Pour l’histoire de la science hellène/Introduction

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Felix Alcan (Collection historique des grands philosophes) (p. 1-17).




POUR L’HISTOIRE

DE LA

SCIENCE HELLÈNE




INTRODUCTION
——


1. J’appelle proprement science hellène celle qui naquit et grandit dans les pays de langue grecque, pendant la période d’environ trois siècles qu’embrasse leur histoire, depuis l’époque où finissent les âges légendaires jusqu’à celle où les conquêtes d’Alexandre agrandissent démesurément le domaine de l’hellénisme et provoquent, dès lors, sa complète transformation.

Cette période, qu’au reste il serait vain de vouloir limiter entre des dates précises, présente, en effet, des caractères aussi nettement tranchés pour l’histoire scientifique, que pour l’histoire politique, littéraire ou philosophique. Lorsqu’elle s’ouvre, il n’y a encore ni science ni même aucune idée de ce que peut ou doit être la science ; lorsqu’elle se ferme, deux immortels monuments sont debout, deux modèles devant lesquels toute l’antiquité s’inclinera désormais : les œuvres d’Hippocrate pour la médecine ; celles d’Aristote pour toutes les sciences physiques et naturelles, bien plus, pour l’universalité des connaissances théoriques, les mathématiques mises à part.

Au même temps, et ce n’est pas une des moindres raisons pour clore cette période, deux disciples d’Aristote, Théophraste et Eudème, écrivaient pour la première fois des histoires des sciences, en sorte que les renseignements que nous possédons sur les précurseurs, soit de leur maître, soit des grands mathématiciens de l’âge suivant, proviennent surtout de ces ouvrages historiques, malheureusement perdus. Dès lors, les règles de critique à appliquer pour la restitution des travaux de tous ces penseurs présentent une singulière uniformité, tandis qu’on doit les modifier pour les temps postérieurs, soit parce que les sources n’offrent plus le même caractère, soit parce que les concepts élucidés par Aristote ont désormais acquis une forme et une précision qu’on doit leur dénier auparavant.

2. J’ai parlé des grands mathématiciens de l’âge suivant, c’est-à-dire de la période alexandrine, à laquelle on peut, comme à la précédente, assigner une durée d’environ trois siècles, celle de la dynastie des Ptolémées en Égypte. Si, en effet, cette période est aussi bien délimitée, pour la politique et la littérature, que l’âge hellène proprement dit, elle est surtout remarquable, au point de vue scientifique, par l’apparition des plus grands géomètres de l’antiquité, comme aussi par cette circonstance que les écrits de science qui en subsistent encore, sont exclusivement mathématiques.

Au contraire, de l’âge antérieur, il nous reste à peine un seul fragment géométrique[1]. Mais nous ne devons pas nous y tromper ; les sciences abstraites avaient, dès lors, grandi autant et plus que les sciences naturelles, et la vérité est que les théories exposées dans les ouvrages d’Euclide et d’Apollonius qui subsistent encore en grec, leur sont en réalité bien antérieures. Seulement, les perfectionnements apportés à ces théories, soit dans le fond, soit dans la forme, ont fait oublier, et cela de très bonne heure, tous les traités précédents sur la matière, quelle qu’en ait pu être la valeur.

Le développement des mathématiques pendant l’âge hellène fut précisément assez considérable pour les constituer en spécialité et pour obliger désormais ceux qui voulurent les faire progresser, à s’y consacrer exclusivement. Au ive siècle avant notre ère, Eudoxe de Cnide, le grand géomètre et le grand astronome, est en même temps médecin, moraliste, législateur ; et cet exemple n’a rien d’exceptionnel : si Eudoxe est le type du sophiste accompli, l’universalité des connaissances et des capacités est, encore de son temps, une prétention assez commune. Aux siècles suivants, rien de semblable : les géomètres se renferment dans leur science pure, ou n’en sortent que pour étudier les applications, à la mécanique par exemple, comme Archimède ou Héron.

Les écrits scientifiques qui nous restent de la période alexandrine, sont, d’ailleurs, loin de nous donner la mesure de l’activité intellectuelle dont ils témoignent. Non seulement la géométrie s’éleva, dans des ouvrages dont beaucoup sont perdus, au moins en grec, à une hauteur qu’il est aujourd’hui difficile d’apprécier exactement, mais qui, en tout cas, excite un juste étonnement ; les autres domaines se rattachant aux mathématiques furent l’objet de travaux considérables. C’est ainsi qu’Ératosthène assure à la géographie un fondement scientifique ; qu’Hipparque donne à l’astronomie ancienne sa forme définitive. Toutefois, ces génies créateurs subirent à leur tour le sort des géomètres de l’âge hellène : Strabon et Ptolémée ont fait oublier leurs œuvres.

En revanche, du côté de la physique et de l’histoire naturelle, la science alexandrine n’accomplit aucun progrès réel ; si la médecine reste en honneur, les recherches théoriques s’arrêtent et l’œuvre d’Aristote semble suffire à la curiosité. Il y a deux raisons à ce fait singulier.

