Précis du siècle de Louis XV/Chapitre 24

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Précis du siècle de Louis XV
Précis du siècle de Louis XVGarnierŒuvres complètes de Voltaire. Tome XV (p. 281-292).
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CHAPITRE XXIV.

ENTREPRISE, VICTOIRES, DÉFAITE, MALHEURS DÉPLORABLES DU PRINCE CHARLES-ÉDOUARD STUART.


Le prince Charles-Édouard était fils de celui qu’on appelait le prétendant, ou le chevalier de Saint-George. On sait assez que son grand-père avait été détrôné par les Anglais, son bisaïeul condamné à mourir sur un échafaud par ses propres sujets, sa quadrisaïeule livrée au même supplice par le parlement d’Angleterre. Ce dernier rejeton[1] de tant de rois et de tant d’infortunés consumait sa jeunesse auprès de son père retiré à Rome. Il avait marqué plus d’une fois le désir d’exposer sa vie pour remonter au trône de ses pères. On l’avait appelé en France dès l’an 1742, et on avait tenté en vain de le faire débarquer en Angleterre[2]. Il attendait dans Paris quelque occasion favorable, pendant que la France s’épuisait d’hommes et d’argent en Allemagne, en Flandre, et en Italie. Les vicissitudes de cette guerre universelle ne permettaient plus qu’on pensât à lui ; il était sacrifié aux malheurs publics.

Ce prince, s’entretenant un jour avec le cardinal de Tencin, qui avait acheté sa nomination au cardinalat de l’ex-roi son père, Tencin lui dit : « Que ne tentez-vous de passer sur un vaisseau vers le nord de l’Écosse ? Votre seule présence pourra vous former un parti et une armée ; alors il faudra bien que la France vous donne des secours. »

Ce conseil hardi, conforme au courage de Charles-Édouard, le détermina. Il ne fit confidence de son dessein qu’à sept officiers, les uns Irlandais, les autres Écossais, qui voulurent courir sa fortune. L’un d’eux s’adresse à un négociant de Nantes nommé Walsh[3], d’une famille noble d’Irlande, attachée à la maison Stuart. Ce négociant avait une frégate de dix-huit canons sur laquelle le prince s’embarqua le 12 juin 1745, n’ayant, pour une expédition dans laquelle il s’agissait de la couronne de la Grande-Bretagne, que sept officiers, environ dix-huit cents sabres, douze cents fusils, et quarante-huit mille francs. La frégate était escortée d’un vaisseau de roi de soixante-quatre canons, nommé l’Élisabeth, qu’un armateur de Dunkerque avait armé en course. C’était alors l’usage que le ministère de la marine prêtât des vaisseaux de guerre aux armateurs et aux négociants qui payaient une somme au roi, et qui entretenaient l’équipage à leurs dépens pendant le temps de la course. Le ministre de la marine et le roi de France lui-même ignoraient à quoi ce vaisseau devait servir[4].

Le 20 juin, l’Élisabeth et la frégate, voguant de conserve, rencontrèrent trois vaisseaux de guerre anglais qui escortaient une flotte marchande. Le plus fort de ces vaisseaux, qui était de soixante et dix canons, se sépara du convoi pour aller combattre l’Élisabeth, et, par un bonheur qui semblait présager des succès au prince Édouard, sa frégate ne fut point attaquée. L’Élisabeth et le vaisseau anglais engagèrent un combat violent[5], long, et inutile. La frégate qui portait le petit-fils de Jacques II échappait, et faisait force de voiles vers l’Écosse[6].

Le prince aborda d’abord dans une petite île presque déserte au delà de l’Irlande, vers le cinquante-huitième degré. Il cingle au continent de l’Écosse. (Juin 1745) Il débarque dans un petit canton appelé le Moidart ; quelques habitants, auxquels il se déclara, se jetèrent à ses genoux : « Mais que pouvons-nous faire ? lui dirent-ils ; nous n’avons point d’armes, nous sommes dans la pauvreté, nous ne vivons que de pain d’avoine, et nous cultivons une terre ingrate. — Je cultiverai cette terre avec vous, répondit le prince, je mangerai de ce pain, je partagerai votre pauvreté, et je vous apporte des armes. »

On peut juger si de tels sentiments et de tels discours attendrirent ces habitants. Il fut joint par quelques chefs des tribus de l’Écosse[7]. Ceux du nom de Macdonald, de Lokil, les Camerons, les Frasers, vinrent le trouver.

