Pour la patrie : roman du XXè siècle/Chapitre XXI

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Cadieux et Derome (p. 248-274).

CHAPITRE XXI.


Expedit enim mihi mori magis quam vivere.
Il m’est plus avantageux de mourir que de vivre.
(Job. iii. 6.)


Ducoudray était mort depuis dix jours. On ne parlait encore que des témoignages extraordinaires que l’archevêque de Montréal et le Père Grandmont avaient rendus à l’enquête du coroner. À Ottawa, la chambre siégeait à peine une demi-heure par jour, tant les esprits étaient préoccupés et distraits. Le projet de loi du gouvernement n’avait pas même subi sa première lecture. Pour des motifs qu’il est facile de deviner, sir Henry Marwood et Montarval voulaient en saisir la chambre le plus tôt possible ; mais les autres ministres et les principaux partisans du cabinet, ne connaissant pas ce que redoutaient les deux chefs, étaient d’un avis contraire. « Donnez aux esprits le temps de se calmer, disaient-ils. Ce meurtre de Ducoudray, qui n’a sans doute aucune signification politique, a cependant créé un grand malaise parmi les députés de la province de Québec. Aborder le débat dans de telles conditions, c’est s’exposer à des complications dangereuses.” Sir Henry, en tant que vieux parlementaire, ne pouvait méconnaître la force de ces raisons ; mais en tant que sectaire, il comprenait tout le danger auquel les retards l’exposaient, lui et ses complices. Aux yeux de la députation, il ne pouvait agir qu’en homme politique expérimenté ; de sorte que, à chaque séance, lorsque l’ordre du jour appelait la prise en considération de l’unique bill important, le vieux chef criait : Stand !

— Pourtant, dit sir Henry à Montarval, une après-midi qu’ils étaient en conférence secrète, il faut en finir. Malaise ou pas de malaise parmi la députation, nous commencerons la discussion demain pour la mener aussi rondement que possible, jusqu’à ce que le bill ait subi sa troisième lecture. Avez-vous des nouvelles de Montréal ?

— Oui, répondit Montarval, j’ai des nouvelles ; elles sont mauvaises. Comme vous le savez, aussitôt que possible après le désastre, j’ai corrompu un des domestiques de l’archevêché. Il était sur le point de mettre la main sur les archives, lorsqu’il s’est fait prendre. Naturellement, il a été mis à la porte. Je pourrais facilement faire supprimer l’archevêque, mais à quoi bon ? Cela ne nous remettrait pas en possession des archives ; et sa suppression, même si elle était causée par une maladie que je pourrais lui faire contracter, exciterait davantage les esprits. Ça été une faute de tactique de supprimer Ducoudray par le poignard. L’imbécile que j’avais chargé de la besogne a mal compris mes instructions. Je lui avais dit de le poignarder avant qu’il pût trahir. Après la trahison, le poignard n’a fait qu’augmenter le mal. Nous avons tant d’autres manières de nous débarrasser de nos traîtres ! J’avais pris des mesures pour faire incendier l’archevêché, dans l’espoir de tout détruire, mais au moment de mettre le projet à exécution, j’ai appris que le vieil évêque avait été plus vif que moi : il avait fait photographier toutes les principales pièces ! À l’heure qu’il est chaque évêque du pays en a une copie. Il y a sans doute des copies placées ailleurs.  »

— Vous expliquez-vous, demanda sir Henry, le silence de l’archevêque de Montréal ?

— Je ne suis pas fixé sur ce point, répondit Montarval. Peut-être n’attend-il que pour frapper un grand coup avec tous ses collègues. Je sais qu’il y a un va-et-vient continuel entre les évêchés depuis quelques jours. Peut-être aussi ai-je réussi à lui faire peur…

— Qu’avez-vous donc fait ?

— J’ai eu recours à un plan suprême. De tous les coins du pays où nous avons un affidé ou un instrument je lui ai fait adresser des lettres anonymes lui disant que s’il révèle les secrets à lui confiés par Ducoudray, ou s’en sert en aucune façon, tous les prêtres seront assassinés dans les vingt quatre heures. Je fais même voyager plusieurs agents sûrs qui déposent de ces lettres aux bureaux de poste les plus reculés, dans les endroits les plus invraisemblables où notre société n’a pu prendre racine.

— Mais si quelqu’un allait vous dénoncer ! Si quelqu’un refusait d’écrire la lettre anonyme demandée.