D’une part, les connaissances acquises ne sont pas encore telles qu’il puisse, comme pour la médecine ou les mathématiques, se constituer des sciences indépendantes, exclusivement cultivées pour elles-mêmes ; or, comme désormais la philosophie est devenue un objet d’enseignement régulier, la physique n’en sera plus qu’une partie subordonnée, après avoir fourni, jusqu’à Platon, les questions prédominantes dans les préoccupations des penseurs. Désormais, la logique et l’éthique ont passé au premier plan.

Mais ce n’est pas là la seule condition défavorable. Après Aristote, l’idéal de la vie théorétique, la science pour la science, s’évanouit devant les tendances pratiques des nouvelles écoles qui surgissent et se disputent la direction morale de la civilisation hellène. Épicuriens et stoïciens feront bien de la physique et même beaucoup ; mais la position que prennent les premiers, — l’indifférence vis-à-vis des diverses explications compatibles avec une hypothèse a priori générale, — est la négation même de la possibilité de tout progrès scientifique ; quant aux seconds, c’est le principe même de leur doctrine qui est hostile à la science. Ils s’en occuperont, mais seulement pour satisfaire aux nécessités de l’enseignement, pour ne pas rester, à cet égard, en arrière des autres écoles. C’est à eux surtout qu’Aristote suffit, quand ils ne remontent pas jusqu’à Héraclite : au moins l’école d’Épicure nous a-t-elle légué l’admirable poème de Lucrèce ; du Portique, il ne nous est parvenu, pour la science, que des fragments sans importance et, sans doute, le reste méritait assez l’oubli qui l’a recouvert.

3. À la suite des armées d’Alexandre, l’hellénisme a conquis l’Orient ; il y multiplie les centres de culture intellectuelle ; Alexandrie, Rhodes, Pergame font pâlir l’éclat de l’antique cité de Minerve ; mais cette brillante civilisation ne peut s’asseoir sur des institutions politiques communes et conformes à son génie. Peu à peu, elle perd son indépendance et doit se plier à la suprématie romaine ; lorsque l’Égypte des Ptolémées succombe à son tour, lorsque Auguste fonde l’empire, une troisième période s’ouvre qu’on peut appeler gréco-romaine.

À son tour, elle embrasse, elle aussi, trois siècles en nombre rond, jusqu’à la révolution politique et religieuse accomplie par Constantin ; alors l’Orient hellénisé retrouve, de fait, son indépendance, mais en gardant l’unité d’un régime politique traditionnel. Le nouvel empire, ainsi constitué, reprend une vitalité qui désormais fait défaut à l’Occident latin ; malgré les assauts des Barbares, il défendra son intégrité jusqu’à l’invasion arabe, pendant trois siècles encore, et, quoique ensuite amoindri de plus en plus, il prolongera son existence sénile jusqu’à l’aurore des temps modernes.

Mais il faut au plus tard clore l’histoire de la science antique au moment où l’islamisme s’empare de la cité qui, depuis sa fondation par Alexandre, avait toujours été le plus actif foyer de cette science. Et cependant il avait déjà cessé d’éclairer le monde, tourné vers un autre pôle, avide d’une autre lumière. Encore assez vivace au ive siècle, l’hellénisme avait fourni pour son existence, contre la nouvelle religion, contre les institutions et les mœurs transformées, une lutte aussi longue qu’honorable ; vers le milieu du vie siècle, ses derniers représentants s’éteignaient et ne léguaient à leurs disciples, désormais tous chrétiens, que des enseignements inféconds. Fille de l’hellénisme, la science antique en partagea le sort ; la nouvelle société ne voulait qu’une science chrétienne, et elle s’enferma dans la théologie.

4. Le nom de période gréco-romaine, donné à l’âge mûr de la science antique, se réfère à l’état politique de ce temps, plutôt qu’à une influence directe des Romains. La Grèce conquise avait, comme on sait, fait à son tour la conquête de ses farouches vainqueurs ; de bonne heure ils s’étaient mis à son école pour lui emprunter ses arts, sa littérature, sa philosophie et ses sciences ; ce mouvement nous a valu des poèmes immortels et aussi cette curieuse Histoire naturelle de Pline, que son auteur rêvait, sans doute, d’égaler à l’œuvre d’Aristote, mais dont il n’a pu faire qu’une immense compilation, souvent précieuse pour nous, souvent aussi bien peu utilisable, par suite du défaut d’indication précise des sources.

Mais cet effort vers la science avorta bientôt et les Romains ne parvinrent même pas à se donner une littérature philosophique. Après un siècle de lutte, l’hellénisme étouffa, chez ses disciples, toute tentative de rivalité. Marc-Aurèle écrit en grec ses Pensées ; l’âge des Antonins est celui de Ptolémée et de Galien ; c’est là le point culminant de la science gréco-romaine, qui cependant, vers la fin du siècle suivant, nous présente encore Diophante et Pappus.

