Pour la patrie : roman du XXè siècle/Chapitre XXII

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Cadieux et Derome (p. 275-288).

CHAPITRE XXII.


Bonus pastor animam suam dat pro ovibus suis.
Le bon pasteur donne sa vie pour ses brebis.
(Joan. x. II.)


Un train partait pour Ottawa à dix heures et un quart. Lamirande eut juste le temps d’y monter. À minuit il était de retour à la capitale. Leverdier, ne l’attendant pas avant le matin, s’était couché. Lamirande n’hésita pas à réveiller son ami. Il lui communiqua tout ce qui s’était passé, moins l’incident de la fin de l’entrevue. À ce propos, il se contenta de dire :

— Pour couper court à mon histoire, j’ai compris qu’il n’y a qu’une chose à faire pour décider l’archevêque à révéler les secrets qu’il possède, c’est de faire en sorte que les membres du clergé lui disent unanimement : « Monseigneur, parlez, nous acceptons les conséquences de cette révélation, quelque terribles qu’elles puissent être pour nous. » Or j’ai assez de confiance dans le patriotisme du clergé pour croire que si la position lui est clairement exposée il n’aura qu’une voix pour tenir ce noble langage.

— Je partage ta confiance, répondit simplement le journaliste.

— À l’œuvre donc, sans plus de retard !

Les deux amis se mirent aussitôt à rédiger une lettre circulaire. Au bout d’une heure ils avaient fini leur tâche. La pièce se lisait comme suit :

« Chambre des communes, Ottawa,
le 28 février 1946.

« Monsieur l’abbé,

« Vous connaissez, sans doute, la conversion de Charles Ducoudray, sa fin non moins tragique que chrétienne ; vous avez lu les témoignages que Mgr l’archevêque de Montréal et le R. P. Grandmont ont rendus à l’enquête du coroner ; vous savez que Ducoudray a été assassiné pour avoir communiqué à l’autorité religieuse les secrets de la société occulte à laquelle il appartenait. Les journaux ont longuement parlé de tous ces incidents extraordinaires. Mais là s’arrêtent les renseignements que possède le public. Jusqu’ici on se perd en conjectures sur la nature des secrets que l’héroïque converti a révélés à Mgr de Montréal.

« Depuis longtemps, ceux qui sont mêlés aux affaires politiques soupçonnent l’existence en ce pays d’une organisation ténébreuse et vraiment satanique qui travaille, dans l’ombre, mais avec une terrible efficacité, à la ruine de notre chère province. Les efforts surhumains que l’on fait pour réprimer les élans du patriotisme des nôtres et pour empêcher le Canada français de devenir une nation autonome au moment même où la divine Providence rend la réalisation de ce projet facile ; cette constitution habilement et perfidement rédigée que l’on veut nous imposer ; tout cela indique clairement, ce me semble, une conspiration antireligieuse et antifrançaise ourdie par les loges.

« C’est sous l’empire de cette conviction que, le lendemain de la mort de Ducoudray, j’ai écrit à Mgr l’archevêque de Montréal pour lui demander s’il n’aurait pas trouvé, dans les papiers de la secte, la preuve de cette conspiration. Pendant dix jours, Mgr a gardé le silence. Enfin, hier soir, il m’a mandé auprès de lui. Je m’y suis rendu, rempli de joie et de confiance, comptant avoir bientôt des armes assez fortes pour nous permettre de remporter une victoire décisive sur la secte. Imaginez ma douleur en entendant Mgr me dire que j’étais condamné à une immense déception. « N’avez-vous rien trouvé dans les papiers de Ducoudray ? » lui dis-je. « Au contraire, me répondit Mgr, j’ai trop trouvé. » Puis il me montra une table couverte de lettres anonymes, venues de tous les coins du pays, qui menacent de mort tous les prêtres si l’évêque révèle les secrets livrés par Ducoudray ou s’en sert en aucune façon. Je n’ai pu examiner toutes les lettres moi-même, mais Mgr m’assure qu’il les a étudiées, avec ses collègues de l’épiscopat, et qu’il n’a rien trouvé qui puisse faire croire à une simple mystification ; et le meurtre de Ducoudray ne permet pas de dire que ce sont là de vaines menaces. Si la rédaction de ces lettres, au nombre de plus de cinq cents, est variée à l’infini, le fond de toutes est le même : on menace les prêtres, mais on a grand soin de dire qu’on ne touchera pas à l’évêque. Je n’ai pas besoin d’insister sur l’habileté infernale de ce procédé qui met l’évêque dans l’impossibilité morale d’agir. Ah ! si on l’avait menacé seul, ou même si on l’avait menacé en même temps que ses prêtres, sa décision eût été bientôt prise. Mais comment se décider à exposer d’autres à une mort cruelle pendant que lui-même est en sûreté ? Mgr de Montréal ne le peut pas.

