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Précis du siècle de Louis XV/Chapitre 26

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Précis du siècle de Louis XV
Précis du siècle de Louis XVGarnierŒuvres complètes de Voltaire. Tome XV (p. 306-312).
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CHAPITRE XXVI.

LE ROI DE FRANCE, N’AYANT PU PARVENIR À LA PAIX QU’IL PROPOSE, GAGNE LA BATAILLE DE LAUFELT. ON PREND D’ASSAUT BERG-OP-ZOOM. LES RUSSES MARCHENT ENFIN AU SECOURS DES ALLIÉS.


Lorsque cette fatale scène tendait à sa catastrophe en Angleterre, Louis XV achevait ses conquêtes. Malheureux alors partout où il n’était pas, victorieux partout où il était avec le maréchal de Saxe, il proposait toujours une pacification nécessaire à tous les partis qui n’avaient plus de prétexte pour se détruire. L’intérêt du nouveau stathouder ne paraissait pas de continuer la guerre dans les commencements d’une autorité qu’il fallait affermir, et qui n’était encore soutenue d’aucun subside réglé ; mais l’animosité contre la cour de France allait si loin, les anciennes défiances étaient si invétérées, qu’un député des états, en présentant le stathouder aux États-Généraux, le jour de l’installation, avait dit dans son discours que « la république avait besoin d’un chef contre un voisin ambitieux et perfide qui se jouait de la foi des traités ». Paroles étranges pendant qu’on traitait encore, et dont Louis XV ne se vengea qu’en n’abusant pas de ses victoires : ce qui doit paraître encore plus surprenant.

Cette aigreur violente était entretenue dans tous les esprits par la cour de Vienne, toujours indignée qu’on eût voulu dépouiller Marie-Thérèse de l’héritage de ses pères, malgré la foi des traités : on s’en repentait, mais les alliés n’étaient pas satisfaits d’un repentir. La cour de Londres, pendant les conférences de Bréda, remuait l’Europe pour faire de nouveaux ennemis à Louis XV.

Enfin le ministère de George II fit paraître dans le fond du Nord un secours formidable. L’impératrice des Russes, Élisabeth Pétrowna, fille du czar Pierre, fit marcher cinquante mille[1] hommes en Livonie, et promit d’équiper cinquante galères. Cet armement devait se porter partout où voudrait le roi d’Angleterre, moyennant cent mille livres sterling seulement. Il en coûtait quatre fois autant pour les dix-huit mille Hanovriens qui servaient dans l’armée anglaise. Ce traité, entamé longtemps auparavant, ne put être conclu que le mois de juin 1747.

Il n’y a point d’exemple d’un si grand secours venu de si loin, et rien ne prouvait mieux que le czar Pierre le Grand, en changeant tout dans ses vastes États, avait préparé de grands changements dans l’Europe. Mais pendant qu’on soulevait ainsi les extrémités de la terre, le roi de France avançait ses conquêtes : la Flandre hollandaise fut prise aussi rapidement que les autres places l’avaient été[2] ; le grand objet du maréchal de Saxe était toujours de prendre Mastricht. Ce n’est pas une de ces places qu’on puisse prendre aisément après des victoires, comme presque toutes les villes d’Italie. Après la prise de Mastricht on allait à Nimègue ; et il était probable qu’alors les Hollandais auraient demandé la paix avant qu’un Russe eût pu paraître pour les secourir ; mais on ne pouvait assiéger Mastricht qu’en donnant une grande bataille, et en la gagnant complètement.

Le roi était à la tête de son armée, et les alliés étaient campés entre lui et la ville. Le duc de Cumberland les commandait encore. Le maréchal Battiani conduisait les Aulrichiens ; le prince de Valdeck, les Hollandais.