Ces noms montrent assez que les mathématiques et la médecine se maintiennent à la hauteur atteinte par la science alexandrine ; d’importants travaux de coordination sont accomplis. Toutefois, le génie créateur fait défaut et l’on cherche plutôt à reprendre et à refondre ce qui a déjà été élaboré, que l’on ne s’efforce de réaliser de nouveaux progrès. Cet état stationnaire est le symptôme de la décadence prochaine, qui ne s’accusera que trop tôt.

Quant aux sciences naturelles, la situation antérieure ne s’améliore pas ; ce qui est plus digne de remarque, c’est la vicissitude que subit la philosophie.

Vers le commencement de la période gréco-romaine, le stoïcisme avait acquis, sur les autres écoles, une prééminence marquée ; dès lors, son influence grandit de plus en plus et arrive à son apogée sous les Antonins. Après eux, il disparaît subitement ; les écoles qu’il avait si longtemps combattues, ne lui survivent pas ; l’hellénisme semble sentir le besoin de concentrer ses forces contre le flot montant du christianisme ; Plotin et ses disciples immédiats occupent la scène du iiie siècle et, après eux, il n’y aura plus qu’une seule philosophie hellène.

Pour se rendre un compte exact des raisons de cette vicissitude, il faut remarquer que le véritable mouvement stoïcien, celui qui a trouvé sa plus pure expression dans Épictète, recouvrait, au fond, un mouvement politique ; c’était, en réalité, la lutte de l’hellénisme sous sa forme la plus noble, adoptée par ce qu’il y avait de meilleur dans l’aristocratie romaine, contre les traditions violentes du césarisme. Mais, une fois vainqueur avec les Antonins, le stoïcisme se trouva impuissant devant la tâche immense qui s’imposait à lui ; la conscience et l’aveu de cette impuissance éclatent dans le beau livre de Marc-Aurèle ; après sa mort, un effondrement du système était inévitable.

En dehors de la scène politique, le mouvement intellectuel avait déjà sourdement préparé l’avènement du syncrétisme plotinien. Dès la fin de la période alexandrine, le stoïcisme avait lui-même subi une première évolution momentanée, grâce à laquelle précisément la prééminence lui avait été assurée. Sous l’influence surtout de Panétius et de Posidonius, il était sorti de la voie étroite où l’avaient engagé ses fondateurs jusqu’à Chrysippe ; il s’était ouvert à d’autres enseignements et avait pris un caractère éclectique se prêtant à tous les compromis de théorie, sauf avec les épicuriens.

Ceux-ci furent mis au ban de la philosophie ; mais, en exceptant d’ailleurs aussi les sceptiques, qui se perpétuèrent en une école fermée, surtout recrutée parmi les médecins, les autres sectes n’échappèrent point à ce mouvement qui tendait à effacer leur réelle distinction. Désormais, il n’y a plus de succession légitime, de chefs d’école reconnus, et tandis que maintenant les vrais stoïciens vont se désintéresser de plus en plus des spéculations étrangères à la morale, la foule des penseurs qu’ils n’entraînent pas à leur suite, se retourne vers les anciens maîtres, Pythagore, Platon, Aristote. C’est là, au reste, un mouvement analogue à celui qui pousse les mathématiciens de la même période, et qui leur fait essayer de reprendre et de coordonner les travaux antérieurs.

Mais, quels que soient les noms dont puissent s’affubler les philosophes suivant leurs préférences particulières ou la nature spéciale de leurs études, ils ne peuvent cependant faire revivre les anciennes écoles ni retrouver l’esprit des siècles disparus. Ils sont de leur temps et leurs efforts ne peuvent aboutir qu’à la constitution d’un vaste syncrétisme où tous les grands génies hellènes seront représentés comme ayant, à de très minces différences près, partagé les mêmes opinions et jeté les fondements d’une seule et même doctrine.

Dès l’aurore de la période gréco-romaine, le mot d’éclectisme est formulé ; mais dès auparavant la tendance qu’il indique se prononçait des côtés les plus divers. Or, à ce mouvement, l’ancien stoïcisme surtout devait perdre, tout compte fait : sa logique n’est plus sérieusement défendue et disparaît devant celle d’Aristote ; celui-ci, depuis Andronicus, gagne de plus en plus ; le grandiose monument scientifique qu’il a élevé, est unanimement apprécié à sa haute valeur. Toutefois, Platon reste le Maître par excellence, quoique de nombreux adeptes des doctrines propagées sous le nom de Pythagore, dans des écrits plus ou moins apocryphes, essaient d’élever au même niveau la gloire légendaire du mystique Samien.

Qu’un homme de génie vienne maintenant, à l’heure propice, donner une formule définitive à ce syncrétisme inconsciemment préparé, une nouvelle philosophie sera fondée[2] et elle ralliera nécessairement toutes les forces vives de l’hellénisme, après la banqueroute du stoïcisme officiel. Mais cette profonde et remarquable transformation n’en sera pas moins insuffisante pour empêcher le triomphe politique du christianisme et l’ouverture d’une ère nouvelle.