Ces tribus d’Écosse, qui sont nommées clans dans la langue écossaise, habitent un pays hérissé de montagnes et de forêts dans l’étendue de plus de deux cents milles. Les trente-trois îles des Orcades, et les trente du Shetland, sont habitées par les mêmes peuples qui vivent sous les mêmes lois. L’ancien habit romain militaire s’est conservé chez eux seuls[8], comme on l’a dit au sujet du régiment des montagnards écossais qui combattit à la bataille de Fontenoy. On peut croire que la rigueur du climat et la pauvreté extrême les endurcissent aux plus grandes fatigues ; ils dorment sur la terre, ils souffrent la disette ; ils font de longues marches au milieu des neiges et des glaces. Chaque clan était soumis à son laird, c’est-à-dire son seigneur, qui avait sur eux le droit de juridiction, droit qu’aucun seigneur ne possède en Angleterre ; et ils sont d’ordinaire du parti que ce laird a embrassé.

Cette ancienne anarchie qu’on nomme le droit féodal subsistait dans cette partie de la Grande-Bretagne, stérile, pauvre, abandonnée à elle-même. Les habitants, sans industrie, sans aucune occupation qui leur assurât une vie douce, étaient toujours prêts à se précipiter dans les entreprises qui les flattaient de l’espérance de quelque butin. Il n’en était pas ainsi de l’Irlande, pays plus fertile, mieux gouverné par la cour de Londres, et dans lequel on avait encouragé la culture des terres et les manufactures. Les Irlandais commençaient à être plus attachés à leur repos et à leurs possessions qu’à la maison des Stuarts. Voilà pourquoi l’Irlande resta tranquille, et que l’Écosse fut en mouvement.

Depuis la réunion du royaume d’Écosse à celui de l’Angleterre sous la reine Anne, plusieurs Écossais qui n’étaient pas nommés membres du parlement de Londres, et qui n’étaient pas attachés à la cour par des pensions, étaient secrètement dévoués à la maison des Stuarts ; et en général les habitants des parties septentrionales, plutôt subjugués qu’unis, supportaient impatiemment cette réunion qu’ils regardaient comme un esclavage.

Les clans des seigneurs attachés à la cour, comme des ducs d’Argyle, d’Athol, de Queensbury, et d’autres, demeurèrent fidèles au gouvernement ; il en faut pourtant excepter un grand nombre qui furent saisis de l’enthousiasme de leurs compatriotes, et entraînés bientôt dans le parti d’un prince qui tirait son origine de leur pays, et qui excitait leur admiration et leur zèle.

Les sept hommes que le prince avait menés avec lui étaient le marquis de Tullibardine, frère du duc d’Athol, un Macdonald, Thomas Sheridan, Sullivan, désigné maréchal des logis de l’armée qu’on n’avait pas, Kelly Irlandais, et Strikland Anglais[9].

On n’avait pas encore rassemblé trois cents hommes autour de sa personne qu’on fit un étendard royal d’un morceau de taffetas apporté par Sullivan[10]. À chaque moment la troupe grossissait ; et le prince n’avait pas encore passé le bourg de Fenning[11] qu’il se vit à la tête de quinze cents combattants qu’il arma de fusils et de sabres dont il était pourvu.

Il renvoya en France la frégate sur laquelle il était venu, et informa les rois de France et d’Espagne de son débarquement. Ces deux monarques lui écrivirent et le traitèrent de frère : non qu’ils le reconnussent solennellement pour héritier des couronnes de la Grande-Bretagne, mais ils ne pouvaient, en lui écrivant, refuser ce titre à sa naissance et à son courage ; ils lui envoyèrent à diverses reprises quelques secours d’argent, de munitions et d’armes. Il fallait que ces secours se dérobassent aux vaisseaux anglais qui croisaient à l’orient et à l’occident de l’Écosse. Quelques-uns étaient pris, d’autres arrivaient, et servaient à encourager le parti qui se fortifiait de jour en jour. Jamais le temps d’une révolution ne parut plus favorable. Le roi George alors était hors du royaume. Il n’y avait pas six mille hommes de troupes réglées dans l’Angleterre. Quelques compagnies du régiment de Sainclair marchèrent d’abord des environs d’Édimbourg contre la petite troupe du prince : elles furent entièrement défaites. Trente montagnards prirent quatre-vingts Anglais prisonniers avec leurs officiers et leurs bagages.

