Aller au contenu

Pour la patrie : roman du XXè siècle/Chapitre IV

La bibliothèque libre.

CHAPITRE IV.


Odi et projeci festivitates vestras : et non capiam odorem cœtuum vestrorum.
Je hais vos fêtes et je les abhorre ; je ne puis souffrir vos assemblées.
(Amos v. 21.)


Grand mouvement politique à Ottawa, capitale de la Confédération. La chambre des députés est convoquée en session extraordinaire. Le sénat est aboli depuis longtemps. Les députés, les journalistes, les entrepreneurs de travaux publics, les solliciteurs de faveurs ministérielles arrivent de toutes parts ; ils encombrent les hôtels, ils envahissent les bureaux publics, les couloirs de la chambre, les clubs, les salons. Quel tourbillon d’affaires plus ou moins inavouables et de plaisirs plus ou moins illicites !

Les journées sont consacrées aux combinaisons, aux intrigues, aux complots en petit comité, aux spéculations verreuses, aux achats et aux ventes de votes et de consciences en conciliabule plus petit encore ; les nuits se passent en dîners et en bals.

Un mois s’est écoulé depuis la rencontre de Lamirande et de Montarval, dans la masure de la rue de l’Ancien-Chantier.

La neige couvre le sol. Ce manteau, d’une blancheur éclatante, a caché la boue, l’herbe desséchée et les feuilles mortes. La terre tout à l’heure désolée, noire et souillée, est maintenant belle et pure ; elle resplendit et renvoie au ciel un reflet des clartés quelle en reçoit. Belle neige ! image de la miséricorde divine qui couvre d’un vêtement immaculé les laideurs de l’âme pécheresse mais repentante. Ce n’est plus l’innocence baptismale ; ce n’est plus le printemps avec ses tendres fleurs, ses doux gazouillements d’oiseaux, ses murmures de mille ruisseaux, ses brises embaumées, ses bruissements de feuilles, son encens exquis, sa musique suave comme la prière de l’enfance. Non rien n’est comparable à la beauté printanière ni à l’innocence de l’âme régénérée que le souffle du péché n’a point ternie. Mais quand les ardeurs de l’été ont brûlé la terre, quand les pluies et les tempêtes de l’automne l’ont couverte de boue et jonchée des dépouilles de la forêt, la neige descend, douce, blanche et pure ; et la terre redevient belle aux yeux des hommes. Ainsi, quand les passions ont ravagé l’âme, quand les crimes et les vices l’ont défigurée, la grâce de Dieu descend sur elle et la couvre d’un manteau, le manteau du pardon, qui réjouit la vue des anges. Mais la terre souillée reçoit son manteau sans le solliciter ; l’âme coupable doit demander le sien à Celui qui ne méprise jamais un cœur contrit et humilié.

Lamirande et Leverdier se livraient à de telles réflexions, tout en cheminant, par un magnifique clair de lune, vers la somptueuse résidence de sir Henry Marwood, premier ministre de la Confédération. Sir Henry demeurait dans le quartier fashionable d’Ottawa appelé prosaïquement Sandy Hill. Le chef du cabinet donnait, ce soir-là, une brillante réception, suivi d’un grand dîner politique. Lamirande et Leverdier y avaient été invités, ils ne savaient trop pourquoi, et ils se rendaient à l’invitation assez à contre-cœur.

Qu’est-ce que nous allons faire à ce fricot-là, dit Leverdier, rompant tout à coup le silence. Nous allons y rencontrer un tas de francs-maçons, de farceurs politiques, de brasseurs d’affaires malpropres, et pas un de nos amis. Ce sera merveilleusement assommant, mon cher…! Si nous n’y allions pas, après, tout…

— Non, reprend son compagnon, faisons ce sacrifice. Je t’assure que je n’y vais pas par goût. Ces dîners où l’on reste des heures à table, où les mets sont apprêtés avec une recherche efféminée, où l’on mange simplement pour manger, me paraissent inspirés beaucoup plus par le démon de la gourmandise et de l’intempérance que par l’ange de l’hospitalité. Cependant, en soi, ce n’est pas un mal d’assister à un dîner politique, et nous avons besoin de nous mêler à cette réunion. Nous dirons tout à l’heure, avant d’arriver, le Sub tuum, afin d’obtenir la protection de Celle qui, aux noces, de Cana, sollicita un miracle pour l’avantage de banqueteurs.

— L’idée est d’autant meilleure qu’aux dangers ordinaires des banquets s’ajoute pour nous l’ennui d’une dure corvée.

— C’est une corvée nécessaire, mon cher ami. Il nous faut absolument savoir, dans la crise actuelle, ce que tous ces illustres gredins pensent, disent et se proposent de faire. Nous avons besoin de le savoir pour les combattre plus efficacement.

— Mon cher Lamirande, je commence à croire que ton préservatif contre les excès de table est le seul remède qui vaille quelque chose contre le mal politique qui nous ronge. Tes discours et mes articles sont magnifiques, je veux bien le croire, mais il faut avouer qu’ils n’ont pas un succès éclatant. Si nous serrions nos discours et nos articles, et si nous sortions nos chapelets !

— Oui, sortons nos chapelets, prions davantage, mais luttons ferme, en même temps, luttons jusqu’au bout, luttons même contre tout espoir humain. Quand nous aurons fait notre petit possible et que nous l’aurons fait de notre mieux ; quand nous aurons prié de toutes nos forces, écrit de toutes nos forces, parlé de toutes nos forces, le bon Dieu ne demandera pas davantage et fera le reste.