5. Si, pour désigner cette nouvelle période, de Constantin à Héraclius, on cherche un autre terme que celui de décadence, qui est le vrai, on ne pourrait, je crois, mieux la qualifier qu’en disant : l’âge des commentateurs. Commenter et compiler pour commenter, ce semble, en effet, être le seul but des travailleurs de ce temps, soit en sciences, soit en philosophie. Sans doute, ils ne sont pas les premiers à se livrer à l’interprétation des vieux maîtres ; ils ne font que suivre l’impulsion de l’époque précédente ; mais désormais toute originalité fait défaut, la pure servilité s’introduit. Les matières de l’enseignement ont pris un caractère traditionnel ; on ne peut plus sortir d’un cadre de plus en plus restreint. Ce cadre, les anciens maîtres l’ont rempli et l’on désespère de dire mieux qu’eux ; il s’agit seulement d’expliquer et de faire bien comprendre ce qu’ils ont dit.

Mathématiques ou philosophie, que ce soit Théon d’Alexandrie ou Eutocius, que ce soit Jamblique ou Proclus, Simplicius, Philopon ou Olympiodore[3], l’impression générale que produisent leurs écrits est toujours la même ; le but est d’enseigner une science existante (et qui se perd de plus en plus), non de la perfectionner ni de l’étendre.

Il serait injuste de ne pas mentionner pour la même période, en regard de cette appréciation sommaire : des travaux médicaux d’une certaine importance (l’utilité de l’art d’Hippocrate maintenait mieux le niveau de son étude, tandis que baissait celui des sciences théoriques) ; l’école d’ingénieurs qui se rendit célèbre sous Justinien ; enfin et surtout l’apparition de ces curieux écrits chimiques qu’un maître de la science moderne tire aujourd’hui d’un long oubli. Mais s’il y a là l’indice d’une certaine activité intellectuelle, cherchant à sortir du cadre consacré par la tradition et à répondre à de nouveaux besoins ou à de nouveaux désirs de l’humanité, cette activité ne fut pas assez puissante pour créer un nouveau courant scientifique, ni pour modifier réellement le caractère général de cette ère de décadence.

6. Ainsi l’histoire de la science antique se partage naturellement entre quatre périodes, chacune d’environ trois siècles, et dont deux précèdent l’ère chrétienne, tandis que les deux autres la suivent. Nettement tranchées par le caractère des monuments scientifiques qu’elles nous ont légués, elles ne sont pas moins appropriées aux divisions de l’histoire politique ou de l’histoire philosophique ; elles se prêtent enfin suffisamment à des distinctions analogues pour la littérature et les beaux-arts. En tout cas, quelle que soit celle de ces périodes que l’on se propose d’étudier au point de vue scientifique, il est essentiel de se former une idée précise des caractères propres à chacune d’elles ; car, d’un côté, il faut toujours se rendre un compte exact de l’état antérieur de la science et des conditions dans lesquelles elle a été transmise ; il faut, d’autre part, pouvoir apprécier dans quel esprit ont été écrits les documents postérieurs.

Je n’ai évidemment pas la prétention d’avoir marqué, dans la rapide esquisse qui précède, tous les traits essentiels et nécessaires à connaître ; j’espère toutefois que les indications données suffiront pour faciliter l’intelligence des développements ultérieurs, auxquels me conduiront les discussions de détail amenées par le plan de cet ouvrage.

Des quatre périodes que j’ai définies, la première est, sans contredit, celle qui a été, jusqu’à présent, l’objet des travaux les plus nombreux ; c’est pourtant celle dont l’histoire reste toujours la plus obscure, et c’est à l’éclaircir, s’il est possible, c’est à rechercher et à appliquer de nouvelles méthodes de critique plus plausibles, que sont consacrées les études réunies dans ce volume. Je laisserai d’ailleurs de côté, en thèse générale, ce qui concerne, soit la médecine, soit la géométrie, qui veulent être traitées à part[4] ; je m’attacherai principalement à ce qui regarde la cosmologie, la physique générale et aussi l’astronomie, en tant du moins qu’elle se rattache au même ordre d’idées.

7. L’état d’imperfection relative où reste l’histoire des origines de ces sciences, ne tient pas seulement à l’insuffisance et à l’incertitude des documents que nous possédons sur cette période primitive ; il a une autre raison dont il convient de se rendre compte.

Les premiers penseurs grecs sont, de par la tradition, considérés comme philosophes ; leurs opinions ont donc été étudiées surtout par les philosophes, et les historiens des sciences particulières ont, d’ordinaire, admis sans plus ample informé les conclusions formulées par les historiens philosophiques qui leur ont paru les mieux autorisés.

Il est cependant facile de reconnaître quels graves inconvénients présente, pour une claire intelligence du progrès scientifique à son début, la méthode naturellement adoptée par les philosophes pour la restitution des systèmes des premiers physiologues.

