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Pour la patrie : roman du XXè siècle/Chapitre XXX

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Cadieux et Derome (p. 388-400).

CHAPITRE XXX.


Amen quippe dico vobis, si habueritis fidem sicut granum sinapis, dicetis monti huic ; transi hinc illuc, et transibit, et nihil impossibile erit vobis.
Je vous le dis, en vérité, si vous aviez de la foi comme un grain de sénevé, vous diriez à cette montagne : Transporte-toi d’ici là, et elle s’y transporterait, et rien ne vous serait impossible.
(Matt. xvii. 19)


Cette conversation avait eu lieu le soir du dixième jour après le commencement de la bataille « en comité général. » Le lendemain, il fut impossible de prolonger la lutte. La liste des amendements étaient épuisée : tous avaient été impitoyablement rejetés. Le gouvernement triomphait et beaucoup de membres de l’opposition étaient profondément découragés.

— C’est inutile de continuer la résistance, disaient les découragés à Houghton et à Lamirande. Vous voyez, nous avons fait tout ce qu’il était humainement possible de faire. Persister davantage dans notre opposition serait puéril. Soumettons-nous à l’inévitable. Nous tâcherons de tirer le meilleur parti possible de la situation qui nous sera faite dans la nouvelle confédération.

Houghton et Lamirande étaient contraints de céder. Le groupe de la résistance « quand même » était réduit aux deux chefs, à Leverdier et à deux ou trois autres. Le gros de l’armée était démoralisé. Vouloir le tenir plus longtemps sous le feu de l’ennemi, c’était s’exposer à une débandade.

Le comité général adopta donc le bill sans amendement, et la troisième et dernière lecture fut fixée au lendemain, 25 mars. Le matin du jour où devait commencer la lutte suprême, les deux chefs de l’opposition se rencontrèrent à l’hôtel du parlement.

— Il faut, dit celui-ci à Houghton, il faut de toute nécessité livrer une dernière bataille sur la troisième lecture ; il faut retarder autant que possible la consommation de cette iniquité.

— Je suis bien de cet avis, répondit Houghton ; je suis décidé à faire de l’opposition, de l’obstruction même, aussi longtemps que nos gens voudront nous suivre. Ce ne sera pas bien long, je le crains. Se battre sans le moindre espoir de succès, ce n’est pas très gai, il faut l’avouer.

— Cependant, fit Lamirande, je n’ai pas perdu tout espoir !

— D’où peut bien venir le secours ?

— De Vaughan.

— Il est inconvertissable ! Vous et moi, mon cher Lamirande, avons épuisé sur lui toute notre logique, sans succès.

— Dieu peut faire, dans un instant, ce que nos arguments n’ont pu accomplir dans quinze jours.

— Sans doute, Dieu pourrait le faire. Le fera-t-il ?

— Je l’espère, j’espère qu’il se produira quelque grand…

Il ne termina pas sa phrase. On vint lui remettre un télégramme. Il l’ouvrit et lut. Un cri étouffé s’échappa de ses lèvres et la douleur se peignit sur ses traits.

— Mon Dieu, s’écria Houghton, quelle mauvaise nouvelle contient donc cette dépêche ?

Lamirande ne put pas articuler une seule parole. Il tendit le papier fatal à son ami.

Houghton y lut ce qui suit :
« Couvent de Beauvoir, le 25 mars 1946.

« À monsieur Joseph Lamirande, député, Ottawa. Marie est tombée subitement malade. Le médecin sans espoir. Si vous voulez la voir en vie, venez au plus vite. — Sœur Antonin, supérieure ».

— C’est ma fille unique, dit Lamirande, ma seule joie en ce monde !

Houghton lui serra affectueusement la main :

— Pauvre ami ! pauvre ami ! murmura-t-il.

— Mon Dieu ! s’écria Lamirande, est-ce là le nouveau sacrifice que vous me demandez ! C’est trop ! C’est trop ! C’est plus que ma vie que vous me prenez !

Et le pauvre père éclata en sanglots.

Au bout de quelques instants, il maîtrisa son émotion au point de pouvoir parler.

— Un train part bientôt pour Québec. J’emmènerai Vaughan avec moi. Il me faut quelqu’un, et vous aurez peut-être besoin de Leverdier… Tenez bon aussi longtemps que vous pourrez. Nous ne savons pas ce qui peut arriver d’ici à quelques heures. Je sens que la crise touche à sa fin. Cette fin sera-t-elle uniquement douloureuse ? Dieu seul le sait, et que Sa sainte volonté soit faite !

Il partit à la recherche de Vaughan et le trouva bientôt.

— Qu’y a-t-il donc ? dit celui-ci en voyant l’angoisse qui bouleversait ce visage d’ordinaire si calme.

Pour toute réponse, Lamirande lui remit l’horrible chiffon jaune. Vaughan ne put que répéter ce que Houghton avait dit un instant auparavant.

— Pauvre ami !

— Tu viendras avec moi, n’est-ce pas ? dit Lamirande. Il me faut la présence d’un ami sympathique. Sans cela il me semble que mon cœur éclatera.

