Poujoulat - Histoire de saint Augustin/34
CHAPITRE TRENTE-QUATRIÈME.
(414-415.)
On a vu plus d’une fois dans ce travail la pieuse et profonde admiration de saint Paulin de Nole pour Augustin ; il recourait à lui pour chaque obscurité qui s’offrait à son esprit dans l’étude des divines Écritures, et l’évêque d’Hippone nous apprend lui-même qu’il y avait toujours quelque chose à gagner dans la manière dont Paulin posait les questions. Toutes les réponses d’Augustin n’arrivaient pas à Nole, et ne sont guère mieux parvenues à la postérité. Nous avons sous les yeux une lettre de 414[1], en réponse à des questions tirées des Psaumes, des Épîtres de saint Paul et de l’Évangile. Nous y trouvons de fréquentes traces de l’étude de la langue grecque, de cette langue qu’Augustin avait d’abord négligée et qu’il posséda ensuite à fond pour mieux s’élever à l’intelligence des Livres saints. Cette lettre nous est une preuve du facile génie d’Augustin ; à voir son étendue et son contenu si substantiel, on ne croirait pas qu’elle fut écrite fort à la hâte, parce que celui qui devait la porter était déjà embarqué dans la rade d’Hippone. Nous nous dispensons d’en donner l’analyse, mais quelques pensées sur les Juifs nous ont particulièrement frappé. Augustin voit dans les Juifs la preuve que, si une grande autorité et l’espérance du salut éternel s’attachent au nom de Jésus-Christ, ce n’est pas sur le fondement d’une invention humaine, née du cerveau d’un imposteur et produite tout à coup dans le monde, mais sur le fondement des prophéties écrites et publiées plusieurs siècles auparavant. Dans le cas où ces prophéties n’auraient pas été tirées des livres mêmes de nos ennemis, n’aurait-on pas cru qu’elles avaient été forgées à plaisir par les chrétiens ? C’est pour cela que le roi David disait à Dieu : Ne les exterminez pas[2]. Une divine marque est imprimée sur le front de Caïn pour empêcher qu’on ne le tue. Caïn, errant après le meurtre d’Abel, est la prophétique figure du peuple juif errant après le meurtre du Messie.
La grande révolution chrétienne, partie d’en-bas, poursuivait son cours victorieux sur les plus hauts sommets. Devant la croix s’inclinaient toutes les gloires, ou plutôt il n’y avait plus de gloire que celle qui passait par la croix. Chaque conquête du christianisme retentissait dans l’empire romain bien plus que n’avaient jamais retenti les victoires des Scipion, des César et de Marius. Une jeune Romaine, Démétriade, fille d’Olybrius et de Juliana, se montrait au monde parée de l’éclat des deux plus illustres maisons de l’empire ; jetée à Carthage avec d’autres vivantes ruines de Rome, elle pratiquait avec une sévère fidélité les enseignements évangéliques. Un discours d’Augustin sur l’excellence de la virginité avait fait naître au cœur de Démétriade le désir de se consacrer à Dieu. Cependant on songeait à la marier, et le jour de l’union n’était pas loin. La fille d’Olybrius connaissait la piété de sa mère et de son aïeule Proba, mais elle s’était imaginée qu’on la croyait trop faible pour se résoudre à renoncer au monde, et qu’on la menait au mariage comme à tout ce qu’elle pouvait atteindre de plus élevé. Démétriade souffrait donc au fond de son âme.
Une nuit elle se sent animée d’un grand courage ; le souvenir de sainte Agnès la décide à braver ses deux mères ; le projet de mariage lui semble un oubli de Dieu et une ingratitude envers la Providence. « Ignores-tu donc, se dit la jeune fille, qui t’a conservé l’honneur en ces jours malheureux où la maîtresse de l’univers est devenue non plus la gloire, mais le sépulcre du peuple romain ? Tu n’as échappé au désastre de Rome que pour te voir reléguée sur un rivage étranger, et tu songerais à prendre un mari proscrit et fugitif comme toi ! Non, non, n’hésite plus ; un parfait amour de Dieu ne connaît pas la peur : allons au combat. » À ces mots, Démétriade rejette bien loin tous les ornements du siècle, enferme ses colliers, ses perles, ses diamants, revêt une tunique et un manteau grossier, et court se jeter aux pieds de Juliana et de Proba. La mère et l’aïeule, ravies de la résolution de leur fille, la pressent dans leurs bras, lui protestent que sa décision les rend heureuses, et la louent de relever la splendeur de sa famille par la gloire de la virginité : elles remerciaient Démétriade de les consoler ainsi de la ruine de leur patrie.