En présence des fragments épars et des renseignements partiels que fournissent les auteurs anciens pour chaque physiologue en particulier, le philosophe cherchera, en effet, tout d’abord, à dégager l’idée métaphysique la plus importante ; au besoin, il la formulera lui-même, sans trop s’inquiéter souvent s’il le fait en termes appartenant vraiment à la même époque. Il groupera ensuite, autour de cette idée-mère, les opinions qu’il regarde comme secondaires ; il en établira, autant que faire se peut, la filiation logique et la dérivation successive ; mais forcément il négligera ou citera seulement, à titre de curiosité, les thèses spéciales d’un caractère purement scientifique.

Qu’on veuille bien ne pas s’y méprendre ; je ne veux nullement m’attaquer à cette façon de comprendre l’histoire de la philosophie. À la vérité, si, comme tant d’autres choses, elle a ses abus, il ne faut pas vouloir les pallier ; mais un philosophe de profession, Gustav Teichmüller, s’est déjà chargé avec assez de bonheur du soin de les mettre au jour ; ses Études pour l’histoire des concepts montrent surtout, de la façon la plus nette, à quelles graves erreurs on se laisse entraîner quand on suppose, par exemple, chez tel penseur de l’âge hellène, telle notion qui n’a été élucidée que par Aristote. Toutefois, on doit reconnaître qu’appliquée avec les précautions nécessaires, la méthode que j’ai décrite et qui, en fait, a été inaugurée par le Stagirite lui-même, est la seule qui puisse vraiment répondre au but que se propose l’histoire de la philosophie. Si factices que puissent être les reconstructions ainsi obtenues du processus suivi par chaque penseur, leur ensemble correspond, en tout cas, à un enchaînement dialectique satisfaisant plus ou moins notre esprit, et d’après lequel nous voyons se dérouler le progrès métaphysique de la pensée humaine, qu’elle en ait ou non eu conscience.

Seulement, et c’est là-dessus que je veux insister, on ne possède pas ainsi la vérité tout entière ; on n’en contemple qu’une face restreinte, d’un point de vue tout spécial. L’histoire philosophique doit donc être complétée par l’histoire scientifique, et celle-ci, loin de s’appuyer sur la première, doit être établie directement et par une méthode entièrement opposée.

8. Jusqu’à Platon, les penseurs hellènes, en presque totalité, ont été, non pas des philosophes, dans le sens qu’on donne aujourd’hui à ce nom, mais des physiologues, comme on disait, c’est-à-dire des savants. Peu importe que leur science n’ait été qu’un tissu d’erreurs ou un échafaudage d’hypothèses inconsistantes ; l’erreur est le chemin de l’ignorance à la vérité, l’hypothèse, en tant qu’elle peut être vérifiée, est le moyen d’acquérir la certitude. L’histoire des origines de la science doit, avant tout, s’attacher à ces erreurs, scruter ces hypothèses des premiers temps ; elle a à démêler en quoi les unes ont servi au progrès, en quoi les autres l’ont entravé.

Or, le noyau des systèmes des anciens physiologues n’a jamais été une idée métaphysique, mais bien la conception générale que chacun d’eux se formait du monde, d’après l’ensemble de ses connaissances particulières. C’est seulement de ces conceptions concrètes qu’ils ont pu s’élever aux abstractions, encore insolites alors, qui sont devenues depuis le domaine propre de la philosophie, tandis que les savants spéciaux s’en désintéressaient de plus en plus.

Dès lors, pour reconstituer ce noyau, pour restituer cette conception générale, il faut évidemment faire passer en première ligne ces opinions spéciales sur les divers points de la physique, qui, dans l’histoire philosophique, sont au contraire mises au dernier rang et plus ou moins négligées ; ce sont ces opinions qu’il s’agit, avant tout, de rattacher entre elles et d’expliquer, si faire se peut, dans leur filiation historique. On voit que l’ordre d’idées à suivre est aussi contraire que possible à celui que réclame l’histoire philosophique.

À quels résultats peut conduire l’application systématique de cette méthode, on le reconnaîtra dans les monographies particulières que renferme ce volume. Si imparfaits que puissent être encore ces premiers essais, j’ose dire qu’on ne peut espérer autrement mettre l’ordre et la clarté où régnaient la confusion et l’incertitude ; mais surtout cette méthode conduit à reconnaître une unité singulière et un lien tout naturel entre des doctrines que l’on se plaît à considérer, du point de vue philosophique, comme discordantes et contradictoires.

9. Ces discordances et ces contradictions existent en effet sur le terrain métaphysique ; mais, en thèse générale, il s’agit de questions qui, aux yeux des physiologues antiques, n’avaient nullement la prépondérance qu’elles ont acquise plus tard. Ce ne sont donc pas les solutions qu’ils donnent à ces questions qui forment la caractéristique essentielle de leurs systèmes ; j’aurais pu les laisser dans l’ombre, si je n’avais cru intéressant de rechercher comment elles se sont trouvées mêlées aux problèmes proprement scientifiques, sous quelles influences elles ont grandi et à la suite de quelle évolution elles sont parvenues à concentrer sur elles une part si considérable de l’activité intellectuelle.