— Tu parles d’or, mon cher député, répliqua le journaliste. Dieu m’est témoin que je ne veux pas renoncer à la lutte. Je voulais dire seulement que le succès sera accordé plutôt à nos prières qu’à nos travaux. Du reste, le succès ! — par succès j’entends le retour pratique du monde au christianisme — viendra-t-il jamais ? Je ne le crois pas. Il me semble que ce superbe édifice qu’on nomme la civilisation moderne, n’ayant pas pour base Celui qui est l’unique fondement, doit s’effondrer dans une barbarie pire que celle qui détruisit l’orgueilleux empire romain… Je lutte parce qu’il faut lutter, et non pas parce que j’ai quelque espoir de voir le moindre succès en ce monde… Le grand succès sera dans la Vallée de Josaphat.

— Sans doute, répliqua Lamirande, il ne faut pas travailler uniquement pour le succès en ce monde. Il faut accepter d’avance tous les insuccès qu’il plaira à Dieu de nous envoyer. Mais il est permis de lutter avec espoir de réussir, même ici bas ; il est permis de souhaiter que Dieu daigne féconder nos efforts et exaucer nos prières, non pas pour que nous en éprouvions une jouissance personnelle, mais pour que notre pays soit sauvé de la ruine universelle. Tout s’abîme dans la barbarie maçonnique, pire que celle d’Attila et de Genséric, c’est vrai ; mais qui nous dit que Dieu ne voudra pas épargner ce petit coin du monde qui nous est si cher, ce Canada français dont l’histoire est si belle, afin qu’il soit le point de départ d’une nouvelle civilisation ? Je ne puis m’empêcher de l’espérer.

— Est-ce que le succès ne gâterait pas le peu de mérite que nous pouvons avoir ? interrogea Leverdier.

— Non. Il suffit, pour que le succès le plus éclatant ne gâte rien, que nous soyons toujours soumis à la volonté de Dieu… Toutefois, la réussite est dangereuse, je l’avoue. Sais-tu, mon cher Leverdier, qu’il est beaucoup plus difficile, et sans doute plus méritoire, d’accepter chrétiennement le bonheur que l’adversité ?

— Je ne saisis pas bien ta pensée. Explain ! comme vous dites au Parlement.

— Eh bien ! le malheur, en nous faisant toucher du doigt l’inanité des choses de ce monde, nous ramène naturellement à Dieu, à moins d’une perversion absolue. Le bonheur, au contraire, nous porte à oublier notre fin dernière. Dans la prospérité, dit Tertullien, l’âme arrête ses regards au Capitole ; mais dans l’adversité, elle les élève vers le ciel, où elle sait que réside le vrai Dieu. Les heureux de ce monde qui se tiennent unis à Dieu sont rares, sans doute, mais ils doivent recevoir une récompense toute spéciale dans le ciel, car ils passent par une épreuve particulièrement difficile. Être riche sans être attaché à la richesse, c’est déjà un effort méritoire ; mais être entouré d’amis et de parents qui vous aiment et que vous aimez, connaître les pures joies de la famille sans en goûter les amertumes, jouir de la santé, voir ses projets réussir, être heureux, en un mot, sur la terre, et cependant soupirer sans cesse après la céleste Patrie, comme le chrétien doit le faire, n’est-ce pas là l’idéal, le chef d’œuvre de la grâce ?

Quelques instants de silence suivirent cette effusion de Lamirande. Les deux amis marchaient lentement, appuyés l’un sur l’autre. Leurs pensées s’élevaient de plus en plus vers le ciel dans un magnifique élan d’amour et de saint enthousiasme.

Il y a des moments où la présence de notre âme se fait sentir en dedans de nous d’une manière physique et matérielle, si j’ose m’exprimer ainsi. Elle est là, aussi tangible que notre cœur de chair. Elle cherche à s’échapper de sa prison. Elle monte, elle monte toujours ; elle gonfle notre poitrine au point de causer une véritable douleur, douleur délicieuse cependant. Il nous semble que quelque chose va se briser en nous, qu’une partie de notre être va nous quitter pour se lancer dans les espaces. Lutte mystérieuse et enivrante de l’âme immortelle contre le corps qui la tient captive et enchaînée ; lutte que tous doivent éprouver quelquefois ; lutte qui se produit indépendamment de notre volonté ! Qui n’a pas été ainsi bouleversé tout à coup, soit dans un moment de ferveur ; soit en entendant de la belle musique, surtout les chants de l’Église ; soit en présence de la grande nature, des beautés du firmament, ou de quelque acte de sublime dévouement chrétien ? Ah ! c’est notre âme qui entend la voix de son Créateur et qui se lance instinctivement vers Lui !

Lamirande et Leverdier étaient en proie, tous deux, à ces profondes émotions, et ils marchaient en silence.

— Nous voici, dit enfin Leverdier. C’est le moment de nous réfugier en lieu sûr. Et les deux amis récitèrent ensemble, à mi-voix, le Sub tuum.

— Rien ne nous presse, fait Lamirande, disons le Salve Regina pour demander la conversion d’un ami qui m’est bien cher.

Puis ils sonnent à la porte d’une fastueuse maison dont les larges fenêtres laissent échapper sur la neige des flots de lumière.

— Qui est cet ami dont tu demandes la conversion ? demande Leverdier en attendant qu’on ouvre la porte.