« L’uniformité dans les menaces indique clairement qu’une seule tête les a dictées, si plusieurs mains les ont écrites ; mais cela n’améliore pas la position, loin de là ; car une seule tête qui commande à tant de bras meurtriers épouvante Mgr, et avec raison. Une organisation qui peut frapper impunément un homme en pleine ville de Montréal peut commettre bien d’autres crimes analogues, il n’y a pas à se le cacher.

« Pour vous exposer la position dans toute son intégrité, je dois ajouter qu’une autre raison fait hésiter Mgr à révéler les secrets qu’il possède ; c’est qu’il est convaincu que ce serait inutile. Supposé, dit-il, que ces révélations sur le caractère maçonnique du projet de loi actuellement devant la chambre engagent tous les députés catholiques à le repousser, il n’en resterait pas moins une majorité, faible si vous voulez, mais enfin une majorité en faveur de la politique du gouvernement. À cela je ne puis guère rien répondre, car les chiffres donnent certainement raison à Mgr. J’espère seulement que de telles révélations inspireraient assez d’horreur à un certain nombre de députés ministériels non catholiques pour nous donner la majorité. Mgr ne partage pas cet espoir ; du moins, il le trouve trop faible pour se croire autorisé à exposer la vie de ses prêtres. S’il s’agissait de sa propre vie je suis bien convaincu qu’il n’hésiterait pas un seul instant à exposer les machinations de la secte, quand même il aurait la conviction que cela n’entraînerait pas le rejet du projet de loi ; car il se dirait : Fais ce que dois, arrive qui pourra.

« Voilà, monsieur l’abbé, la situation dans toute son horreur. Je croirais faire injure à votre intelligence, à votre dévouement et à votre patriotisme en ajoutant à ce simple exposé des faits le moindre commentaire ou en formulant la moindre demande.

« Veuillez agréer, monsieur l’abbé, mes hommages les plus sincères,

« Joseph Lamirande, député. »

Toute la nuit les deux amis travaillèrent à faire des copies de cette lettre et à les adresser à tous les prêtres de la province, tant du clergé régulier que du clergé séculier. À neuf heures du matin tout était prêt. Ils étaient presque morts de fatigue et tombaient de sommeil.

— Allons, dit Lamirande, déposer ces lettres au bureau de poste avant de prendre un peu de repos. Plus tôt elles partiront, mieux ce sera.

— Tu songes à les déposer à la poste ici, à Ottawa ? fit Leverdier.

— Pourquoi pas ?

— Mais parce que Montarval, qui doit avoir des affidés partout, surtout au bureau de la poste, les ferait supprimer, tout simplement. Je suis parfaitement convaincu que si nous les confions à la poste ici, pas une de ces lettres n’arrivera à destination.

— Tu as peut-être raison, je n’avais pas songé à cela. Les déposer à Hull ou à quelqu’autre ville des environs ne serait pas mieux. S’il surveille le service postal à Ottawa il doit le surveiller également à Montréal, même à Québec. Que faire. ?