— Certainement, fit Vaughan. Je suis trop heureux de pouvoir te donner cette marque d’affection.

— Merci, mille fois ! Allons !

Il était midi. Le train pour Québec partait à une heure, arrivant à destination à six heures. Pendant le trajet les deux amis parlèrent peu. L’un était absorbé par sa douleur ; l’autre, préoccupé et tourmenté plus que jamais par le combat qui se livrait dans son cœur. Une prière revenait sans cesse sur les lèvres du père affligé : « Mon Dieu, je vous offre ma douleur pour obtenir la conversion de cette âme ! »

Au dehors, tout était morne. Du ciel de plomb la pluie tombait par torrents et fouettait les vitres avec rage. Dans les champs, les taches de neige alternaient avec les flaques d’eau ridées par le vent. Les chemins étaient remplis de boue et de glace couverte de fumier. Aucun signe de vie, sauf des bandes de corneilles qui se disputaient bruyamment les immondices accumulées pendant l’hiver. Rien de moins pittoresque et de moins poétique que nos campagnes canadiennes pendant le dégel. La nappe blanche qui couvrait la terre depuis des mois est déchirée et souillée, tandis que le tapis vert du printemps ne se dessine pas encore.

À mesure que le train, dans sa course vertigineuse, se précipite vers le nord-est, le paysage change d’aspect. Les taches de neige deviennent plus nombreuses, plus étendues. Enfin, aux environs du Saint-Maurice, qui est la ligne de démarcation entre la partie orientale et la partie occidentale de la province, on ne voyait que les livrées de la saison rigoureuse.

Aux Trois-Rivières, il y a un arrêt de quelques instants. Un jeune employé du bureau de télégraphe monte sur le train et parcourt les différents wagons, criant d’une voix nasillarde : « Monsieur Lamirande est-il ici ? Un télégramme pour monsieur Lamirande. » Ces paroles banales tombent sur l’âme de Lamirande comme une montagne. Le malheureux se sent écrasé, anéanti. Il fait signe à Vaughan de prendre le télégramme. Quelles terreurs, quelles angoisses peut causer parfois un petit carré de papier jaune ! Vaughan n’ose pas présenter le télégramme à Lamirande qui le regarde avec une sorte d’épouvante. Ce chiffon insignifiant est pour lui un objet de terreur.

— Ouvre-le et lis, dit Lamirande. Mon Dieu ! ajoute-t-il, donnez-moi la force de subir cette épreuve en chrétien !

Vaughan décachète et déplie le papier d’une main agitée. Il lit :

« Couvent de Beauvoir, 2 heures de l’après-midi. À monsieur Joseph Lamirande à Trois-Rivières, sur le train venant d’Ottawa. Marie est au ciel. Que Dieu vous console ! Sœur Antonin. »

Bien qu’il s’y attendît, le coup fut terrible pour Lamirande. La prière de la bonne sœur ne fut pas exaucée : pour éprouver davantage son fidèle serviteur, Dieu ne le consola point. Au contraire, Il permit aux flots les plus amers de la douleur humaine de submerger ce cœur si tendre, si aimant. Il ne pouvait penser qu’à une chose : il était désormais seul dans le monde. Son unique bien ici-bas lui était enlevé pour toujours. Pendant quelques instants il verrait un pauvre petit cadavre ; puis plus rien de cette enfant tant aimée ; jamais plus une caresse, jamais plus un sourire. Ne songeant pas au bonheur de sa fille, ne se rappelant pas que la séparation, par rapport à l’éternité, n’est que momentanée, ne voyant que l’affreuse blessure faite à son cœur de père, il fut rudement tenté de murmurer contre la divine Providence, de dire que c’était injuste, qu’il ne méritait pas une telle affliction. Mais Dieu l’éprouvait seulement, Il ne l’avait pas abandonné ; et cette âme, toute meurtrie, tout affaiblie qu’elle était, eut, avec la grâce de Dieu, la force de repousser toute pensée de révolte.

La nuit tombait lorsque les deux voyageurs s’engagèrent dans la longue allée bordée d’arbres conduisant du chemin Saint-Louis au couvent de Beauvoir perché sur la falaise qui domine le grand fleuve. Il pleuvait toujours tristement, et le vent gémissait dans les branches nues des érables et des bouleaux, dans les pins et les sapins sonores. Depuis la réception de la fatale dépêche, les deux amis n’avaient presque pas échangé une parole. Vaughan comprenait que la douleur de Lamirande était une de ces immenses afflictions que des paroles ne font qu’augmenter, qui ne peuvent s’adoucir que par un témoignage silencieux de sympathie.

On attendait Lamirande au couvent. Le Père Grandmont le reçut à la porte. Il l’étreignit longuement dans ses bras paternels.

— Je l’ai vu mourir, dit-il. Je lui ai donné la sainte Communion. Jamais je n’ai rien vu d’aussi beau. Heureux père, malgré votre terrible douleur !