(2 juillet 1747) Le roi voulut la bataille, le maréchal de Saxe la prépara ; l’événement fut le même qu’à la journée de Liége. Les Français furent vainqueurs, et les alliés ne lurent pas mis dans une déroute assez complète pour que le grand objet du siége de Mastricht pût être rempli[3]. Ils se retirèrent sous cette ville après avoir été vaincus, et laissèrent à Louis XV, avec la gloire d’une seconde victoire, l’entière liberté de toutes ses opérations dans le Brabant hollandais. Les Anglais furent encore dans cette bataille ceux qui firent la plus brave résistance. Le maréchal de Saxe chargea lui-même à la tête de quelques brigades. Les Français perdirent le comte de Bavière, frère naturel de l’empereur Charles VII ; le marquis de Froulai, maréchal de camp, jeune homme qui donnait les plus grandes espérances ; le colonel Dillon, nom célèbre dans les troupes irlandaises ; le brigadier d’Erlach, excellent officier ; le marquis d’Autichamp, le comte d’Aubeterre, frère de celui qui avait été tué au siège de Bruxelles : le nombre des morts fut considérable. Le marquis de Bonac[4], fils d’un homme qui s’était acquis une grande réputation dans ses ambassades, y perdit une jambe ; le jeune marquis de Ségur[5] eut un bras emporté : il avait été longtemps sur le point de mourir des blessures qu’il avait reçues auparavant, et à peine était-il guéri que ce nouveau coup le mit encore en danger de mort. Le roi dit au comte de Ségur son père : « Votre fils méritait d’être invulnérable. » La perte fut à peu près égale des deux côtés. Cinq à six mille hommes tués ou blessés de part et d’autre signalèrent cette journée. Le roi de France la rendit célèbre par le discours qu’il tint au général Ligonier[6], qu’on lui amena prisonnier : « Ne vaudrait-il pas mieux, lui dit-il, songer sérieusement à la paix que de faire périr tant de braves gens ? »

Cet officier général des troupes anglaises était né son sujet[7] ; il le fit manger à sa table ; et des Écossais, officiers au service de France, avaient péri par le dernier supplice en Angleterre, dans l’infortune du prince Charles-Édouard.

En vain à chaque victoire, à chaque conquête, Louis XV offrait toujours la paix ; il ne fut jamais écouté. Les alliés comptaient sur le secours des Russes, sur des succès en Italie, sur le changement de gouvernement en Hollande, qui devait enfanter des armées ; sur les cercles de l’empire, sur la supériorité des flottes anglaises, qui menaçaient toujours les possessions de la France en Amérique et en Asie,

Il fallait à Louis XV un fruit de la victoire ; on mit le siège devant Berg-op-Zoom, place réputée imprenable, moins par l’art de Cohorn, qui l’avait fortifiée, que par un bras de mer formé par l’Escaut derrière la ville. Outre ses défenses, outre une nombreuse garnison, il y avait des lignes auprès des fortifications ; et dans ces lignes un corps de troupes qui pouvait à tout moment secourir la place.

De tous les siéges qu’on a jamais faits celui-ci peut-être a été le plus difficile. On en chargea le comte de Lowendal, qui avait déjà pris une partie du Brabant hollandais. Ce général, né en Danemark, avait servi l’empire de Russie. Il s’était signalé aux assauts d’Oczakof, quand les Russes forcèrent les janissaires dans cette ville. Il parlait presque toutes les langues de l’Europe, connaissait toutes les cours, leur génie, celui des peuples, leur manière de combattre ; et il avait enfin donné la préférence à la France, où l’amitié du maréchal de Saxe le fit recevoir en qualité de lieutenant général.

