Poujoulat - Histoire de saint Augustin/45
CHAPITRE QUARANTE-CINQUIÈME.
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(419-420.)
Il est doux pour l’historien d’un grand homme de pouvoir s’entourer des hommages rendus à sa mémoire et prêter l’oreille aux concerts des siècles. Ces voix, parties de haut, nous excitent à l’accomplissement d’une grave laborieuse tâche et donnent à notre âme une aorte d’énergie mêlée de joie. On ferait un livre avec les témoignages imposants qui se sont produits depuis quatorze cents ans en l’honneur d’Augustin ; nous ne songeons donc point à tout recueillir ; nous voulons nous en tenir à quelques paroles qui expriment les opinions des plus glorieux représentants des divers âges chrétiens.
On a vu dans les chapitres précédents comment Augustin fut jugé par ses contemporains, et nous n’avons pas à nous occuper ici de l’admiration des Jérôme, des Paulin, des Simplicien et des Prosper ; écoutons un moment les siècles qui ont suivi le siècle d’Augustin. Isidore de Séville[1] disait qu’Augustin, par sa science et son génie, avait vaincu les études de tous ses prédécesseurs. Ildefonse de Tolède[2] ne croyait point permis de contredire Augustin. De même que le soleil surpasse en lumière toutes les planètes, disait Remi d’Auxerre[3], ainsi Augustin l’emporte sur tous les docteurs dans l’explication des Écritures. Rupert[4] appelle Augustin la colonne et le firmament de la vérité : « L’évêque d’Hippone, ajoute Rupert, est la colonne lumineuse sur laquelle la sagesse de Dieu a placé son trône. »
Nous avons cité l’admiration de Cassiodore à l’occasion des commentaires des Psaumes ; nous pourrions citer Bède, qui nous représente dans sa tige le grand ordre de saint Benoît, et Alcuin[5], le maître de Charlemagne. D’après le pape Martin V, tous ceux qui savent quelque chose du Christ, de la foi, de la religion, prononcent le nom d’Augustin, comme si sans Augustin rien ne pouvait être compris ni expliqué : « Grâce à Augustin, c’est Martin V qui parle[6], nous n’envions point aux philosophes leur sagesse, aux orateurs leur éloquence ; nous n’avons plus besoin de la pénétration d’Aristote, du charme persuasif de Platon, de la prudence de Varron, de la gravité de Socrate, de l’autorité de Pythagore, de la pénétration d’Empédocle… lui seul nous « représente le génie et les études de tous les Pères… Qui voudrait défendre la religion et sous un autre chef qu’Augustin ? » Grégoire le Grand disait : « Si vous désirez prendre une délicieuse nourriture, lisez les ouvrages du bienheureux Augustin ; ne cherchez pas notre son (nostrum furfurem) quand vous avez la fleur de son froment[7]. »
Saint Thomas[8], la gloire de l’ordre de saint Dominique, et proclamé l’Ange de l’école, n’est autre chose dans le fond, dit Bossuet[9], et surtout dans les matières de la prédestination et de la grâce, que saint Augustin réduit à la méthode de l’école. Saint Bernard se faisait gloire de suivre la théologie de saint Augustin, et Pierre le Vénérable l’appelle le maître de l’Église après saint Paul. Des louanges infinies se presseraient sous notre plume si nous voulions mentionner les témoignages de tant de papes en faveur de l’évêque d’Hippone. Il sera plus curieux d’entendre Luther, Mélanchton et Calvin, mêler leurs voix aux voix catholiques dans cet hymne de louanges parti de tous les pays de la terre.
Le moine de Wittemberg pensait que, depuis les apôtres, nul docteur n’avait été comparable à Augustin. Il était doux à Mélanchton[10] d’invoquer Augustin dans son école. « Sa doctrine, ajoute Mélanchton, étant nécessaire à l’Église, c’est avec raison que nous devons aimer Augustin, qui a le mieux conservé le céleste trésor de la vérité. » « Il n’est pas besoin, disait Calvin[11], de travailler à savoir ce qu’ont pensé les anciens, lorsque Augustin seul peut suffire : les lecteurs n’ont qu’à prendre dans ses écrits, s’ils veulent avoir quelque chose de certain sur le sens de l’antiquité. » Augustins est le seul Père que les hérétiques aient admiré ; mais combien il a fallu défigurer Augustin pour en faire le Père des hérétiques !
