Poujoulat - Histoire de saint Augustin/48
CHAPITRE QUARANTE-HUITIÈME.
(424-425-426.)
Nous avons parlé ailleurs[1] de la découverte des reliques de saint Étienne aux environs de Jérusalem, sous l’épiscopat de Jean, le même dont le nom a figuré dans la question pélagienne. Cette découverte fut un grand événement dans le monde chrétien. Chaque église ambitionnait la possession de quelques restes du premier martyr. L’Église d’Hippone en obtint une riche part ; l’universelle et glorieuse renommée de son évêque lui valut ce trésor. Le jour de l’arrivée des reliques fut un jour de fête ; la piété du peuple d’Hippone m’était vivement excitée. Augustin prononça un sermon pour la réception des restes précieux. Il les fit placer dans une chapelle de son église quatre vers inscrits sur la voûte de la chapelle[2] avertissaient de rapporter à Dieu seul les miracles Opérés par l’intercession et les reliques du martyr de Jérusalem. La basilique, qui jusque là s’était appelée basilique de la Paix, prit le nom de Saint-Étienne. La dévotion dans l’illustre diacre lapidé devint grande à Hippone ; le culte pour le martyr saisit les vives imaginations de ce pays. C’est en 424 que les saintes reliques étaient arrivées : en moins de deux ans, soixante-dix mémoires ou récits constatèrent soixante-dix miracles ; ces mémoires étaient faits par ceux-là mêmes qui en avaient senti les miraculeuses influences ; le saint évêque l’avait ainsi ordonné afin de pouvoir publier ces récits[3]. Saint Augustin semble n’affirmer que trois résurrections et la guérison merveilleuse de Paul et de sa sœur Palladie. Il fut témoin oculaire de ce dernier et double prodige, et tout le monde à Hippone put l’attester aussi. Voici en deux mots cette histoire.
Une veuve de Césarée en Cappadoce avait maudit ses dix enfants pour les punir de leurs outrages ; la malédiction maternelle était montée jusqu’au ciel, et les dix enfants avaient été saisis d’horribles tremblements dans leurs membres. Ne pouvant supporter les regards de leurs concitoyens, ces malheureux s’en allèrent à travers l’univers romain. Deux d’entre eux, un frère et une sueur, Paul et Palladie, arrivèrent à Hippone. Admis aux pieds du saint évêque, ils lui annoncèrent qu’ils l’avaient vu tous les deux en songe sous les traits d’un vénérable personnage en cheveux blancs et environné de lumière ; ils ajoutèrent qu’ils avaient vu Augustin tel qu’il leur apparaissait en ce moment : un songe les conduisait donc à Hippone. On était alors à quinze jours avant Pâques (425). Chaque jour Paul et Palladie visitaient la chapelle du glorieux Étienne, et le suppliaient d’obtenir de Dieu qu’il leur rendît la santé. Dans les rues d’Hippone tous les yeux se portaient sur les deux jeunes maudits, qui racontaient la cause de leur malheur. Le jour de Pâques, au matin, lorsque déjà la foule inondait la basilique, Paul en prière se tenait attaché à la balustrade de la chapelle de saint Étienne : tout à coup il tombe et demeure étendu comme un homme endormi ; ses membres restent en repos, ce qui ne lui arrivait pas auparavant, même durant son sommeil. La stupeur, l’effroi, la pitié saisissent la multitude des assistants ; on. convient d’attendre le dénouement de cette scène et de ne pas toucher le corps de Paul. Mais voilà que le jeune homme se lève, marche et ne tremble plus ; l’intercession de saint Étienne venait de le guérir. Alors des cris joyeux retentissent dans l’église ; on court avertir Augustin, qui déjà s’avançait. Paul se présente au milieu des acclamations et du tumulte, s’incline aux genoux de l’évêque, qui l’embrasse. Augustin salue le peuple, et des cris d’allégresse et de bruyantes actions de grâces lui répondent. Ce jour-là le sermon d’Augustin fut court ; Dieu venait de parler : il était bon de laisser le peuple tout entier à l’éloquence de l’œuvre divine. L’évêque fit dîner Paul avec lui, et le jeune homme lui raconta son histoire. Peu de jours après, pendant que l’évêque faisait lire l’histoire de Paul en présence de la multitude des fidèles et en présence même de Paul et de Palladie, la jeune fille de Césarée se trouva guérie de la même manière que son frère. Et de nouveaux cris religieux remplirent la basilique, et de nouvelles larmes coulèrent de tous les yeux[4] !
