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Danger de certaines eaux minérales

Curieux exemple. — Comment une américaine fut sauvée
— Car elle est en pierre (air connu).

Il y a deux ans, en rentrant de ma campagne électorale d’Alger, comme j’étais mort, fourbu et brisé, je résolus de me reposer quelques jours dans le Midi, et un beau matin, en compagnie de ma femme et de quelques amis, je visitai le fameux pont du Gard.

Par un heureux hasard, aux pieds mêmes du célèbre aqueduc romain, nous avions la bonne fortune de rencontrer un de mes vieux amis yankees, qui, sachant que j’étais en Afrique, se promenait tranquillement dans le Midi, en attendant mon retour à Paris.

Après les premières effusions, nous commençâmes un examen sérieux du pont et, chose digne d’être notée, c’est le chien du restaurant voisin, qui, sans y être invité et sans nous connaître, vint nous servir bénévolement de guide et nous montrer le fameux passage supérieur, à seule fin de nous entraîner ensuite chez son maître.

Je salue au passage le souvenir de ce chien pisteur admirablement dressé et auquel il ne manquait que la parole.

Donc, nous nous étions engagés dans l’ancien canal supérieur qui livrait passage aux eaux et nous remarquions avec des cris de surprise et d’admiration, tout à la fois, comment l’œuvre lente des eaux avait en partie bouché et obstrué le large canal carré, au point de livrer à peine passage à un homme et comment ces dépôts de pierre, de phosphates, de matières aussi géologiques que solides étaient demeurés là, intacts et indestructibles depuis de longs siècles.

Mon jeune ami américain tâtait, grattait, léchait même ces dépôts sédimentaires avec une espèce de précipitation fébrile, les yeux hagards et nous nous arrêtâmes tous, inquiets, à le contempler, avec la même pensée dans le regard : Il est fou !

Lui s’en moquait un peu : il ne nous voyait plus ; tout à coup, il se redressa rayonnant de joie, comme transfiguré, et il s’écria dans un emportement de satisfaction délirante, impossible à décrire : « Sauvée, elle est sauvée ! »

Et sans rien dire de plus, il dégringola comme un fou, à travers le petit escalier de pierre, à moitié brisé, qui conduit au célèbre aqueduc, au risque de se rompre les os et disparut dans la direction de la gare qui est à dix minutes de là.

Quand nous arrivâmes à la dite gare, nous apprîmes qu’il avait sauté dans un train qui allait justement partir et avait crié à un employé :

— Dites à mes amis que je rentre tout de suite en Amérique et que je leur écrirai de New-York.

Nous étions le mercredi, je pensais qu’il ne pouvait partir que le samedi du Havre, à moins qu’il ne passât par l’Angleterre. Mais cela ne lui aurait pas fait gagner grand temps et je me disais que j’allais bien avoir trois semaines, peut-être un mois à attendre, avant d’avoir de ses nouvelles.

Quelle attente cruelle, aussi cruelle que l’énigme ! Mon jeune ami était bien pondéré, sérieux, intelligent et cependant il nous avait paru à tous fou à lier pendant cette inoubliable matinée passée dans l’étroit canal du Pont du Gard.

Enfin, au bout de vingt six jours, je reçus de lui la curieuse lettre suivante :

Milwaukee (Visconsin)
E. U. S — ce 13 juin 1898.

Mon cher ami,

Madame Vibert, en me voyant filer à la gare du Pont du Gard, a dû me prendre pour un fou ; il n’en était rien heureusement. Seulement la vue de ces dépôts de chaux dans l’étroit canal du Pont du Gard avait été pour moi une subite révélation.

Tu sais combien nos eaux sont souvent mauvaises aux États-Unis ; nous n’avons pas toujours de filtres Chamberlin sous la main, ou les caoutchoucs sont usés, et nous buvons des eaux qui détiennent une dissolution de matières calcaires, dans des proportions énormes.

