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Précis du siècle de Louis XV/Chapitre 4

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Précis du siècle de Louis XV
Précis du siècle de Louis XVGarnierŒuvres complètes de Voltaire. Tome XV (p. 184-190).
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CHAPITRE IV.

STANISLAS LECZINSKI, DEUX FOIS ROI DE POLOGNE, ET DEUX FOIS DÉPOSSÉDÉ. GUERRE DE 1734. LA LORRAINE RÉUNIE À LA FRANCE.


Le roi Stanislas, beau-père de Louis XV, déjà nommé roi de Pologne en 1704, fut élu roi en 1733, de la manière la plus légitime et la plus solennelle. Mais l’empereur Charles VI fit procéder à une autre élection, appuyée par ses armes et par celles de la Russie. Le fils du dernier roi de Pologne[1], électeur de Saxe, qui avait épousé une nièce de Charles VI, l’emporta sur son concurrent. Ainsi la maison d’Autriche, qui n’avait pas eu le pouvoir de se conserver l’Espagne et les Indes occidentales, et qui en dernier lieu n’avait pu même établir une compagnie de commerce à Ostende, eut le crédit d’ôter la couronne de Pologne au beau-père de Louis XV. La France vit renouveler ce qui était arrivé au prince de Conti, qui, solennellement élu, mais n’ayant ni argent ni troupes, et plus recommandé que soutenu, perdit le royaume où il avait été appelé.

Le roi Stanislas alla à Dantzick soutenir son élection. Le grand nombre qui l’avait choisi céda bientôt au petit nombre qui lui était contraire. Ce pays, où le peuple est esclave, où la noblesse vend ses suffrages, où il n’y a jamais dans le trésor public de quoi entretenir les armées, où les lois sont sans vigueur, où la liberté ne produit que des divisions ; ce pays, dis-je, se vantait en vain d’une noblesse belliqueuse qui peut monter à cheval au nombre de cent mille hommes. Dix mille Russes firent d’abord disparaître tout ce qui était assemblé en faveur de Stanislas. La nation polonaise, qui, un siècle auparavant, regardait les Russes avec mépris, était alors intimidée et conduite par eux. L’empire de Russie était devenu formidable depuis que Pierre le Grand l’avait formé. Dix mille esclaves russes disciplinés dispersèrent toute la noblesse de Pologne, et le roi Stanislas, renfermé dans la ville de Dantzick, y fut bientôt assiégé par une armée de Russes.

L’empereur d’Allemagne, uni avec la Russie, était sûr du succès. Il eût fallu, pour tenir la balance égale, que la France eût envoyé par mer une nombreuse armée ; mais l’Angleterre n’aurait pas vu ces préparatifs immenses sans se déclarer. Le cardinal de Fleury, qui ménageait l’Angleterre, ne voulut ni avoir la honte d’abandonner entièrement le roi Stanislas, ni hasarder de grandes forces pour le secourir. Il fit partir une escadre avec quinze cents hommes, commandée par un brigadier. Cet officier ne crut pas que sa commission fût sérieuse ; il jugea, quand il fut près de Dantzick, qu’il sacrifierait sans fruit ses soldats, et il alla relâcher en Danemark. Le comte de Plélo, ambassadeur de France auprès du roi de Danemark, vit avec indignation cette retraite, qui lui paraissait humiliante. C’était un jeune homme qui joignait à l’étude des belles-lettres et de la philosophie des sentiments héroïques dignes d’une meilleure fortune. Il résolut de soutenir Dantzick contre une armée avec cette petite troupe, ou d’y périr. Il écrivit avant de s’embarquer une lettre à l’un des secrétaires d’État, laquelle finissait par ces mots : « Je suis sûr que je n’en reviendrai pas ; je vous recommande ma femme et mes enfants. » Il arriva à la rade de Dantzick, débarqua, et attaqua l’armée russe ; il y périt percé de coups, comme il l’avait prévu. Sa lettre arriva avec la nouvelle de sa mort, Dantzick fut pris ; l’ambassadeur de France auprès de la Pologne, qui était dans cette place, fut prisonnier de guerre, malgré les privilèges de son caractère. Le roi Stanislas vit sa tête mise à prix par le général des Russes, le comte de Munich, dans la ville de Dantzick, dans un pays libre, dans sa propre patrie, au milieu de la nation qui l’avait élu suivant toutes les lois. Il fut obligé de se déguiser en matelot, et n’échappa qu’à travers les plus grands dangers. Remarquons ici que ce comte maréchal de Munich, qui le poursuivait si cruellement, fut quelque temps après relégué en Sibérie, où[2] il vécut vingt ans dans une extrême misère, pour reparaître ensuite avec éclat. Telle est la vicissitude des grandeurs.