Les alliés et les Français, les assiégés, et les assiégeants même, crurent que l’entreprise échouerait. Lowendal fut presque le seul qui compta sur le succès. Tout fut mis en œuvre par les alliés : garnison renforcée, secours de provisions de toute espèce par l’Escaut, artillerie bien servie, sorties des assiégés, attaques faites par un corps considérable qui protégeait les lignes auprès de la place, mines qu’on fit jouer en plusieurs endroits. Les maladies des assiégeants, campés dans un terrain malsain, secondaient encore la résistance de la ville. Ces maladies contagieuses mirent plus de vingt mille hommes hors d’état de servir ; mais ils furent aisément remplacés. (17 septembre 1747) Enfin, après trois semaines de tranchée ouverte, le comte de Lowendal fit voir qu’il y avait des occasions où il faut s’élever au-dessus des règles de l’art. Les brèches n’étaient pas encore praticables. Il y avait trois ouvrages faiblement endommagés, le ravelin d’Édem et deux bastions, dont l’un s’appelait la Pucelle, et l’autre Cohorn. Le général résolut de donner l’assaut à la ois à ces trois endroits, et d’emporter la ville.

Les Français en bataille rangée trouvent des égaux, et quelquefois des maîtres dans la discipline militaire ; ils n’en ont point dans ces coups de main et dans ces entreprises rapides où l’impétuosité, l’agilité, l’ardeur, renversent en un moment les obstacles. Les troupes commandées en silence, tout étant prêt, au milieu de la nuit, les assiégés se croyant en sûreté, on descend dans le fossé ; on court aux trois brèches ; douze grenadiers seulement se rendent maîtres du fort d’Édem, tuent ce qui veut se défendre, font mettre bas les armes au reste épouvanté. Les bastions la Pucelle et Cohorn sont assaillis et emportés avec la même vivacité ; les troupes montent en foule. On emporte tout, on pousse aux remparts ; on s’y forme ; on entre dans la ville, la baïonnette au bout du fusil : le marquis de Lugeac se saisit de la porte du port ; le commandant de la forteresse de ce port se rend à lui à discrétion ; tous les autres forts se rendent de même. Le vieux baron de Cromstrom, qui commandait dans la ville, s’enfuit vers les lignes ; le prince de Hesse-Philipstadt veut faire quelque résistance dans les rues avec deux régiments, l’un écossais, l’autre suisse ; ils sont taillés en pièces ; le reste de la garnison fuit vers ces lignes qui devaient la protéger ; ils y portent l’épouvante ; tout fuit : les armes, les provisions, le bagage, tout est abandonné ; la ville est en pillage au soldat vainqueur. On s’y saisit, au nom du roi, de dix-sept grandes barques chargées dans le port de munitions de toute espèce, et de rafraîchissements que les villes de Hollande envoyaient aux assiégés. Il y avait sur les coffres, en gros caractères : À l’invincible garnison de Berg-op-Zoom. Le roi, en apprenant cette nouvelle, fit le comte de Lowendal maréchal de France. La surprise fut grande à Londres, la consternation extrême dans les Provinces-Unies. L’armée des alliés fut découragée.

Malgré tant de succès, il était encore très-difficile de faire la conquête de Mastricht. On réserva cette entreprise pour l’année suivante 1748. La paix est dans Mastricht, disait le maréchal de Saxe.

La campagne fut ouverte par les préparatifs de ce siège important. Il fallait faire la même chose à peu près que lorsqu’on avait assiégé Namur : s’ouvrir et s’assurer tous les passages, forcer une armée entière à se retirer, et la mettre dans l’impuissance d’agir. Ce fut la plus savante manœuvre de toute cette guerre. On ne pouvait venir à bout de cette entreprise sans donner le change aux ennemis. Il était à la fois nécessaire de les tromper et de laisser ignorer son secret à ses propres troupes. Les marches devaient être tellement combinées que chaque marche abusât l’ennemi, et que toutes réussissent à point nommé. MM. de Crémilles et de Beauteville, qui connaissaient un projet formé l’année précédente pour surprendre quelques quartiers, proposèrent au maréchal de Saxe de s’en servir pour l’envahissement de Mastricht. À peine avaient-ils commencé de lui en tracer le plan que le maréchal le saisit, et l’acheva.

(5 avril 1748) On fait croire d’abord aux ennemis qu’on en veut à Bréda. Le maréchal va lui-même conduire un grand convoi à Berg-op-Zoom, à la tête de vingt-cinq mille hommes, et semble tourner le dos à Mastricht. Une autre division marche en même temps à Tirlemont, sur le chemin de Liège ; une autre est à Tongres, une autre menace Luxembourg, et toutes enfin marchent vers Mastricht, à droite et à gauche de la Meuse.