— Ce n’est pas cela ! Je ne demande à personne d’écrire. J’ai dit que je faisais adresser des lettres à l’évêque de tous les coins du pays ; c’est plutôt expédier que j’aurais dû dire. En effet, chaque lettre est écrite, cachetée, adressée et affranchie par moi-même ou par un de mes deux secrétaires que vous connaissez, mise dans une autre enveloppe et envoyée à un associé avec un mot lui disant de la jeter au bureau de poste. C’est un service qu’on peut demander, sans aucun danger, au moins avancé de nos amis, même à ceux d’entre eux qui ne soupçonnent seulement pas le véritable but de notre organisation, qui n’y voient qu’une compagnie d’assurance.

— Voilà une idée lumineuse, un vrai trait de génie, s’écria sir Henry, la figure toute épanouie. Que vous avez du talent !

— C’est le seul espoir qui nous reste. À l’heure qu’il est la table de l’évêque doit être littéralement couverte de ces lettres. La mort de Ducoudray est de nature à lui faire croire que ce n’est pas une vaine menace et c’est là tout ce qu’il y a d’avantageux dans la suppression violente du traître. Peut-être en viendra-t-il à la conclusion qu’il doit se taire. J’ai eu bien soin de ne pas le menacer personnellement. Au contraire, plusieurs des lettres disent formellement qu’on ne lui touchera pas, qu’on le laissera vivre pour contempler les cadavres de ses prêtres.

— C’est peut-être encore un trait de génie, fait sir Henry, mais moi, à votre place, j’aurais certainement fait des menaces à l’évêque lui-même !

— C’est que vous, Marwood, vous connaissez les hommes du monde. Moi, je connais les adorateurs du Christ notre Ennemi. Il est toujours dangereux de leur fournir l’occasion de poser en martyrs. On ne sait jamais à quel excès d’immolation de soi-même peut les porter le fanatisme que celui qu’ils adorent leur souffle. Si j’avais fait des menaces à l’évêque, à l’heure qu’il est, sans aucun doute, tout serait dévoilé. En menaçant les prêtres, j’espère au moins le faire hésiter assez longtemps pour nous permettre de triompher ici, au parlement. Une fois la loi votée, quoi qu’il arrive ensuite, nous aurons pour nous la force du fait accompli qui est toujours une puissance.

— Je vous accorde, dit le premier ministre, que votre plan est, en effet, merveilleux. Décidément, vous avez un talent hors ligne !

— Si ce plan ne réussit pas, répliqua Montarval, j’avoue que je suis au bout de mes ressources ; c’est un désastre sans nom qui nous est réservé. En attendant que nous connaissions notre sort, il faut, de toute nécessité, que nous hâtions l’adoption du projet de loi, sans pourtant presser la chambre assez pour exciter les soupçons.




Presque en même temps que se tenait cette conversation entre les deux conspirateurs, Lamirande et Leverdier se promenaient ensemble dans une des grandes allées qui conduisent de la rue Wellington à l’hôtel du Parlement. C’était vers la fin de février et le temps était beau, presque doux. Le soleil couchant dorait et empourprait les petits nuages lanugineux qui flottaient paresseusement çà et là dans le ciel bleu. Il y avait dans l’air ce quelque chose d’indéfinissable qui annonce que la saison rigoureuse touche à sa fin, ce quelque chose qui « sent le printemps », selon l’expression populaire. Les deux amis n’étaient pas en harmonie avec le calme profond de la nature. Tous deux ils étaient troublés, inquiets, préoccupés ; et le cœur de Lamirande était encore tout saignant, tout meurtri. La vertu chrétienne ne consiste pas dans l’insensibilité, dans l’indifférence, dans le stoïcisme ; mais dans la souffrance vivement sentie et supportée avec patience et résignation, en union parfaite avec les souffrances de l’Homme et de la Mère des douleurs.

Ils se promenaient donc tristement devant cet édifice où se jouaient les distinées de leur race. En ce moment ils ne remarquaient pas les splendeurs du couchant, la tiédeur de l’atmosphère.

