mère des chrétiens, proclame les doctrines que l’Église n’a jamais cessé d’enseigner à ses enfants.
Le catholicisme sait former les hommes par des enseignements et des exercices proportionnés aux forces et à l’âge de chacun, proportionnés encore plus à l’âge qui se compte par les divers degrés de l’avancement de l’âme, qu’à celui dont les années sont la mesure. On réserve aux enfants les instructions et les pratiques faciles ; on réserve aux hommes faits les vérités élevées et les exercices forts ; les vieillards reçoivent les lumières pures et tranquilles de la sagesse. L’Église catholique a tout prévu et s’étend à tout dans ses enseignements salutaires. Elle a tracé aux maris et aux femmes des devoirs d’autorité douce et de chaste soumission ; elle a soumis les enfants à ceux de qui il tiennent la naissance ; elle les place sous la domination des parents, dans une espèce de servitude libre, comme l’empire donné sur la famille est tout de tendresse et de douceur. Elle tient les frères encore plus étroitement unis parle lien de la religion que par celui du sang, inspire une bienveillance réciproque à tous ceux que lie la parenté ou l’alliance, et fait subsister l’union des cœurs aussi bien que celle de la nature.
L’Église catholique apprend aux serviteurs à s’attacher à leurs maîtres, bien plus par l’amour de leur devoir que par la nécessité de leur état ; elle inspire aux maîtres de la bonté pour leurs serviteurs, en leur remettant sans cesse devant les yeux que Dieu est le maître commun des uns et des autres ; elle ne se borne pas à unir les citoyens d’une même ville, elle unit encore les différentes nations et tout ce qu’il y a d’hommes sur la terre, non-seulement par les liens de la société civile, mais en les faisant ressouvenir qu’étant tous descendus d’un même père, ils sont tous frères les uns des autres. L’Église catholique apprend aux rois à bien gouverner les peuples, et aux peuples à obéir à leurs rois. C’est en se tenant attaché aux mamelles de l’Église catholique, que l’homme puise une grande force, et se trouve enfin capable de suivre Dieu et de l’atteindre. Tels sont les enseignements, tel est le génie de l’Église catholique ; ils sont demeurés les mêmes depuis qu’Augustin traçait leur sublime caractère à la face de l’univers.
Augustin fait suivre la peinture de la doctrine de la peinture des mœurs. Les manichéens s’offraient au monde comme les seuls vertueux, les seuls purs ; ils ouvraient les yeux sur les désordres de quelques chrétiens, pour les fermer sur la sainteté de ces milliers de fidèles qui, principalement en Orient et en Égypte, étonnaient la terre par le spectacle de leur perfection. Les solitaires, cachés au fond des déserts, n’ayant pour nourriture que du pain et de l’eau, passant leurs jours à s’entretenir avec Dieu, à contempler sa beauté souveraine avec l’œil d’une intelligence épurée, ont été accusés d’excès dans la vertu, accusés aussi de s’être rendus inutiles aux hommes, comme si leurs prières n’attiraient pas des bénédictions sur le monde, comme si l’exemple d’une telle vie n’était pas puissant pour inspirer l’amour du bien !
Augustin ne parlera point des solitaires, quoique les manichéens n’eussent guère pu continuer à vanter leur tempérance, à côté de ces anachorètes catholiques qu’on accuse d’avoir passé les bornes de la faiblesse humaine ; il citera ceux qui, réunis en communauté et dans des conditions moins supérieures aux forces de l’homme, vivent humbles, doux et tranquilles, dans la chasteté, les prières, les lectures et les conférences spirituelles. Nul d’entre eux ne possède quoi que ce soit, mais le travail de leurs mains leur donne une paisible indépendance. À mesure qu’ils achèvent un ouvrage, ils l’apportent à leur doyen ; c’est ainsi qu’ils appellent le chef de chaque dizaine, car les religieux étaient partagés en dizaines. Le doyen (decanus) épargne aux religieux tous les soucis temporels ; il leur fournit chaque chose dont ils ont besoin, avec une parfaite exactitude, et rend compte de tout au père ou à l’abbé. À la fin du jour chacun sort de sa cellule pour se rendre auprès du père ; plus d’une communauté réunit trois mille moines et même davantage. Le père adresse la parole à tous ces religieux rangés autour de lui ; ils l’écoutent dans un merveilleux silence, et l’impression que fait en eux son discours n’éclate que par les soupirs et les larmes. Si quelque mouvement extraordinaire d’une joie toute sainte leur arrache des paroles, c’est avec tant de modestie et si peu de bruit, qu’on ne s’en aperçoit pas. Après l’exhortation, ils vont prendre leur nourriture, bien simple et bien frugale : la viande et le vin en sont bannis. Le superflu du produit des ouvrages de la communauté est distribué aux pauvres. Ces religieux travaillent tant et dépensent si peu pour leur vie, qu’ils peuvent souvent envoyer des navires chargés de vivres aux lieux où règne la misère. Mais, ajoute Augustin, nous avons assez parlé de ce qui est connu de tout le monde.