Bossuet, philosophe si pénétrant, théologien si profond, interprète si puissant de la foi catholique, cite Augustin à chaque page, l’appelle tour à tour le grand, l’admirable, l’incomparable, et se nourrit constamment de la pensée du docteur africain, qu’il revêt de son style à lui, de ce style prodigieux qui lui est propre. Il ne souffre pas la moindre atteinte portée à la gloire de l’évêque d’Hippone. « C’est déjà, dit Bossuet, une insupportable témérité de s’ériger en censeur d’un si grand homme, que tout le monde regarde comme une lumière et de l’Église, et d’écrire directement contre lui ; c’en est une encore plus grande, et qui tient de l’impiété et du blasphème, de le traiter de novateur et de fauteur des hérétiques[12]. » Érasme prétendait qu’Augustin n’avait pu acquérir une connaissance solide des choses sacrées[13], et le regardait comme fort inférieur à saint Jérôme. « Il n’y a personne, en vérité, dit Bossuet à ce sujet[14], à qui l’envie de rire ne prenne d’abord lorsqu’on voit un Érasme et un Simon qui, sous prétexte de quelque avantage qu’ils auront dans les belles-lettres, se mêlent de prononcer entre saint Jérôme et saint Augustin, et d’adjuger à qui il leur plaît le prix de la connaissance des choses sacrées. Vous diriez que tout consiste à savoir, du grec, et que, pour se désabuser de saint Thomas, ce soit assez d’observer qu’il a vécu dans un siècle barbare ; comme si le style des apôtres avait été fort poli, ou que, pour parler un beau latin, on avançât davantage dans la connaissance des choses sacrées. »
Nos lecteurs n’ont pas oublié que si l’évêque d’Hippone ignorait l’hébreu, il possédait à fond la langue grecque, dont il avait fait une très-sérieuse étude depuis son élévation au sacerdoce. Ainsi Augustin put s’emparer pleinement de la version des Septante, qui avait suffi aux apôtres.
Erasme, à qui l’évêque de Meaux ne pardonnait pas d’avoir classé Augustin au-dessous de Jérôme pour l’interprétation des Écritures, rangeait néanmoins le pontife d’Hippone parmi les plus grands ornements et les plus éclatantes lumières de l’Église.
Ce magnifique cortège de grands hommes de tous les siècles inclinant la tête devant Augustin, ne le venge-t-il pas suffisamment des injures de Bayle et de ce prêtre Simon[15], contre lequel Bossuet a fait un des plus beaux ouvrages de critique qui existent dans aucune langue ?
Appuyé sur l’admiration des âges pour l’homme dont l’histoire nous occupe, nous continuerons plus hardiment notre œuvre.
Les sept livres des Locutions sont une sorte d’étude littéraire du Pentateuque, de Josué et des Juges ; Augustin fait voir ce qui caractérise le style des écrivains sacrés, ce qui appartient au génie de la langue hébraïque et de la langue grecque ; il avertit de ne pas chercher un sens mystérieux dans ce qui est un simple four original. Notre docteur peut ainsi être considéré comme un des premiers qui aient signalé les frappantes beautés du style biblique. Les sept livres des Questions sont une comparaison raison des différentes versions des Septante, des versions d’Aquila et de Théodotien, et de la traduction latine de saint Jérôme, faite sur l’hébreu ; ils présentent comme des notes rapides, mais substantielles et lumineuses, sur des difficultés que le docteur résout à mesure qu’il les pose. Cet examen de l’Heptateuque, qui commence où finissent les douze livres sur la Genèse, est fait sans aucune préoccupation de la forme, mais dans la seule vue de rencontrer la vérité.