La plupart de ces questions sont telles, en fait, que la science ne peut s’en désintéresser absolument ; quand elle ne recommence pas à les discuter dans une certaine mesure, c’est qu’elle n’ignore plus qu’elle peut, sans inconvénient, les préjuger dans un sens déterminé ou bien qu’elle n’a pas encore réuni assez d’éléments pour les aborder fructueusement. J’ai donc été conduit à tenir compte, pour chacun de ces problèmes, de l’importance qu’il me paraissait avoir aux yeux de la science moderne, comme aussi à préciser la position prise, en face d’eux, par cette dernière. Enfin, j’ai pu avoir à marquer la limite qui sépare le terrain scientifique du domaine de l’inconnaissable. Certes, les premiers pionniers de la pensée humaine ne pouvaient aucunement discerner cette limite, mais il importe de l’avoir présente sous les yeux, quand il s’agit, pour telle ou telle de leurs tentatives, d’en apprécier le caractère, soit vraiment scientifique, soit purement philosophique.

Ainsi je ne me suis pas proposé seulement de réunir dans ce volume des matériaux pour l’histoire des origines de la science, j’ai voulu grossir ces matériaux d’appréciations théoriques, et aussi, dans une certaine mesure, donner une sorte de complément à l’histoire des origines de la philosophie. Quelle importance peut, à mes yeux, offrir ce complément, je crois l’avoir suffisamment indiqué. Il s’agit de mettre en lumière une autre face de la question, toute différente, sans toutefois faire oublier la première et la seule qui ait vraiment été bien considérée jusqu’à présent. Plus tard peut-être, un esprit assez large, assez puissamment doué, pourra suffisamment s’élever pour embrasser, d’un seul point de vue, pendant cette période créatrice, l’histoire de la pensée humaine, avant l’époque où ses progrès mêmes l’obligèrent à distinguer et à séparer les divers champs ouverts à son activité.

10. Avant de clore cette introduction, il me reste à donner quelques explications sur le plan que j’ai suivi.

La forme de monographies, consacrées aux principaux penseurs dont j’avais à m’occuper, m’était imposée par la nécessité des reconstructions de système à opérer pour chacun d’eux ; je ne me dissimule pas les graves inconvénients qu’entraînerait cette forme pour une véritable histoire des doctrines, à quel point elle peut masquer leur filiation ou, si l’on veut faire sentir celle-ci, à quelles fastidieuses répétitions on peut être obligé. Mais le temps ne me parait pas encore venu où l’on puisse essayer d’écrire réellement une pareille histoire ; c’est surtout d’éclaircissements spéciaux, de discussions de détail que l’on a aujourd’hui besoin, l’unité de l’œuvre dût-elle en souffrir.

Les lacunes qu’offre la liste des monographies ainsi réunies, sont assez frappantes pour qu’on reconnaisse immédiatement que je n’ai nullement prétendu être complet. En particulier, Pythagore n’a pas son chapitre spécial, quoique j’aie consacré à la détermination de ses connaissances et de ses opinions diverses études fragmentaires, dans lesquelles j’ai d’ailleurs formulé des conclusions nouvelles et importantes, au moins à mes yeux. Mais les documents relatifs à l’ancien pythagorisme sont tellement contradictoires et d’une authenticité tellement douteuse, que je n’ai pas, pour le moment, jugé à propos d’aller plus loin.

Ce livre présentera déjà, je crois, assez de thèses nouvelles et partant sujettes à controverse, pour que je ne le grossisse pas encore d’autres qu’il me serait impossible d’appuyer suffisamment et surtout sur lesquelles je n’ai pu me former pour moi-même une opinion bien plausible. Quant à me borner à répéter ce qui a été déjà dit et que l’on trouve partout, cela sans doute était inutile ; j’avais, sur d’autres sujets, assez d’autres emprunts à faire à des travaux encore insuffisamment connus en France et dont l’analyse, je l’espère du moins, offrira d’autant plus d’intérêt qu’elle pouvait être moins attendue[5].

11. Au lieu de suivre l’ordre par écoles, suivant la tradition de l’histoire philosophique, j’ai cherché à suivre l’ordre des temps, le seul qui puisse faire apprécier la succession des progrès scientifiques et la transmission des découvertes. Même au point de vue philosophique, cet ordre ne présente d’ailleurs aucun inconvénient pour une époque où l’enseignement d’école n’a guère existé, de fait, en dehors des pythagoriens, d’autant que l’évolution qu’ont pu subir les doctrines de ces derniers nous est, pour ainsi dire, absolument inconnue.

Mais la chronologie des philosophes de l’âge hellène présente des difficultés considérables et souvent de graves incertitudes. J’ai donc été amené à la discuter dans un chapitre particulier, dont je puis dès maintenant énoncer la conclusion générale ; c’est que, sur cette question, les anciens n’avaient guère de documents sérieux que nous ne connaissions d’ailleurs ; que la tradition la mieux assurée est, en réalité, passablement incertaine ; que dès lors, là où elle prête à l’indécision, on doit se former une opinion d’après les indices fournis par la comparaison des doctrines.