— Est-il possible, dit Lamirande, que nous nous soyons trompés à ce point ! Ce ne sont pourtant pas des papiers sans importance que ce pauvre Ducoudray a remis à l’archevêque de Montréal. Il doit y avoir dans ces archives la preuve indiscutable que cette constitution est l’œuvre directe des loges ; que nous sommes en face d’une conspiration vraiment infernale pour empêcher la Nouvelle France, fille aînée de l’Église en Amérique, de prendre son rang parmi les nations de la terre. Et, cependant, l’archevêque de Montréal garde le silence ! Je n’y comprends rien ; et si je n’avais une foi invincible dans la promesse de mon saint Patron je serais tenté de désespérer

— Voilà deux fois, depuis quelques jours, que tu parles de promesse. En apprenant la conversion et la mort tragique de Ducoudray tu as dit : « Voilà la promesse qui s’accomplit »  ! Qu’est-ce que cela signifie ?

— Pardon, mon ami, le mot m’a échappé. Même à toi, que j’aime comme un frère, je ne puis dire davantage maintenant. Plus tard, tu sauras tout.

Et au souvenir de son dur sacrifice, de sa bien-aimée qu’il avait vouée à la mort par patriotisme, ses yeux se remplirent de larmes et il ne put réprimer un sanglot.

— Pauvre ami ; que tu souffres ! murmura Leverdier.

Les deux compagnons continuèrent leur promenade quelque temps en silence.

— L’absence de toute nouvelle de Monseigneur, reprit enfin Leverdier, est, en effet, extraordinaire et décourageante. Comme toi, je suis fermement convaincu que les documents remis à l’évêque doivent contenir des armes qui, mises entre nos mains en temps opportun, nous permettraient peut-être de sauver la position, si compromise qu’elle soit. Pourtant, l’archevêque de Montréal ne doit pas agir ainsi sans motifs sérieux.

— J’en suis intimement persuadé, moi aussi. Il finira sans doute par répondre à la lettre que je lui ai écrite le lendemain de son témoignage. Dans cette lettre, comme tu le sais, je lui demandais si dans les papiers reçus de Ducoudray, il n’avait rien trouvé qui pût nous être de quelque secours.

À ce moment, un des jeunes pages de la chambre s’approche des deux amis et remet un pli cacheté à Lamirande. En l’ouvrant, celui-ci reconnaît immédiatement l’écriture : c’est un télégramme, ou plutôt une lettre écrite par télégraphe de la main même de l’archevêque de Montréal.

— Comme toujours, dit Lamirande, c’est en parlant du soleil qu’on en voit les rayons. Voici précisément la réponse à ma lettre.

Puis il lut ce qui suit :

« Archevêché de Montréal, le 27 février 1946, cinq heures du soir. Mon cher M. Lamirande. Si cela vous est possible, venez me voir aujourd’hui. Plusieurs de mes vénérés collègues sont ici, et tous ensemble nous voulons vous faire une grave et importante communication qui ne peut se transmettre par écrit. En attendant le plaisir de vous rencontrer, veuillez me croire votre tout dévoué serviteur en Notre Seigneur. — + J.-C., archevêque de Montréal. »

— Enfin, s’écria Lamirande, voilà une nouvelle qui a bonne mine ! Si Monseigneur n’avait rien trouvé d’important pour nous dans les papiers de la secte, il ne me ferait pas descendre à Montréal pour me le dire, c’est évident. Puisqu’il me mande auprès de lui, c’est, sans aucun doute, pour me remettre les pièces de la main à la main.

— Espérons que tu ne te trompes pas, fait Leverdier.

— Comment, me tromper ! En doutes-tu ?

— J’ai peur que la solution ne soit pas aussi facile que tu le penses. Je ne puis pas croire que les hommes néfastes auxquels nous avons affaire soient déjà à bout de ressources. Je redoute quelque machination infernale. Je ne puis rien préciser, mais il me semble que la secte diabolique n’est pas encore vaincue. Montarval et sir Henry ont-ils l’air atterré que nous croyions leur trouver au lendemain de la mort de Ducoudray ?

— Je dois avouer, en effet, que Montarval, au moins, s’il éprouve quelque crainte, n’en laisse rien paraître sur sa figure, toujours hautaine et impassible. Sir Henry me semble plus mal à l’aise qu’à l’ordinaire… Enfin, nous saurons bientôt à quoi nous en tenir. Un train rapide part à six heures. J’ai le temps de le prendre. Avant huit heures je serai à l’archevêché, et ce soir même, sans doute, je pourrai te faire connaître le résultat de mon entrevue.

Puis les deux amis se séparent.