— Mon Père ! mon Père ! que je souffre ! fut tout ce que Lamirande put répondre.

Puis, après un suprême effort pour se contenir, présentant Vaughan au bon religieux :

— Voici un ami dont l’âme est aussi bouleversée que mon cœur est déchiré. Aidez-nous tous deux de vos prières.

Ils se rendent à la chambre mortuaire. Quatre religieuses prient auprès du modeste lit blanc où l’enfant semble dormir. Seule la pâleur cadavérique indiquait que ce n’était pas là le sommeil, mais la mort. Lamirande se jette à genoux à côté du lit et levant les yeux et les mains au ciel, il s’écrie d’une voix forte et vibrante :

— Seigneur Jésus, qui avez rendu à la veuve de Naïm son fils unique, ayez pitié de moi comme vous avez eu pitié de cette mère affligée. Sa douleur n’a pu être plus grande que la mienne. Ce fils était le seul soutien de sa mère ; ma fille était ma seule joie en ce monde. Sans son fils, la veuve de Naïm aurait pu mourir de faim et Vous le lui avez rendu. Sans ma fille, mon cœur se brisera, rendez-la moi ! ô Jésus tout-puissant et infiniment bon !

Lamirande regardait toujours le ciel dans une sorte d’extase. Le Père Grandmont, Vaughan et les quatre religieuses avaient les yeux fixés sur le lit. Un cri d’étonnement s’échappe simultanément de la bouche de tous. Avec stupéfaction, ils voient subitement les roses remplacer la cire sur les joues de l’enfant et ses lèvres pâles devenir vermeilles. Elle ouvrit ses grands yeux, et, voyant son père, l’appela doucement.

— Cher papa !

À cette voix connue, Lamirande tressaillit. Il baissa ses regards, et voyant sa fille pleine de vie, les bras tendus vers lui, le sourire sur les lèvres, il fut près de tomber en défaillance. Sa joie était indicible.

— Mon Dieu ! murmura t-il, que vous êtes bon !

Puis l’enfant se jetant dans les bras de son père, ils se serrèrent dans une longue et délicieuse étreinte, sans parler.

Ce fut enfin Marie qui rompit le silence.

— Cher papa ! dit-elle, j’étais morte, n’est-ce pas ? Ce n’était pas un rêve. J’ai souvent rêvé du ciel, mais ce n’était pas comme cela. Oh ! que c’est beau le ciel, cher papa ; sur la terre on ne peut rien imaginer de pareil.

— Tu étais bien heureuse ?

Oh ! oui papa, je ne puis dire combien. J’étais avec Jésus, et la Sainte Vierge et maman, et les saints et les anges, dans une grande lumière, bien plus éclatante que mille soleils, mais qui ne m’éblouissait pas. Et je voyais la place que vous devez avoir, bien haut et cependant tout près de moi : je ne puis pas expliquer cela. Oh ! quel bonheur dans le ciel !

— Et pourquoi as-tu quitté ce bonheur, mon enfant ?

— Parce que l’Enfant Jésus m’a dit : « Marie, ton père t’appelle ; veux-tu quitter le ciel pour aller voir ton père ? » Et j’ai répondu : « Je suis heureuse ici et je voudrais y demeurer toujours ; mais si mon père m’appelle je veux aller le trouver. Vous me garderez ma place, doux Jésus, pour que je puisse la reprendre quand mon père n’aura plus besoin de moi ? » Et l’Enfant, qui est comme le Maître de ce beau ciel, me fit signe que oui, en souriant. Et je suis venue parce que vous avez besoin de moi, cher papa. Je tâcherai d’être bien bonne et de vous rendre heureux. Puis nous irons ensemble au paradis…

— Et tu ne regrettes pas d’avoir quitté le ciel, chérie ?

— Je ne le regrette pas, parce que j’ai vu que c’était le désir de l’Enfant, et que le grand bonheur dans le ciel, c’est de vouloir ce que veut l’Enfant. Je ne le regrette pas, parce que cela peut vous rendre heureux.

— Mais si tu pouvais retourner au ciel maintenant, cela te ferait-il plaisir ?

— Cela me ferait grand plaisir, assurément, si c’était la volonté de l’Enfant et la vôtre.

— Eh bien ! ma fille, c’est ma volonté que tu retournes au ciel, et, j’en suis certain, c’est aussi la volonté de Celui que tu appelles l’Enfant. Pour interrompre ton bonheur, il a fallu que je fusse un égoïste et un insensé. Va ! retourne auprès de l’Enfant, de la Sainte Vierge, de ta mère, des saints et des anges, dans la lumière de gloire !

Et imprimant un long baiser sur le front de sa fille, il la déposa doucement sur le lit. Puis les roses quittèrent subitement ses joues et la cire couvrit de nouveau son visage ; et ses lèvres vermeilles blêmirent, mais elles gardèrent un sourire céleste.

Marie était retournée auprès de l’Enfant, de la Sainte Vierge, de sa mère, des saints et des anges, dans la lumière de gloire plus brillante que mille soleils.