À la fin de l’année 419, les décrets impériaux contre les pélagiens furent renouvelés ; une lettre d’Honorius et de Théodose parvint à l’évêque de Carthage, et quoique l’Église d’Hippone fût inférieure à l’Église de la métropole africaine, Augustin, par une exception qu’il devait à son génie et à son immense renommée, reçut la même lettre qu’Aurèle. Honorius et Théodose voulaient que les deux pontifes de Carthage et d’Hippone fissent souscrire à tous les évêques africains la condamnation de Pélage et de Célestius ; la défense de la doctrine pélagienne leur paraissait une intolérable énormité.
Et cependant les évêques pélagiens, du fond de leur exil ignoré, ne cessaient d’élever la voix en faveur de leur cause ; il se répandit en Italie deux lettres qui calomniaient les doctrines catholiques au profit de l’erreur condamnée. L’une avait pour auteur Julien, qui cherchait à mimer dans Rome quelques restes de l’ancienne flamme pélagienne ; l’autre, adressée à Rufus, évêque de Thessalonique, portait la signature de dix-huit évêques qui avaient refusé de souscrire à la condamnation de Pélage et de Célestius : c’était comme une levée de boucliers des pontifes anathématisés. Alype, l’illustre et infatigable ambassadeur de l’Afrique chrétienne auprès du siège de Rome, reçut des mains du pape Boniface ces deux lettres avec mission de les remettre à Augustin, car c’était toujours à Augustin qu’on songeait à chaque apparition de l’ennemi. Ainsi, dans les grandes guerres contre les ennemis de la foi religieuse, Judas Machabée, Godefroy ou Richard Cœur-de-Lion étaient appelés aux heures du péril ; leur nom volait de bouche en bouche chaque fois qu’il fallait repousser une attaque, et toute bataille se changeait pour eux en victoire.
C’est en 420 que les deux lettres avaient été écrites ; la même année vit naître la réponse de l’évêque d’Hippone, composée de quatre livres adressés au pape Boniface. Au début du premier livre, consacré à la réfutation de la lettre de Julien, Augustin remercie le pape Boniface de son amitié ; il le remercie de ce qu’il veut bien être l’ami des humbles. Il parle du devoir de tous les évêques de défendre les brebis rachetées du sang du divin Pasteur, et place le siège de Rome plus haut que tous les sièges de la terre : quant à lui, Augustin, il fait ce qu’il peut pour sa petite part[16] ; le docteur rend grâce à Boniface de ne pas lui avoir caché des lettres où ce pontife avait trouvé le nom d’Augustin livré aux calomnies et aux outrages.
Les quatre livres à Boniface peuvent se résumer ainsi : Les pélagiens disaient : Les catholiques sont manichéens parce qu’ils nient le libre arbitre et qu’ils nous montrent l’homme invinciblement poussé au mal. Augustin répond que la doctrine catholique n’enseigne point la destruction du libre arbitre par le péché d’Adam, tuais sa modification profonde. La liberté qui a péri dans le paradis terrestre, c’était la possession d’une pleine justice avec l’immortalité ; c’est pour cela que la nature humaine a besoin de la grâce divine. Le libre arbitre est si peu détruit dans l’homme pécheur, que ce libre arbitre détermine le péché, surtout dans les hommes qui font le mal par délectation et par amour pour le mal ; ils font ce qu’il leur plaît. Saint Paul[17] nous apprend qu’on n’acquiert la liberté de la justice que par le libre arbitre de la volonté. Saint Jean, dans son Évangile[18], nous dit que Jésus-Christ a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu à tous ceux qui l’ont reçu. » Quoi de plus formel que ces paroles ?