Bientôt après le train, mu par le puissant courant électrique que les rails mêmes communiquent aux roues, courant produit par la force de la marée à Québec, emporte Lamirande vers la grande cité à une vitesse de plus de quatre vingts milles à l’heure. Mais cette vitesse paraissait une lenteur à l’impatient député qui aurait voulu, en ce moment, que son corps pût se transporter avec la rapidité de la pensée. Il ne partageait pas les vagues appréhensions de son ami. Plus il pensait aux graves événements des derniers jours, plus il était convaincu que le dénouement était proche, un dénouement favorable à ses patriotiques espérances. L’archevêque avait trouvé la preuve d’une conspiration maçonnique contre la province, il avait réuni ses collègues, ils avaient préparé une lettre collective, avec pièces à l’appui ; cette lettre allait lui être communiquée ; et, ainsi armé, il vaincrait l’esprit de parti ; le patriotisme l’emporterait enfin, les députés repousseraient le néfaste projet du gouvernement, et la Nouvelle France naîtrait sur les ruines de la secte antichrétienne.

Tel était le riant tableau qui réjouissait son cœur, qui absorbait toute son attention, qui le rendait insensible aux objets extérieurs, au mouvement vertigineux du train, au tournoiement des champs et des bois. Aucune pensée d’ambition, même légitime, ne ternissait la beauté de ce tableau. Si, jadis, dans ses rêves d’avenir, il n’avait pas pu toujours éloigner de son esprit la pensée qu’il serait peut-être un jour le chef de cette nation qui allait enfin se constituer libre de toute entrave ; s’il avait parfois même désiré ce poste afin d’y travailler à la gloire de Dieu et au bonheur de son pays ; la grande douleur par laquelle il venait de passer avait purifié davantage cette âme déjà si noble, si désintéressée. Ses aspirations politiques ne renfermaient plus aucun élément d’avancement personnel. Quand la grande victoire serait remportée, il ne chercherait qu’à s’effacer, qu’à rentrer dans l’obscurité d’une vie modestement utile à ses compatriotes. Le souvenir de sa douce Marguerite, l’affection de son enfant, la conscience d’avoir fait un sacrifice immense pour l’amour de son pays, c’était plus qu’il ne fallait pour remplir son cœur en ce monde. Il sentait qu’il pouvait, non seulement sans envie, mais avec bonheur, voir d’autres occuper le poste élevé auquel, dans le passé, il se croyait appelé. Il lui suffisait de penser que ce poste de chef de la Nouvelle France libre n’aurait jamais pu exister s’il n’avait immolé son plus grand amour humain. Car il voyait aussi clairement que si c’était écrit en toutes lettres devant lui, que la conversion de Ducoudray avait été accordée en récompense de son sacrifice. Convaincu que cette grâce était la réponse du ciel à son libre abandon de son bonheur, il ne pouvait douter de l’efficacité du moyen que la Providence adoptait pour opérer le salut du pays.

C’était donc sans l’ombre d’une inquiétude dans l’âme qu’il se présenta à l’archevêché.

Il fut aussitôt conduit au grand salon où l’archevêque de Montréal, entouré de tous ses suffragants et de plusieurs évêques des deux autres provinces ecclésiastiques de Québec et d’Ottawa, attendait évidemment sa visite. Le député mit un genou en terre et demanda la bénédiction du vénérable métropolitain.

— Mon cher enfant, dit le vieil évêque, dans une effusion de paternelle affection, que le bon Dieu vous bénisse et qu’il vous accorde la grâce de supporter chrétiennement la grande épreuve qui vous est réservée.

À ces mots, Lamirande se sentit foudroyé. Il se releva, pâle et chancelant. La chambre tournait autour de lui comme une immense roue. Il dut s’appuyer sur le dossier d’un fauteuil pour ne pas tomber.

— Monseigneur, s’écria-t-il enfin, expliquez-vous, je vous en prie ! Est-il possible que vous n’ayez rien trouvé qui puisse nous aider à déjouer la conspiration infernale qui existe, j’en suis convaincu ?

Tous les prélats s’étaient levés et faisaient cercle autour de l’archevêque de Montréal et du député.

— Hélas ! répondit le vieillard, loin de n’avoir rien trouvé, j’ai trop trouvé… C’est épouvantable.

Et un frémissement de douleur le secoua. Il était aussi ému que Lamirande. Celui-ci passa subitement de l’abattement à la joie.