Il y avait aussi des communautés de femmes chastes, sobres et laborieuses : elles filaient et tissaient des étoffes pour se vêtir elles et leurs frères, qui, de leur côté, en échange des vêtements, leur fournissaient des vivres. Ce n’étaient point les jeunes religieux, mais les plus sages et les plus éprouvés des vieillards qui apportaient ces provisions ; ils les déposaient à l’entrée du monastère, sans aller plus avant. « Quand je voudrais, dit Augustin, entreprendre de louer de telles mœurs, une telle vie, un tel ordre, une telle institution, je ne saurais le faire dignement ; je craindrais de donner à penser que le fond des choses n’est pas d’assez grand prix pour se soutenir par soi-même, et qu’il ne suffit pas de l’avoir exposé, si on ne le relève encore par les ornements de l’éloquence. »
Mais la pureté des mœurs et la sainteté de l’Église catholique ne sont pas renfermées dans d’aussi étroites bornes. Parmi les évêques, les prêtres, les diacres et les autres ministres chargés de la dispensation des saints mystères, que d’hommes vraiment saints. Leur vertu est d’autant plus admirable qu’il est plus difficile de la conserver dans le commerce du monde et dans l’agitation de la vie qu’on y mène. Ceux qu’ils ont à conduire ne sont pas des gens qui se portent bien ; mais dès malades à guérir. Il faut même supporter les vices des peuples avec beaucoup de patience, si on veut en venir à bout ; avant de se trouver en état de remédier au mal, on est souvent forcé de le tolérer longtemps. Or il en coûte de conserver, au milieu du trouble des affaires humaines, le calme de l’esprit et un genre de vie réglé. Les solitaires sont où l’on vit bien ; les évêques et les prêtres sont où l’on ne fait qu’apprendre à bien vivre.
Augustin passe aux cénobites qui vivent dans les villes. « J’en ai vu, dit-il, à Milan, un très-grand nombre ; ils vivaient saintement dans une même maison, sous la conduite d’un prêtre docte et pieux. J’ai encore vu à Rome plusieurs de ces monastères, dont chacun est gouverné par celui de tous qui a le plus de sagesse et de connaissance des choses de Dieu. On s’y montre exactement et constamment soumis aux règles de la charité et de la sainteté chrétiennes, et en même temps on y vit dans la liberté que Jésus-Christ nous a acquise. Ces religieux ne sont à charge à personne, pas plus que les premiers dont j’ai parlé ; ils vivent du travail de leurs mains, selon la coutume des Orientaux et à l’exemple de saint Paul. J’ai su que quelques-uns poussaient le jeûne si loin qu’on aurait peine à le croire. L’ordinaire, parmi eux, est de ne faire qu’un seul repas à la fin du jour ; mais il s’en trouve qui passent quelquefois jusqu’à trois ou quatre jours sans boire ni manger. Et ce ne sont pas seulement des hommes qui vivent de la sorte, mais des compagnies entières de vierges et de veuves demeurant ensemble, faisant de la toile et des étoffes de laine dont le produit fournit à leurs besoins. La plus digne et la plus capable est à la tête de la communauté. Quelque sévère que soit la vie de ces maisons, chacun ne pratique les austérités que selon la mesure de ses forces[9]. On n’oblige personne à faire plus qu’il ne peut. » La plupart de ces religieux s’abstenaient de viande et de vin, excepté quand ils étaient malades ; ils acceptaient cette abstinence dans un esprit pénitent, et ne s’y condamnaient point par des idées superstitieuses, à la manière des manichéens qui regardaient la chair comme impure, et le vin comme le fiel de la puissance des ténèbres.