L’évêque d’Hippone venge les catholiques du reproche de méconnaître la sainteté du mariage, de condamner les saints personnages de l’Ancien Testament, et de ne pas croire à la rémission de tous les péchés par le baptême. Les pélagiens accusaient le clergé de Rome d’avoir prévariqué dans la question de la grâce ; Augustin leur répond que le pape Zozime usa de beaucoup d’indulgence envers Célestius et Pélage, mais que Rome n’approuva jamais leurs enseignements. D’après les évêques pélagiens, les catholiques introduisaient sous le nom de grâce une sorte de destin ; Augustin répond qu’on ne peut pas appeler destin la divine inspiration du bien et le secours d’en haut apporté à la faiblesse de la volonté humaine. Il fait voir aux évêques pélagiens qu’ils ont mal compris ce qu’il avait écrit sur le caractère de la loi de l’Ancien Testament. Les louanges extrêmes données à la créature, au mariage, à la loi, au libre arbitre, aux saints, cachaient tous les pièges de l’erreur pélagienne. Les pélagiens prétendaient que, pour condamner leur doctrine, il avait, fallu surprendre et arracher la signature des évêques catholiques dispersés au loin ; Augustin leur demande si on a aussi extorqué les signatures de saint Cyprien[19] et de saint Ambroise[20], qui bien avant la naissance de l’hérésie, l’ont renversée par leurs enseignements.
On se rappelle les affreuses extrémités auxquelles se livraient souvent les donatistes. Gaudentius, évêque donatiste de Thamugade, pressé d’obéir aux lois impériales, déclara que lui et les siens se brûleraient plutôt avec leur église ; résolution bien digne du violent génie africain ! Gaudentius s’appuyait sur l’exemple de Razias, dont le trépas est rapporté dans le deuxième livre des Machabées. Le tribun Dubitius, chargé de l’exécution des décrets impériaux, envoya à l’évêque d’Hippone les deux lettres qu’il avait reçues de Thamugade, en le priant d’y répondre. Quoique bien accablé de travaux, Augustin écrivit successivement deux livres contre Gaudentius pour répondre un dernier mot à ce parti expirant auquel il avait livré une si longue guerre[21]. Nous ignorons si l’évêque et les donatistes de Thamugade exécutèrent leur terrible résolution.
Nous trouvons ici, à la même date que les deux livres contre Gaudentius (420), un livre Contre le Mensonge, dont la pensée nous a frappé. L’occasion de cet ouvrage fut l’erreur de l’espagnol Consentius, qui croyait que, pour mieux découvrir la doctrine des priscillianistes, il était permis à un catholique de déguiser ses propres sentiments. Augustin s’élève avec énergie contre cette école, qui croit pouvoir en certains cas autoriser le mensonge, qui permet des atteintes à la vérité sous prétexte d’une fin utile et salutaire, qui introduit la dissimulation au fond de la conscience en vue d’un bien à faire ou d’une vérité à établir. Le plus petit mal n’est jamais permis dans le monde, dût-il en résulter un immense bien. L’évêque d’Hippone observe que toutes les actions des saints personnages de l’Ancien Testament ne doivent pas être pour nous des règles de morale. Il y a dans l’Ecriture des exemples de dissimulation ; mais ce sont plutôt des mystères que des mensonges.
Nous avons vu la lettre où Augustin interrogeait Jérôme sur l’origine de l’âme, la lettre à Optat et les quatre livres qui traitent de cette mystérieuse question. Optat, qu’il ne faut pas confondre avec le célèbre évêque de Milève, et que nous croyons avoir été évêque de Tubunes, revint à la chargé auprès d’Augustin ; il pensait que le pontife d’Hippone avait reçu quelque importante réponse du solitaire de Bethléem. Augustin écrivit[22] à Optat au commencement de 420, pour lui annoncer que Jérôme ne lui avait rien répondu ; il y avait près de cinq ans que son livre, en forme de lettre, avait pris le chemin de l’Orient. Toutefois il ne perdit pas l’espérance de voir Jérôme lui venir en aide ; Augustin cite un passage d’une lettre du vieux solitaire remplie d’affectueux témoignages pour lui, et montre ainsi qu’on peut discuter ensemble sans que l’amitié en souffre. Optat avait composé un ouvrage intitulé le Livre de la foi, dans lequel il traitait de l’origine de l’âme ; Augustin le prie de lui envoyer ce livre. L’évêque d’Hippone reproduit aussi des passages d’une lettre d’Optat adressée aux Césaréens. La formation de l’âme par voie de propagation avait paru à Optat une invention nouvelle et une doctrine inouïe ; Augustin lui fait observer que cette opinion est ancienne ; Tertullien et saint Irénée l’avaient soutenue. Quelque avis qu’on embrasse d’ailleurs, il ne faut pas s’écarter de l’idée que les âmes humaines sont l’œuvre de Dieu. Cette lettre à Optat ne renferme aucune pensée nouvelle sur la question ; le doute et le savoir y sont l’objet de nombreux jeux de mots qui offensent le bon goût.