— Je comprends, Monseigneur, dit-il, que vous ayez été épouvanté, car à la lecture de ces pièces vous avez dû vous trouver en face de l’enfer. Mais plus la conspiration est clairement diabolique, plus il sera facile de la faire échouer.

— Mon pauvre ami, reprit l’évêque, vous ne pouvez pas deviner la vérité. J’ai demandé, tout à l’heure, au bon Dieu de vous accorder la grâce de supporter, en chrétien, une grande épreuve. Cette épreuve, la voici : j’ai trouvé dans les papiers que M. Ducoudray m’a remis tout ce que vous soupçonnez et probablement davantage ; mais je ne puis pas vous permettre de vous en servir !

— Pourquoi, Monseigneur ? s’écria Lamirande vivement intrigué mais nullement découragé.

— Venez-voir, dit l’évêque en conduisant le député vers une table chargée de lettres.

— Voyez ces lettres, continua-t-il ; lisez-en quelques-unes ;… prenez-les au hasard.

Lamirande obéit. À son tour il murmura : « C’est épouvantable ! »

— Il y en a cinq cent trente-sept comme les cinq que vous venez de lire, reprit l’évêque, et elles disent toutes la même terrible chose. Examinez-les. Elles viennent de toutes les parties du pays. J’ai commencé à en recevoir, le jour même de la mort de Ducoudray, de Montréal et des environs. Puis, à mesure, évidemment, que la nouvelle se répandait, elles me venaient de partout. J’en ai reçu aujourd’hui du fond de la Gaspésie et du lac Abitibi. Les unes sont mal écrites, mal orthographiées ; d’autres ne contiennent pas une faute de français et l’écriture indique l’habitude d’écrire ; il y en a qui sont écrites au mécanigraphe, d’autres au crayon. Il n’y en a pas deux écrites de la même main ou sur la même sorte de papier ; pas deux enveloppes pareilles ; rien, enfin, qui indique une mystification ; et Dieu sait que mes vénérables collègues et moi avons cherché la preuve de cette mystification que nous soupçonnions fortement tout d’abord. Mais plus nous cherchions cette preuve, plus nous trouvions la preuve du contraire. Enfin, la conviction s’impose à nous tous que ces lettres ont réellement été écrites de partout.

— Oui, monseigneur, reprit vivement Lamirande, écrites de partout, sans doute, mais en vertu d’un mot d’ordre parti de Montréal !

— C’est possible, cher monsieur ; je dirai même que c’est certain. Mais songez-y bien, et vous vous convaincrez comme nous que ce mot d’ordre que nous admettons ne fait qu’ajouter à l’horreur de la situation, loin de la diminuer. Nous avons là la preuve qu’il existe une organisation épouvantable qui a des ramifications dans toutes les parties du pays, et qu’une seule main conduit, qu’une seule tête dirige.

— Mais est-il possible de croire que notre pays soit possédé à ce point par le démon !

— Hélas ! hélas ! nous en avons là la preuve, répliqua le prélat en indiquant de la main le monceau de lettres. Il y a huit jours, un ange du ciel me l’aurait dit que je l’eusse à peine cru. Il faut bien se rendre à l’évidence de ces terribles lettres. Mon Dieu ! mon Dieu ! quelle désolation !

Et de grosses larmes coulaient sur les joues flétries du saint évêque.

— Mais, Monseigneur, croyez-vous, vos vénérables collègues croient-ils, que les auteurs de ces menaces osent les mettre à exécution ? Croyez-vous réellement que si vous vous serviez des informations que vous avez reçues vos prêtres soient assassinés ?

— Ducoudray poignardé en pleine rue Sainte-Catherine, pour ainsi dire sous les yeux de la police, n’est-ce pas une réponse terriblement péremptoire à votre question ?

Lamirande ne put contester la force de cette réplique. Tous gardèrent le silence pendant quelques instants.

— Si, au moins, ils m’avaient menacé, en même temps que mes prêtres, reprit l’archevêque, ma décision aurait été bientôt prise, avec la grâce de Dieu. J’aurais pu dire à mes collaborateurs : « Voici un grand devoir à accomplir ; cela, nous coûtera peut-être la vie à vous et à moi ; accomplissons-le quand même et que la volonté de Dieu soit faite ! » Mais voyez l’habileté infernale de ces malheureux ! Pas une des lettres ne contient une menace contre moi personnellement ; au contraire, beaucoup disent qu’on aura grand soin de ne pas me toucher afin que, voyant mourir mes prêtres et ceux des autres diocèses, les uns après les autres, je puisse voir toute l’étendue du désastre que j’aurai causé…

— Mais, ne voyez-vous pas, Monseigneur, s’écria Lamirande avec l’énergie d’un homme qui se sent submergé par les flots et qui se cramponne au moindre objet, ne voyez-vous pas que cette unanimité dans les menaces indique clairement que tout cela est sorti d’une seule et même tête ?

