Aller au contenu

Poujoulat - Histoire de saint Augustin/40

La bibliothèque libre.
Œuvres complètes de Saint Augustin, Texte établi par Poujoulat et Raulx, L. Guérin & Cie (p. 214-220).
◄  XXXIX
XLI  ►

CHAPITRE QUARANTIÈME.




Césarée, aujourd’hui Cherchell. — Conférence de saint Augustin avec Émerite, évêque donatiste de Césarée. — Abolition d’une sanglante coutume de cette ville à la suite d’un discours de saint Augustin. — Traits de mœurs de la société de cette époque.

(418.)


À vingt lieues à l’ouest d’Icosium, aujourd’hui Alger, s’élevait aux bords de la mer une ville, qui ne le cédait qu’à Carthage en magnificence et en étendue : c’était Julia Césarée. Son enceinte, dont on peut suivre encore les traces, offrait plus de trois lieues de circuit. La dévastation n’a pas été aussi profonde, aussi complète à Césarée qu’à Carthage ; de magnifiques colonnes, mille vestiges d’une grandeur antique étonnent encore les regards ; si on en juge par tous les précieux débris que chaque jour révèle, on peut même croire que Césarée était pour les Romains un lieu de prédilection, et qu’ils se plaisaient à la faire resplendir de tout l’éclat des monuments et du luxe des arts. La beauté du site explique cette prédilection des maîtres du monde ; maintenant encore de riches vergers couvrent tout le versant de Césarée ; des champs fermés par des haies de cactus y étalent leur fécondité. Les environs ne présentent que vignes et jardins, Césarée n’attirait pas seulement par ses coteaux fertiles et ses ravissants paysages ; sa position était formidable. Du côté de la terre, on ne pouvait arriver à la ville que par deux défilés d’une très-facile défense ; le côté de la mer présentait seul quelque chance de succès à l’invasion ; et, du reste, un mur de quinze mètres de hauteur suivait, sur un espace de plus de trois mille mètres, toutes les sinuosités du rivage.

En 1842, quand les Français fouillèrent le sol pour la construction de deux casernes, des statues se rencontrèrent sous les coups des travailleurs ; des dieux et des amours sortirent de dessous terre ; le paganisme enseveli par les siècles revit le jour dans ces froides et muettes images ; le fer des travailleurs les mutila ; ce fut regrettable, car l’ancien génie des arts respirait dans ces statues. Sur un autre point, à deux mètres au-dessous du sol, on trouva des traces d’un ancien temple et de vastes palais entourés de péristyles.

On admire la hardiesse de ces monuments, qui reposaient sur une multitude de colonnes, dont les bases étaient demeurées intactes : des tronçons de colonnes couvraient des pavés en mosaïque. Le théâtre offre encore les sièges où se pressaient les spectateurs ; la scène a disparu sous des constructions mauresques. Le cirque, plus vaste que celui de Nîmes, n’a point traversé aussi heureusement les âges. Une rivière qui se nomme aujourd’hui Hakem, fournissait de l’eau aux fontaines de Césarée ; elle passait sur un aqueduc superbe, aux arches colossales ; l’imagination peut restituer à l’aqueduc toute sa beauté, par l’examen des ruines dans les vallées sud-ouest, à une lieue environ de la ville.

On retrouve dans l’enceinte actuelle de Cherchell les citernes qui recueillaient les eaux de l’aqueduc. On en compte six ; elles servent de caves à l’administration militaire. Un bâtiment qu’on vient d’élever sur leurs voûtes solides en assure pour longtemps la conservation.

Cherchell, c’est le nom actuel de Césarée, forme aujourd’hui une cité d’environ deux mille habitants ; elle n’occupe qu’un très-petit espace de l’ancienne enceinte, et cet espace peut être évalué à 1,500 mètres de circonférence. Cherchell n’a pour tout commerce que sa poterie, qu’elle vend aux Kabyles et aux Arabes. Ses maisons n’ont qu’un étage et sont de chétive apparence. Les habitations construites par les Français se détachent à travers la misérable uniformité des cabanes de Cherchell. La morale et la muse de l’histoire ont droit de se plaindre que les Français de Cherchell se soient bâti des demeures avec des pierres tumulaires et des pierres couvertes d’inscriptions. Ces maisons construites avec des débris de tombeaux, ces pages historiques `placées sous la truelle des maçons et cachées

dans un mur comme des pierres ordinaires, tout cela sent le génie de la barbarie, bien plus que le génie de la civilisation. Les Turcs de l’Asie-Mineure n’agissent pas autrement avec les plus vénérables et les plus beaux souvenirs d’un passé qui ne leur dit rien.