— C’est George Vaughan, l’un des députés de Toronto à la chambre fédérale. Nous allons le rencontrer ce soir, sans doute. C’est une âme naturellement droite et belle ; mais malheureusement il n’a pas la foi.

— Il croit au moins en Dieu ?

— Non, il ne semble croire en rien du tout en dehors et au-dessus de cette vie.

— C’est un monstre alors !

— C’est un malheureux, plutôt. Encore une fois, son âme est naturellement belle. Prions pour que Dieu lui accorde le don inestimable de la foi.

À ce moment la porte s’ouvre. Un laquais les aide à se débarrasser de leurs paletots ; un autre les conduit au salon où sont déjà réunies les sommités de la politique canadienne. L’immense pièce est inondée d’une clarté douce et pénétrante produite par un appareil électrique que dissimulent les riches lambris ; une odeur enivrante remplit l’atmosphère, tandis qu’un orchestre invisible fait entendre une harmonie qu’on dirait lointaine. Des groupes discutent avec animation les récents événements politiques.

Sir Henry Marwood vient au-devant des nouveaux arrivés et leur fait un accueil gracieux. Il accable Lamirande surtout de paroles flatteuses.

— Qu’est-ce que le vieux renard me veut ? pensa Lamirande. Rien de bon, c’est certain. Soyons sur nos gardes !

C’était une figure remarquable que celle de sir Henry Marwood ; une figure remarquable par son irrégularité et sa laideur autant que par un air extraordinairement intelligent et rusé. Ses petits yeux, que faisait paraître encore plus petits un nez d’une grosseur prodigieuse, pétillaient d’esprit ; mais ils ne pouvaient pas rencontrer le regard calme et lumineux du jeune député.

— Mon cher Lamirande, dit sir Henry avec effusion, que je suis donc content que vous soyez venu avec votre ami Leverdier. Voyant que vous tardiez un peu, je craignais d’être privé du plaisir de votre compagnie ce soir. Sans doute, vous ne pensez pas comme moi sur une foule de questions, mais j’aime le talent et les convictions partout où je les trouve. Tous deux vous pensez fortement et vous exprimez vos pensées avec énergie et originalité. C’est assez pour que je vous admire.

— Le talent est sans doute admirable quand il est employé pour le bien, dit Lamirande ; mais doit-on l’admirer quand il se consacre au mal ?

— Le talent, l’intelligence, cher monsieur, c’est toujours chose digne d’admiration, parce que c’est un don de l’Être Suprême, une parcelle de l’âme universelle.

— Dans l’intelligence humaine il faut, ce me semble, considérer deux choses : l’œuvre de Dieu qui est toujours belle, et l’œuvre de l’homme, c’est-à-dire l’usage que l’homme fait de ses facultés. Malheureusement, cette dernière œuvre est souvent mauvaise et laide.

— Voilà que vous vous lancez dans les régions de la haute philosophie. Vous planez ; mes pauvres vieilles ailes ne me permettent pas de vous suivre. Je me contente de vous admirer.

— Tous ces compliments cachent quelque piège, pensa Lamirande. Puis tout haut.

— Je crains que vous ne m’admiriez pas autant dans quelques jours quand vous m’aurez entendu dire ma façon de penser sur votre projet…

— Mais mon projet, vous ne le connaissez pas ! Il vous plaira peut-être, quoique vous soyez, d’ordinaire, assez difficile.

— Je ne connais pas votre projet, il est vrai, mais je vous connais, sir Henry, et votre projet ne peut manquer de vous ressembler. Or, vous ne l’ignorez pas, vos idées et vos aspirations ne sont pas les miennes.

— Sans doute, sans doute ; mais enfin vous direz ce que vous voudrez de mon projet, vous ne m’empêcherez pas d’admirer votre talent. D’ailleurs, j’aurai à vous parler d’autre chose que la politique tout à l’heure.

À ce moment le baron de Portal vint à passer. Sir Henry l’appela.

— Monsieur le baron, permettez que je vous présente deux de nos hommes politiques canadiens-français les plus distingués. M. Lamirande est député et je vous assure qu’il ferait honneur à n’importe quelle chambre, même à la chambre française. Son ami, M. Leverdier, journaliste, serait remarqué même à Paris. M. le baron de Portal est arrivé tout récemment au Canada. Il voyage pour s’instruire et désire particulièrement être mis au courant de nos affaires politiques. Monsieur le journaliste est bien celui qui peut rendre cet agréable service à monsieur le baron, n’est-ce pas ?

Leverdier comprit sans peine que sir Henry voulait être seul avec Lamirande. Il s’empressa donc d’accepter l’invitation, et entama la conversation avec M. le baron de Portal.

— Certainement, dit-il, si M. le baron le désire, je me ferai un plaisir de l’initier à nos affaires politiques qui sont plutôt intéressantes que belles.

Et le journaliste lança à sir Henry un petit sourire malicieux.

— Ah ! le coquin, s’écria le premier ministre, en faisant un petit geste, moitié amical, moitié menaçant, il ne me vantera pas, bien sûr. N’importe, il a du talent, lui aussi, et j’admire le talent, même quand il s’exerce contre moi !

Et prenant Lamirande par le bras, il s’éloigna avec lui.

Le baron de Portal et Leverdier allèrent s’asseoir sur une causeuse. Leur entretien nous renseignera sur l’état politique du Canada en l’an de grâce 1945.