La plus riche et la plus noble fille de l’empire romain reçut le voile virginal des mains de l’évêque de Carthage, et toute la population catholique de la ville accourut à la cérémonie solennelle. Démétriade distribua la plus grande partie de ses biens à l’Église et aux pauvres. Tel était alors l’état des opinions, que la prise de voile de la fille d’Olybrius fut un des plus grands événements de cette époque ; non-seulement l’Afrique, mais l’Italie et l’Orient en retentirent. Saint Jérôme nous dit que. Rome à demi dévastée parut reprendre une partie de sa gloire : la joie des Romains, à cette occasion, aurait pu faire croire que l’armée des Goths avait été vaincue ou que la foudre avait frappé les Barbares.
« Qu’on mette en doute, si on veut, s’écriait saint Jérôme, les récompenses promises dans le ciel à la virginité ; mais on reconnaîtra que Démétriade a déjà reçu de Jésus-Christ plus qu’elle ne lui a donné. Si elle avait épousé un homme, elle n’eût été connue que d’une province : depuis qu’elle s’est consacrée à Jésus-Christ, on en parle par toute la terre. »
Tous les grands hommes du temps firent entendre l’expression de leur allégresse ; on vient de voir comment le cœur du vieux Jérôme s’émut à cette nouvelle ; nous avons parlé de la lettre que Pélage lui-même écrivit à la petite-fille de Proba ; les grandes voix des successeurs de Pierre, Innocent Ier et Léon Ier se mêlèrent aux concerts universels des peuples chrétiens.
Juliana et Proba s’étaient hâtées d’annoncer elles-mêmes à Augustin la pieuse résolution de leur fille ; elles lui avaient envoyé un présent, comme s’il eût été convive au festin d’usage le jour de la consécration des vierges. L’évêque d’Hippone, dans sa réponse[3], se félicite du message qui a devancé le vol de la renommée, et trouve plus glorieux de consacrer à Jésus-Christ des vierges d’un sang illustre que de leur donner des consuls pour époux. Il est beau pour une femme, ajoute Augustin, de voir le cours des années marqué du nom de son mari, mais il est plus grand et plus beau de s’acquérir un mérite et un bonheur inaccessibles aux atteintes des ans.
Pour bien comprendre le prix que les Augustin et les Jérôme attachaient à la virginité, il faut ne pas oublier qu’indépendamment du dévouement à Jésus-Christ et de l’imitation de sa chaste vie, il importait d’établir fortement, comme un des principaux caractères du christianisme, le mépris des plaisirs en face de l’ancienne société, qui avait vécu de voluptés et divinisé les grossiers penchants de l’homme : le point de départ du règne évangélique devait être une éclatante et prodigieuse abnégation dans l’ordre des choses de la terre, un spiritualisme surhumain qui fût une grande protestation contre le sensualisme des mœurs païennes. Un autre motif de cette sainte ardeur pour la virginité, c’était l’idée que la ruine de l’univers était prochaine et que l’histoire humaine touchait à sa dernière page. Il semblait que la fin de l’empire romain fût la fin des temps, et que la chute de Rome dût précéder de peu la chute de l’univers. Toutes les fois qu’il se produit dans le monde une de ces profondes révolutions par lesquelles les sociétés se renouvellent, l’imagination des peuples se trouble en présence de l’inconnu, et, comme elle ne découvre aucune route, elle croit que la grande armée du genre humain est près d’arriver à sa dernière étape.. Dans cet état des esprits, à quoi bon le mariage et comment songer à donner la vie, lorsqu’on est persuadé que chacun va mourir ? Un troisième motif de cette disposition des âmes dans la dernière moitié du quatrième siècle et la première moitié du cinquième, c’étaient les calamités qui tombaient alors sur les nations. Une grande tristesse avait saisi les intelligences à la vue de tant de ruines : tous les cœurs portaient le deuil des invasions. La désolation s’était trop cruellement assise au foyer, domestique, pour qu’on désirât vivement la perpétuité du foyer ; les familles avaient trop longtemps souffert, pour que le goût de la famille demeurât énergiquement au cœur de l’homme. Voilà pourquoi, à l’époque dont nous parlons, le célibat souriait à tant de chrétiens ; voilà pourquoi l’Italie, l’Afrique et l’Orient voyaient des monastères s’élever de toutes parts et les plus mornes déserts étonnés de la multitude de leurs hôtes.