12. Un autre chapitre, dont l’objet est également général, précède aussi les monographies particulières et suit l’introduction. S’il y a, en effet, une question préalable à résoudre, c’est celle qui concerne la valeur des sources utilisées pour ces monographies, alors que les ouvrages des physiologues sont perdus sans exception.

Ces sources sont d’une double nature : en premier lieu, nous possédons des fragments, tantôt très minimes, tantôt, au contraire, vraiment considérables. Ils nous ont été conservés d’ordinaire, soit par des polygraphes, soit par des commentateurs, appartenant, les uns et les autres, soit à la période gréco-romaine, soit à l’âge de décadence. En dehors des questions que peut soulever l’authenticité de ces fragments, il convient de remarquer qu’en thèse générale, ils ne peuvent guère être isolés du texte de l’écrivain qui les a conservés et qui, d’ordinaire, détermine d’une certaine façon leur signification souvent obscure. Dès lors, on est appelé à se demander si l’ouvrage cité existait encore réellement au moment de la citation, s’il a été lu en entier par l’auteur qui cite, en sorte que ce dernier se soit bien pénétré des doctrines antiques, ou si, au contraire, il ne transcrit que de seconde main, soit sur des Excerpta insuffisants, suit sur quelque autre écrivain, lui-même plus ou moins sujet à caution. Ces questions ne peuvent évidemment être débattues qu’en détail, sur chaque cas particulier, et malheureusement elles ne sont guère susceptibles en général, dans l’état actuel de nos connaissances, de recevoir une solution assurée. Rien ne serait, par exemple, plus intéressant que de connaître avec précision jusqu’à quelle époque se sont conservés dans leur intégrité les ouvrages d’Héraclite ou d’Empédocle ; mais il nous faut, là-dessus, avouer notre ignorance. Toutefois, plus on pénétrera dans l’inconnu que nous offre encore l’histoire de l’antiquité, plus on sera porté, je crois, à admettre qu’une citation, surtout faite par un auteur de la décadence, ne doit nullement faire préjuger qu’il la tire directement de l’ouvrage cité.

En dehors des classiques, les écrits de date ancienne ont toujours été, dans l’antiquité, très rares et très chers, sinon absolument introuvables en dehors des grandes bibliothèques[6]. La plupart du temps, on se contentait donc de puiser ses informations dans des compilations ou des recueils polygraphiques, comme il nous en reste encore quelques-uns sur divers sujets, mais comme nous savons pertinemment qu’il en a existé un nombre beaucoup plus considérable, et dont nous ne pouvons douter qu’ils ne fussent toujours refaits, comme nos dictionnaires, en grande partie les uns sur les autres[7].

13. Si la valeur des fragments des anciens physiologues en tant que sources historiques, ne se prête point à une étude d’ensemble, il n’en est pas de même de la seconde classe de renseignements dont nous disposons, et qui d’ailleurs, généralement moins importants au point de vue philosophique, sont au contraire plus précieux pour l’histoire de la science. Les opinions des physiologues sur les questions physiques et naturelles particulières se trouvent, en effet, réunies en abrégé dans divers ouvrages de l’antiquité, écrits, au reste, à différents propos et construits sur des plans différents. Or, si l’on se pose à ce sujet les questions suivantes : À quelles sources ont à leur tour puisé les auteurs de ces écrits, les doxographes grecs, comme on les appelle ? Quels matériaux ont-ils utilisés ? Quels sont les liens qui les rattachent les uns aux autres, et quel degré de confiance peut mériter chacun d’eux ? il est désormais permis de répondre avec une certaine précision.

Jamais les écrits des physiologues n’ont directement servi aux doxographes ; ces derniers se rattachent tous originairement à un grand ouvrage historique composé par Théophraste, et encore cet ouvrage s’est perdu de bonne heure et a été remplacé par des abrégés et des compilations utilisées pour la rédaction de celles que nous possédons aujourd’hui.

C’est à raconter cette histoire, d’après les Prolegomena qu’Hermann Diels a mis en tête de son édition des Doxographi græci (Berlin, Reimer, 1879), que j’ai consacré mon premier chapitre. J’ajoute que, dans mon volume précité sur la Géométrie grecque, j’ai tenté de faire de mon côté, en ce qui concerne la tradition de l’histoire des origines des mathématiques, un travail analogue à celui de Diels pour les origines des sciences physiques. Je ne crois pas sans intérêt de résumer ici brièvement les principales conclusions auxquelles je suis arrivé.

Les histoires de l’arithmétique, de la géométrie et de l’astronomie n’ont été écrites, pour la période hellène, que par Eudème, le condisciple de Théophraste. Ces histoires ont été utilisées, vers la fin de la période alexandrine, par Geminus dans sa Théorie des mathématiques, puis, vers la fin de la période gréco-romaine, par Porphyre et Pappus dans leurs commentaires sur Euclide. C’est de ces ouvrages perdus, et non pas d’Eudème lui-même, que proviennent les citations faites par Proclus au ve siècle dans le Commentaire qu’il écrivit à son tour sur le premier livre d’Euclide et qui nous est parvenu. Quant au long et important fragment conservé par Simplicius (in Physicorum I2, p. 13 vo-15 ro), il doit avoir été emprunté à une compilation spéciale (de Sporos de Nicée ?) du iiie siècle. Après le ive, les histoires d’Eudème devaient être perdues, et antérieurement elles n’ont guère été directement utilisées en dehors des intermédiaires que j’ai mentionnés.