Il y a des gens qui ne permettent pas qu’on leur parle de miracles : ce sont des choses qui, surpassent leur entendement ou plutôt leur bonne volonté. Mais il faut bien y croire quand un homme comme saint Augustin dit : J’ai vu, et quand des faits qu’il est impossible d’expliquer naturellement s’accomplissent sous les yeux de toute une ville.
À mesure que les jours s’accumulaient sur sa tête et que le terme de la vie semblait approcher, Augustin était préoccupé de la partie de ses travaux encore inachevée, préoccupé surtout des imperfections qui pouvaient se rencontrer dans ses ouvrages si nombreux. Il songea donc à réserver le peu d’années qui lui restaient pour faire ce que nul autre n’aurait pu accomplir, et à se donner un successeur qui, dès ce moment, le soulageât d’une portion du fardeau épiscopal. Le grand docteur avait dès lors en vue la revue de ses livres, dont nous parlerons un peu plus tard.
Un dimanche, c’était le 24 septembre 426, une foule plus nombreuse que de coutume remplissait l’église de la Paix à Hippone ; deux évêques, Religien et Martinien, les prêtres Saturnin, Leporius, Barnabé, Fortunatius, Bustique, Lazare, Éraclius et tout le clergé de la ville étaient présents. On avait été averti des intentions d’Augustin. Au milieu de cette grande assemblée, l’illustre vieillard, prenant la parole, commença par dire qu’aux diverses saisons de la vie on espère, mais qu’à la dernière saison on n’espère plus. « Je suis arrivé dans cette ville à la vigueur de l’âge, continua-t-il ; je fus jeune et me voilà « vieux. Je sais qu’après la mort des évêques, les ambitions et les contestations troublent souvent les Églises ; je dois, autant qu’il est en moi, épargner à cette ville ce qui a fait plus d’une fois le sujet de mes afflictions. Comme votre charité l’a su, je suis allé récemment à Milève ; nos frères et les serviteurs de Dieu qui sont là-bas m’avaient appelé. La mort de mon frère et collègue Sévère faisait craindre une émotion populaire. Je suis donc allé à Milève ; et la miséricorde de Dieu ayant béni mes efforts, on a reçu avec une grande paix le successeur que Sévère avait désigné de son vivant : le peuple a accueilli le désir de l’évêque, du moment qu’il en a eu connaissance. Il y avait cependant quelques fidèles assez mécontents de ce que Sévère s’était borné à désigner son successeur à son clergé au lieu de le désigner aussi au peuple. Que dirai-je de plus ? Grâce à Dieu, la tristesse s’en est allée pour faire place à la joie, et le choix de Sévère a été accepté. Quant à moi, ne voulant exciter les plaintes de personne, je viens vous déclarer à tous ma volonté, que je crois être celle de Dieu : je veux pour successeur le prêtre Éraclius[5]. »
À peine ces derniers mots furent prononcés, que le peuple s’écria : Rendons grâces à Dieu ! Louanges au Christ ! Ces cris furent répétés vingt-trois fois. Christ, exaucez-nous, prolongez la vie d’Augustin ! Le peuple répéta cette prière seize fois. Il dit huit fois à Augustin : Vous pour père, vous pour évêque !
Lorsque les acclamations eurent cessé, Augustin poursuivit ainsi : « Il n’est pas besoin que je loue Éraclius ; j’aime sa sagesse et j’épargne sa modestie. Il suffit que vous le connaissiez ; quand je le demande pour successeur, je sais que vous le désirez aussi ; si je l’avais ignoré, vos acclamations d’aujourd’hui me l’auraient prouvé. Voilà donc ce que je veux, voilà ce que je demande à Dieu avec d’ardentes prières, malgré le froid de mes vieux ans. Je vous exhorte, vous avertis, vous conjure de le demander avec moi, afin que, la paix du Christ unissant toutes nos pensées, Dieu confirme ce qu’il a opéré en nous. Que Celui qui m’a envoyé Éraclius, le garde, le conserve sain et sauf et sans crime, pour qu’après avoir fait la joie de ma vie il me remplace après ma mort. Vous le voyez, les notaires de l’Église recueillent ce que nous disons, ce que vous dites : mes paroles et vos acclamations ne tombent point à terre. Pour parler plus clairement, ce sont des actes ecclésiastiques que nous faisons en ce moment, et par là je veux confirmer ma volonté autant qu’il est au pouvoir de l’homme. »
Alors le peuple s’écria trente-six fois : Rendons grâces à Dieu ! Louanges au Christ ! Il répéta treize fois : Christ, exaucez-nous, prolongez la vie d’Augustin ! Il répéta huit fois Vous pour père, vous pour évêque ! Il répéta vingt fois : il est digne et juste ! Le peuple répéta cinq fois : Il a bien mérité, il est bien digne !