Toutefois ni Augustin ni Jérôme ne méconnurent jamais la grandeur du mariage ; ils poursuivirent au contraire comme de très-coupables erreurs les opinions qui proscrivaient l’union légitime de l’homme et de la femme ; ils se bornent à établir, : d’après l’Évangile et les Épîtres de saint Paul, que l’état virginal, dans la condition nouvelle que nous a faite la rébellion du premier homme, est plus élevé que l’état du mariage. Mais, nous le répétons avec insistance, l’évêque d’Hippone et le solitaire de Bethléem ne parlaient de mariage qu’avec le plus profond respect. C’est ainsi que, dans son livre du Veuvage[4] adressé à Juliana, sur sa propre demande, Augustin, tout en accordant avec l’Apôtre plus d’honneur au veuvage qu’aux secondes noces, appelle les époux des membres du Christ, reconnaît la chaste pureté du lien conjugal, et redit avec saint Paul : « Je veux que les jeunes veuves se marient, qu’elles mettent des fils au monde et qu’elles soient mères de famille[5]. » Le vigilant pontife met Juliana en garde contre ceux[6] qui commençaient à exalter la puissance de la liberté humaine aux dépens de la grâce ; il n’oublie pas Démétriade, la vierge illustre, et vante les lumières et la sainte expérience de Proba, à qui il avait écrit la lettre sur la prière.
Il arrivait souvent à l’évêque d’Hippone d’adresser des demandes en grâce en faveur des condamnés ; il avait souci de leurs intérêts immortels et se plaçait avec amour entre la loi et le coupable. Macédonius, vicaire d’Afrique, avait plus d’une fois accueilli les miséricordieuses sollicitations d’Augustin ; il lui écrivit un jour pour lui demander si le christianisme autorisait cette disposition épiscopale à laisser les crimes impunis. Augustin lui répondit[7] qu’on détestait le crime, mais qu’on avait pitié du criminel, et que si on s’efforçait d’obtenir l’impunité, c’était pour donner au coupable le temps de s’amender et d’entrer dans une meilleure vie. Il ne peut y avoir de repentir qu’en ce monde, et chacun, par delà le tombeau, demeure à jamais chargé de ce qu’il emporte de la vie présente. « L’amour que nous avons pour les hommes, disait le grand évêque, nous oblige d’intercéder en faveur dès criminels, de peur que du supplice qui finit avec leur vie ils ne tombent dans un supplice sans fin. » Lorsque ses prières avaient soustrait un coupable à la sévérité des lois, Augustin le soumettait à un régime de pénitence qui aboutissait à obtenir le pardon du maître de toute justice. Pourquoi les évêques n’auraient-ils pas intercédé pour les criminels auprès des juges, puisqu’ils intercèdent pour eux auprès de Dieu ? Nous proclamons l’utilité de là terreur des lois et des jugements, afin de réprimer la licence et de protéger les gens de bien ; mais ne serait-il pas permis de dire que la pénalité moderne ne porte pas un caractère assez chrétien ? En frappant le coupable, la législation actuelle ne s’inquiète que de la terre, de la société, du corps enfin, et pas du tout ou presque pas des destinées à venir et de la justice de Dieu. Notre pénalité semble régir une société de matérialistes. Nos mœurs sont trop peu chrétiennes, pour que nous sollicitions l’adoucissement des peines en vue d’une pénitence qui réconcilie ici-bas le coupable avec son Dieu ; mais si l’effrayant mystère de la peine de mort doit demeurer longtemps encore au milieu de nous comme une menace nécessaire, pourquoi, au lieu de précipiter l’exécution d’un arrêt terrible, ne s’écoulerait-il point, entre la condamnation et le moment suprême, un nombre de jours qui permît d’attendre un sincère repentir dans ces âmes qu’une longue habitude du crime a profondément séparées de Dieu ? Nous croyons qu’il y a quelque chose à faire pour mettre la justice humaine en complets rapports avec les destinées immortelles de l’homme, et nous recommandons à l’attention religieuse des législateurs la lettre de l’évêque d’Hippone à Macédonius, pleine de considérations élevées.