Or, tu connais ma profonde affection pour ma pauvre mère, atteinte depuis des années d’une maladie mystérieuse et inguérissable qui se manifeste par des maux d’estomac intolérables et, chose curieuse, par une augmentation de poids anormal et tout à fait hors de proportion avec son embonpoint plus que modeste.

Pense donc que ma pauvre mère pèse à l’heure actuelle 391 kilos, tu as bien lu : trois cent quatre-vingt onze kilogrammes, sans compter plusieurs décas.

En voyant les dépôts calcaires du Pont du Gard, je me suis dit :

— Voilà ! Avec nos mauvaises eaux, ma mère a la pierre, c’est-à-dire des dépôts calcaires qui ont dû tapisser son estomac et ses intestins, d’autant plus que je me suis souvenu de lui avoir entendu dire plusieurs fois, en souriant tristement :

— Mon cher Will, j’ai, comme tu dis dans ton horrible argot de Paris, la gueule de bois et cependant je n’ai pas mangé trop de saumon, moi, je n’ai point fait la noce.

Hélas ! ce n’était pas la gueule de bois, mais de pierre, qu’elle avait.

Maintenant que je connais sa maladie, que je sais pourquoi elle est si lourde, qu’elle ne peut plus ni marcher, ni même se tenir debout, je suis plein d’espoir. J’ai parlé aux médecins de dissolvants, mais ils m’ont répondu que le remède serait pire que le mal, produisant des érosions et pour le moment nous nous en tenons à un massage méthodique, mais très violent, dans la ferme espérance d’arriver à briser les couches de chaux qui lui tapissent tout le corps à l’intérieur et finiraient par lui boucher tout à fait les conduits digestifs.

Je te tiendrai au courant.

À toi,

Will.

Je restai toujours bien perplexe et inquiet pour mon pauvre ami, autant que pour sa mère,en face de l’annonce de cette nouvelle et étrange maladie et sept semaines se passèrent encore ainsi, lorsque je reçus la seconde missive suivante :

Victoire, cher ami, ma bonne mère est sauvée, guérie, alerte et pimpante comme ses filles et voici comment : le massage durait depuis près de deux mois sans grand succès ; le brisement attendu ne s’opérait point et les rayons Rœntgen ne révélaient aucune fêlure dans ses tubes de pierre, à l’intérieur, lorsque dernièrement je lui ai persuadé de se faire transporter dans une grande calèche pour faire une promenade avec mes sœurs à la campagne, afin de se distraire un peu. À un passage à niveau, les chevaux ont eu peur, se sont emballés et ma mère, mes trois sœurs Kate, Maud et Rita, que tu connais bien, la calèche, les deux chevaux et le cocher dégringolèrent du haut en bas de la colline.

Quelle salade, mon pauvre ami ! Kate a eu une jambe cassée, mais elle est remise et ma mère était sauvée, doublement sauvée. Figure-toi que dans sa chute tous les calcaires qui obstruaient son estomac et ses intestins se sont brisés et avec deux ou trois bonnes médecines, en cinq jours elle a tout évacué par morceaux.

Ma mère pesait il y a huit jours encore 397 kilos ; aujourd’hui, elle en pèse 49 et demi, tu m’entends bien, pas cent livres. Elle est souple, agile, monte à cheval, fait de la bicyclette et parait la sœur aînée de ses filles.

Te dire notre reconnaissance éternelle, à toi et à ta femme, est inutile, car c’est vous qui m’avez tout révélé, en me montrant les dépôts calcaires du Pont du Gard.

Mais quelle curieuse maladie tout de même, mon pauvre vieux, et comme il faut faire attention aux eaux minérales que l’on boit à tort et à travers aux États-Unis.

Toujours à toi.

Will.

Je lui ai cablé immédiatement :

Félicitations, vous embrassons tous avec effusions ; mets cataplasmes de seneçon sur jambe Kate. Tes remercîments doivent s’adresser au chien du restaurant du Pont du Gard qui a été notre cicerone et à qui je les ai transmis par téléphone !