— Je m’intéresse beaucoup à votre pays, dit le baron, mais j’avoue que vos affaires politiques m’intriguent quelque peu. Où en êtes-vous à l’heure présente ? Je sais vaguement que le Canada était naguère colonie britannique et qu’il ne l’est plus. Expliquez-moi donc cela, je vous en prie, monsieur le journaliste.

— Volontiers, reprit Leverdier. La chose est bien simple. Depuis quelques années, vous le savez comme moi, l’Angleterre, jadis si fière, est tombée au rang des puissances de troisième ordre. À l’extérieur, elle a perdu les Indes, ou à peu près. La Russie ne tardera pas à s’emparer de ce qui lui reste de son empire oriental. En Afrique, l’Allemagne lui arrache ses colonies, morceau par morceau. L’Australie a secoué le joug impérial. L’Irlande vient de reconquérir son entière indépendance. L’Écosse s’agite de nouveau ; et, à l’intérieur, les sociétés secrètes qu’elle a réchauffées et propagées l’ont bouleversée et affaiblie. Elle avait encore le Canada. Mais un beau matin, le gouvernement des États-Unis, ayant à sa tête un président américanissime, et profitant d’une difficulté diplomatique où l’Angleterre avait évidemment tort, s’est avisé de poser, comme ultimatum, la rupture du lien colonial. Nous soupçonnons fortement nos francs-maçons du Canada et ceux des États-Unis d’avoir été au fond de cette affaire. Quoi qu’il en soit, l’Angleterre, réduite à l’impuissance, dut se rendre à cet ultimatum. Il y a trois mois à peine, elle donnait avis officiel au Canada que le 1er mai prochain le gouverneur-général serait rappelé et qu’il n’aurait pas de remplaçant.

— C’est-à-dire que vous voilà libres, fit le baron.

— Oui, reprit le journaliste, nous voici libres. Mais qu’allons-nous faire de notre liberté ? Le cadeau est quelque peu embarrassant. Très certainement le cabinet de Washington avait une arrière-pensée en nous faisant octroyer notre indépendance : c’était dans le dessein de nous faire l’honneur de nous annexer de force, sous un prétexte quelconque. Mais la Providence s’en mêle, et voilà tout à coup nos entreprenants voisins en guerre avec l’Espagne à propos de l’île de Cuba ; tandis que du côté du Mexique il y a des nuages très noirs ; sans compter les grèves qui éclatent de plus en plus nombreuses, prenant les proportions d’une guerre civile chronique. Plus moyen de songer à s’annexer le Canada. Nous cherchons donc à nous constituer en pays tout à fait autonome.

— Cela doit être une tâche assez facile.

— Malheureusement non. Trois voies s’ouvrent devant nous : le statu quo, l’union législative et la séparation. Un mot d’explication sur chacune. Si nous adoptions ce que l’on appelle le statu quo, la transition se ferait à peu près sans secousse. Nous resterions avec notre constitution fédérative, notre gouvernement central et nos administrations provinciales. Le gouverneur-général, au lieu d’être nommé par l’Angleterre, serait élu par nous, voilà toute la différence. Le parti conservateur, actuellement au pouvoir à Ottawa, est favorable au statu quo. Ce parti se compose des modérés. Les modérés, cela veut dire, en premier lieu, tous les gens en place, avec leurs parents et amis, ainsi que ceux qui ont l’espoir de se placer, avec leurs parents et leurs amis ; ensuite, les entrepreneurs et les fournisseurs publics avec tous ceux qui les touchent de près ou de loin ; enfin, les personnes qui n’ont pas assez d’énergie et d’esprit d’indépendance pour vouloir autre chose que ce que veulent les journaux qu’ils lisent et les chefs politiques qu’ils suivent.

— Le parti du statu quo doit être formidable par le nombre ! Je me demande s’il reste quelque chose pour les deux autres partis.

— Dans toutes les provinces il y a des partisans de l’union législative. Ce sont principalement les radicaux les plus avancés, les francs-maçons notoires, les ennemis déclarés de l’Église et de l’élément canadien-français. Dans la province de Québec ce groupe est très actif. À sa tête est un journaliste nommé Ducoudray, directeur de la Libre-Pensée, de Montréal. Il va sans dire que les unionistes cachent leur jeu, autant que possible. Ils demandent l’union législative ostensiblement pour obtenir plus d’économie dans l’administration des affaires publiques. Mais ce n’est un secret pour personne que leur véritable but est l’anéantissement de la religion catholique. Pour atteindre la religion, ils sont prêts à sacrifier l’élément français, principal appui de l’Église en ce pays.

— Voilà un parti qui ne se recommande guère aux honnêtes gens ! J’ai hâte de vous entendre parler du troisième.