Ce premier succès augmentait le courage et l’espérance, et attirait de tous côtés de nouveaux soldats. On marchait sans relâche. Le prince Édouard, toujours à pied à la tête de ses montagnards, vêtu comme eux, se nourrissant comme eux, traverse le pays de Badenoch, le pays d’Athol, le Perthshire, s’empare de Perth, ville considérable dans l’Écosse. (15 septembre 1745) Ce fut là qu’il fut proclamé solennellement régent d’Angleterre, de France, d’Écosse, et d’Irlande, pour son père Jacques III. Ce titre de régent de France que s’arrogeait un prince à peine maître d’une petite ville d’Écosse, et qui ne pouvait se soutenir que par les secours du roi de France, était une suite de l’usage étonnant qui a prévalu que les rois d’Angleterre prennent le titre de rois de France ; usage qui devrait être aboli, et qui ne l’est pas parce que les hommes ne songent jamais à réformer les abus que quand ils deviennent importants et dangereux.

Le duc de Perth, le lord George Murray, arrivèrent alors à Perth, et firent serment au prince. Ils amenèrent de nouvelles troupes ; une compagnie entière d’un régiment écossais au service de la cour déserta pour se ranger sous ses drapeaux. Il prend Dunde, Drummond, Newbourg. On tint un conseil de guerre : les avis se partageaient sur la marche. Le prince dit qu’il fallait aller droit à Édimbourg, la capitale de l’Écosse. Mais comment espérer de prendre Édimbourg avec si peu de monde et point de canon ? Il avait des partisans dans la ville, mais tous les citoyens n’étaient pas pour lui. « Il faut me montrer, dit-il, pour les faire déclarer tous. » Et sans perdre de temps il marche à la capitale (19 septembre), il arrive ; il s’empare de la porte. L’alarme est dans la ville : les uns veulent reconnaître l’héritier de leurs anciens rois, les autres tiennent pour le gouvernement. On craint le pillage ; les citoyens les plus riches transportent leurs effets dans le château ; le gouverneur Guest s’y retire avec quatre cents soldats de garnison. Les magistrats se rendent à la porte dont Charles-Édouard était maître. Le prévôt d’Édimbourg, nommé Stuart, qu’on soupçonna d’être d’intelligence avec lui, paraît en sa présence, et demande d’un air éperdu ce qu’il faut faire. « Tomber à ses genoux, lui répondit un habitant, et le reconnaître. » Il fut aussitôt proclamé dans la capitale[12].

Cependant on mettait dans Londres sa tête à prix. Les seigneurs de la régence, pendant l’absence du roi George firent proclamer qu’on donnerait trente mille livres sterling à celui qui le livrerait. Cette proscription était une suite de l’acte du parlement fait la dix-septième année du règne du roi, et d’autres actes du même parlement. La reine Anne elle-même avait été forcée de proscrire son propre frère, à qui, dans les derniers temps, elle aurait voulu laisser sa couronne si elle n’avait consulté que ses sentiments. Elle avait mis sa tête à quatre mille livres, et le parlement la mit à quatre-vingt mille.

Si une telle proscription est une maxime d’État, c’en est une bien difficile à concilier avec ces principes de modération que toutes les cours font gloire d’étaler. Le prince Charles-Édouard pouvait faire une proclamation pareille ; mais il crut fortifier sa cause, et la rendre plus respectable, en opposant, quelques mois après, à ces proclamations sanguinaires, des manifestes dans lesquels il défendait à ses adhérents d’attenter à la personne du roi régnant et d’aucun prince de la maison d’Hanovre.

