Pour la patrie : roman du XXè siècle/Chapitre XXIX

La bibliothèque libre.
Cadieux et Derome (p. 379-387).

CHAPITRE XXIX.


Cor hominis disponit viam suam ; sed Domini est dirigere gressus ejus.
Le cœur de l’homme prépare sa voie ; mais c’est au Seigneur à conduire ses pas.
(Prov. xvi. 9.)


Le lendemain de la deuxième lecture, le projet de constitution entra dans la plus redoutable de toutes les épreuves qu’un projet de loi doive subir : l’épreuve du « comité général » ou « comité de toute la chambre ». Le président quitte le fauteuil et appelle au bureau du greffier, pour présider le comité, le député que le promoteur du bill lui désigne. Sir Henry eut soin de faire confier ce poste important à un de ses partisans aveugles.

C’est en « comité général » qu’un bill est discuté article par article, clause par clause, examiné, tourné et retourné en tout sens. C’est pendant cette phase de la procédure qu’on propose les amendements. Chaque député a le droit de parler autant de fois qu’il juge à propos. On vote par assis et levé ; le greffier compte les votants, il n’enregistre pas les noms.

Pendant dix jours, l’opposition, qui se compose maintenant du parti de Houghton renforcé des députés catholiques, moins Saint-Simon, et de quelques députés anglais jadis partisans du ministère, livre au gouvernement et à son bill une succession d’assauts formidables mais inefficaces. Car bien que le président de la chambre devenu simple membre du comité général vote toujours avec l’opposition, sir Henry et Montarval ont réussi, Dieu sait au moyen de quelques influences inavouables et criminelles, à détacher de l’armée commandée par Houghton et Lamirande deux députés anglais. De sorte que l’opposition, en comptant pour elle la voix du président de la Chambre, se trouve réduite à 120, tandis que le parti ministériel compte maintenant 123, plus la voix du président du comité général acquise au gouvernement en cas d’un partage égal des voix résultant de l’absence momentanée de trois députés ministériels.

Lamirande et Houghton multiplièrent leurs efforts auprès de Vaughan pour l’engager à repousser la constitution, ou du moins à consentir à des amendements qui en eussent extrait une forte partie du venin que Montarval y avait mis. S’ils avaient pu gagner Vaughan à leur cause, ils auraient triomphé du coup, car ce jeune député était le chef reconnu d’un groupe de sept ou huit. Tous ces députés étaient prêts à se détacher du parti ministériel si Vaughan leur en avait donné le signal ; mais aucun ne voulut le faire sans la permission du « capitaine ». C’était donc Vaughan qui tenait la clé de la situation. Il resta sourd aux arguments de Houghton, aux prières, aux supplications de Lamirande.

— Si je croyais à l’Église catholique comme tu y crois, disait-il un jour à Lamirande, le bill actuel n’aurait pas un adversaire plus acharné que moi.

— Et qu’est-ce qui t’empêche de croire, comme moi, à l’Église catholique ? répliqua son ami.

— J’ai comme un bandeau sur les yeux de l’intelligence ; il y a comme un voile qui me cache la lumière… Si je pouvais le déchirer !

— Aucun pouvoir humain ne peut ni enlever, ni déchirer ce bandeau, ce voile, qui est très réel, nullement imaginaire. Nous, les croyants, nous le connaissons, l’Église le connaît, puisque, au jour solennel du Vendredi saint, elle demande à Dieu de l’enlever aux Juifs : « Ut Deus et Dominus noster auferat velamen de cordibus eorum… » Veux-tu réellement que ce bandeau soit enlevé, non de ton intelligence, car il n’est pas là, mais de ton cœur, — de corde tuo ?

— Sans doute, je le voudrais !

— Ah ! Tu le voudrais ! Je te demande de me dire : je le veux. Je le voudrais et je le veux, tu le sais comme moi, n’ont nullement la même signification. Je voudrais n’a jamais soulevé une paille, tandis que je veux transporte les montagnes. Des milliers de gens qui descendent en enfer ont répété toute leur vie : je voudrais me sauver… Voilà, mon ami, la différence entre je voudrais et je veux.

— La différence est grande, je le comprends. Aussi, je ne dis plus je voudrais croire, mais je veux croire.

— Eh bien ! si tu veux réellement croire tu vas prendre les moyens d’y arriver. La foi est un don gratuit de Dieu, sans doute. Comme tu disais, l’autre jour, Spiritus ubi vult spirat. Seulement, il ne faut pas abuser de ce texte. Il ne nous dispense pas de tout effort. L’Esprit de Dieu souffle où il veut, mais il souffle sur celui qui s’en montre digne. Le libre arbitre et la grâce, la part de l’homme et la part de Dieu dans l’œuvre du salut, voilà un profond mystère. Chose certaine, toutefois, c’est que, pour le salut, il faut la grâce et la correspondance à la grâce, l’aide de Dieu sans laquelle l’homme ne peut rien faire d’efficace, et l’effort, le je veux de l’homme, sans lequel la grâce de Dieu resterait sans effet. Car Dieu, comme dit saint Augustin, qui nous a créés sans nous, ne nous sauve pas sans nous. Et bien qu’Il ne donne pas les mêmes grâces à tous, à tous Il en donne assez pour les sauver s’ils voulaient y correspondre. En ce moment, il te donne la grâce de dire je veux croire. À toi de correspondre à cette grâce en demandant la foi. Tu connais les prières de l’Église. Promets-moi de réciter, chaque jour, d’ici à quelque temps, trois Ave Maria et le Salve Regina, pour obtenir la foi en Notre-Seigneur Jésus-Christ, Fils de Marie.