— Le troisième groupe est celui des séparatistes. M. Lamirande, que vous avez vu tout à l’heure, en est le chef, et votre humble serviteur en fait partie. Nous trouvons que le moment est favorable pour ériger le Canada français en État séparé et indépendant. Notre position géographique, nos ressources naturelles, l’homogénéité de notre population nous permettent d’aspirer à ce rang parmi les nations de la terre. La Confédération actuelle offre peut-être quelques avantages matériels ; mais au point de vue religieux et national elle est remplie de dangers pour nous ; car les sectes ne manqueront pas de la faire dégénérer en union législative, moins le nom. D’ailleurs, les principaux avantages matériels, qui découlent de la Confédération pourraient s’obtenir également par une simple union postale et douanière. Notre projet, dans la province de Québec, a l’appui des catholiques militants non aveuglés par l’esprit de parti. Le clergé, généralement, le favorise, bien qu’il n’ose dire tout haut ce qu’il pense, car depuis longtemps le prêtre, chez nous, n’a pas le droit de sortir de la sacristie. Dans les autres provinces cette idée de séparation paisible a fait du chemin. Il y a un groupe assez nombreux qui est très hostile à l’union législative et qui préférerait la séparation au projet des radicaux. Ce groupe se compose des catholiques de langue anglaise et d’un certain nombre de protestants non fanatisés. Il a pour cri de ralliement : Pas d’Irlande, pas de Pologne en Amérique ! Il ne veut pas que le Canada français soit contraint de faire partie d’une union, qui serait pour lui un long et cruel martyre. Le chef parlementaire de ce parti est M. Lawrence Houghton, protestant, mais homme intègre, honorable et rempli de respect pour l’Église, de sympathie pour l’élément français. Voilà, monsieur le baron, un aperçu de la situation politique du Canada en ce moment. J’espère que je me suis exprimé avec assez de clarté ?

— Votre récit m’a vivement intéressé, cher monsieur, et je vous en remercie. Je suis séparatiste, moi aussi, je vous l’assure, et je ne conçois pas qu’un Français catholique puisse être autre chose, sans trahir sa religion et sa nationalité. Mais, dites-moi, le parlement d’Ottawa est-il actuellement réuni pour régler cette question ?

— Oui, monsieur le baron. Le gouvernement fédéral, dont notre hôte est le très habile et très rusé chef, a réussi à faire voter par toutes les législatures provinciales des « résolutions » qui autorisent le parlement d’Ottawa à régler définitivement la question de notre avenir politique et national. Nous avons combattu ce projet devant la législature de Québec, voulant réserver aux provinces au moins le droit de veto ; mais ça été en vain : l’esprit de parti, l’intrigue et la corruption l’ont emporté sur nous Nous voici donc à Ottawa pour tenter un dernier et suprême effort, sans grand espoir de succès, toutefois.

— Quelle sera, pensez-vous, l’issue de la lutte ?

— Sous prétexte d’améliorer la constitution actuelle, sir Henry va déposer, ces jours-ci, le projet d’une nouvelle loi organique. Ce sera, j’ai tout lieu de le croire, une véritable union législative déguisée sous le nom de confédération. On prétendra maintenir les grandes lignes du statu quo ; en réalité, ce sera l’étranglement de l’Église et du Canada français. Entre nous, sir Henry est franc-maçon de haute marque, c’est-à-dire profondément hostile à l’Église. S’il ne propose pas ouvertement l’union législative, c’est qu’il craint un échec, voilà tout.

— Vous le soupçonnez de jouer double jeu ?

— Certainement, et ce n’est pas un jugement téméraire, je vous l’assure. S’il a invité Lamirande et moi, ce soir, c’est dans quelque dessein perfide.

— Pourvu qu’il ne vous compromette pas ! Le voilà en tête-à-tête avec votre ami.

— Ne craignez pas pour Lamirande, il est solide comme le roc et assez intelligent pour ne pas se laisser prendre même par sir Henry. Nous nous sommes rendus à son invitation exprès pour connaître un peu les pièges qu’il tend et les intrigues qu’il veut nouer.

Pendant ce colloque entre le journaliste et le baron, sir Henry Marwood avait conduit Lamirande un peu à l’écart. Il le tenait toujours affectueusement par le bras.

— Mon cher monsieur Lamirande, dit le vieux diplomate de sa voix la plus câline, il y a longtemps que je désire m’entretenir familièrement, à cœur ouvert, avec vous. Vous m’avez souvent combattu, mais je me suis toujours vivement intéressé à vous. Vous êtes un jeune homme de talent et d’avenir. Je vous considère comme le véritable représentant de votre race. Votre race, quoi que vous en pensiez, je ne lui veux que du bien. Je désire l’honorer en votre personne.

— Vous êtes bien trop flatteur, répondit froidement Lamirande qui entrevoyait déjà où son interlocuteur voulait en venir.

Il me croit capable de me vendre, pensa le député. Helas ! il a vu tant des nôtres se livrer à lui pour un peu d’or ou quelques misérables honneurs.

Son premier mouvement fut de repousser avec indignation l’offre que sir Henry n’avait pas encore clairement formulée. Mais il se ravisa. Ne brusquons rien, se dit-il ; par les efforts qu’il fera pour se débarrasser de moi, je pourrai juger de la noirceur du projet qu’il nous prépare.

Lamirande gardant le silence, sir Henry continua :

— Je sais que votre ambition n’est pas personnelle, que vous ne désirez rien pour vous-même, que votre unique passion est de rendre service à votre pays, à vos compatriotes. J’admire ce noble désintéressement. Vous êtes député, non par goût, mais par devoir, n’est-ce pas ? et si une autre position, où vous pourriez rendre encore plus de services aux vôtres, vous était offerte, vous l’accepteriez, n’est-il pas vrai ?

— Sans doute, répondit Lamirande, je ne suis pas député par goût, mais je ne vois guère d’autre poste où je pourrais, en ce moment, être de quelque utilité réelle à mes compatriotes.

— J’en vois un, moi, et je vous l’offre ; c’est celui de consul général du Canada, du futur Canada libre, à Paris ou à Washington, à votre choix !

