Précis du siècle de Louis XV/Chapitre 10

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Précis du siècle de Louis XV
Précis du siècle de Louis XVGarnierŒuvres complètes de Voltaire. Tome XV (p. 214-219).
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CHAPITRE X.

NOUVELLES DISGRÂCES DE L’EMPEREUR CHARLES VII.
BATAILLE DE DETTINGEN.


Tant de belles actions ne servaient de rien au but principal, et c’est ce qui arrive dans presque toutes les guerres. La cause de la reine de Hongrie n’en était pas moins triomphante. L’empereur Charles VII, nommé en effet empereur par le roi de France, n’en était pas moins chassé de ses États héréditaires, et n’était pas moins errant dans l’Allemagne. Les Français n’étaient pas moins repoussés au Rhin et au Mein. La France, enfin, n’en était pas moins épuisée pour une cause qui lui était étrangère, et pour une guerre qu’elle aurait pu s’épargner, guerre entreprise par la seule ambition du maréchal Belle-Isle, dans laquelle on n’avait que peu de chose à gagner et beaucoup à perdre.

L’empereur Charles VII se réfugia d’abord dans Augsbourg, ville impériale et libre, qui se gouverne en république, fameuse par le nom d’Auguste, la seule qui ait conservé les restes, quoique défigurés, de ce nom d’Auguste, autrefois commun à tant de villes sur les frontières de la Germanie et des Gaules. Il n’y demeura pas longtemps, et, en la quittant, au mois de juin 1743, il eut la douleur d’y voir entrer un colonel de houssards, nommé Mentzel[1], fameux par ses férocités et ses brigandages, qui le chargea d’injures dans les rues.

Il portait sa malheureuse destinée dans Francfort, ville encore plus privilégiée qu’Augsbourg, et dans laquelle s’était faite son élection à l’empire ; mais ce fut pour y voir accroître ses infortunes. Il se donnait une bataille qui décidait de son sort à quatre milles de son nouveau refuge.

Le comte Stair, Écossais, l’un des élèves du duc de Marlborough, autrefois ambassadeur en France, avait marché vers Francfort à la tête d’une armée de plus de cinquante mille hommes, composée d’Anglais, d’Hanovriens, et d’Autrichiens. Le roi d’Angleterre arriva avec son second fils le duc de Cumberland, après avoir passé à Francfort dans ce même asile de l’empereur, qu’il reconnaissait toujours pour son suzerain[2], et auquel il faisait la guerre dans l’espérance de le détrôner.

Le maréchal duc de Noailles, qui commandait l’armée opposée au roi d’Angleterre, avait porté les armes dès l’âge de quinze ans. Il avait commandé en Catalogne dans la guerre de 1701, et passa depuis par toutes les fonctions qu’on peut avoir dans le gouvernement ; à la tête des finances au commencement de la régence, général d’armée et ministre d’État, il ne cessa dans tous ses emplois de cultiver la littérature : exemple autrefois commun chez les Grecs et chez les Romains, mais rare aujourd’hui dans l’Europe. Ce général, par une manœuvre supérieure, fut d’abord le maître de la campagne. Il côtoya l’armée du roi d’Angleterre, qui avait le Mein entre elle et les Français ; il lui coupa les vivres en se rendant maître des passages au-dessus et au-dessous de leur camp.

Le roi d’Angleterre s’était posté dans Aschaffenbourg, ville sur le Mein, qui appartient à l’électeur de Mayence. Il avait fait cette démarche malgré le comte Stair, son général, et commençait à s’en repentir. Il y voyait son armée bloquée et affamée par le maréchal de Noailles. Le soldat fut réduit à la demi-ration par jour. On manquait de fourrages au point qu’on proposa de couper les jarrets aux chevaux, et on l’aurait fait si on était resté encore deux jours dans cette position. Le roi d’Angleterre fut obligé enfin de se retirer pour aller chercher des vivres à Hanau sur le chemin de Francfort ; mais en se retirant il était exposé aux batteries du canon ennemi placé sur la rive du Mein. Il fallait faire marcher en hâte une armée que la disette affaiblissait, et dont l’arrière-garde pouvait être accablée par l’armée française : car le maréchal de Noailles avait eu la précaution de jeter des ponts entre Dettingen et Aschaffenbourg, sur le chemin de Hanau, et les Anglais avaient joint à leurs fautes celle de laisser établir ces ponts. Le 26 juin, au milieu de la nuit, le roi d’Angleterre fit décamper son armée dans le plus grand silence, et hasarda cette marche précipitée et dangereuse à laquelle il était réduit. Le maréchal de Noailles voit les Anglais qui semblent marcher à leur perte dans un chemin étroit entre une montagne et la rivière. Il ne manqua pas d’abord de faire avancer tous les escadrons composés de la maison du roi, de dragons, et de houssards, vers le village de Dettingen, devant lequel les Anglais devaient passer. Il fait défiler sur deux ponts quatre brigades d’infanterie avec celles des gardes françaises. Ces troupes avaient ordre de rester postées dans le village de Dettingen en-deçà d’un ravin profond. Elles n’étaient point aperçues des Anglais, et le maréchal voyait tout ce que les Anglais faisaient. M. de Vallière, lieutenant général, homme qui avait poussé le service de l’artillerie aussi loin qu’il peut aller, tenait ainsi dans un défilé les ennemis entre deux batteries qui plongeaient sur eux du rivage. Ils devaient passer par un chemin creux qui est entre Dettingen et un petit ruisseau. On ne devait fondre sur eux qu’avec un avantage certain dans un terrain qui devenait un piège inévitable[3]. Le roi d’Angleterre pouvait être pris lui-même : c’était enfin un de ces momens décisifs qui semblaient devoir mettre fin à la guerre.