Voici maintenant le dernier ouvrage de l’évêque d’Hippone contre les manichéens. Un écrit anonyme, mais composé par quelque marcionite, fut mis en vente dans la ville de Carthage ; l’auteur inconnu se disait disciple d’un certain Fabricius qu’il avait rencontré à Rome. Il attaquait l’Ancien Testament, et cherchait à mettre en contradiction les livres sacrés de l’ancienne et de la nouvelle loi. À la suite de cet écrit, un autre ouvrage avait pour but de prouver que ce n’est pas Dieu qui a créé la chair. Le même volume renfermait un fragment d’Adimante, disciple de Manichée, que l’évêque d’Hippone avait depuis longtemps combattu. La lecture de ce volume devenait dangereuse à Carthage ; on l’envoya à Augustin avec prière d’y répondre ; le docteur composa les deux livres Contre l’Adversaire de la loi et des Prophètes. Nous ne pourrions pas les analyser sans répéter ce que nous avons dit ailleurs. Mais en indiquant le dernier ouvrage de l’évêque d’Hippone contre ce manichéisme[23] qu’il a démoli avec tant de logique et de génie, il nous faut jeter un regard sur la durée et les transformations diverses de la doctrine manichéenne depuis quatorze siècles.
Manichée, dans l’Épître du Fondement, son disciple Adimante, Fauste, Fortunat, Félix, Secondinus, et quelques autres chefs du manichéisme, n’avaient point déguisé leurs doctrines ; leurs ouvrages, dont nous avons parlé, établissent avec netteté ce qu’ils prétendent établir, et Beausobre nous semble avoir entassé les nuages pour faire du manichéisme quelque chose de vague et d’incertain que les Pères de l’Église ne pouvaient guère atteindre. L’auteur de l’Histoire critique de Manichée et du manichéisme, qui a osé appeler Bossuet un sophiste, fait passer sous nos yeux une pompeuse fantasmagorie d’érudition, dont le but principal paraît être, sous prétexte de critique historique, la réhabilitation[24] de ce que l’antiquité chrétienne a condamné. Dans les âges qui suivirent l’âge d’Augustin, le manichéisme, désertant l’Afrique, son principal centre pendant longtemps, s’enveloppa de mystères et se répandit sous des noms divers à travers toutes les contrées de l’Europe ; il perdit l’existence philosophique qu’il avait eue en plein soleil durant les premiers âges chrétiens, et ses partisans formèrent en quelque sorte des sociétés secrètes ; ils avaient renoncé à toute polémique au profit de leur cause, mettaient le plus grand soin à se cacher, et leur propagande souterraine se faisait avec des demi-mots et de discrets épanchements. À l’église, on les aurait pris pour de bons catholiques ; le manteau de l’orthodoxie couvrait leurs pensées intérieures et leurs mœurs, qui n’étaient pas conformes aux inspirations chrétiennes.