Le port de Césarée présentait deux parties le Cothon, rempli de colonnes et de décombres qu’on déblaye actuellement pour le petit cabotage, et un autre grand bassin à l’ouest, où se reconnaissent les restes d’une jetée. C’est du Cothon, où se trouvent accumulés tant de débris, qu’on a tiré quelques souvenirs des vieux âges chrétiens : des plats en terre, des lampes d’argile ornés de croix latines. Deux colombes semblent embrasser le pied de la croix, tandis qu’une troisième est posée sur le sommet. Nous espérons que des fouilles profondes remettront en lumière la basilique de Césarée, où Augustin fit entendre des paroles de paix et d’union. À l’extrémité du petit banc de sable qui sépare les deux bassins, il est un îlot où les Espagnols bâtirent jadis un fort appelé maintenant fort Joinville. Ce fort domine un grand nombre de petits caveaux où l’on a trouvé des débris de lampes en bronze, et beaucoup de médailles romaines à l’effigie des consuls.

Ainsi les choses d’autrefois et les choses du temps présent se pressent sous notre plume. Pour que le lecteur s’attache avec plus d’intérêt aux pas d’Augustin, nous aimons à lui parler des lieux où le zèle et le devoir poussent le grand évêque.

À la fin du mois d’août ou au commencement de septembre, Augustin, accompagné d’Alype et de Possidius, était en route pour Césarée, chargé d’une mission de la part du pontife Zozime. Les plus grands intérêts de la foi chrétienne l’avaient retenu à Carthage ; il fallait encore de grands intérêts religieux pour qu’au lieu d’aller rejoindre son cher troupeau d’Hippone, l’illustre pasteur se dirigeât vers des points éloignés.

Les renseignements contemporains ne nous apprennent rien de précis sur les motifs de ce voyage ; mais nous connaissons quelques-uns des fruits heureux que ce voyage produisit, et ces fruits-là n’avaient pas été prévus peut-être : l’unité et la concorde à Césarée naquirent de la parole d’Augustin.

Le saint évêque se trouvait à Césarée vers la mi-septembre. L’évêque donatiste de cette ville était ce même Émerite qui avait plaidé la cause du parti de Donat dans la célèbre conférence de Carthage. Au milieu du retour à l’unité qui s’accomplissait sur tous les points de l’Afrique, Émerite demeurait attaché à son erreur, et retenait dans le schisme beaucoup de chrétiens de Césarée. Il paraît qu’il était absent ou fugitif au moment de l’arrivée d’Augustin. Le 18 septembre on vint avertir le saint évêque du retour d’Émerite ; Augustin, sublime ouvrier de paix, s’empressa d’aller le chercher ; il le trouva sur la place publique. Après lui avoir fait entendre que ce lieu était peu propice à un grave entretien, il l’invita à se rendre à l’église des catholiques ; Émerite suivit Augustin. La foule, mêlée de catholiques et de donatistes, n’avait pas tardé à remplir l’église.

L’évêque d’Hippone, en présence de la multitude rassemblée, cédant à tous les sentiments qui pressaient son âme, parla avec effusion de la charité, de la paix et de l’unité catholique. Il s’adressait tour à tour au peuple et à Émerite ; ravis et convaincus, les fidèles interrompaient l’orateur pour demander qu’Émerite revînt sur-le-champ à l’unité. Augustin répondait aux interruptions par des paroles pleines de mansuétude, et renouvelait l’offre de recevoir comme évêques de l’église catholique les évêques donatistes qui renonceraient au schisme. Au nom d’Euthérius, évêque catholique de Césarée, Augustin promettait à Émerite la même faveur. Parmi les donatistes assistants, il y en avait qui ne croyaient pas qu’on pût rentrer dans l’unité catholique sans la réitération du baptême, et sans une nouvelle ordination, si on appartenait au sanctuaire. Augustin les instruisait et leur faisait comprendre que c’était au nom de Jésus-Christ, et non pas au nom de Donat, qu’on avait imposé les mains ou conféré le baptême. Le soldat déserteur est coupable, mais le caractère qu’il porte n’est pas le sien, c’est celui de l’empereur. Donat, en désertant l’unité catholique, n’a point baptisé en son nom, il a imprimé à ceux qu’il a baptisés le sceau de son prince, c’est-à-dire de son Dieu.