— J’ai une idée ! s’écria le journaliste. Il n’est pas probable que le bureau de Toronto soit surveillé. J’irai les déposer là. Ce sera porter la guerre en Afrique !

— Ton idée a du bon, mais elle n’est bonne qu’à demi ; car Montarval doit nous surveiller encore plus que les agents de poste. On lui rend compte de chaque pas que nous faisons, j’en suis convaincu. Tu connais le fameux Duthier, l’ancien domestique de sir Henry, devenu l’un des huissiers de la chambre. Eh bien ! cet individu était sur le train, hier soir, lorsque je suis descendu à Montréal ; il était encore sur le train qui m’a ramené à Ottawa la nuit dernière. Il me filait, je n’en ai aucun doute. Si tu allais à Toronto il serait sur tes trousses. Je crois avoir trouvé la solution de la difficulté. Il faut que Vaughan porte ces lettres à Toronto. Il peut s’y rendre sans exciter de soupçons. Allons le trouver.

Dix minutes plus tard les deux amis étaient rendus chez le jeune Anglais qui se préparait à sortir.

— Vaughan, dit Lamirande, veux-tu me rendre un service, sans me questionner ?

— Oui, certainement, si ce que tu demandes est praticable.

— Oh ! c’est facile. Je te demande de bien vouloir prendre le train à dix heures et demie pour Toronto…

— C’est précisément ce que je me proposais. Quelle commission peux-tu bien avoir à faire faire à Toronto ?

— Je te demande de déposer au bureau de poste de Toronto quelques centaines de lettres, voilà tout.

— Pourquoi ne les déposes-tu pas ici ?

— Tu ne devais pas faire de questions !

— En effet ! Mais où sont tes lettres ? C’est encore une question. Celle-là est permise, sans doute !

— Elles sont chez Leverdier. Pardonne-moi si je fais le mystérieux. Tu connaîtras tout plus tard. Pour le moment je puis te dire seulement que j’ai de graves raisons de croire que si je déposais ces lettres, ici à Ottawa, elles ne se rendraient pas à destination.

— Cela me suffit. Sans doute je brûle d’envie de savoir quel roman se cache là-dessous, mais je suis assez raisonnable pour attendre l’explication promise.

— Merci, mon cher ami, dit Lamirande.

— Allons, fit Vaughan ! c’est presque l’heure du train.

Et prenant un tout petit sac de voyage, il se dirigea vers la porte.

— N’as-tu pas une valise plus forte ? lui demanda Lamirande. Nous ne pourrons pas mettre le quart des lettres dans cette petite machine-là… Pourtant, continua-t-il, j’ai une autre idée. Le sac que tu as là va faire. Allons.

Ils sortent. Dans la rue, tout près de la maison où demeure le jeune Anglais, ils croisent l’huissier Duthier.

— As-tu vu l’individu ? dit Lamirande tout bas à Leverdier. Il nous suit à la piste.

Rendus à leur pension, Lamirande et Leverdier mirent les lettres dans une valise que Leverdier emporta. Lamirande en prit une autre qui était vide.

— Qu’est ce que tu veux faire avec cela ? lui demanda son compagnon.

— Mystifier l’espion Duthier. Il est permis de se distraire un peu. Après les fatigues et les émotions des dix-huit dernières heures, j’ai besoin de délassement.

Vaughan les attendait dans la rue. En voyant arriver ses deux amis, chacun une valise à la main, il poussa une exclamation de surprise. Lamirande lui fit signe de ne pas parler fort. Duthier stationnait de l’autre côté de la rue devant un magasin, absorbé dans la contemplation d’un bel étalage de cravates.

— En avez-vous assez pour remplir deux valises ? demanda l’anglais à mi-voix.

Et comme Lamirande, au lieu de répondre, se mit à sourire, il reprit :

— En effet, j’oublie toujours que je ne dois pas faire de questions.