Augustin ayant de nouveau invité les fidèles à prier Dieu pour la confirmation de leur volonté et de la sienne, le peuple répondit par seize fois : Nous vous rendons grâces de votre choix. Il dit douze fois : Que cela se fasse, et six fois : Vous pour père, Éraclius pour évêque. Augustin fit remarquer qu’il avait été ordonné évêque du vivant de Valère, dont il fut le coadjuteur ; que cette ordination avait été contraire à un décret du concile de Nicée qui lui était inconnu, et que pareille chose ne devait pas se faire pour Éraclius. Le peuple répondit par ces mots treize fois répétés : Rendons grâces à Dieu ! Louanges au Christ !
Le saint vieillard rappela qu’on devait, d’après une promesse positive, le laisser libre cinq jours de la semaine pour faire sur les Écritures un travail dont l’avaient chargé les Pères des conciles de Numidie et de Carthage. Un acte dont lecture fut faite et des acclamations semblaient assurer à Augustin le loisir convenu ; mais le peuple ne tarda pas à oublier sa promesse : il avait continué à ravir à l’évêque les heures du matin et de l’après-midi. Augustin suppliait donc qu’on s’adressât désormais à Éraclius : Nous vous rendons grâces de votre choix, ce fut la réponse du peuple vingt-six fois répétée. Augustin redit bien au peuple que ses conseils ne manqueront pas à Éraclius, et que le loisir dont il va jouir ne sera point un temps donné au repos. Avant de demander la signature de l’acte d’élection, l’évêque en appelle de nouveau et pour la dernière fois au jugement du peuple, et des acclamations longtemps répétées retentissent dans la basilique de la Paix. Puis Augustin invite le peuple à redoubler de ferveur durant le saint sacrifice qui va commencer ; il demande au peuple de prier pour l’Église d’Hippone, pour lui Augustin et pour le prêtre Éraclius[6].
Nous avons reproduit cette séance du 24 septembre 426 à Hippone avec tous les caractères qu’elle présente dans l’acte qui fut alors dressé, et dont le texte[7] nous est parvenu. La physionomie des anciens âges de foi évangélique s’y révèle tout entière. C’est bien là une séance de la république chrétienne en ces temps où les rois de la terre n’avaient rien à voir dans le choix d’un pasteur spirituel. Combien ce spectacle dut être attendrissant et beau ! Augustin, le profond génie, l’oracle des conciles africains, le docteur dont le monde entier révérait la pensée, se présente dans cette église d’Hippone qu’il gouverne depuis trente et un ans, et, au milieu d’une très-nombreuse assemblée convoquée comme une grande famille, il parle de sa jeunesse écoulée et de ses vieux ans ! Il ne veut pas qu’après sa mort sa chère église d’Hippone soit troublée par des querelles de succession épiscopale, et soumet à l’approbation solennelle du clergé et du peuple un choix sur lequel il a longtemps médité. De bruyantes adhésions retentissent, et l’amour du peuple pour Augustin s’exprime en des acclamations touchantes. Avec quel inexprimable intérêt on entend le grand évêque solliciter de son peuple quelques loisirs pour l’intervalle qui le sépare encore de la tombe, et lui assurer que ces loisirs seront bien occupés !