D’ailleurs il ne songea qu’à profiter de cette première ardeur de sa faction qu’il ne fallait pas laisser ralentir. À peine était-il maître de la ville d’Édimbourg qu’il apprit qu’il pouvait donner une bataille, et il se hâta de la donner. Il sut que le général Cope s’avançait contre lui avec des troupes réglées, qu’on assemblait les milices, qu’on formait des régiments en Angleterre, qu’on en faisait revenir de Flandre, qu’enfin il n’y avait pas un moment à perdre. Il sort d’Édimbourg sans y laisser un seul soldat, et marche avec environ trois mille montagnards vers les Anglais, qui étaient au nombre de plus de quatre mille : ils avaient deux régiments de dragons. La cavalerie du prince n’était composée que de quelques chevaux de bagage. Il ne se donna ni le temps ni la peine de faire venir ses canons de campagne. Il savait qu’il y en avait six dans l’armée ennemie ; mais rien ne l’arrêta. Il atteignit les ennemis à sept milles d’Édimbourg, à Preston-Pans. À peine est-il arrivé qu’il range son armée en bataille. Le duc de Perth et le lord George Murray commandaient l’un la gauche et l’autre la droite de l’armée, c’est-à-dire chacun environ sept ou huit cents hommes. Charles-Édouard était si rempli de l’idée qu’il devait vaincre qu’avant de charger les ennemis il remarqua un défilé par où ils pouvaient se retirer, et il le fit occuper par cinq cents montagnards. Il engagea donc le combat suivi d’environ deux mille cinq cents hommes seulement, ne pouvant avoir ni seconde ligne ni corps de réserve. Il tire son épée, et jetant le fourreau loin de lui : « Mes amis, dit-il, je ne la remettrai dans le fourreau que quand vous serez libres et heureux. » Il était arrivé sur le champ de bataille presque aussitôt que l’ennemi : il ne lui donna pas le temps de faire des décharges d’artillerie. Toute sa troupe marche rapidement aux Anglais sans garder de rang, ayant des cornemuses pour trompettes ; ils tirent à vingt pas ; ils jettent aussitôt leurs fusils, mettent d’une main leurs boucliers sur leur tête, et, se précipitant entre les hommes et les chevaux, ils tuent les chevaux à coups de poignards, et attaquent les hommes le sabre à la main (2 octobre 1745). Tout ce qui est nouveau et inattendu saisit toujours. Cette nouvelle manière de combattre effraya les Anglais : la force du corps, qui n’est aujourd’hui d’aucun avantage dans les autres batailles, était beaucoup dans celle-ci. Les Anglais plièrent de tous côtés sans résistance ; on en tua huit cents ; le reste fuyait par l’endroit que le prince avait remarqué, et ce fut là même qu’on en fit quatorze cents prisonniers. Tout tomba au pouvoir du vainqueur ; il se fit une cavalerie avec les chevaux des dragons ennemis. Le général Cope fut obligé de fuir, lui quinzième[13]. La nation murmura contre lui : on l’accusa devant une cour martiale de n’avoir pas pris assez de mesures ; mais il fut justifié, et il demeura constant que les véritables raisons qui avaient décidé de la bataille étaient la présence d’un prince qui inspirait à son parti une confiance audacieuse, et surtout cette manière nouvelle d’attaquer qui étonna les Anglais. C’est un avantage qui réussit presque toujours les premières fois, et que peut-être ceux qui commandent les années ne songent pas assez à se procurer.

Le prince Édouard, dans cette journée, ne perdit pas soixante hommes. Il ne fut embarrassé dans sa victoire que de ses prisonniers : leur nombre était presque égal à celui des vainqueurs. Il n’avait point de places fortes ; ainsi, ne pouvant garder ses prisonniers, il les renvoya sur leur parole, après les avoir fait jurer de ne point porter les armes contre lui d’une année. Il garda seulement les blessés pour en avoir soin. Cette magnanimité devait lui faire de nouveaux partisans.

Peu de jours après cette victoire, un vaisseau français et un espagnol abordèrent heureusement sur les côtes, et y apportèrent de l’argent et de nouvelles espérances : il y avait, sur ces vaisseaux, des officiers irlandais qui, ayant servi en France et en Espagne, étaient capables de discipliner ses troupes. Le vaisseau français lui amena, le 11 octobre, au port de Montrose, un envoyé[14] secret du roi de France, qui débarqua de l’argent et des armes. Le prince, retourné dans Édimbourg, vit bientôt après augmenter son armée jusqu’à près de six mille hommes[15]. L’ordre s’introduisait dans ses troupes et dans ses affaires. Il avait une cour, des officiers, des secrétaires d’État. On lui fournissait de l’argent de plus de trente milles à la ronde. Nul ennemi ne paraissait ; mais il lui fallait le château d’Édimbourg, seule place véritablement forte qui puisse servir dans le besoin de magasin et de retraite, et tenir en respect la capitale. Le château d’Édimbourg est bâti sur un roc escarpé ; il a un large fossé taillé dans le roc, et des murailles de douze pieds d’épaisseur. La place, quoique irrégulière, exige un siège régulier, et surtout du gros canon. Le prince n’en avait point. Il se vit obligé de permettre à la ville de faire avec le commandant Guest un accord par lequel la ville fournirait des vivres au château, et le château ne tirerait point sur elle.