Dans cette même année (414), Macédonius, écrivant à Augustin, lui parle des premiers livres de la Cité de Dieu, qu’il venait de lire et dont il était ravi. Cet ouvrage, commencé en 413, ne fut achevé qu’en 426, et nous nous réservons d’apprécier ce beau et vaste monument, lorsque la marche de notre récit nous conduira à l’époque où nous pourrons en saisir et en contempler toutes les parties. L’impatience de ses contemporains arrachait à Augustin ses œuvres ; c’est ainsi qu’en 414 il avait été forcé de livrer la première partie de la Cité de Dieu.
« J’ai lu, écrit Macédonius à l’évêque d’Hippone, j’ai lu vos livres des trois premiers livres), car ce ne sont pas de ces œuvres languissantes et froides qui souffrent qu’on les quitte ; ils se sont emparés de moi ; m’ont enlevé à tout autre soin et m’ont si bien attaché à eux (Puisse Dieu m’être ainsi favorable !), que je ne sais ce que je dois le plus y admirer, ou la perfection du sacerdoce, ou les dogmes de la philosophie, ou la pleine connaissance de l’histoire, ou l’agrément de l’éloquence ; votre langage séduits ! fortement les ignorants eux-mêmes, qu’ils n’interrompent pas la lecture de vos livres avant de l’avoir achevée, et qu’après avoir fini ils recommencent encore. »
La réponse d’Augustin à cette lettre abonde en observations morales et en pensées profondes. Le goût des choses éternelles et l’amour de la vérité lui paraissent le plus sûr et le meilleur fondement de l’amitié. On trouve beaucoup de choses dans les écrits des philosophes, mais on n’y trouve pas la vraie piété, c’est-à-dire le véritable culte de Dieu, d’où naissent tous les devoirs de la vie. Et la raison de cela, c’est que les philosophes ont voulu se fabriquer eux-mêmes une vie bienheureuse, au lieu de la demander à Dieu, qui seul peut la donner. Celui-là seul qui a fait l’homme peut faire l’homme heureux. Augustin, dans cette lettre, touche légèrement à la question du pélagianisme, et parle de ces perçants et excellents génies tombés dans des erreurs d’autant plus grandes, qu’ils ont couru avec plus de confiance dans leurs forces. Il montre que le bonheur des républiques et le bonheur de l’homme reposent sur les mêmes conditions.
Les erreurs de Pélage et de Célestius prenaient racine partout où avaient passé les deux novateurs : Syracuse avait entendu des doctrines dont la piété chrétienne s’était étonnée, Augustin en fut informé par un laïque de cette ville, Hilaire, à qui sa foi et ses vertus donnaient sans doute quelque autorité parmi ses concitoyens, et qui peut-être avait vu le grand évêque ; Hilaire confia son message à des Africains qui partaient du port de Syracuse pour retourner à Hippone. Il demanda au pasteur illustre ce qu’il fallait penser de cette prétention nouvelle de pouvoir se conserver pur de toute souillure, d’observer aisément les commandements de Dieu sans le secours d’en-haut, et comment il fallait juger l’opinion qui niait le péché originel ; Hilaire priait aussi le saint évêque de dire s’il était vrai que les opulents de la terre ne pussent accomplir aucune œuvre utile au salut, tant qu’ils n’auraient pas distribué aux pauvres toutes leurs richesses. Le Syracusain posait d’autres questions pour lesquelles il implorait la grande lumière d’Hippone.