Pour que le vieux scélérat m’offre un tel prix se dit Lamirande en lui-même, il faut qu’il ait grand besoin de m’éloigner du pays. Son projet doit être diabolique ! Après un moment de silence, il jeta sur sir Henry un regard qui força le tentateur à baisser les yeux.

— Certes, dit-il, votre offre est magnifique, trop belle ; elle est même suspecte. Je vous prie de croire que mon poste, pour le moment, est ici, et ici je resterai.

— Mais vous n’y pensez pas ! Quel bien vous pourriez faire à Paris, en établissant des relations plus intimes entre la France et le Canada ; ou à Washington, en travaillant à l’avancement de ceux de vos compatriotes qui sont encore là-bas.

— Je pourrais peut-être y faire un peu de bien, mais mon devoir est de rester ici et de travailler à vous empêcher de faire du mal. Du reste, pourquoi m’offrez-vous cette position maintenant ? Pourquoi n’avez-vous pas attendu le règlement de notre avenir national ? Croyez-vous, sir Henry Marwood, que je ne lis pas jusqu’au fond de votre âme ?

La voix de Lamirande vibrait d’émotion. Sir Henry ne pouvait pas regarder le jeune député en face. Le vieil intrigant, qui avait mené à bonne fin cent affaires de ce genre, se sentait dominé, écrasé. Toutefois, changeant de ton, il fit un dernier effort, un coup d’audace.

— Très bien ! dit-il, d’une voix devenue subitement dure et cassante. Jouons cartes sur table. Mon projet ne vous conviendra pas, j’en suis convaincu. Vous le combattrez ; mais, vous le savez aussi bien que moi, tout ce que vous pourrez faire n’empêchera pas mon projet d’être accepté par la chambre. Dès lors, pourquoi rejeter un poste où vous pourriez être utile à vos amis, à votre race ? Vous allez les priver, par simple entêtement, pour le simple plaisir de me faire la guerre, d’avantages très considérables. Est-ce juste. Est-ce patriotique ?

— Mais si vous ne redoutez rien de mon opposition, pourquoi tant d’efforts pour obtenir mon silence ? Et si c’est par sympathie pour notre race que vous agissez, pourquoi exiger que j’achète cette position au prix d’une infâme trahison ? Sir Henry, je suis chez vous et je ne vous dirai pas les paroles que vous méritez d’entendre. Mais vous comprendrez sans peine qu’après ce qui vient de se passer je ne puis rester davantage sous votre toit ni m’asseoir à votre table. J’ai bien l’honneur de vous saluer.

Puis il s’éloigna avec dignité, laissant le premier ministre tout abasourdi. Dans sa longue expérience des hommes et des choses, sir Henry n’avait jamais rien vu de semblable.

— Après tout, je l’admire, murmura-t-il. Et cette fois il était sincère en le disant.

Lamirande se dirigea vers l’endroit du salon où Leverdier causait encore avec le baron de Portal.

— Bien fâché, mon cher, dit-il, d’interrompre ton entretien avec M. le baron, mais il faut que je m’en aille, et tu voudras sans doute partir avec moi.

Leverdier saisit la situation, et, s’excusant auprès du baron, il alla rejoindre son ami.

— Il a voulu t’acheter, sans doute, et tu l’as planté là ! Très bien ! Mais faut-il absolument que nous nous en allions tout de suite ? Je voudrais bien savoir un peu ce qui se brasse.

— J’en sais assez ! Allons-nous en ! Je te raconterai cela tout à l’heure. Allons-nous en au plus tôt. Ce n’est pas un endroit pour des chrétiens ici. L’atmosphère est toute remplie, tout épaisse de démons. On les voit presque. Viens t’en !

Leverdier n’hésitait plus. En se dirigeant vers la porte du salon les deux amis rencontrèrent un jeune Anglais à la figure ouverte et agréable.

— Mon cher Vaughan, s’écria Lamirande, que je suis content de te rencontrer ! Je te présente mon ami Leverdier, mon bras droit ; ou plutôt je devrais dire que c’est moi qui suis son bras droit ; car il est journaliste, c’est-à-dire faiseur et défaiseur de députés. Toi, mets ton paletot et viens nous accompagner jusqu’à la rue Rideau. Tu reviendras ensuite à temps pour le dîner.

— Vous ne dînez donc pas ici ? demanda Vaughan surpris. Qu’est-ce que cela signifie ?

— Viens, et nous causerons de cela au clair de la lune.

Tout en cheminant du côté de l’hôtel du parlement, Lamirande raconta à ses amis ce qui venait de se passer entre le premier ministre et lui. Puis s’adressant à Vaughan.

— Comment trouves-tu le procédé de ton respectable chef ?

— D’abord, répliqua le jeune Anglais, il n’est pas mon chef. J’ai des idées politiques qui me guident, mais des chefs politiques me mènent, je n’en ai pas. Du reste, tu sais jusqu’à quel point j’abhorre ces abominables manigances qu’on appelle la diplomatie. Tout cela est honteux et indigne de la nature humaine.

— Pourtant, mon pauvre ami, la nature humaine devient l’esclave de ces manigances du moment que la religion cesse de la soutenir et de la fortifier.

— Sans vouloir me vanter, je puis dire que le seul respect de ma dignité humaine me protège contre ces bassesses.