En terminant son discours, Augustin espérait de la miséricorde de Dieu la conversion d’Émerite, et invitait le peuple à la demander par ses prières.

L’évêque donatiste restait rebelle à l’appel fraternel d’Augustin. Cette persistance eût pu motiver son expulsion de la ville, ou quelque mesure sévère contre lui ; mais Augustin, qui comptait sur une prochaine conversion, obtint un délai pour Émerite et protégea son séjour à Césarée.

Le cœur d’Augustin, embrasé des flammes de la charité, ne pouvait laisser inachevée l’œuvre commencée. Le 20 septembre, on se réunit pour une conférence ; Augustin, Alype, Possidius, Rustique de Cartenne, Pallade de Sigabile, d’autres évêques, le clergé de la ville et une multitude de chrétiens étaient présents ; Émerite s’était rendu à la conférence ; des notaires étaient chargés de recueillir ce qui se dirait. L’évêque d’Hippone prit la parole au milieu d’un respectueux silence. S’adressant à ceux qui avaient toujours été catholiques, à ceux qui étaient revenus de l’erreur des donatistes et à ceux qui doutaient encore, il raconta comment, deux jours auparavant, il avait rencontré Émerite et l’avait invité à se rendre à l’église : comment il avait cherché à ramener les auditeurs à des pensées de paix et d’unité ; Augustin ajouta que l’évêque donatiste avait persisté dans sa séparation, et que la présence d’Émerite dans l’assemblée de ce jour devait servir au bien. Le. grand docteur ne laissa pas ignorer à la foule qui l’écoutait les magnifiques fruits de conversion opérés d’un bout de l’Afrique à l’autre, et l’élan général des populations africaines pour cette unité religieuse trop longtemps brisée ; il alla au-devant de cet argument des vaincus, savoir, que la sentence du juge dans la célèbre conférence de Carthage avait été le prix de l’or des catholiques ; il montra aussi combien il était faux que les donatistes n’eussent pas été libres de se faire entendre.

« Vous avez assisté à la conférence de Carthage, dit Augustin à Émerite ; si vous y avez perdu votre cause, pourquoi êtes-vous venu ici ? Si vous ne croyez pas l’avoir perdue, dites-nous par où vous croyez la devoir gagner. Si vous croyez n’avoir été vaincu que par la puissance, il n’y en a point ici. Si vous sentez que vous ayez été vaincu par la vérité, pourquoi rejetez-vous encore l’unité ? »

Émerite répondit : « Les actes montrent si j’ai perdu ou gagné, si j’ai été vaincu par la vérité ou opprimé par la puissance. » — Pourquoi donc êtes-vous venu ici ? dit Augustin à l’évêque donatiste. Cette réponse, plusieurs fois répétée, ne put délier la langue d’Émerite, qui cacha sa défaite dans un silence obstiné. Augustin fit comprendre au peuple la signification de ce silence. Pour dissiper désormais toute ignorance, il recommanda à l’évêque catholique de Césarée de faire lire chaque année dans son église, durant le carême, les actes de la conférence de Carthage, comme cela se pratiquait dans beaucoup de villes d’Afrique, entre autres à Carthage, à Thagaste, à Constantine.

Alype fit ensuite lecture de la lettre que les évêques catholiques adressèrent au tribun Marcellin, avant la fameuse conférence, et dont nous avons rapporté les principaux passages. Augustin interrompit la lecture par un récit d’une naïveté touchante et d’une véritable grandeur morale. Avant la conférence de Carthage, l’évêque d’Hippone et quelques autres évêques, conversant entre eux, avaient été amenés à cette idée qu’on ne devait garder l’épiscopat que pour la paix de Jésus-Christ et le bien de l’église.

« Je vous avoue, dit Augustin au peuple de Césarée, qu’en songeant à chacun de nos collègues, nous n’en trouvions pas beaucoup qui fussent disposés à faire ce sacrifice d’humilité au Seigneur. Nous disions, comme cela se fait en pareil cas : Celui-ci en serait capable, celui-là reculerait ; un tel voudrait bien, un tel n’y consentirait jamais : en cela, nous suivions nos conjectures, ne pouvant pénétrer leurs dispositions intérieures. Mais quand on vint à le proposer dans notre concile général, qui était composé de près de trois cents évêques, tous l’agréèrent d’un consentement unanime, et s’y portèrent même avec ardeur, prêts à quitter l’épiscopat pour l’unité de Jésus-Christ, croyant non le perdre, mais le mettre plus sûrement en dépôt entre les mains de Dieu même. Deux seulement en conçurent de la peine : l’un, fort âgé, ne craignait pas de l’avouer ; l’autre laissa voir sur son visage ce qu’il pensait dans son cœur. Mais tous nos collègues s’étant élevés contre ce vieillard, il changea aussitôt de sentiment, et l’autre changea de visage. »

Cette unanimité dans une décision semblable était comme un généreux élan de l’âme, qui ne pouvait partir que de la vérité.