Augustin, dans une lettre[8] restée célèbre, répondit à tout, et nous l’analyserions en détail, si les principales preuves et les principaux raisonnements de l’épître à Hilaire ne se trouvaient dans les livres contre le pélagianisme dont nous nous sommes déjà occupé. En 415, la lettre à Hilaire reçut un double retentissement par la mention qu’en fit saint Jérôme dans son troisième livre contre les pélagiens, et par la lecture qu’en fit Orose[9] dans le concile de Diospolis. Augustin, dans cette lettre, nomme Célestius, dont il soupçonnait la présence au pays de Sicile, après avoir été accusé et confondu à Carthage. Quant à la question des riches, Augustin nous apprend que ce ne sont pas les trésors qui damnent, mais l’orgueil et le mauvais emploi de la fortune, la dureté envers les pauvres, la confiance dans les biens périssables. Vendre les biens qu’on a et les distribuer aux pauvres, c’est là une grande perfection, mais ce n’est pas une prescription évangélique ; ce que l’Évangile prescrit, c’est l’observation des commandements. Le mauvais riche ne fut pas condamné parce qu’il s’habillait de pourpre et de lin, mais parce qu’il s’était montré sans miséricorde envers Lazare, pauvre et couvert d’ulcères. Les chrétiens peuvent posséder des richesses, à condition qu’ils n’en seront jamais possédés. Augustin a quitté le monde entier pour Jésus-Christ, puisque, sans être riche, il a quitté tout ce qu’il avait ; mais il ne condamne pas ceux qui ne vont point jusque-là. Présenter comme un devoir absolu ce qui n’est qu’un conseil de perfection, ce serait, dit Augustin, combattre l’Écriture et non pas la prêcher.
Tout ce qui se disait et s’agitait, `toutes les pensées, les rêves même aboutissaient à l’évêque d’Hippone comme ambassadeur de la vérité universelle ; le monde lui demandait raison de chaque chose qui passait dans les intelligences ou les imaginations contemporaines. Évode, évêque d’Uzale, parle à Augustin d’un jeune homme, fils d’Armenus, prêtre de Mélone, qu’il s’était attaché en qualité de scribe, ou plutôt de sténographe[10], et qui avait quitté ce monde à l’âge de vingt-deux ans, avec des, témoignages d’une angélique piété. On chanta autour de son cercueil, pendant trois jours, des hymnes à la louange de Dieu, et le troisième jour on offrit pour le jeune mort le saint sacrifice de la messe[11]. Le deuxième jour qui suivit le trépas du fils d’Armenus ; une pieuse veuve du village de Figes vit en songe un diacre mort depuis quatre ans, préparant et ornant avec des vierges et des veuves un grand palais. — Pour qui prépare-t-on ce palais ? dit la veuve au diacre. — C’est pour le jeune fils d’Armenus, mort hier, répondit-il. — Dans le même palais, un vieillard vêtu de blanc ordonna à deux autres vieillards, vêtus aussi de blanc, d’aller tirer du sépulcre le corps du jeune homme et de le porter dans le ciel. La villageoise vit sortir du sépulcre vide des tiges de rosiers chargés de roses vierges, ainsi nommées, parce qu’elles n’étaient qu’à demi écloses. Tel fut le rêve de la pieuse veuve.
Là-dessus Évode demande à Augustin ce que devient l’âme en se détachant du corps grossier, et si elle ne s’unit point à quelque corps subtil, qui tienne de la nature de l’air : sans un corps qui la fasse reconnaître, l’âme pourra-t-elle être distinguée d’une autre âme ? et comment Lazare sera-t-il distingué du mauvais riche ? Évode voudrait savoir si l’âme séparée du corps conserve quelques-uns des sens que nous avons dans cette vie. Enfin, il presse le grand évêque de lui communiquer sa pensée sur les visions et les apparitions, sur les morts qui viennent, à certaines heures de la nuit, visiter leurs amis ou leurs proches. L’évêque d’Uzale dit que de saints personnages du monastère d’Hippone, tels que Profuturus, Privat et Servilius, lui ont parlé à lui-même depuis leur mort, et lui ont annoncé des choses qui se sont accomplies.
Augustin[12] trouve fort difficile la solution des questions proposées par Évode. Il ne pense pas que l’âme sorte de ce monde avec un corps, quelque subtil qu’on l’imagine[13]. Les apparitions nocturnes lui paraissent aussi inexplicables que les fonctions mêmes de notre intelligence. Il cite le douzième livre de son ouvrage sur la Genèse, comme renfermant des faits curieux en ce genre.