— Oui, répond tristement l’évêque, d’une seule tête, sans doute, mais d’une tête qui dirige mille bras !

— Il n’est pas possible, s’exclama le député, il n’est pas possible que dans cette province il y ait mille assassins comme celui qui a frappé Ducoudray, ou cinq cents, ou cent, ou cinquante, ou même vingt-cinq !

— Vous admettrez au moins, cher monsieur, qu’il y en a trois, puisque trois ont poursuivi ce pauvre Ducoudray. Un seul l’a frappé, c’est vrai, mais vous ne doutez pas, je suppose, que les deux autres fussent également décidés à le faire. Or que de sang ne pourraient répandre trois assassins comme ces trois monstres, un seul même ! Peut-être ne pourraient-ils pas assassiner tous les prêtres, mais ils en tueraient un grand nombre ; et je ne puis pas en condamner un seul à mourir pendant que moi je suis condamné à vivre !

— Et le pays, Monseigneur, est-ce que par votre silence vous ne le condamnez pas à mort ? Vous êtes convaincu, comme moi, que si la constitution, fruit de la conspiration ténébreuse que Ducoudray vous a révélée, nous est imposée, notre province est à tout jamais livrée, pieds et poings liés, à la secte infernale. Elle sera sa victime, elle sera sa proie. Dans quel misérable état sera l’Église au bout de quelques années si cette constitution maçonnique est adoptée ? Dans quel état sera la foi, dans quel état seront les mœurs de nos populations ? Si la pensée que vos révélations peuvent être la cause indirecte de la mort de quelques prêtres vous épouvante à bon droit, songez, Monseigneur, je vous en conjure, songez que votre silence sera la cause plus directe de la perte éternelle de Dieu sait combien d’âmes !

Le vieil évêque pleurait.

— Ah ! murmura-t-il, si je pouvais mourir moi-même !

— Monseigneur, reprit le député, l’exécution du devoir exige parfois des sacrifices infiniment plus durs que la mort elle-même qui, pour nous chrétiens, n’est, après tout, que le passage douloureux à une vie meilleure.

— Si j’exposais mes prêtres à la mort pendant que moi-même je suis en sûreté, je me rendrais odieux à tout jamais, odieux à moi-même…

— C’est pourquoi je disais tout à l’heure que la mort n’est pas toujours le plus grand sacrifice que Dieu puisse nous demander. Se rendre odieux à soi-même et aux autres, c’est mille fois plus terrible que mourir, pour un homme de cœur… Mais si le devoir est là, Monseigneur !

— Si j’avais la certitude que je ne me rendrais pas odieux au ciel, en même temps ; si j’étais certain que mon devoir est là où vous le voyez ; si j’avais au moins lieu d’espérer que mes révélations nous délivreraient du joug maçonnique qui nous menace ! Mais je n’ai aucun tel espoir. J’ai songé à tout ce que vous dites, mon cher monsieur ; j’ai examiné la situation avec mes collègues. Nous avons compté les députés. En supposant que mes révélations dussent tourner contre le ministère tous ses partisans catholiques, il lui resterait encore une majorité, faible sans doute, mais enfin suffisante pour voter la loi. Avez-vous pensé à cela, mon cher monsieur ? Avez-vous fait ce calcul ?

Lamirande n’avait pas pensé à cela, il n’avait pas fait ce calcul. Il resta un moment interdit.

— Mais ces révélations, reprit-il bientôt, ne pourraient manquer de détacher de la politique ministérielle un certain nombre de députés qui ne sont pas catholiques ; mon ami Vaughan, par exemple, et son groupe.