Le maréchal recommande au duc de Grammont, son neveu, lieutenant général et colonel des gardes, d’attendre dans cette position que l’ennemi vînt lui-même se livrer. Il alla malheureusement reconnaître un gué pour faire encore avancer de la cavalerie. La plupart des officiers disaient qu’il eût mieux fait de rester à l’armée[4] pour se faire obéir. Il envoya faire occuper le poste d’Aschaffenbourg par cinq brigades, de sorte que les Anglais étaient pris de tous côtés. Un moment d’impatience dérangea toutes ces mesures.

(27 juin) Le duc de Grammont crut que la première colonne ennemie était déjà passée, et qu’il n’y avait qu’à fondre sur une arrière-garde qui ne pouvait résister[5] ; il fit passer le ravin à ses troupes. Quittant ainsi un terrain avantageux où il devait rester, il avance avec le régiment des gardes et celui de Noailles infanterie dans une petite plaine qu’on appelle le Champ-des-Coqs. Les Anglais, qui défilaient en ordre de bataille, se formèrent bientôt. Par là les Français, qui avaient attiré les ennemis dans le piège, y tombèrent eux-mêmes. Ils attaquèrent les ennemis en désordre et avec des forces inégales. Le canon que M. de Vallière avait établi le long du Mein, et qui foudroyait les ennemis par le flanc, et surtout les Hanovriens, ne fut plus d’aucun usage, parce qu’il aurait tiré contre les Français mêmes. Le maréchal revient dans le moment qu’on venait de faire cette faute.

La maison du roi à cheval, les carabiniers, enfoncèrent d’abord par leur impétuosité deux lignes entières d’infanterie ; mais ces lignes se reformèrent dans le moment, et enveloppèrent les Français. Les officiers du régiment des gardes marchèrent hardiment à la tête d’un corps assez faible d’infanterie ; vingt et un de ces officiers furent tués sur la place, autant furent dangereusement blessés. Le régiment des gardes fut mis dans une déroute entière.

Le duc de Chartres, depuis duc d’Orléans[6], le prince de Clermont, le comte d’Eu, le duc de Penthièvre, malgré sa grande jeunesse, faisaient des efforts pour arrêter le désordre. Le comte de Noailles eut deux chevaux de tués sous lui. Son frère le duc d’Aven fut renversé.

Le marquis de Puységur, fils du maréchal de ce nom, parlait aux soldats de son régiment, courait après eux, ralliait ce qu’il pouvait, et en tua de sa main quelques-uns qui ne voulaient plus suivre, et qui criaient : Sauve qui peut[7]. Les princes et les ducs de Biron, de Luxembourg, de Richelieu, de Péquigny-Chevreuse, se mettaient à la tête des brigades qu’ils rencontraient, et s’enfoncèrent dans les lignes des ennemis.

D’un autre côté la maison du roi et les carabiniers ne se rebutaient point. On voyait ici une troupe de gendarmes, là une compagnie des gardes, cent mousquetaires dans un autre endroit, des compagnies de cavalerie s’avançant avec des chevau-légers ; d’autres qui suivaient les carabiniers ou les grenadiers à cheval, et qui couraient aux Anglais le sabre à la main avec plus de bravoure que d’ordre. Il y en avait si peu qu’environ cinquante mousquetaires, emportés par leur courage, pénétrèrent dans le régiment de cavalerie du lord Stair. Vingt-sept officiers de la maison du roi à cheval périrent dans cette confusion, et soixante-six furent blessés dangereusement. Le comte d’Eu, le comte d’Harcourt, le comte de Beuvron, le duc de Boufflers, furent blessés ; le comte de La Mothe-Houdancourt, chevalier d’honneur de la reine, eut son cheval tué, fut foulé longtemps aux pieds des chevaux, et remporté presque mort. Le marquis de Gontaut eut le bras cassé ; le duc de Rochechouart, premier gentilhomme de la chambre, ayant été blessé deux fois, et combattant encore, fut tué sur la place. Les marquis de Sabran, de Fleury, le comte d’Estrades, le comte de Rostaing, y laissèrent la vie. Parmi les singularités de cette triste journée, on ne doit pas omettre la mort d’un comte de Boufflers de la branche de Rémiancourt. C’était un enfant de dix ans et demi : un coup de canon lui cassa la jambe ; il reçut le coup, se vit couper la jambe et mourut avec un égal sang-froid. Tant de jeunesse et tant de courage attendrirent tous ceux qui furent témoins de son malheur.