Augustin raconte ensuite une histoire fort extraordinaire arrivée à un médecin de ses amis, appelé Gennadius, qui, après avoir exercé son art à Rome avec éclat, demeurait alors à Carthage. Ce médecin, avant de s’élever à la piété chrétienne, avait passé par le doute au temps de sa jeunesse : il avait mis en question la vie future. Tandis qu’il était travaillé par ces doutes, Gennadius vit en songe un beau jeune homme qui lui dit : Suivez-moi. Gennadius se mit donc à le suivre ; arrivé dans une cité inconnue, il entendit tout à coup les plus ravissantes harmonies qui eussent jamais frappé son oreille. Il demanda au mystérieux jeune homme d’où partaient ces ineffables concerts, et celui-ci lui répondit : Ce sont les hymnes des saints et des bienheureux. Gennadius s’éveilla, le songe s’évanouit. La nuit suivante, le même jeune homme apparut à Gennadius et lui demanda s’il le reconnaissait, dans quel lieu il l’avait vu et si c’était dans un rêve ou dans le réveil : le médecin répondit avec exactitude aux trois questions. Il eut le sentiment de son rêve dans sa conversation avec le jeune visiteur, reconnut que son corps était dans son lit, et que ses yeux corporels étaient en ce moment fermés et immobiles. — Avec quels yeux me voyez-vous donc maintenant ? lui dit le jeune homme. Gennadius hésitait à répondre.
« De même, reprit alors le radieux adolescent, de même qu’en cet instant où vous êtes endormi dans votre lit, pendant que vos yeux sont clos, vous avez d’autres yeux par lesquels vous me voyez ; de même après votre mort, quoique les yeux de votre chair ne fassent plus rien, il vous restera la vie et la puissance de sentir. Gardez-vous désormais de douter de la vie après la mort. »
C’est ainsi que la foi naquit au cœur de Gennadius. La leçon du visiteur mystérieux pourrait servir à d’autres. Ce raisonnement si simple est de nature à frapper les plus vulgaires intelligences.
Le zèle de la vérité poussait Augustin à ne laisser sans réponse aucune des lettres où étaient posées des questions de philosophie ou de religion ; cette perpétuelle nécessité de répondre à tout promenait son esprit d’un sujet à un autre et l’arrachait à ses grandes œuvres. Il le fit sentir à l’évêque d’Uzale, qui, en diverses lettres, avait multiplié les difficultés à résoudre. Évode, pour mettre Augustin à son aise, l’engageait à des réponses rapides, mais Augustin lui dit qu’il ne peut pas empêcher que ses lettres ne soient recherchées ; trop de gens les lisent, pour qu’il ne prenne pas garde à ce qu’il écrit ; il est donc forcé d’y consacrer un temps suffisant. Il fallait la prodigieuse bienveillance de l’évêque d’Hippone pour adoucir le supplice d’être chaque jour détourné de tant de travaux importants. « Si, lorsque j’ai quelque chose sous la main, dit saint Augustin[14] à Exode, je dois l’interrompre pour passer à de nouvelles questions qui m’arrivent, que dois-je faire, quand surviennent des questions nouvelles au montent où je suis occupé à répondre aux dernières ? Vous plaît-il que j’écarte celles-ci pour prendre celles-là, que les dernières soient toujours les premières, et que je n’achève jamais que les choses au milieu desquelles je n’aurai pas été interrompu ? »
Evode avait interrogé notre docteur sur Dieu et la raison ; c’est la raison qui fait que Dieu est ; est-elle antérieure à Dieu, ou Dieu est-il antérieur à la raison parce qu’il doit être ? Augustin fait observer à son ami qu’il emploie à l’égard de Dieu des termes qui ne conviennent pas ; il ne faut pas dire qu’il doit être, mais qu’il est. Évode n’aurait pas posé ces difficultés sur Dieu et la raison, s’il avait pris la peine de relire certains ouvrages d’Augustin. « Si vous voulez bien relire, dit-il à son ami, ce qui depuis longtemps vous est connu, ou du moins ce qui vous a été connu, car vous « avez oublié peut-être mes écrits sur la Grandeur de l’âme et sur le Libre arbitre qui ne sont que le produit de nos entretiens d’autrefois ; si, dis-je, vous voulez bien relire toutes ces choses, vous pouvez éclaircir vos doutes sans avoir besoin de moi ; il vous suffira de quelque travail de pensée pour tirer les conséquences de ce qui s’y trouve de clair et de certain. »
Augustin renvoie Evode à de précédentes lettres pour l’explication des apparitions et pour ce qui touche à la présence ou à l’absence de l’âme. Lorsque l’âme est occupée des visions qui nous viennent durant le sommeil, elle est absente des yeux du corps. La mort même n’est qu’une absence à peu près de même nature, mais causée par quelque chose de plus fort que le sommeil. Evode avait demandé si Dieu était visible aux yeux corporels de Jésus-Christ ; Augustin répond que Dieu étant tout entier partout et que toute thèse corporelle se trouvant absolument contraire à sa nature, sa substance ne peut être visible, même aux yeux d’un corps glorifié.