— Celle-là encore est une question permise, dit Lamirande. Dans la malle que j’emporte il n’y a rien du tout. C’est uniquement pour me prouver à moi-même et à Leverdier que nous ne t’imposons pas une corvée inutile.

— La corvée n’est rien ; c’est le mystère qui l’entoure que je voudrais comprendre. Ce que tu viens de me dire est une pure logogriphe.

— Tu en auras l’explication dans le prochain numéro.

— Pourvu qu’il ne se fasse pas trop attendre

En causant ainsi les trois députés arrivèrent au chemin de fer. Le timbre de la gare venait de sonner cinq coups.

— Juste à temps, dit Vaughan. Au revoir !

— Nous t’accompagnons, dit Lamirande.

Les deux amis montèrent en voiture avec le jeune Anglais et s’installèrent à côté de lui comme des gens qui se mettent en voyage. Vaughan était vivement intrigué, mais il avait résolu de ne plus faire de questions.

Un instant après Duthier entra et prit un siège auprès des trois amis, déploya un journal et se mit à lire les nouvelles du jour avec un intérêt marqué.

— Tiens-toi prêt, dit tout bas Lamirande à Leverdier.

À peine avait-il donné cet avertissement que le timbre de la gare sonna deux coups et le chef du train fit entendre le traditionnel : All aboard ! Le convoi s’ébranla. Alors Lamirande saisissant la valise vide qu’il avait placée dans le filet avec l’autre, et disant rapidement Au revoir ! à Vaughan de plus en plus intrigué, s’élança hors du train, suivi de Leverdier. Ils purent sauter sur le quai de la gare sans difficulté. Duthier, qui ne s’attendait aucunement à ce manège, et qui était réellement plus ou moins occupé à lire, ne s’aperçut du départ de ceux qu’il avait mission de suivre que lorsqu’ils étaient sur la plate-forme de la voiture. À son tour il quitta précipitamment son siège et courut vers la porte. Par malheur, à ce moment, une femme de proportions énormes, tenant un enfant et des paquets en nombre indéfini, s’avisa de quitter son siège, où le soleil l’incommodait. Elle bloquait le chemin.

— Laissez-moi passer, madame, hurla Duthier furieux.

La pauvre femme ahurie se rangea de son mieux, et l’huissier passa en faisant rouler par terre une boîte à chapeau et un sac de biscuits.

Le retard n’avait pas été considérable. Toutefois, le train avait acquis une certaine vitesse. Rendu sur le marche-pied, l’infortuné Duthier hésita un instant ; mais la vue de Lamirande et de Leverdier qui stationnaient sur le quai de la gare que le train avait déjà dépassé, le décida. Il sauta. Mais évidemment il n’excellait pas à sauter d’un train en mouvement. Il exécuta une pirouette superbe et alla rouler dans le sable qui bordait la voie. Se relevant de fort mauvaise humeur, il constata qu’il n’avait d’autre mal qu’un habit et un pantalon endommagés. Il aurait voulu passer ailleurs que par la gare où plusieurs flâneurs avaient été témoins de sa mésaventure ; mais se souvenant que s’il avait risqué ses membres, c’était pour ne pas perdre de vue Lamirande, il fit de nécessité vertu, et, s’époussetant tant bien que mal, il se dirigea vers la station. Des sourires mal dissimulés l’accueillirent, et, Lamirande, allant à sa rencontre, lui glissa, en passant, ces quelques mots : « Au moins, faites-vous payer comme il faut ! »

Pendant ce temps, le train emportait Vaughan à toute vitesse vers Toronto. Le jeune député se perdait en conjectures sur ce qui venait de se passer. Lamirande lui avait donné la clef de la valise restée dans le filet. Il descendit la malle, l’ouvrit, et constata que les lettres dont elle était remplie étaient toutes adressées à des prêtres. Mais il était loin de se douter que des réponses que ces lettres provoqueraient dépendaient les destinées de tout un peuple.