Ce contre-temps ne parut pas déranger ses affaires. La cour de Londres le craignait beaucoup, puisqu’elle cherchait à le rendre odieux dans l’esprit des peuples : elle lui reprochait d’être né catholique romain, et de venir bouleverser la religion et les lois du pays. Il ne cessait de protester qu’il respecterait la religion et les lois, et que les anglicans et les presbytériens n’auraient pas plus à craindre de lui, quoique né catholique, que du roi George né luthérien. On ne voyait dans sa cour aucun prêtre[16] : il n’exigeait pas même que dans les paroisses on le nommât dans les prières, et il se contentait qu’on priât en général pour le roi et la famille royale sans désigner personne.

Le roi d’Angleterre était revenu en hâte, le 11 septembre, pour s’opposer aux progrès de la révolution ; la perte de la bataille de Preston-Pans l’alarma au point qu’il ne se crut pas assez fort pour résister avec les milices anglaises. Plusieurs seigneurs levaient des régiments de milices à leurs dépens en sa faveur, et le parti whig surtout, qui est le dominant en Angleterre, prenait à cœur la conservation du gouvernement qu’il avait établi, et de la famille qu’il avait mise sur le trône ; mais si le prince Édouard recevait de nouveaux secours et avait de nouveaux succès, ces milices mêmes pouvaient se tourner contre le roi George. Il exigea d’abord un nouveau serment des milices de la ville de Londres ; ce serment de fidélité portait ces propres mots : « J’abhorre, je déteste, je rejette comme un sentiment impie cette damnable doctrine, que des princes excommuniés par le pape peuvent être déposés et assassinés par leurs sujets ou quelque autre que ce soit, etc. » Mais il ne s’agissait ni d’excommunication ni du pape dans cette affaire, et quant à l’assassinat, on ne pouvait guère en craindre d’autres que celui qui avait été solennellement proposé au prix de trente mille livres sterling[17]. (14 septembre) On ordonna, selon l’usage pratiqué dans les temps de troubles depuis Guillaume III, à tous les prêtres catholiques de sortir de Londres et de son territoire. Mais ce n’étaient pas les prêtres catholiques qui étaient dangereux. Ceux de cette religion ne composaient qu’une petite partie du peuple d’Angleterre. C’était la valeur du prince Édouard qui était réellement à redouter ; c’était l’intrépidité d’une armée victorieuse animée par des succès inespérés. Le roi George se crut obligé de faire revenir six mille hommes des troupes de Flandre, et d’en demander encore six mille aux Hollandais, suivant les traités faits avec la république.

Les États-Généraux lui envoyèrent précisément les mêmes troupes qui, par la capitulation de Tournai et de Dendermonde, ne devaient servir de dix-huit mois[18]. Elles avaient promis de ne faire aucun service, « pas même dans les places les plus éloignées des frontières », et les États justifiaient cette infraction en disant que l’Angleterre n’était point place frontière. Elles devaient mettre bas les armes devant les troupes de France, mais on alléguait que ce n’était pas contre des Français qu’elles allaient combattre ; elles ne devaient passer à aucun service étranger, et on répondait qu’en effet elles n’étaient point dans un service étranger puisqu’elles étaient aux ordres et à la solde des États-Généraux.

C’est par de telles distinctions qu’on éludait la capitulation qui semblait la plus précise, mais dans laquelle on n’avait pas spécifié un cas que personne n’avait prévu.

Quoiqu’il se passât alors d’autres grands événements, je suivrai celui de la révolution d’Angleterre, et l’ordre des matières sera préféré à l’ordre des temps, qui n’en souffrira pas. Rien ne prouve mieux les alarmes que l’excès des précautions. Je ne puis m’empêcher de parler ici d’un artifice dont on se servit pour rendre la personne de Charles-Édouard odieuse dans Londres. On fit imprimer un journal imaginaire dans lequel on comparait les événements rapportés dans les gazettes, sous le gouvernement du roi George, à ceux qu’on supposait sous la domination d’un prince catholique.