L’origine de l’âme est un problème dont la solution précise n’appartiendra jamais peut-être à la science humaine. L’âme n’est pas une portion de la substance de Dieu, comme l’imaginaient les stoïciens, les manichéens et les priscillianistes. Mais descend-elle du ciel, ainsi que l’ont pensé tous les platoniciens et Origène lui-même ? Dieu en crée-t-il tous les jours pour les envoyer dans les corps, ou bien, selon Tertullien, Apollinaire et le plus grand nombre des Occidentaux, les âmes passent-elles des pères dans les enfants, de manière que l’âme naisse d’une autre âme comme le corps naît d’un autre corps ? Voilà les opinions qui se sont partagé le monde philosophique. Marcellin, dont nous avons vu la fin tragique, avait interrogé là-dessus saint Jérôme[15], qui dans l’année 411 l’invita à s’adresser au saint et docte Augustin. De son côté, l’évêque d’Hippone n’avait pris aucun parti sur cette matière ; il savait bien ce qui ne devait pas être, mais il ne savait pas ce qui était. Quand on venait l’interroger sur l’origine de l’âme, il avouait son ignorance, au risque de s’entendre dire : « Quoi ! vous êtes maître en Israël, et vous ignorez ces choses-là[16] ! » Au commencement de l’année 415, Orose fut chargé d’aller porter à saint Jérôme les doutes d’Augustin sur l’origine de l’âme ; il était resté, l’année précédente, à Hippone, où il remplit la mission que lui avaient confiée les évêques d’Espagne, au sujet des priscillianistes et des origénistes. Augustin remit au prêtre espagnol une lettre qui forme comme un livre sur la question. Il n’est pas de plus intéressant spectacle que celui de deux génies cherchant ensemble la vérité, s’interrogeant sur les points élevés de la philosophie religieuse, et proclamant qu’ils ont besoin l’un de l’autre.
« J’ai prié, dit Augustin au début de sa lettre, et je prie notre Dieu, qui nous a appelés à son royaume et à sa gloire, qu’il veuille bien rendre profitable à tous les deux ce que je vous écris, saint frère Jérôme, pour vous consulter. Quoique vous soyez d’un âge plus avancé que le mien, je suis pourtant un vieillard consultant un autre vieillard. Mais nul âge ne me paraît trop avancé pour s’instruire, et s’il appartient aux vieillards d’enseigner plutôt que d’apprendre, il leur convient bien mieux d’apprendre que d’ignorer ce qu’ils doivent enseigner. Au milieu des tourments que me donne la solution des questions difficiles, rien ne m’est pénible comme votre éloignement : ce ne sont pas seulement des jours et des mois, ce sont des années qu’il faut pour vous transmettre mes lettres ou recevoir les vôtres. Et cependant, si cela se pouvait, je voudrais vous voir chaque jour pour vous parler de tout ce qui m’occupe. »
Dans cette lettre, où la mystérieuse origine de l’âme est scrutée avec profondeur et une sorte d’anxiété d’esprit, Augustin incline un peu vers l’opinion de saint Jérôme, qui pensait que Dieu crée journellement des âmes à mesure que des enfants reçoivent la vie ; il ne s’attache pas définitivement à cette opinion, parce qu’il y trouve une grande difficulté au sujet du péché originel ; si notre âme n’est pas engendrée par celle d’Adam, si c’est une autre âme, où peut-on dire qu’elle a péché, et comment se trouve-t-elle entachée de la faute originelle ? On faisait une autre objection à l’opinion de saint Jérôme : pouvons-nous croire que Dieu crée des âmes pour des hommes dont il sait la vie si courte ?