Il était beau pour un catholique d’avoir à montrer à des ennemis le spectacle de tant de vertus. Augustin avait bien le droit de dire aux manichéens : Attaquez ceux-là, si vous le pouvez, regardez-les bien ; comparez vos jeûnes à leurs jeûnes, votre chasteté à leur chasteté, leur modestie à votre modestie, et vous saurez la différence qu’il y a entre la réalité et les apparences, entre la voie droite et celle de l’erreur, entre le port assuré de la vraie religion et les écueils où la voix trompeuse des sirènes de la superstition fait tomber ceux qui la suivent ! — Les manichéens n’avaient pas le droit de juger de la morale chrétienne par les dérèglements ou les erreurs de quelques chrétiens indignes de ce nom. Qu’importaient aux vrais catholiques ces prétendus fidèles qui adoraient des sépulcres et des images, qui buvaient sur les tombeaux avec intempérance, qui préparaient des festins à des cadavres, et qui, en les ensevelissant, s’ensevelissaient eux-mêmes par leurs désordres qu’ils prenaient pour des actes religieux ? Parmi l’innombrable multitude de chrétiens, quoi de surprenant qu’il se rencontre des gens livrés au mal ? Ceux que les manichéens condamnaient étaient déjà condamnés par l’Église catholique. Si on laisse les mauvais dans l’Église, c’est l’ivraie qu’on laisse au champ du Seigneur, de peur qu’en l’arrachant on n’arrache aussi le bon grain : la séparation se fera dans son temps. Quand le maître viendra, il nettoiera son aire et séparera la paillé du froment.
Voilà, en quelques pages, l’esprit et les principales données de ce livre qui réduisait en poussière les calomnies des manichéens, montrait dans toute sa beauté la morale chrétienne, et présentait à l’admiration du monde cette société nouvelle née du calvaire, parée d’une perfection céleste que les siècles anciens n’avaient pas soupçonnée.
En regard de ce tableau si glorieux pour notre foi, le tableau des mœurs des manichéens établissait un étrange point de comparaison. Dans le livre qui fut une suite du livre des Mœurs de l’Église catholique, Augustin arracha le masque à ces pieux imposteurs et déchira le voile derrière lequel ils cachaient le mensonge de leur vie. Il dit aux manichéens que, parmi leurs élus, il ne s’en est pas rencontré un seul dont la conduite ait été conforme à leurs maximes. Ils proscrivaient le vin, la viande, les bains, et ne s’en faisaient pas faute dans le secret de leurs jours. La chasteté du foyer domestique n’était pas toujours à l’abri de leurs attaques. Augustin lui-même avait vu de ses propres yeux, dans un carrefour de Carthage, plusieurs élus suivre avec d’étranges façons certaines femmes : on comprenait sans peine que c’était là une habitude dont ils ne se cachaient pas entre eux. Cette corruption demeurait impunie.
En 372, une loi de Valentinien avait défendu aux manichéens de tenir des assemblées. Constance[10], qui depuis a été inscrit au nombre des saints de l’Église catholique, était alors auditeur manichéen. Il possédait de grands biens, et proposa aux élus de les réunir en communauté à ses dépens et de les ranger sous la règle de Manichée ; l’offre fut acceptée. La règle était apparemment assez dure. Les élus manichéens, qui ne parlaient que d’austérité, se trouvèrent mal à leur aise quand il fallut subir les sévérités d’un tel régime ; leur hypocrisie fut percée à jour ; ils déguerpirent tous successivement. Augustin n’avait consigné ce fait dans son livre qu’après s’être assuré à Rome de son exactitude. Augustin peignit les mœurs des manichéens pour faire tomber leurs mensonges devant le monde, et faire germer dans leurs âmes des sentiments meilleurs. Il ne s’emportait point contre les erreurs des manichéens, mais elles lui inspiraient une compassion profonde.
Cette douceur de langage, jointe à l’autorité que donnait à Augustin son passé avec les manichéens, était propre à ramener les sectaires de bonne foi. Il y a dans la modération une grande puissance pour mener à la vérité, et cette puissance de miséricorde et d’amour ne quittera jamais les écrits d’Augustin. Dans les luttes de toute sa vie contre les dissidents, sa bonté achevait ce qu’avait commencé la vigueur de sa parole. Lorsqu’on a été faible soi-même, on traite doucement les faibles. Deux choses vous rendent indulgent : l’expérience des infirmités de l’humaine nature, ou la connaissance profonde de ses infirmités. Augustin avait ces deux choses, et voilà pourquoi il s’est montré si compatissant pour les hommes.
- ↑ Cité de Dieu, liv. xiii, ch. 8.
- ↑ De cura gerendi pro mortuis. No 13.
- ↑ De quantitate animæ.
- ↑ Lettre 162.
- ↑ Hist. crit. de la philos., t. iii, p. 385.
- ↑ Resp. ad Joan. Burq.
- ↑ Chap. 18.
- ↑ Chap. 30.
- ↑ Plus tard, saint Augustin, dans sa Règle, recommanda que les austérités fussent proportionnées aux forces de chacun.
- ↑ On ne sait pas avec précision quel est ce Constance. Saint Augustin, saint Prosper et Pallade parlent d’un Constance qu’ils mêlent à divers événements.