Il y eut toujours en Asie de la place pour les rêveries du génie humain, et les manichéens s’y étaient produits tout à leur aise sous le nom de pauliciens, ainsi nommés d’un certain Paul qui les avait établis en Arménie. Les pauliciens étaient devenus aux pays d’Orient un grand parti ; et quand on les menaça de les chasser des terres impériales, on les vit recourir à la force des armes. L’histoire nous les montre, à la fin du neuvième siècle, luttant vigoureusement contre Basile le Macédonien. Une ambassade en Arménie, qui avait pour but l’échange des prisonniers, fut l’occasion d’un curieux ouvrage sur les pauliciens ; leur histoire par Pierre de Sicile a servi de guide et de source aux auteurs[25] qui, plus tard, ont voulu étudier les sectaires d’Arménie. L’horreur des pauliciens pour la Croix, la sainte Vierge et l’Eucharistie, révèle suffisamment leur parenté avec les manichéens, qui condamnaient la chair et ne voyaient en Jésus-Christ qu’un divin fantôme. On a pu dire[26] que les nouveaux manichéens, venus de Bulgarie et prenant le nom de Bulgares, s’étaient répandus par là dans le reste de l’Europe ; nous ne devons pas cependant oublier que déjà, au temps de saint Augustin, il y avait des manichéens à Rome et dans les Gaules : pourquoi ne s’y seraient-ils pas secrètement maintenus ? Parfois dans l’histoire on découvre des erreurs, des superstitions, des cultes qui, durant des siècles, ont eu pour seuls gardiens quelques familles. L’ancien manichéisme avait pu se conserver ainsi dans la vieille Europe ; le nouveau manichéisme, venu d’Orient, reconnut sans doute dans quelques coins de l’Italie et des Gaules ses propres doctrines, depuis bien longtemps gardées comme un héritage mystérieux.
On sait quel fut en 1017 le sort des chanoines d’Orléans reconnus pour être pauliciens et qui professaient d’étranges opinions sur la création et sur la Bible ; en mourant, ils confessèrent avoir eu de mauvais sentiments sur le Seigneur de l’univers[27]. Le roi Robert les jugea dignes du feu : cinq siècles auparavant, saint Augustin eût travaillé à éclairer leur esprit et n’eût point souffert qu’ils fussent punis parle dernier sur place. Le onzième et le douzième siècles nous offrent, sous les noms de pauliciens, de bulgares, d’albigeois, de cathares (purs) ou catharistes (purificateurs), de poplicains, de piples et de patariens, des sectateurs du manichéisme en France, en Allemagne et en Italie. Nous nous contenterons d’indiquer le concile tenu à Toulouse contre eux par le pape Calixte II. Saint Bernard, en parlant des nouveaux manichéens, les signale tels que nous les avons montrés dans les pages précédentes ; il observe qu’ils ne ressemblaient en rien aux autres hérétiques, qui cherchaient tous les moyens de se faire connaître. Ils n’étaient pas de ceux qui voulaient vaincre, ajoute ce grand homme, mais de ceux qui ne voulaient que nuire ; ils se coulaient ; sous l’herbe pour communiquer plus sûrement leur venin par une secrète morsure. Déclarer leur doctrine, c’était la déclarer absurde ; voilà pourquoi ils s’attaquaient à des ignorants, à des gens de métier, à des femmelettes, des paysans, et leur recommandaient le secret. « Ils ne prêchaient pas, ils parlaient à l’oreille, dit Bossuet[28] ; ils se cachaient dans des coins, murmuraient plutôt en secret qu’ils n’expliquaient leur doctrine. » Renier, qui avait partagé pendant dix-sept ans l’erreur des cathares d’Italie, trouvait au milieu du treizième siècle seize Églises manichéennes : l’Église de France, l’Église de Toulouse, l’Église de Cahors, l’Église d’Albi, l’Église de Bulgarie, l’Église Duzranicie, d’où sont venues toutes les autres. Tels sont les ancêtres religieux que se donnent les protestants et à l’aide desquels ils ont espéré remonter aux premiers anneaux de la chaîne chrétienne.
À l’heure où nous écrivons, le manichéisme subsiste encore dans plus d’une intelligence et au fond même de certaines doctrines. Des philosophes et même des philosophes accrédités enseignent de nos jours que Dieu n’a pas tiré le monde du néant. Cette assertion, inspirée par l’ancien axiome ex nihilo nihil (rien ne se fait de rien), est toute manichéenne ; elle tend à établir antérieurement à la création une substance qui n’est pas Dieu, et que les manichéens appelaient matière et mauvais principe.
Ainsi l’erreur se transforme et ne meurt pas ; cette immortalité de l’erreur est l’immortalité du mal lui-même, qu’on signale, qu’on évite, contre lequel on a raison, mais qu’on ne tue point.
- ↑ Lib. VI. Étym., cap. 8.
- ↑ Sermon de B. Viry.
- ↑ In epist. ii, ad Cor.
