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Les maisons en chair et en os

La baleine de Jonas et l’éléphant de la place de la Bastille. — De l’influence des rayons violets sur la faune. — Nouvelle et curieuse application.

Comme les légendes les plus idiotes de toutes les théogonies ont toujours eu primitivement une raison d’être quelconque j’avoue que dans mon jeune âge, la sale aventure arrivée à Jonas, l’un des douze petits prophètes juifs, si je ne m’’abuse, avait le don de m’intéresser très vivement.

Pour moi, avec la puissance évocatrice d’une imagination d’enfant, il me semblait que cette histoire plus ou moins légendaire, qui remontait au IXe siècle avant J.-C, dit-on, était d’hier et, en fermant les yeux, j’aimais à revivre par la pensée, les instants passés par ce brave homme dans l’estomac — car dans le ventre me paraît impossible — du grand mammifère marin, de la baleine enfin. pour l’appeler par son nom. Mais c’est assez, je poursuis.

Était-il à son aise, pouvait-il se tenir assis, est-ce que ça ne sentait pas mauvais, pouvait-il respirer et voir clair parfois par le tunnel de l’œsophage ? Autant de questions qui m’intéressaient vivement. Il est vrai, qu’au fond, tout cela était bien spéculatif et un peu pour la rigolade, car mes parents m’avaient trop bien élevé pour que je crusse à toutes ces balivernes ; mais enfin il y avait là, pour ma jeune imagination, motif à un sport cérébral qui n’était pas sans charme.

Plus tard, j’ai toujours regretté d’être arrivé au monde trop tard pour n’avoir pu connaître le grand éléphant blanc (!) de la place de la Bastille. Lorsqu’il fut abattu, des milliers de rats s’en échappèrent et se répandirent dans Paris, ce qui prouve que lui aussi était habité intérieurement, tout comme la baleine de Jonas.

Depuis longtemps toutes ces idées me trottaient un peu confuses dans la cervelle et amorties par le temps, ce grand maigre, comme disait Émile de Girardin, si je ne m’abuse, lorsqu’une série de découvertes, d’évènements ou de petits faits sont venus galvaniser ces vieux souvenirs et me faire espérer que l’on pourrait enfin arriver à une solution et posséder une maison en chair et en os.

La conception est audacieuse ; est-elle réalisable ?

Maintenant très sincèrement, je commence à le croire, quoi qu’il y ait évidemment encore beaucoup à faire dans cet ordre d’idées.

Il est bien évident qu’il ne saurait jamais être question de posséder un vaste appartement, mais simplement un petit logement, chaud et commode, puisqu’il se déplacerait à volonté et que l’homme aurait ainsi résolu le problème de la maison portative et fait la pige à l’escargot et au colimaçon, aussi bien qu’à la tortue.

Du reste écoutez-moi deux minutes et vous allez voir si mon projet est facilement réalisable : il est bien entendu que si je veux voyager sur terre, j’établis mon petit logement dans l’estomac d’un éléphant, où il y a de l’espace et non pas dans le ventre, ce qui serait absurbe, puisqu’il n’y a là que les couloirs interminables des intestins et boyaux dudit, tandis que je l’établis dans l’estomac d’une baleine, si je veux accomplir un voyage par mer.

Dans ce cas, je posséderai un petit sous-marin en chair et en os, tout comme le bon Jonas — voir la bible, page… etc., — c’est simple comme tout.

J’entends d’ici le lecteur bénévole m’arrêter d’un geste triomphal et autoritaire et me dire :

— Pardon, je ne vois pas comment vous aurez de quoi vous loger dans ces animaux, même à l’étroit, surtout si vous êtes en famille, avec votre femme et votre belle mère, sans compter les mioches.