— Tu n’as pas fini de vivre. Attends l’avenir avant de te prononcer définitivement. Tu n’as peut-être pas encore rencontré une tentation sérieuse sur ta route. Pour moi, je suis convaincu que, tôt ou tard, tu te jetteras, soit dans les bras de l’Église, soit dans quelque abîme effroyable. Car le sentiment de sa dignité, sans la grâce divine, ne saurait soutenir l’homme et le prémunir contre les chutes jusqu’au bout de sa carrière. Mais parlons politique… Tu n’as pas de chef, dis-tu ; tu renies sir Henry et ses procédés ; tu partages toutefois ses idées, tu soutiens ses projets, librement et honnêtement, soit ; mais ces idées et ces projets, sir Henry ne les fait prévaloir que grâce à ces abominables manigances que tu condamnes avec tant de chaleur. Cela ne te fait-il pas douter un peu de la bonté de ces idées et de ces projets ? N’est-il pas raisonnable de dire que ce qui est vraiment bon n’a pas besoin, pour réussir, de ces moyens ignobles ?

— Je condamne ces moyens et je ne voudrais jamais les employer moi-même ; mais je reconnais qu’il est difficile d’obtenir un succès quelconque dans le monde politique sans y avoir recours, à cause de l’esprit de vénalité qui règne partout.

— Et la fameuse dignité humaine, qu’en fais-tu ?

— Si tout le monde avait le sentiment de cette dignité, elle suffirait ; mais tout le monde ne l’a pas.

— Pourquoi tout le monde ne respecte-t-il pas cette dignité humaine, puisque ce sentiment est purement naturel ? Pourquoi tous les hommes ne sont-ils pas honnêtes ?

— Le sais-je, moi ! Pourquoi tous les hommes n’ont-ils pas la beauté physique ? Pourquoi y a-t-il des infirmes, des bossus, des sourds-muets, des borgnes, des aveugles ?

— D’un autre côté, il y a trop d’ordre, trop d’harmonie dans le monde visible pour qu’un homme raisonnable puisse parler de hasard. Admets donc un Dieu Créateur de toutes choses ; une divine Providence qui surveille et gouverne toutes choses ; une vie future où chacun sera récompensé selon ses œuvres ; une chute originelle qui a gravement affaibli et vicié la nature humaine ; un Dieu Sauveur qui a racheté l’homme déchu et lui a donné les moyens de reconquérir l’héritage céleste ; admets ces vérités et tu pourras résoudre tous les redoutables problèmes que nous offre l’humanité.

— J’admets volontiers que ton système est d’une logique rigoureuse : tout s’y tient et s’enchaîne. S’il y a quelque chose de vrai en fait de religion, c’est la doctrine catholique. Mais… nous parlerons de cela plus tard. Maintenant, au revoir. Il faut que je m’en retourne.

Les trois compagnons se séparent. Vaughan retourne chez sir Henry, tandis que Lamirande et Leverdier regagnent leur hôtel.

— Tu avais bien raison, dit Leverdier ; c’est un grand malheureux plutôt qu’un monstre. Si nous pouvions apprendre aux hommes à croire comme nous leur apprenons à lire !

— La foi est un don gratuit que Dieu accorde à qui Il veut. Remercions-le de ce qu’il a daigné nous faire ce don inestimable, tandis que tant d’autres, qui en auraient fait peut-être un meilleur usage que nous, ne l’ont pas reçu. Prions surtout pour ceux qui n’ont pas la foi. Ils sont comme les paralytiques dont parle l’Évangile qui ne pouvaient pas se porter d’eux-mêmes à la rencontre du Sauveur pour être guéris : il leur fallait le secours de voisins charitables. Les autres malades, qui représentent les pécheurs qui ont la foi, pouvaient se rendre sans aide aux pieds du Christ. Si grandes que fussent leurs infirmités, si horribles que fussent leurs plaies, ils étaient moins à plaindre que les paralytiques, puisqu’ils pouvaient se placer sans aide sur le chemin de l’Homme-Dieu et crier : Jésus, Fils de David, ayez pitié de nous ! Imitons les âmes charitables de la Judée qui transportaient les perclus aux bords des chemins où Jésus devait passer. Portons les perclus spirituels, ceux qui n’ont pas la foi, portons-les par nos prières et nos bonnes œuvres au-devant du divin Maître afin qu’il les guérisse !

Pendant que les deux croyants s’entretenaient ainsi en regagnant leur appartement, Vaughan s’en allait lentement du côté opposé. Il était pensif. Les paroles de Lamirande l’avaient étrangement bouleversé. Un malaise vague, indéfinissable, comme le pressentiment d’un malheur, l’oppressait. Des aspirations confuses, qu’il ne pouvait pas analyser, agitaient son âme.

George Vaughan avait rencontré Lamirande plusieurs années auparavant dans un voyage à Québec. Dès les premières paroles échangées il s’était établi entre eux une vive sympathie. Tous deux possédaient un caractère franc, loyal, ouvert ; tous deux éprouvaient de l’attrait pour la vraie politique et une invincible répulsion pour cette politique de contrebande dont la base est la corruption et dont le principal moyen d’action est l’intrigue. Mais là se bornaient la ressemblance entre eux. Autant le Canadien-français était croyant, autant le jeune Anglais était sceptique.

Plus tard, s’étant retrouvés à Ottawa, la sympathie des premiers jours se changea en une véritable et sincère amitié. Vaughan ne se demandait guère d’où lui venait cette singulière affection pour Lamirande ; ou plutôt il l’attribuait à une grande similitude de goûts et de caractère. Lamirande, plus clairvoyant, était convaincu que le courant mystérieux qu’il avait senti s’établir entre cet étranger et lui dès leur première rencontre ne pouvait s’expliquer par une cause naturelle. Croyant fermement au surnaturel, il s’était dit que cette amitié était l’œuvre de l’ange gardien de Vaughan ; que cet esprit céleste avait choisi ce moyen pour conduire au salut l’âme confiée à ses soins.