« À présent, disait-on, nos gazettes nous apprennent, tantôt qu’on a porté à la Banque les trésors enlevés aux vaisseaux français et espagnols, tantôt que nous avons rasé Porto-Bello, tantôt que nous avons pris Louisbourg, et que nous sommes maîtres du commerce. Voici ce que nos gazettes diront sous la domination du prétendant : Aujourd’hui, il a été proclamé dans les marchés de Londres, par des montagnards et par des moines. Plusieurs maisons ont été brûlées, et plusieurs citoyens massacrés.

« Le 4, la maison du Sud et la maison des Indes ont été changées en couvents.

« Le 20, on a mis en prison six membres du parlement.

« Le 26, on a cédé trois ports d’Angleterre aux Français.

« Le 28, la loi habeas corpus a été abolie, et on a passé un nouvel acte pour brûler les hérétiques,

« Le 29, le P. Poignardini, jésuite italien, a été nommé garde du sceau privé. »

Cependant on suspendait en effet, le 28 octobre, la loi habeas corpus. C’est une loi regardée comme fondamentale en Angleterre, et comme le boulevard de la liberté de la nation. Par cette loi, le roi ne peut faire emprisonner aucun citoyen sans qu’il soit interrogé dans les vingt-quatre heures, et relâché sous caution jusqu’à ce que son procès lui soit fait ; et s’il a été arrêté injustement, le secrétaire d’État doit être condamné à lui payer chèrement chaque heure.

Le roi n’a pas le droit de faire arrêter un membre du parlement, sous quelque prétexte que ce puisse être, sans le consentement de la chambre. Le parlement, dans les temps de rébellion, suspend toujours ces lois par un acte particulier pour un certain temps, et donne pouvoir au roi de s’assurer, pendant ce temps seulement, des personnes suspectes. Il n’y eut aucun membre des deux chambres qui donnât sur lui la moindre prise. Quelques-uns cependant étaient soupçonnés par la voix publique d’être jacobites ; et il y avait des citoyens dans Londres qui étaient sourdement de ce parti ; mais aucun ne voulait hasarder sa fortune et sa vie sur des espérances incertaines. La défiance et l’inquiétude tenaient en suspens tous les esprits ; on craignait de se parler. C’est un crime en ce pays de boire à la santé d’un prince proscrit qui dispute la couronne, comme autrefois à Rome c’en était un, sous un empereur régnant, d’avoir chez soi la statue de son compétiteur. On buvait à Londres à la santé du roi et du prince, ce qui pouvait aussi bien signifier le roi Jacques et son fils le prince Charles-Édouard que le roi George et son fils aîné le prince de Galles[19]. Les partisans secrets de la révolution se contentaient de faire imprimer des écrits tellement mesurés que le parti pouvait aisément les entendre sans que le gouvernement pût les condamner. On en distribua beaucoup de cette espèce ; un entre autres par lequel on avertissait « qu’il y avait un jeune homme de grande espérance qui était prêt de faire une fortune considérable ; qu’en peu de temps il s’était fait plus de vingt mille livres de rente, mais qu’il avait besoin d’amis pour s’établir à Londres. » La liberté d’imprimer est un des privilèges dont les Anglais sont le plus jaloux. La loi ne permet pas d’attrouper le peuple et de le haranguer ; mais elle permet de parler par écrit à la nation entière. Le gouvernement fit visiter toutes les imprimeries : mais, n’ayant le droit d’en faire fermer aucune sans un délit constaté, il les laissa subsister toutes.

La fermentation commença à se manifester dans Londres quand on apprit que le prince Édouard s’était avancé jusqu’à Carlisle, et qu’il s’était rendu maître de la ville (26 novembre 1745[20]) ; que ses forces augmentaient, et qu’enfin il était à Derby (4 décembre), dans l’Angleterre même, à trente lieues de Londres : alors il eut pour la première fois des Anglais nationaux dans ses troupes. Trois cents hommes du comté de Lancastre prirent parti dans son régiment de Manchester. La renommée, qui grossit tout, faisait son armée forte de trente mille hommes. On disait que tout le comté de Lancastre s’était déclaré. Les boutiques et la Banque furent fermées un jour à Londres[21].