Ces quelques indications suffiront pour les rares excursions que j’aurai à faire sur le terrain des mathématiques.






  1. Celui d’Hippocrate de Chios sur la quadrature des lunules, conservé, d’après Eudême, par Simplicius. (Voir le texte que j’ai donné, Mémoires de la Société des Sciences phys. et nat. de Bordeaux, V2, p. 179-187 ; 1883.)
  2. Le nom d’école d’Alexandrie, qu’on applique d’ordinaire à cette philosophie, est assez peu justifié, en ce qui la concerne, et devrait être réservé pour les littérateurs et savants contemporains des Ptolémées. Quelle qu’ait été l’origine d’Ammonius Saccas et de Plotin, les plus illustres représentants de la nouvelle doctrine ont vécu de fait, soit à Rome, soit à Athènes, et l’Égypte n’en a jamais été le centre véritable.
  3. Ces deux derniers noms, comme aussi l’existence du commentaire astronomique attribué à l’empereur Héraclius, expliqueront pourquoi je n’arrête pas, comme d’autres l’ont fait, l’histoire de la pensée antique à la fermeture de l’école d’Athènes par Justinien. En fait, Simplicius, dont les ouvrages sont historiquement si importants, écrivit après cette fermeture. Philopon est son contemporain, plutôt antérieur ; Olympiodore, le commentateur de la Météorologie d’Aristote, écrivait après 565. Quelle qu’ait été la religion de ces deux derniers auteurs, on ne peut faire autrement que de les ranger à côté de Simplicius. Enfin Stéphanos d’Alexandrie (voir la Commentatio d’Usener, Bonn, 1880), appelé à Constantinople par Héraclius, forme la transition naturelle entre les derniers représentants de la science antique et les premiers de la science byzantine, si toutefois cette dernière peut vraiment mériter le nom de science.
  4. J’ai abordé un de ces deux sujets dans mon volume : la Géométrie grecque, comment son histoire nous est parvenue et ce que nous en savons. Paris, Gauthier-Villars, 1887. — Je ne pourrai cependant guère éviter, dans celui-ci, pour caractériser la valeur scientifique de divers penseurs, de faire quelques excursions dans le domaine des mathématiques, ainsi que dans plusieurs autres, en dehors de celui que j’ai particulièrement cherché à étudier.
  5. Il s’agit : 1o des deux premiers chapitres, dont je vais parler maintenant, sur les doxographes grecs et sur la chronologie des physiologues, chapitres dont le fonds est emprunté à H. Diels ; 2o des monographies d’Anaximandre et d’Héraclite, tirées en grande partie des ouvrages de G. Teichmüller. — Je n’ai pas à faire l’éloge de ces illustres savants dont l’amitié m’honore d’autant plus qu’elle est venue me chercher ; mais, en tous cas, sur les points qu’ils avaient touchés, je ne pouvais songer à être original.
  6. Aussi la destruction du Serapeum en 389, sous Théodose le Grand, marque-t-elle une date à partir de laquelle la conservation de bon nombre d’ouvrages anciens devient au moins très improbable.
  7. Combien de fois voit-on de nos jours des érudits, et des plus consciencieux, citer telle page et telle ligne d’un volume qu’ils n’ont jamais eu entre leurs mains ! C’est la conséquence forcée du système de citations à la mode, et qui, indispensable pour certains ouvrages, n’en est pas moins inutile et, par suite, abusif la plupart du temps. Il y a là un étalage d’érudition aussi facile qu’illusoire ; qui s’est donné la peine de vérifier, par exemple, cent citations de suite dans tel ouvrage moderne, même des plus justement renommés, peut savoir seul combien il a chance d’en trouver d’inexactes ou de complètement fausses sur cent autres au hasard.
    Une règle nouvelle, bonne en soi, prescrit, quand on cite d’après un intermédiaire, de donner l’indication précise de la référence. Mais qui garantit au lecteur l’exactitude de l’intermédiaire ? Le remède inventé pour parer aux abus que je signalais tout à l’heure, n’est donc qu’un palliatif insuffisant.
    Si je me permets ces remarques, c’est au reste en partie pour me justifier de n’avoir pas grossi ce volume de l’apparat ordinaire des citations ; j’ai cru pouvoir me conformer à deux principes qui me paraissent, dans l’objet, nécessaires et suffisants : 1o ne jamais citer avec précision un travail sans l’avoir lu intégralement ; 2o se borner à l’indispensable, c’est-à-dire aux seuls cas où l’on peut désirer que le lecteur, pour être mieux convaincu, ait effectivement recours à l’ouvrage invoqué.