— Vous le croyez, sans doute ; vous l’espérez, du moins ; mais vous ne pouvez pas en être moralement certain. Tandis que nous sommes moralement certains du contraire ; car nous savons par la doctrine, et par une longue expérience qui confirme la doctrine, que la vraie foi est la base nécessaire de tout véritable bien. Là où la foi existe il y a un fondement solide. Cette foi, comme le roc, peut être cachée par la terre, par les flots, par la fange, mais vous pouvez l’atteindre et y asseoir votre édifice. Bâtir là où il n’y a pas de foi, c’est bâtir sur le sable. Nous pouvons raisonnablement compter sur tous les députés catholiques, parce que tous sont censés avoir la foi. Mais il ne nous est pas permis de compter sur les députés qui n’ont pas la foi catholique, pas même sur ceux d’entre eux qui ont l’âme naturellement honnête. De sorte que, mon cher ami, voyez dans quelle position je me trouve : j’ai la certitude morale, premièrement, que si je parle j’expose mes prêtres à la mort ; deuxièment, que ce sera, sans utilité pour le pays.

Lamirande garda le silence, cherchant une issue à cette terrible impasse. L’évêque reprit :

— Il y a une seule chose que je puisse et doive faire. Vous avez été horriblement calomnié par Ducoudray qui a lancé contre vous l’atroce accusation d’avoir voulu vous vendre au gouvernement. Le malheureux ne m’a laissé aucun document à ce sujet, mais il m’a supplié de dire au public que c’est là une pure invention, que c’est le contraire qui est vrai ; que vous avez été tenté par sir Henry et que vous avez noblement repoussé la tentation. Là le devoir pour moi est certain. Du reste, comme c’est un simple incident qui ne tient pas au fond des révélations que Ducoudray m’a faites, j’espère que les assassins ne mettront pas leurs menaces à exécution pour si peu.

— Certes, répondit Lamirande, cette calomnie m’a vivement blessé ; et elle a fait un grand tort à la cause que je défends. Sans elle, le résultat des élections aurait peut-être été tout autre. Mais, aujourd’hui, ma réhabilitation personnelle est une chose bien secondaire. Ce n’est pas cela qui pourrait changer un seul vote au parlement. Et peut-être l’auteur des menaces jugerait-il cette révélation autrement que vous le jugez ; peut-être frapperait-il. Je vous en prie, Monseigneur, n’en dites rien. Je ne veux exposer personne même à un danger incertain pour l’amour de ma réputation, surtout dans un moment où cette réputation n’importe plus aucunement à l’intérêt public.

— Vous avez un noble cœur, dit l’évêque très ému.

Un long et pénible silence suivit. Quelque chose disait à Lamirande que c’était lui qui avait raison, et cependant il ne trouvait rien de péremptoire à répondre au raisonnement de son vénérable contradicteur.

— Votre résolution, Monseigneur, est donc inébranlable ? demanda-t-il enfin.

— Oui, mon enfant, dit affectueusement l’évêque. C’est mon devoir, devoir affreusement pénible, car je ne me fais aucune illusion sur le sort qui nous est réservé. Dieu m’est témoin que s’il s’agissait de ma propre vie je la sacrifierais volontiers pour tenter seulement de sauver le pays, même sans espoir de succès. Mais c’est une terrible chose que de sacrifier la vie de ceux qui nous sont chers.

— C’est, en effet, une chose terrible, murmura le député comme parlant à lui-même ; cependant, avec la grâce de Dieu, même cela se peut.

— Le pourriez-vous, monsieur Lamirande ?

— Je puis dire que je le pourrais, Monseigneur, puisque je l’ai déjà fait !

— Comment ! vous l’avez fait ! Que voulez-vous dire ?…

Alors, étouffant d’émotion, la voix entrecoupée de sanglots, il raconta aux évêques, en toute humilité, son grand sacrifice. Tous mêlèrent leurs larmes aux siennes. Les uns après les autres, ils vinrent l’embrasser, sans pouvoir dire un mot.

— Ce que j’ai fait, Messeigneurs, dit-il, ne pouvez-vous pas le faire ? Ma femme est morte parce que je l’ai voulu, et cependant je vis.

— La position n’est pas la même, mon enfant, dit l’archevêque. Votre noble femme avait consenti à mourir…

Soudain, à ces mots, le visage de Lamirande s’illumina d’une clarté céleste. Il avait trouvé l’issue qu’il cherchait. Il se jeta à genoux.

— Merci de cette parole, Monseigneur ; j’y vois le salut du pays. Donnez-moi votre bénédiction, je pars.

Se relevant vivement, il salua l’auguste assemblée et s’en alla, laissant les évêques dans l’étonnement.