— Et tu penses que cela sera suffisant pour m’obtenir la foi ?

— Je sais que cette prière, faite dans l’intention de correspondre à la grâce que Dieu te donne de désirer la foi, t’obtiendra une nouvelle grâce. Cela, j’en suis certain. Quelle sera la nature de cette nouvelle grâce ? Sous quelle forme se présentera-t-elle ? Quand se présentera-t-elle ? Je l’ignore, naturellement. Tout ce que je sais bien, c’est que toute grâce à laquelle il y a correspondance, de notre part, nous attire une nouvelle faveur, infailliblement. Par exemple, prends bien garde de résister à cette nouvelle grâce quand elle s’offrira. Elle peut arriver tout à coup ; elle peut ne faire que passer devant toi pour ne plus jamais revenir.

— Si je pouvais voir quelque miracle, quelque manifestation du surnaturel !

— Mais tu pourrais voir ressusciter un mort sans obtenir la foi !

— Pourtant, un semblable prodige me prouverait que le surnaturel existe.

— Tu es tout environné de preuves de l’existence du surnaturel et tu n’y crois pas ! Les miracles ne convertissent pas toujours. Souviens-toi de la malédiction de Notre-Seigneur : « Malheur à toi, Corozaïn, malheur à toi, Bethsaïde, car si les miracles qui ont été faits au milieu de vous avaient été faits autrefois dans Tyr et Sidon, elles auraient fait pénitence dans le cilice et dans la cendre. » La vue des miracles ne donne donc pas toujours la foi ; du moins, cette foi qui sauve, cette foi féconde parce qu’elle est accompagnée d’un changement de vie, de bonnes œuvres, de sacrifices, de dévouement. Par contre, des milliers ont cru sans avoir jamais vu d’autre miracle que l’Église, ce « signe dressé au milieu des nations, » selon les paroles du concile du Vatican. Mon cher ami, ne demande pas à voir des miracles ; car ils pourraient se lever contre toi, comme les miracles de Notre-Seigneur se lèveront au jour du jugement contre Corozaïn, Bethsaïde et Capharnaüm, ces villes qui voyaient des prodiges sans se convertir, et qui seront traitées plus durement que la terre de Sodome. Demande plutôt la force de vivre selon la foi. Car tu as beau dire, si tu veux creuser jusqu’au fond de ton cœur, tu verras que c’est là où se trouve le véritable obstacle.

— Il te semble donc que j’ai déjà la foi !

— En effet, si la foi n’entraînait pas un changement de vie ; si la foi en Notre-Seigneur Jésus-Christ n’imposait pas plus d’obligations morales que la croyance aux vérités mathématiques, te dirais-tu incroyant ? Tu crois que deux et deux feront toujours quatre, parce que, tout en le croyant, tu peux vivre à ta guise ; mais si cette croyance avait pour corollaire le pardon des injures, ou l’abandon de certains plaisirs, ou quelque autre sacrifice qui répugne à la nature humaine, tu te demanderais peut-être si, après tout, deux et deux font toujours quatre…

— C’est peut-être vrai, murmura Vaughan.

— Sois certain que c’est vrai. C’est là où se trouve le voile, le bandeau : sur le cœur. Remarque bien les paroles de la sainte liturgie que je citais tout à l’heure : Ut auferat velamen de cordibus eorum. Vois-tu : de cordibus, non pas de mentibus.

— Je souffre terriblement, dit le jeune Anglais.

— Je comprends tes souffrances. Il se livre, dans ton âme, un combat formidable entre la grâce divine et Satan. Il y a longtemps que je suis avec anxiété les péripéties de cette lutte. Il me semble que nous touchons au moment décisif. Si tu veux que la grâce l’emporte sur Satan, prie : Trois Ave et le Salve Regina chaque jour…

Puis, comme parlant à lui-même, il ajouta à mi-voix :

— Je le sens, la crise par laquelle passe cette âme est intimement liée à la crise de notre patrie. Si cette âme succombe, tout est perdu ; si elle triomphe, tout est sauvé. Ô mon Dieu ! faites qu’elle triomphe ; et si, pour mériter cette grâce, il faut un nouveau sacrifice, me voici !

Ces paroles, que Vaughan avait saisies, le touchèrent profondément.

— Je ferai ce que tu me demandes, dit-il, je prierai…