Vaughan, avons-nous dit, était sceptique. Ce poison de l’incrédulité, il se l’était inoculé, dès son enfance, dans les écoles publiques de sa province. Devenu jeune homme il avait passé plusieurs années à Londres et à Paris, et la vie qu’il y mena, sans être une vie de débauche, n’était pas faite pour le rendre croyant. Mais s’il était sceptique, il n’était pas athée militant. Il ne niait pas l’existence d’un Dieu Créateur. Il lui semblait même qu’il devait y avoir un Principe universel quelconque. À la rigueur, il pouvait passer pour déiste. À ceux qui lui parlaient du monde surnaturel il répondait invariablement : « je ne nie rien et je n’affirme rien. »

Cependant, après s’être lié avec Lamirande, il avait étudié la religion catholique ; et à l’époque où nous le voyons il la connaissait mieux que bien des catholiques. Il répétait souvent, comme nous l’avons entendu dire ce soir, que s’il y avait quelque chose de vrai en fait de surnaturel, c’était la doctrine de l’Église. Mais s’il avait la science que l’homme peut acquérir par ses forces naturelles, il n’avait pas la foi que Dieu seul communique à l’âme par la grâce. Ses entretiens avec Lamirande sur la religion le troublaient toujours ; néanmoins, il n’aurait pas voulu y renoncer pour la plus belle fortune du monde, car tout incroyant qu’il était, la foi de son ami le fascinait. Ce soir, il est plus tourmenté qu’à l’ordinaire.

— « Ah ! se dit-il avec un soupir, en rentrant chez sir Henry, si je pouvais croire comme Lamirande ! » C’est la première fois que son cœur, rempli jusqu’ici de sentiments vagues, émet un vœu aussi nettement formulé.

Les convives se mettent à table, et bientôt Vaughan, entraîné par le tourbillon de la conversation, oublie son trouble de tout à l’heure. Il est devenu, encore une fois, l’homme du monde affable, correct, spirituel mais sceptique.

Au dîner, Vaughan se trouve placé à côté de M. Aristide Montarval, député de la ville de Québec. Une élection partielle avait eu lieu au commencement de décembre, par suite de la démission inexpliquée du député siégeant ; et Montarval qui, jusque-là, ne s’était guère mêlé de politique et qui passait pour un radical avancé, s’était tout à coup présenté comme conservateur contre un autre conservateur de vieille date. À la surprise générale, sir Henry l’avait accepté, lui nouveau converti, comme candidat ministériel, de préférence à son concurrent. Ce titre de candidat ministériel, joint à l’appui des radicaux qui ne semblaient pas trop froissés de le voir se présenter comme conservateur, lui avait valu un éclatant triomphe qui ne laissa pas d’intriguer le monde politique. Cette élection, sur laquelle il plane un certain mystère, est l’un des sujets de conversation à la table de sir Henry. Montarval est très riche, et s’est déjà distingué comme orateur. C’est une belle acquisition pour le parti conservateur, se dit-on de toutes parts ; car il est bien connu que le nouveau député, sans prendre une part ostensible aux affaires politiques, avait toujours professé et propagé les idées avancées. Sir Vincent Jolibois, le principal représentant de l’élément français dans le cabinet, avait même manifesté timidement des scrupules de reconnaître l’orthodoxie ministérielle et conservatrice de cette candidature. Il s’en était ouvert à son collègue et chef, sir Henry Marwood. Celui-ci l’avait rassuré en disant que Montarval avait un talent remarquable et que le talent est toujours digne d’admiration. Sir Vincent s’était rendu à ce raisonnement sans réplique. D’ailleurs, avait-il dit à un ami qui, lui aussi, avait des craintes au sujet de cette candidature néoconservatrice, il faut maintenir la discipline dans les rangs du parti, et du moment que notre chef est satisfait nous devons l’être également. De même qu’il ne faut pas être plus catholique que le Pape, de même aussi il ne faut pas être plus conservateur que le chef du parti.

C’est ainsi que le radical Montarval était devenu député conservateur. La Nouvelle-France ayant hasardé une simple observation sur la facilité avec laquelle le parti conservateur absorbait et s’assimilait les aliments les plus indigestes, il y eut dans la presse un tollé général contre Leverdier. Pendant quinze jours on le traita, dans les deux langues, de grossier, de mal appris, d’hypocrite, de jaloux, d’ambitieux, etc. Même la Libre-Pensée, qui avait abîmé Montarval pour s’être fait réactionnaire, fournit sa bonne part à ce concert malsonnant d’imprécations.

Vaughan lia conversation avec son voisin ; et comme on parle volontiers de ceux qu’on aime, il voulut entretenir le nouveau député de leur collègue absent, Lamirande. À la mention de ce nom, il remarqua dans les yeux de Montarval une telle expression de haine qu’il se sentit glacé.

— Décidément, se dit-il en lui-même, notre nouveau collègue n’est pas un homme sympathique ! Quelle différence entre Lamirande et lui ! Lamirande attire, celui-ci repousse. Les deux pôles d’un aimant, quoi ! Est-ce magnétisme animal ? Est-ce autre chose ?

Le festin se prolongea jusqu’à une heure avancée et se termina sans incident remarquable.