Cette séance d’élection épiscopale dans la basilique d’Hippone est une frappante image des séances du sénat romain lorsqu’il nommait lui-même un empereur ; l’armée qui, à l’ère honteuse des Césars, s’était brutalement accoutumée à donner des maîtres à l’univers romain, ayant bien voulu laisser au sénat le soin de désigner le successeur d’Aurélien, ce fut Tacite, auparavant consul, que les pères conscrits élevèrent à l’empire, dans la séance du 25 septembre 275. Après que le sénat lui eut décerné l’autorité souveraine, Tacite fit remarquer aux pères conscrits qu’il était déjà au penchant de la vie et que mieux vaudrait élire un jeune chef capable de conduire les soldats et de manier le javelot. Mais ses excuses se perdirent dans les acclamations de l’illustre assemblée, acclamations diverses et répétées, constatées avec leur nombre dans les actes publics, comme dans le procès-verbal de l’élection populaire d’Éraclius, successeur d’Augustin ; le nombre de fois est mentionné pour donner plus de valeur aux actes et plus d’autorité à l’élection. Il faut citer ici le passage de Flavius Vopiscus[8], le biographe de Tacite : « Le sénat répondit par ces acclamations : Trajan aussi était âgé lorsqu’il monta sur le trône (dix fois) : Adrien y parvint vieux (dix fois) ; et Antonin n’était plus jeune lorsqu’il l’obtint (dix fois). N’avez-vous pas lu[9] : je reconnais les cheveux blancs et la barbe blanche du roi des Romains ? (dix fois :) qui mieux qu’un vieillard sait régner ? (dix fois.) Nous ne vous créons pas soldat, mais empereur (vingt fois). Vous ordonnerez aux soldats de combattre (trente fois). Vous avez de l’expérience et un excellent frère (dix fois). Sévère a dit que c’était la tête et non les pieds qui commandait (trente fois). C’est votre âme et non votre corps que nous chérissons (vingt fois). Auguste Tacite, les dieux vous conservent ! »
Il est, dit-on, trois choses qu’Augustin aurait désiré voir en ce monde : Rome dans sa gloire, Cicéron à la tribune, et saint Paul prêchant[10]. Quel homme ne se serait point estimé heureux d’avoir vu de tels spectacles ! mais il nous appartient d’ajouter qu’un des spectacles auxquels nous aurions aimé à assister sur la terre, c’est celui d’Augustin faisant comme son testament devant le peuple d’Hippone et prenant pour ainsi dire congé de ce peuple comme évêque. Nous aurions voulu voir l’amour de cette multitude chrétienne monter vers son pasteur avec des cris et des larmes. Nous aurions voulu être témoin de l’émotion de ce grand homme lorsque, commençant à recueillir en ce monde le prix de ses travaux sublimes, il entendait sortir de la bouche du peuple ces paroles inspirées par le respect, la reconnaissance et l’enthousiasme : Longue vie à Augustin ! C’est vous, Augustin, que nous demandons pour père et pour évêque !
- ↑ Histoire de Jérusalem, tome ii.
- ↑ Sermon 318 de saint Augustin.
- ↑ Cité de Dieu, livre XXII, chap. 8.
- ↑ Cité de Dieu, livre XXII, chap. 8.
- ↑ Quelques éditions portent Éradius.
- ↑ Nous avons lu, dans le tome V des Œuvres de saint Augustin (édition des Bénédictins), un sermon du prêtre Éraclius, prononcé en présence du grand évêque d’Hippone. Ce sermon avait été comme une épreuve à laquelle le saint docteur crut devoir soumettre la capacité de celui qu’il désirait pour successeur. Il est écrit avec élégance et annonce un esprit orné. Éraclius s’étonnait d’oser parler pendant que se taisait Augustin ; mais, ajoutait-il, Augustin ne se taira point si le disciple ne dit que ce qu’il aura appris du maître. Ce discours est comme un hymne de louange en l’honneur de saint Augustin. Éraclius souhaite de pouvoir mettre suffisamment à profit tout ce que lui a enseigné ce grand homme.
- ↑ Le texte de cet acte forme la lettre 213. Edit. Bénéd.
- ↑ Histoire auguste.
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- ↑ Nous n’avons trouvé ce trait dans aucun des ouvrages ni dans aucune des lettres de saint Augustin. Il est rapporté par Lancilot (Vie de saint Augustin), et aussi par Cornélius à Lapide, qui cite Juste-Lipse et Ravisius. Les versions sont différentes : dans quelques-unes, au lieu de Cicéron à la tribune, c’est Jésus-Christ conversant avec les hommes que saint Augustin aurait voulu voir.