La perte n’était guère moins considérable parmi les officiers anglais. Le roi d’Angleterre combattait à pied et à cheval, tantôt à la tête de la cavalerie, tantôt à celle de l’infanterie. Le duc de Cumberland fut blessé à ses côtés ; le duc d’Aremberg, qui commandait les Autrichiens, reçut une balle de fusil au haut de la poitrine. Les Anglais perdirent plusieurs officiers généraux. Le combat dura trois heures ; mais il était trop inégal ; le courage seul avait à combattre la valeur, le nombre et la discipline. Enfin, le maréchal de Noailles ordonna la retraite.

Le roi d’Angleterre dîna sur le champ de bataille, et se retira ensuite sans même se donner le temps d’enlever tous ses blessés, dont il laissa environ six cents que le lord Stair recommanda à la générosité du maréchal de Noailles. Les Français les recueillirent comme des compatriotes ; les Anglais et eux se traitaient en peuples qui se respectaient.

Les deux généraux s’écrivirent des lettres qui font voir jusqu’à quel point on peut pousser la politesse et l’humanité au milieu des horreurs de la guerre.

Cette grandeur d’âme n’était pas particulière au comte Stair et au duc de Noailles. Le duc de Cumberland surtout fit un acte de générosité qui doit être transmis à la postérité. Un mousquetaire nommé Girardeau, blessé dangereusement, avait été porté près de sa tente. On manquait de chirurgiens, assez occupés ailleurs ; on allait panser le prince, à qui une balle avait percé les chairs de la jambe. « Commencez, dit le prince, par soulager cet officier français ; il est plus blessé que moi ; il manquerait de secours, et je n’en manquerai pas. »

Au reste, la perte fut à peu près égale dans les deux armées. Il y eut du côté des alliés deux mille deux cent trente et un hommes tant tués que blessés. On sut ce calcul par les Anglais, qui rarement diminuent leur perte, et n’augmentent guère celle de leurs ennemis.

Les Français souffrirent une grande perte en faisant avorter le fruit des plus belles dispositions par cette ardeur précipitée et cette indiscipline qui leur avait fait perdre autrefois les batailles de Poitiers, de Crécy, d’Azincourt. Celui qui écrit cette histoire vit, six semaines après, le comte Stair à la Haye ; il prit la liberté de lui demander ce qu’il pensait de cette bataille. Ce général lui répondit : « Je pense que les Français ont fait une grande faute, et nous, deux : la vôtre a été de ne savoir pas attendre ; les deux nôtres ont été de nous mettre d’abord dans un danger évident d’être perdus, et ensuite de n’avoir pas su profiter de la victoire. »

Après cette action, beaucoup d’officiers français et anglais allèrent à Francfort, ville toujours neutre, où l’empereur vit l’un après l’autre le comte Stair et le maréchal de Noailles, sans pouvoir leur marquer d’autres sentiments que ceux de la patience dans son infortune.

Le maréchal de Noailles trouva l’empereur accablé de chagrin, sans États, sans espérance, n’ayant pas de quoi faire subsister sa famille dans cette ville impériale où personne ne voulait faire la moindre avance au chef de l’empire ; il lui donna une lettre de crédit de quarante mille écus, certain de n’être pas désavoué par le roi son maître. Voilà où en était réduite la majesté de l’empire romain.



  1. Voyez ci-après, page 220. Dans sa lettre à d’Argental, du 23 août 1743, Voltaire dit que Mentzel avait été comédien.
  2. Comme électeur de Hanovre. Francfort était ville neutre.
  3. Ce texte est celui de l’édition originale (1768, in-8o), de l’édition de 1769, in-12, de l’édition in-4o. Dans l’édition de 1775 trois mots ont été oubliés ; on y lit : « avantage certain, qui devenait un piège inévitable. » Les éditions de Kehl se sont arrêtées au mot certain, à cause du contre-sens que présente l’édition de 1775, sur laquelle elles ont été faites. (B.)
  4. Les éditions de Kehl portent : « rester à l’armée. » Le texte que j’ai suivi est celui des éditions de 1768, 1769 in-4o, et 1775. (B.)
  5. Grammont et la maison du roi ne voulurent pas que l’artillerie eût l’honneur de l’affaire. (G. A.)
  6. Louis-Philippe, né en 1725, mort en 1785, aïeul du roi Louis-Philippe Ier. (B.)
  7. C’étaient de jeunes milices amenées de la veille à l’armée. Les gardes françaises se débandèrent aussi. (G. A)