Augustin répond à ceci d’une manière magnifique. Nous pouvons, dit-il, abandonner ce secret à la conduite de Celui qui a donné un cours si beau et si réglé à toutes les choses passagères, parmi lesquelles figurent la naissance et la mort des animaux : si nous pouvions comprendre un tel ordre, nous en goûterions une délectation ineffable. Ce n’est pas en vain que le Prophète a dit de Dieu : Il conduit les siècles avec harmonie. C’est pour faire sentir aux créatures mortelles quelque chose de cet ordre ravissant, que Dieu leur a donné la musique. Si le compositeur habile sait la durée qu’il faut accorder à chaque son pour que la succession des notes produise un bel ensemble, à plus forte raison Dieu, dont la sagesse est supérieure à tous les arts, a marqué pour la naissance et la mort des êtres des espaces de temps, qui sont comme les syllabes et les mots de cet admirable cantique des choses passagères ; il leur a donné plus ou moins de durée, selon la modulation qu’il a conçue d’avance dans sa prescience éternelle. La chute de la feuille d’un arbre et la chute d’un cheveu de notre tête appartiennent à cet ordre merveilleux ; combien plus doivent y appartenir la naissance et la mort de l’homme, à qui Dieu accorde des jours plus ou moins nombreux, selon ce qu’exige l’harmonie de l’univers !
À la fin de sa lettre, Augustin, parlant à Jérôme de son ignorance de l’origine de l’âme lui dit : « Il y a beaucoup d’autres choses que je ne sais point ; il y en a tant, que je ne puis ni les mentionner ni les compter. »
Augustin remit à Orose, pour saint Jérôme en même temps que sa lettre sur l’Origine de l’Âme, une lettre sur ce passage de saint Jacques : « Celui qui, ayant gardé toute la loi vient à la violer sur un seul point, est coupable comme s’il l’avait violée en tout[17]. » Au milieu d’une foule d’aperçus philosophiques et religieux, le grand évêque exprime par une belle comparaison le vrai caractère du progrès de l’homme dans la science des choses d’en haut ; cette comparaison rectifie une erreur des stoïciens refusant de croire à toute sagesse qui n’est pas montée à l’état de perfection. Selon eux, l’ignorance et les vices sont comme une eau profonde, et la sagesse est comme l’air qu’on respire par-dessus : tant qu’on n’est pas sorti de l’eau, on n’est pas sauvé. Telle n’est point la marche de l’homme dans l’étude de la sagesse. Augustin nous apprend qu’on ne passe pas du vice à la vertu comme on s’élève tout d’un coup du fond de l’eau à la libre et pure région de l’air ; ce passage est lent et gradué, pareil à celui d’un homme qui va des ténèbres à la lumière ; à mesure qu’il sort des profondeurs de la caverne, l’ombre devient moins épaisse, et chaque pas qui le rapproche de l’entrée le rapproche de la lumière : dans cette marche l’homme garde à la fois quelque chose de lumineux et d’obscur, qui participe du point vers lequel il se dirige, et du lieu d’où il sort. La manière d’Augustin rappelle entièrement ici la manière de Platon ; plus d’une fois le génie africain se fait grec par la poésie de l’expression.
Ainsi la correspondance de l’évêque d’Hippone nous initie aux mouvements de son âme, aux pulsations de sa pensée, aux intimes variétés de cette grande vie qui se livrait aux besoins religieux de tout un siècle.
- ↑ Lettre 149.
- ↑ Psaume LVIII, v. 12.
- ↑ Lettre 150.
- ↑ En tête de ce livre qui est en forme de lettre, saint Augustin s’appelle le serviteur du Christ et des serviteurs du Christ.
- ↑ Timoth. ch. V, 14.
- ↑ Quorumdam sermunculi.
- ↑ Lettre 153.
- ↑ Lettre 157.
- ↑ Apolog.
- ↑ Erat autem strenuus in notis. Ces notes étaient une ancienne manière d’écrire aussi rapide que la parole.
- ↑ C’est ici une des nombreuses preuves de l’antiquité des cérémonies catholiques pour les morts, cérémonies supprimées par les protestants.
- ↑ Lettre 159.
- ↑ Cette opinion de saint Augustin est contraire à la proposition de Leibnitz sur la conservation des âmes après la mort dans des infiniment petits immortels, et aux sentiments de Bonnet dans sa Palingénésie philosophique.
- ↑ Lettre 162.
- ↑ Saint Jérôme avait traité la question de l’origine de l’âme dans ses livres contre Rufin, en réponse à son ouvrage contre le pape Anastase.
- ↑ Saint Jean, III, 10.
- ↑ Saint Jacques II, 10.