Précis du siècle de Louis XV/Chapitre 9

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Précis du siècle de Louis XV
Précis du siècle de Louis XVGarnierŒuvres complètes de Voltaire. Tome XV (p. 211-213).
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CHAPITRE IX.

LE PRINCE DE CONTI FORCE LES PASSAGES DES ALPES.
SITUATION DES AFFAIRES D’ITALIE.


(15 mars[1] 1774) Louis XV, au milieu de tous ces efforts, déclara la guerre au roi George II, (26 avril) et bientôt à la reine de Hongrie[2], qui la lui déclarèrent aussi dans les formes. Ce ne fut, de part et d’autre, qu’une cérémonie de plus ; ni l’Espagne ni Naples ne déclarèrent la guerre, mais ils la firent.

Don Philippe, à la tête de vingt mille Espagnols dont le marquis de La Mina était le général, et le prince de Conti[3], suivi de vingt mille Français, inspirèrent tous deux à leurs troupes cet esprit de confiance et de courage opiniâtre dont on avait besoin pour pénétrer dans le Piémont, où un bataillon peut, à chaque pas, arrêter une armée entière, où il faut à tout moment combattre entre des rochers, des précipices et des torrents, et où la difficulté des convois n’est pas un des moindres obstacles. Le prince de Conti, qui avait servi en qualité de lieutenant général dans la guerre malheureuse de Bavière, avait de l’expérience dans sa jeunesse.

Le premier d’avril 1744, l’infant don Philippe et lui passèrent le Var, rivière qui tombe des Alpes, et qui se jette dans la mer de Gênes au-dessous de Nice. Tout le comté de Nice se rendit ; mais pour avancer il fallait attaquer les retranchements élevés près de Villefranche, et après eux on trouvait ceux de la forteresse de Montalban, au milieu des rochers qui forment une longue suite de remparts presque inaccessibles. On ne pouvait marcher que par des gorges étroites, et par des abîmes sur lesquels plongeait l’artillerie ennemie, et il fallait, sous ce feu, gravir de rochers en rochers. On trouvait encore jusque dans les Alpes des Anglais à combattre : l’amiral Matthews, après avoir radoubé ses vaisseaux, était venu reprendre l’empire de la mer. Il avait débarqué lui-même à Villefranche. Ses soldats étaient avec les Piémontais, et ses canonniers servaient l’artillerie. Malgré ces périls, le prince de Conti se présente au pas de Villefranche, rempart du Piémont, haut de près de deux cents toises, que le roi de Sardaigne croyait hors d’atteinte, et qui fut couvert de Français et d’Espagnols. L’amiral anglais et ses matelots furent sur le point d’être faits prisonniers.

(19 juillet 1744) On avança, on pénétra enfin jusqu’à la vallée de Château-Dauphin. Le comte de Campo-Santo suivait le prince de Conti, à la tête des Espagnols, par une autre gorge. Le comte de Campo-Santo portait ce nom et ce titre depuis la bataille de Campo-Santo où il avait fait des actions étonnantes ; ce nom était sa récompense, comme on avait donné le nom de Bitonto au duc de Montemar, après la bataille de Bitonto. Il n’y a guère de plus beau titre que celui d’une bataille qu’on a gagnée.