- ↑ Lib. vii, De operat. Spirit. sanc., cap. 19.
- ↑ Charlemagne, eut un jour l’idée de s’entourer de douze clercs, comme saint Augustin et saint Jérôme ; Alcuin lui répondit : « Le Créateur du ciel et de la terre n’en a pas eu plusieurs, et vous voulez en avoir douze ! »
- ↑ Sermon sur la translation de sainte Monique.
- ↑ Lib. VIII, Reg., cap. 37.
- ↑ Un biographe de saint Augustin, Lancilot, parle d’une vision où saint Thomas d’Aquin se montrait couvert d’une chape semée d’étoiles et lançant au loin de célestes rayons ; un royal diadème ornait sa tête. À côté de l’Ange de l’école apparaissait un évêque revêtu des mêmes splendeurs et portant une barbe vénérable. L’évêque prenant la parole, dit : Celui-là est Thomas, et moi je suis Augustin ; j’ai fait de Thomas mon compagnon ; dans les passages les plus difficiles de la doctrine sucrée, il suit mon opinion et la défend.
- ↑ Défense de la traduct. et des Saints Pères, livr. VI, chap. 24.
- ↑ Déclamat. sur saint Augustin.
- ↑ Lib. III., Instit., cap. 3.
- ↑ Défense de la trad. livre I, chap. 7.
- ↑ Solidam cognitionem rerum sacrarum
- ↑ Défense de la trad.
- ↑ Simon, dans son ouvrage intitulé Histoire critique des principaux commentateurs du Nouveau Testament, s’était donné comme le vengeur des Pères grecs et de l’antiquité. Son ouvrage était particulièrement dirigé contre saint Augustin.
- ↑ Facio quod possum pro mei particule muneris, dit saint Augustin avec cette admirable humilité qui forme le principal trait de son caractère.
- ↑ Aux Romains, VI, 20.
- ↑ {{Corr|II|i, 12.
- ↑ Epist. De Opere et Eleemosynis.
- ↑ Commentaires sur Isaïe, liv. i, de la Pénitence ; Comment. de l’Évangile selon saint Luc.
- ↑ La secte vaudoise présentait quelque chose de l’ancien donatisme africain : elle faisait dépendre de la sainteté des ministres la validité des sacrements.
- ↑ Cette lettre est celle que nous avons annoncée dans une note précédente, et qui fut découverte par Besselius, abbé du monastère de Gottweig.
- ↑ À peu près à la même époque, quelques manichéens, hommes et femmes, découverts à Carthage, furent conduits à l’église : interrogés par saint Augustin et d’autres évêques, ils avouèrent des infamies. Très peu de temps après, saint Augustin fit chasser d’Hippone le vieux manichéen Victoria, qui l’avait trop souvent trompé.
- ↑ Beausobre, dont nous avons déjà parlé, est convenu, dans sa préface (p. 21, édit. d’Amsterdam, 1734), de son indulgence envers les hérétiques ; après avoir étudié très-attentivement son livre, nous avons le droit de dire que cette indulgence est de la partialité. Nous ne pouvons pas croire que Beausobre n’ait pas lu les ouvrages de saint Augustin contre les manichéens, et nous devons reconnaître alors qu’il les a lus avec prévention. L’évêque d’Hippone est l’homme qui a connu le plus à fond les doctrines manichéennes, et Beausobre, venu treize siècles plus tard, voudrait bien lui en remontrer sur ce point. Il est impossible d’imaginer plus de douceur, de modération et de réserve que n’en offre la polémique de saint Augustin, et Beausobre voudrait n’y voir que calomnie, outrage, haine. « Je ne vois pas, dit-il, que a saint Augustin ait converti beaucoup de manichéens ni de donatistes. » Beausobre n’aurait eu qu’à ouvrir les yeux pour reconnaître des milliers de convertis.
- ↑ Cedrenus a beaucoup puisé dans l’ouvrage de Pierre de Sicile.
- ↑ Bossuet, Histoire des variations.
- ↑ Cedrenus, tome I, p. 431. Voyez aussi Glaber, livre III, chap. 8 et Vignier.
- ↑ Histoire des variations.