Les alliés, séparés en plusieurs corps, ne voient le dessein du maréchal que quand il n’est plus temps de s’y opposer. (13 avril) La ville se trouve investie des deux côtés de la rivière ; nul secours n’y peut plus entrer[8]. Les ennemis, au nombre de près de quatre-vingt mille hommes, sont à Mazeick, à Ruremonde. Le duc de Cumberland ne peut plus qu’être témoin de la prise de Mastricht.

Pour arrêter cette supériorité constante des Français, les Autrichiens, les Anglais, et les Hollandais, attendaient trente-cinq mille Russes, au lieu de cinquante mille sur lesquels ils avaient d’abord compté. Ce secours venu de si loin arrivait enfin. Les Russes étaient déjà dans la Franconie. C’étaient des hommes infatigables, formés à la plus grande discipline. Ils couchaient en plein champs, couverts d’un simple manteau, et souvent sur la neige. La plus sauvage nourriture leur suffisait. Il n’y avait pas quatre malades alors par régiment dans leur armée. Ce qui pouvait encore rendre ce secours plus important, c’est que les Russes ne désertent jamais. Leur religion, différente de toutes les communions latines, leur langue, qui n’a aucun rapport avec les autres, leur aversion pour les étrangers, rendent inconnue parmi eux la désertion, qui est si fréquente ailleurs. Enfin c’était cette même nation qui avait vaincu les Turcs et les Suédois ; mais les soldats russes, devenus si bons, manquaient alors d’officiers. Les nationaux savaient obéir, mais leurs capitaines ne savaient pas commander ; et ils n’avaient plus ni un Munich, ni un Lascy, ni un Keith, ni un Lowendal à leur tête.

Tandis que le maréchal de Saxe assiégeait Mastricht, les alliés mettaient toute l’Europe en mouvement. On allait recommencer vivement la guerre en Italie, et les Anglais avaient attaqué les possessions de la France en Amérique et en Asie. Il faut voir les grandes choses qu’ils faisaient alors avec peu de moyens dans l’ancien et le nouveau monde.



  1. Dans ses Pensées sur le gouvernement (Mélanges, 1752), Voltaire ne parle que de quarante mille hommes.
  2. On avança d’autant plus vite que les places étaient délabrées, et que la plupart des troupes de la république avaient été prises par les Français dans les places des Pays-Bas autrichiens. (G. A.)
  3. L’idée de Maurice avait été de couper les communications des canaux avec Maestricht. (G. A.)
  4. François-Armand d’Usson, marquis de Bonac, né à Constantinople le 7 décembre 1716, fait brigadier quelques semaines après la bataille de Laufelt. Son père, Jean-Louis d’Usson, marquis de Bonac, fut ambassadeur pendant neuf ans à Constantinople, où il arriva en octobre 1716, après avoir rempli les mêmes fonctions auprès de plusieurs autres cours. Il mourut à Paris le 1er septembre 1738 (Cl.)
  5. C’est celui qui avait été blessé à la bataille de Raucoux. Voyez page 259.
  6. Selon M. Lacretelle jeune, le soldat français qui força le général Ligonier à se rendre prit le nom de son prisonnier. Il devait être fort âge quand, devenu lui-même général, il commandait une division républicaine en 1793, contre les Vendéens, aux combats de Vihiers et de Saumur. (Cl.)
  7. Ligonier était le fils d’un réfugié. (G. A.)
  8. Après la prise de Berg-op-Zoom, on était convenu d’ouvrir un congrès à Aix-la-Chapelle. La nouvelle de l’investissement de Maestricht causa une vive impression au plénipotentiaire anglais, qui, de concert avec l’ambassadeur hollandais, remit au plénipotentiaire de France un projet de paix qui parut acceptable. (G. A.)