Le bailli de Givry escalade en plein jour un roc sur lequel deux mille Piémontais sont retranchés. Ce brave Chevert, qui avait monté le premier sur les remparts de Prague, monte à ce roc un des premiers ; et cette entreprise était plus meurtrière que celle de Prague. On n’avait point de canon : les Piémontais foudroyaient les assaillants avec le leur. Le roi de Sardaigne, placé lui-même derrière ces retranchements, animait ses troupes. Le bailli de Givry était blessé dès le commencement de l’action ; et le marquis de Villemur, instruit qu’un passage non moins important venait d’être heureusement forcé par les Français, envoyait ordonner la retraite. Givry la fait battre ; mais les officiers et les soldats, trop animés, ne l’écoutent point. Le lieutenant-colonel de Poitou saute dans les premiers retranchements ; les grenadiers s’élancent les uns sur les autres ; et, ce qui est à peine croyable, ils passent par les embrasures même du canon ennemi, dans l’instant que les pièces, ayant tiré, reculaient par leur mouvement ordinaire ; on y perdit près de deux mille hommes, mais il n’échappa aucun Piémontais. Le roi de Sardaigne, au désespoir, voulait se jeter lui-même au milieu des attaquants, et on eut beaucoup de peine à le retenir : il en coûta la vie au bailli de Givry : le colonel Salis, le marquis de La Carte, y furent tués ; le duc d’Agénois, et beaucoup d’autres, blessés. Mais il en avait coûté encore moins qu’on ne devait s’attendre dans un tel terrain. Le comte de Campo-Santo, qui ne put arriver à ce défilé étroit et escarpé où ce furieux combat s’était donné, écrivit au marquis de La Mina, général de l’armée espagnole sous don Philippe : « Il se présentera quelques occasions où nous ferons aussi bien que les Français ; car il n’est pas possible de faire mieux. » Je rapporte toujours les lettres des généraux, lorsque j’y trouve des particularités intéressantes ; ainsi je transcrirai encore ce que le prince de Conti écrivit au roi touchant cette journée : « C’est une des plus brillantes et des plus vives actions qui se soient jamais passées ; les troupes y ont montré une valeur au-dessus de l’humanité. La brigade de Poitou, ayant M. d’Agénois à sa tête, s’est couverte de gloire.

« La bravoure et la présence d’esprit de M. de Chevert ont principalement décidé l’avantage. Je vous recommande M. de Solémy et le chevalier de Modène. La Carte a été tué ; Votre Majesté, qui connaît le prix de l’amitié, sent combien j’en suis touché. » Ces expressions d’un prince à un roi sont des leçons de vertu pour le reste des hommes, et l’histoire doit les conserver.

Pendant qu’on prenait Château-Dauphin, il fallait emporter ce qu’on appelait les barricades ; c’était un passage de trois toises entre deux montagnes qui s’élèvent jusqu’aux nues. Le roi de Sardaigne avait fait couler dans ce précipice la rivière de Sture, qui baigne cette vallée. Trois retranchements et un chemin couvert, par-delà la rivière, défendaient ce poste, qu’on appelait les barricades ; il fallait ensuite se rendre maître du château de Démont, bâti avec des frais immenses sur la tête d’un rocher isolé au milieu de la vallée de Sture ; après quoi les Français, maîtres des Alpes, voyaient les plaines du Piémont. Ces barricades furent tournées habilement par les Français et par les Espagnols la veille de l’attaque de Château-Dauphin (18 juillet). On les emporta presque sans coup férir, en mettant ceux qui les défendaient entre deux feux. Cet avantage fut un des chefs-d’œuvre de l’art de la guerre : car il fut glorieux, il remplit l’objet proposé, et ne fut pas sanglant.



  1. L’édition originale (1768, in-8o), une édition séparée (1769, in-12), portent 15 mai. L’édition in-4o dit 13 mai. L’édition encadrée (1775) ne donne point de date ; mais la date de 26 avril, qui se rapporte à un événement qui ne vient qu’après, prouve qu’au lieu de mai on doit lire mars. La date du 15 mars est donnée par le Journal du règne de Louis XV, et le Mercure de mars 1744 qui contient l’Ordonnance portant déclaration de guerre. (B.)
  2. Voltaire ne fut pas étranger à cette déclaration de guerre. Chargé par la cour de Versailles d’aller trouver le roi de Prusse pour l’engager secrètement à renouer l’alliance française, il apprit de ce roi que l’obstacle à l’alliance venait de la faiblesse qu’avait eue Louis XV de ne pas déclarer la guerre à l’Angleterre. Voltaire revint à Paris, rendit compte de son voyage. Au printemps suivant Louis XV déclarait la guerre à George, et, vingt jours après cette déclaration, Frédéric renouait avec la France. (G. A.)
  3. Louis-François, né en 1717, mort le 2 auguste 1776.