Émerite, demeuré muet malgré les instances de ses parents et les instances du peuple, avait par son silence condamné sa propre cause ; les liens de famille et d’amitié, la sécurité qu’il trouvait dans son propre pays, la douceur toute fraternelle de l’évêque d’Hippone, encourageaient Émerite à parler ; il laissa ruiner sans mot dire les fondements du donatisme, vit établir ou rectifier tous les faits qui prouvaient les torts et la déroute de son parti ; il n’eut rien à opposer à Augustin. Il porta ainsi, à son insu, un dernier coup aux donatistes de Césarée, et fortifia les nouveaux convertis. La charité sanctifia la victoire d’Augustin ; grâce à l’évêque d’Hippone, Émerite n’eut rien à souffrir pour expier son obstination. Nous ignorons quelle fut sa fin ; nous savons seulement qu’il resta longtemps caché.

La paix civile fut un des bienfaits qui marquèrent le passage d’Augustin à Césarée ; chaque année dans cette ville éclatait une guerre domestique dont l’origine et les motifs nous sont inconnus, et qui s’appelait l’attroupement[1]. À une époque déterminée, la cité formait deux partis ; de sanglantes luttes s’engageaient ; non-seulement des citoyens se battaient entre eux, mais des frères s’armaient contre leurs frères, des fils contre leurs pères ; la cité et la famille se déchiraient à la fois. Cette coutume, indigne de tout ce qui porte un visage d’homme, indigne surtout d’une population chrétienne, faisait saigner le cœur de l’évêque d’Hippone ; elle remontait à des temps éloignés ; on pouvait craindre que le mal ne fût difficile à guérir. Augustin, cependant, songea à délivrer Césarée d’un usage aussi barbare. Le peuple, rassemblé dans l’église, entendit cette douce et puissante voix lui parler de paix et d’amour, et dénoncer les horreurs étranges qui se renouvelaient tous les ans ; Augustin retraça cette coutume dans ses plus hideuses couleurs, montra les flots de sang répandus par des mains fraternelles ou filiales, fit comprendre l’effroyable caractère d’un combat que rien ne justifiait et qui était l’œuvre d’absurdes et atroces préjugés. Il donnait à sa parole toute la force, toute l’énergie possible, afin d’amener son auditoire à détester d’affreuses scènes.

« Ils m’interrompaient par des acclamations, dit l’évêque d’Hippone, mais je ne crus avoir fait quelque chose qu’au moment où je vis couler leurs larmes ; leurs acclamations témoignaient seulement qu’ils me comprenaient et m’écoutaient avec plaisir, mais leurs larmes me prouvèrent qu’ils étaient touchés. Je commençai à croire que la détestable coutume qu’ils avaient reçue de leurs ancêtres, par une longue succession de temps, serait abolie. Je mis fin alors à mon discours, et j’en remerciai Dieu, exhortant tout le monde à s’associer à mes actions de grâces[2]. »

À l’époque où l’évêque d’Hippone rappelait ce souvenir, huit ans s’étaient écoulés depuis le discours prononcé devant le peuple de Césarée, et l’effroyable coutume contre laquelle s’était élevée l’éloquence d’Augustin n’avait plus reparu.

Augustin croyait n’avoir rien fait tant qu’il ne recueillait que des suffrages et des applaudissements : quelle grande leçon donnée aux orateurs évangéliques !