— Ne soyez pas si impatient ; j’ai résolu la difficulté et c’est précisément ce dont je suis si fier. Tout d’abord je soumets, au préalable, mon jeune éléphant dans une serre-écurie, ou ma jeune baleine, dans un vaste bassin-aquarium à l’influence bien connue des rayons violets et au bout de six mois je possède un pachyderme ou une baleine cinq ou six fois plus gros que leurs congénères ordinaires, ce qui fait que j’ai tout de suite dans leur estomac un petit logement vraiment confortable pour une famille toute entière. Mais je comprends qu’il soit désagréable de vivre et de coucher tous dans la même pièce et si vous avez une belle-mère qui veut absolument un salon, j’ai également trouvé la solution, que dis-je, deux solutions, également fort élégantes.

Ou je reprend le procédé célèbre du père aux rats, de la greffe prothésique et je réunis deux éléphants. deux baleines ensemble ; puis, quand la greffe est prise, je n’ai plus qu’à pratiquer une petite incision de communication et, comme j’ai pris, bien entendu, des animaux soumis à l’action des rayons violets, je me trouve bien alors posséder un petit appartement vraiment très confortable.

Le second procédé est également fort simple, car il supprime même la dite greffe prothésique : il suffit de prendre parmi ces animaux, les jeunes phénomènes, les frères siamois, suivant la formule consacrée, que l’on rencontre parfois et alors la communication par la membrane entre ces deux estomacs n’est pas difficile à établir et rappelle tout à fait le fameux soufflet qui relie entre eux, les wagons des trains rapides.

Enfin, à l’usage des dames, je dirai que toutes les eaux de toilette et autres vont naturellement s’évacuer par le pylore vers les intestins et même cette application ingénieuse du tout à l’égoût à l’avantage de nourrir l’animal qui n’a plus besoin de manger par la bouche et vous laisse ainsi son estomac toujours libre et propre.

Il est très facile de l’apprivoiser en le caressant et il vous laisse entrer et sortir à volonté par l’œsophage, en ouvrant sa jolie gueule rose qui est comme l’antichambre de votre appartement, avant le corridor de l’œsophage.

Avec les deux animaux réunis ou Siamois vous avez même la possibilité d’avoir deux entrées : une pour les maitres et une pour le service !

Est-ce assez pratique et épatant ?

De la sorte vous pouvez rapidement, sans frais, en sécurité, bien au chaud et sans craindre les courants d’air, parcourir le monde sur terre et sur mer.

Voilà donc la maison en chair et en os que je rêve et que je suis en train de réaliser.

Dans ce moment-ci j’élève deux jeunes éléphants-frères-siamois dans mon écurie-serre aux verres violets. J’espère qu’ils vont bientôt devenir gros à eux deux comme la moitié de Notre-Dame ou de l’Opéra.

Alors il y aura de la place dans leur deux estomacs et avant de partir pour faire le tour du monde, je vous inviterai à l’inauguration, au bal et à la pendaison de la crémaillère dans mon appartement en chair et en os.

Mais pour éviter les encombrements, surtout dans le couloir de l’œsophage, je vous inviterai par séries.

Mes éléphants, bien dressés, saisiront délicatement mes invités avec leur trompe et les introduiront eux-mêmes dans l’antichambre, c’est à-dire dans leur jolie gueule rose de jeunes pachydermes, éclairée pour la circonstance par de petites lampes électriques.

Vous verrez que c’est d’un effet charmant ; on se croit dans une grotte féerique en corail massif !

Les dames qui auront peur resteront à la porte et les éléphants-maisons feront avec elles une partie de dominos.

Et maintenant que l’on vienne donc me dire que mon idée n’est pas géniale ; oui, que l’on vienne donc me le dire.

Comme je suis généreux et que je veux en faire profiter tous les gens riches, à la recherche d’un nouveau moyen de locomotion, original et inédit, je n’ai pas pris de brevet !

Mais j’ai un parc de jeunes éléphants-frères-siamois dans le Haut Oubanghi et un aquarium de jeunes baleines siamoises aux îles Kerguelen et je me tiens à la disposition de toutes les personnes qui auraient besoin de renseignements sur les prix d’achat, sur le dressage des animaux, etc., trop heureux d’avoir pu créer, inventer, réaliser et qui sait, peut-être un jour, populariser et vulgariser les maisons portatives en chair et en os et qui marchent toutes seules !

Qu’on se le dise !