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Quand le terrain devient cher

La maison télescope. — Comme quoi la nécessité rend les propriétaires ingénieux

Tous ceux qui connaissent New-York et cette fameuse pointe sud de l’île Manhattan, où se sont concentrés tout le haut commerce et le monde de la finance de cette ville active entre toutes, ont conservé dans l’œil l’intense vision de ses hautes maisons.

Qui ne se souvient du palais des Loges Maçonniques, si haut et si étroit avec ses dix-sept étages, qu’il a l’air d’une vaste colonne de briques rouges, et de cet autre palais d’une vingtaine d’étages, également en briques, mais plus trapu, vaste comme une citadelle et qui représente simplement les bureaux de l’Equitable, l’une des plus grandes compagnies d’assurances sur la vie des États-Unis et qui a cette particularité qui nous intéresse, à savoir que le fils du directeur est le protecteur et l’organisateur des tournées de conférences des Français à travers la grande République… quand il a le temps !

Donc, il est difficile de construire des maisons plus élevées et cependant le terrain qui fait défaut s’y vend jusqu’à six mille francs le mètre superficiel.

À Paris, la Ville ne permet pas ces hautes constructions, le terrain s’y vend parfois plus de 3 000 francs le mètre et voilà également la place qui manque sur certains points, à la veille de l’Exposition.

Eh bien pour remédier à cet inconvénient, aussi bien à Paris, qu’à Londres, qu’à New-York, des architectes et des ingénieurs hardis ont pensé à faire à Paris des maisons de quatorze étages, 7 au-dessus de terre et 7 en dessous et à New-York des maisons de quarante étages, 20 au-dessus de terre et 20 en dessous.

Avec les progrès actuels de la science, rien n’est plus simple.

Ainsi pour les ascenseurs, si coûteux à établir, qu’ils soient électriques ou hydrauliques, tout est résolu avec un simple système de contrepoids et quand l’un monte, l’autre descend ; ça va tout seul.

La question de l’éclairage pour les étages sous terre est toute résolue avec l’électricité et même avec l’acétylène ; quant à la vue, je connais l’objection. C’est simplement le système de la chambre noire combiné avec celui des espions qui se trouvent à toutes les fenêtres des maisons belges.

Jusqu’au septième étage sous terre, avec un simple réflecteur ad hoc, tout le monde verra très nettement ce qui se passe et ceux qui passent dans la rue.

Maintenant si ce système, déjà pratiqué à Londres, dans la Cité, pour deux étages inférieurs, depuis longtemps, sera utile aux propriétaires, il ne le sera pas moins pour le public. Ceux qui aiment le bruit, le mouvement, la poussière, continûront à habiter les étages au-dessus de terre, mais les autres, — ils sont nombreux — habiteront les étages inférieurs : les amoureux, les jeunes mariés pour y passer leur lune de miel dans le recueillement, loin du bruit, loin de l’œil indiscret et profanateur des indifférents ; les savants, les écrivains, pour pouvoir travailler sans être dérangés à tout bout de champ. Et ces hommes de science et de labeur n’auront même pas besoin de consulter leur pendule électrique ou de l’entendre sonner. En jetant un coup d’œil sur le réflecteur, ils verront un essaim de joyeuses jeunes filles remplissant les rues, riant et bavardant. Ils pourront même presser sur un bouton et puis les entendre, avec leur microphone, et alors ils se diront : tiens, c’est midi, l’heure où les petites ouvrières quittent l’atelier et vont déjeuner ; plus tard, voyant les cafés se remplir, ils se diront : tiens, l’heure de l’absinthe, six heures, et ainsi de suite.

Mais ce n’est pas tout, il est évident que ce système rendra aussi les plus grands services aux médecins, toujours à la piste pour satisfaire les nouvelles fantaisies de leurs malades. Ceux qui veulent une cure d’air et de lumière naturelle, iront habiter au cinquième ou sixième au-dessus de la terre, mais ceux qui ont besoin de calme et de repos pour leurs nerfs, et ils sont nombreux, iront habiter au septième au dessous du rez-de-chaussée, c’est ainsi que les uns et les autres seront très promptement remis sur pieds.

Je ne sais si je ne me trompe, mais il me semble que ce système de maisons que j’appellerais volontiers télescopiques, moitié au-dessus, moitié en dessous de la terre, est appelé à rendre les plus grands services à toutes les classes de la société.

— Mais diront les ennemis de tout progrès, on va devenir anémique, en habitant ainsi au dessous du rez-de-chaussée.

À cela il est facile de répondre : 1° que ces étages seront toujours inondés de lumière, grâce à une abondante distribution d’électricité et qu’enfin il y a tant de travailleurs, de gens occupés, dans une grande ville comme Paris ou Londres, qui ne sont chez eux que pour dormir, que ça ne les changera pas beaucoup.

— Mais le dimanche ?

— Eh bien le dimanche, ils iront se promener et justement ceux qui resteront à la maison pour se reposer jouiront d’une tranquillité parfaite.

Maintenant il est évident qu’il faut toujours être de bonne foi et moi, je suis pour dire la vérité. Ceux qui habiteront à 5 ou 6 et même 7 étages sous terre feront bien de sortir quelquefois, car j’ai connu à Londres un original, ancien négociant en vins de Champagne, retiré des affaires, qui avait tenu à conserver son magasin dans la Cité, près de Pater Street, vous voyez ça d’ici et qui en avait fait son appartement.

Il était seulement à deux étages sous terre, mais il est juste d’ajouter qu’il ne sortait jamais. Eh bien, au bout de six mois, comme il s’éclairait mal, peu ou prou, sa superbe chevelure d’un roux ardent et sa magnifique barbe flavescente, sous le coup inévitable de la décoloration et de l’anémie, étaient devenues comme de la barbe de capucin, vous savez, cette salade que l’on fait pousser dans des tonneaux, au fond des caves !

Mais c’était un original et je persiste à croire que les maisons à 14 étages, dont moitié sous terre, vont avoir un grand et légitime succès pendant notre Exposition Universelle de l’année prochaine ![1]

  1. Ce chapitre a été naturellement écrit en 1899 et je dois reconnaître qu’avec leur esprit routinier, mes compatriotes, ne m’ont pas, hélas, donné raison.

    Mais, que voulez-vous, ça s’imposera un jour ou l’autre et ça sera probablement maintenant pour la prochaine exposition universelle ! Il faut bien se consoler de l’indifférence et de l’ingratitude de ses contemporains.

    Mais que l’on ne me pousse pas à bout, car je porterais mon invention à l’étranger !