Parmi les lettres sans date que nous offre la correspondance de saint Augustin, il en est quelques-unes qui nous paraissent pouvoir trouver ici leur place. Nous les recueillons parce qu’elles renferment des traits de mœurs à l’aide desquels nous pénétrons dans la société de ce temps. Voici d’abord Possidius, l’évêque de Calame, occupé de mettre un terme à de mondaines frivolités qui blessaient sa piété ; il avait demandé les conseils d’Augustin avant de prendre une résolution à l’égard des bijoux et des vêtements ; l’évêque d’Hippone l’engagea à ne rien brusquer. On peut interdire les parures d’or et les étoffes de prix aux personnes non mariées et qui ne songent pas à l’être, mais on les laisse à d’autres à qui est permis un certain désir de plaire, borné à d’honnêtes limites ; cependant il ne faut pas souffrir que les femmes, même mariées, montrent leurs cheveux, puisque saint Paul va jusqu’à demander qu’elles soient voilées. Augustin n’approuve pas le fard pour se donner de l’éclat ou de la blancheur ; il ne pense pas que les maris, pour lesquels seuls on permet la parure aux femmes, soient disposés à encourager ces charmes d’emprunt. La vraie parure des époux chrétiens, c’est la pureté des mœurs ; les païens portaient des pendants d’oreilles auxquels la superstition attribuait certaines vertus ; il se rencontrait des chrétiens qui n’avaient pas la force de renoncer à ces coutumes, et l’évêque d’Hippone fait entendre contre eux les plus sévères paroles.

Les idées de fatalité résistaient parfois encore aux doctrines évangéliques. On mettait ses fautes sur le compte du destin, pour se dispenser de les reconnaître ou de combattre les mauvais penchants. Lempadius était un des personnages d’Afrique qui recherchaient la conversation d’Augustin et se consolaient par des lettres du chagrin de ne plus le voir. Les opinions fatalistes frappaient son esprit ; il les développa dans une lettre adressée à l’évêque d’Hippone. Le saint docteur lui répondit avec un sentiment de peine profonde ; il s’affligeait que des idées, destructives de toute moralité chez les hommes, pussent abuser des intelligences. Qu’est-ce que c’est qu’une doctrine avec laquelle il n’y a plus ni loi, ni règle, ni correction, ni avertissement, ni éloge, ni blâme, ni châtiment, ni récompense ? Elle renverse d’un seul coup tout ce qui compose le gouvernement de la société humaine. Du moment qu’il n’y a plus de volonté libre, qui donc osera punir ? Augustin raille les astrologues qui débitaient ces funestes absurdités, et demande s’ils auraient souffert des désordres dans leur ménage et s’ils auraient permis à leurs femmes de justifier des dérèglements par l’impossibilité d’échapper à sa destinée. Quel est le fataliste qui, dans sa vie de tous les jours, au logis, dans les affaires, sur la place publique, ne proteste contre son propre système ?

Dans d’autres lettres, l’évêque d’Hippone défend une jeune orpheline qui se trouvait placée sous la tutelle de l’Église ; un chrétien de ses amis, le seigneur Rusticus, la demandait pour son fils ; mais ce fils était encore païen, et l’évêque repoussait l’union d’un païen avec une jeune chrétienne ; du reste, quand même le père donnerait sa parole pour la conversion de son fils, et quand même, Augustin lui verrait recevoir le baptême, Augustin ne voudrait pas s’engager sans que la jeune orpheline elle-même eût parlé.

Dans cette société qui se transformait, les relations se modifiaient selon les croyances ; on perdait et on retrouvait un ami d’après ses résolutions religieuses. Nous avons une lettre d’Augustin qui exprime des sentiments que bien des cœurs durent éprouver. Au temps de sa jeunesse, avant que la lumière chrétienne lui eût illuminé son âme, Augustin avait un ami appelé Martien ; celui-ci était resté païen ; il gardait un tendre souvenir du fils de Monique, toutefois la profonde diversité situation, vie ai morales rendait difficile une entière et complète intimité. Mais voilà que Martien prit parmi les catéchumènes ; à cette nouvelle, Augustin joyeux écrivit à l’ancien compagnon de sa jeunesse. Il lui rappelait comment Cicéron a défini l’amitié, lui disait que pendant longtemps il n’y avait eu entre eux qu’une conformité de sentiments sur les choses humaines, et que maintenant leur amitié allait devenir complète par la conformité des sentiments sur les choses divines. Ce n’est plus une passagère union bornée il cette courte vie, mais une union immortelle par l’espérance d’un immortel avenir. Augustin pense qu’on n’est parfaitement d’accord sur les choses du monde que lorsqu’on est d’accord sur les choses de Dieu. Martien n’est devenu véritablement son ami que depuis qu’il a commencé à chercher Dieu. L’évêque d’Hippone l’exhorte à recevoir au plus tint le sacrement dit baptême.