  1. Le prétendant, né à Londres en 1688, est mort à Rome en 1766. Charles-Édouard-Louis-Philippe-Casimir, né à Rome en 1720, est mort à Florence en 1788, sans postérité. Sa veuve, Louise-Maximilienne de Stolberg, connue sous le nom de comtesse d’Albany (nom qu’avait pris le prince en arrivant en Toscane), est morte le 29 janvier 1824. Son corps fut déposé dans le monument qu’elle avait fait élever au poëte Alfieri, à qui on croit qu’elle fut mariée secrètement. (B.)
  2. Ce n’est pas en 1742, mais en janvier 1744, qu’il vint en France. L’expédition ayant échoué, il se retira à Gravelines sous le nom de chevalier Douglas. (G. A.)
  3. Voyez l’Avertissement de Beuchot.
  4. On prétend, au contraire, que le vaisseau l’Élisabeth avait été mis à la disposition de Charles-Édouard par le gouvernement français. (G. A.)
  5. Du moins c’est ce qui m’a été assuré par l’un des chefs de l’entreprise. (Note de Voltaire.)
  6. À bord, il passait pour un jeune prêtre irlandais ; il en portait le costume.
  7. Il y eut quelques hésitations. Quant à la scène racontée plus haut, Voltaire ne l’imagine pas, mais il l’arrange à son goût. (G. A.)
  8. Ce n’est point à l’occasion de la bataille de Fontenoy (voyez ci-dessus, chapitres xv et xvi) que Voltaire rapporte cette circonstance ; c’est dans l’Essai sur les Mœurs, à la fin du chapitre xix. Voyez tome XI, page 278.
  9. Voltaire a oublié Buchanan, messager.
  10. Le morceau de taffetas avait été préparé pour étendard. Il portait même une devise, dit-on : Tandem triumphans. (G. A.)
  11. Ou plutôt Glenfinnin.
  12. On envoya deux ambassades vers Charles-Édouard, mais avant qu’il se fût rendu maître de la porte de Netherbow. Le prétendant ne voulut pas recevoir la seconde. Quant à la scène du lord-prévost que Voltaire raconte, rien de moins exact. (G. A.)
  13. Ce récit n’est pas vrai dans tous ses détails. Et d’abord Charles-Édouard n’attaqua pas dès la rencontre. Pendant un jour on s’observa mutuellement. Quant au défilé, il faut le remplacer par un fossé qui protégeait le front de l’armée anglaise, et que Charles passa sur un petit pont pendant la nuit. Au jour, l’armée anglaise, devant faire volte-face aux Highlanders, se trouva donc avoir derrière elle le fossé qui la protégeait la veille. De là l’obstacle à sa retraite. Il ne lui restait qu’un petit sentier par où le général s’enfuit. (G. A.)
  14. C’était un frère du marquis d’Argens, très-connu dans la littérature. Il fut depuis président au parlement d’Aix. (Note de Voltaire.) — Il s’appelait d’Aiguilles. — Le Mémoire de feu M. le président (Boyer) d’Aiguilles sur sa commission en Écosse, adressé au roi Louis XV, n’a été imprimé qu’en 1804, dans le tome Ier des Archives littéraires. (B.)
  15. Ce chiffre, quoi que semble dire ici Voltaire, n’est pas bien gros. Charles-Édouard, en effet, avait pris trop à la lettre les protestations de ses partisans. Les mœurs militaires avaient disparu dans les villes. On se contentait d’applaudir au courage des montagnards, mais on ne s’enrôlait pas. Les plus chauds partisans du prince étaient les dames, qui chantaient : « Charlie, mon mignon. » (G. A.)
  16. Il avait un chapelain, le docteur Maclachlan ; mais il se rendait sans scrupule aux églises presbytériennes ou épiscopales. (G. A.)
  17. Voyez page 280.
  18. Voyez, dans les Mélanges, à la date de 1745, les Représentations aux États-Généraux de Hollande.
  19. Frédéric-Louis, né en 1707, mort en 1751, père de George III ; voyez tome XIII, page 214.
  20. Ou plutôt, 15 novembre.
  21. On disait aussi que les Français avaient débarqué au nombre de dix mille. George II fit cacher ses trésors, et se disposa à s’embarquer pour la Hollande. (G. A.)