« Souvenez-vous, » lui dit-il, « qu’au moment de notre séparation, vous me citâtes un vers de Térence où ce poète, ne songeant a qu’à se jouer, donne un avis qui me convenait fort : Désormais il faut d’autres mœurs et une autre vie[3]. Si vous me parliez sérieusement alors, comme je dois le croire, vous vivez sans doute de manière à vous rendre digne de recevoir, dans les eaux salutaires du baptême, la rémission de vos fautes passées. À Jésus-Christ seul nous pouvons dire : Grâce à toi, si quelques traces de nos crimes subsistent encore, nous cesserons de craindre[4]. Virgile tenait ceci de la sibylle de Cumes, à qui l’esprit de Dieu avait révélé peut-être quelque chose du Sauveur du monde. »

Ces souvenirs des lettres profanes n’apparaissent pas sans charmes dans les pages destinées à achever la conversion d’un païen.

Il arrivait que de nouveaux chrétiens, perdant la mémoire des maximes de Jésus-Christ, retombaient dans les vices et les habitudes du paganisme. Quelques-uns mêlaient des prétentions étranges à la perversité des mœurs. Le seigneur Cornélius, ancien compagnon d’étude d’Augustin, avait perdu une douce et chaste épouse ; il écrivit à l’évêque d’Hippone pour lui parler de sa douleur et lui demander de vouloir bien adoucir la blessure de son cœur par un éloge de l’épouse qui n’était plus. Or, Cornélius ne montrait dans les actions de sa vie aucun respect pour le souvenir de sa femme morte. Le scandale habitait sa demeure. Augustin[5] s’étonne qu’on demande à être consolé lorsqu’on donne de tels spectacles. Il rappelle les paroles par lesquelles Cicéron gourmandait les sénateurs de Rome au profit de la République, et se croit autorisé à tenir un sévère langage au nom des intérêts de la république du ciel, dont il est chargé comme évêque. Corneille, dans sa jeunesse, quand il n’était encore ni baptisé ni même catéchumène, eut un moment le courage de triompher de ses passions ; maintenant qu’il est comme Augustin, au déclin de l’âge, il s’abandonne à tous les excès ! Il est bien plus mort que sa femme, et c’est de sa propre mort que ses amis ont besoin d’être consolés. Augustin lui dit que s’il enseignait encore la rhétorique comme à Carthage ou à Milan, ses écoliers le paieraient d’avance ; Augustin veut lui vendre l’éloge d’une des plus chastes femmes du monde ; le prix qu’il exige, c’est qu’il soit chaste lui-même. Cyprienne (c’était le nom de cette femme) aura alors pour imitateur Cornélius et pour panégyriste Augustin. Nous ignorons si Cornélius accepta les conditions que lui proposait l’évêque d’Hippone.

Un admirateur d’Augustin se félicitait d’avoir reçu de lui une réponse ; mais elle était très-courte et n’avait laissé entrevoir qu’une petite partie des trésors de cette haute sagesse, si toutefois on peut jamais appeler petit ce qui vient d’Augustin. Audax (c’était le nom de ce chrétien) l’appelait l’oracle de la loi, le distributeur du gage sacré de la justice, le dispensateur du salut éternel. Augustin, écrivant une seconde fois à Audax, s’excuse de ne pouvoir dicter de longues lettres ; les affaires de l’Église lui laissent peu de loisirs, et ces courtes heures de loisirs, il les consacre aux plus urgentes ou aux plus utiles compositions. Il repousse les louanges que lui donne l’opinion contemporaine. Audax avait terminé sa lettre par dix vers hexamètres, dont le dernier avait sept pieds ; Augustin lui demande si son oreille l’a trompé, ou s’il a cru que l’évêque d’Hippone ne s’en apercevrait point, et que toutes ces choses d’un passé profane étaient sorties de son esprit.

Le ministère épiscopal n’avait rien fait oublier à Augustin ; les moindres détails de ses anciennes amitiés lui reviennent à propos : la prose de l’orateur romain, les vers de Virgile ou de Térence se présentent à sa mémoire au profit de l’intérêt religieux qu’il poursuit ; il se peint dans toutes ses réminiscences des études d’autrefois, et jusque dans sa façon de rappeler aux règles de la versification latine.




  1. Catervam.
  2. Doct. chrét., liv. IV, ch. 24.
  3. Tér., Andr. Act. Sc. i.
  4. Virgile, Églog., iv.
  5. Lettre 280.