À l’égard des quinze cents Français qu’on avait si imprudemment envoyés contre une armée entière de Russes, ils firent une capitulation honorable ; mais un navire de Russie ayant été pris dans ce temps-là même par un vaisseau du roi de France, les quinze cents hommes furent retenus et transportés auprès de Pétersbourg : ils pouvaient s’attendre à être inhumainement traités dans un pays qu’on avait regardé comme barbare au commencement du siècle. L’impératrice Anne régnait alors ; elle traita les officiers comme des ambassadeurs, et fit donner aux soldats des rafraîchissements et des habits. Cette générosité inouïe jusqu’alors était en ce même temps l’effet du prodigieux changement que le czar Pierre avait fait dans la cour de Russie, et une espèce de vengeance noble que cette cour voulait prendre des idées désavantageuses sous lesquelles l’ancien préjugé des nations l’envisageait encore.

Le ministère de France eût entièrement perdu cette réputation nécessaire au maintien de sa grandeur si elle[3] n’eût tiré vengeance de l’outrage qu’on lui avait fait en Pologne ; mais cette vengeance n’était rien, si elle n’était pas utile. L’éloignement des lieux ne permettait pas qu’on se portât sur les Russes[4], et la politique voulait que la vengeance tombât sur l’empereur. On l’exécuta efficacement en Allemagne et en Italie. La France s’unit avec l’Espagne et la Sardaigne. Ces trois puissances avaient leurs intérêts divers, qui tous concouraient au même but d’affaiblir l’Autriche.

Les ducs de Savoie avaient depuis longtemps accru petit à petit leurs États, tantôt en donnant des secours aux empereurs, tantôt en se déclarant contre eux. Le roi Charles-Emmanuel espérait le Milanais ; et il lui fut promis par les ministres de Versailles et de Madrid. Le roi d’Espagne Philippe V, ou plutôt la reine Élisabeth de Parme, son épouse, espérait pour ses enfants de plus grands établissements que Parme et Plaisance.[5] Fleury n’envisageait alors pour la France que la propre gloire de son ministère, fondée sur un succès vraisemblable. Il entrevoyait seulement qu’à la faveur de ce succès il pourrait tirer quelques avantages solides à la paix prochaine. Car c’est l’usage de toutes les puissances chrétiennes, depuis plus de deux cents ans, de se faire des guerres passagères qui les ruinent pour obtenir ensuite quelque dédommagement par un traité que quelques subalternes arrangent au hasard.

Personne ne prévoyait alors que la Lorraine dût être le fruit de cette guerre : on est presque toujours mené par les événements, et rarement on les dirige. Jamais négociation ne fut plus promptement terminée que celle qui unissait ces trois monarques.

L’Angleterre et la Hollande, accoutumées depuis longtemps à se déclarer pour l’Autriche contre la France, l’abandonnèrent en cette occasion. Ce fut le fruit de cette réputation d’équité et de modération que la cour de France avait acquise. L’idée de ses vues pacifiques et dépouillées d’ambition enchaînait encore ses ennemis naturels, lors même qu’elle faisait la guerre ; et rien ne fit plus d’honneur au ministère que d’être parvenu à faire comprendre à ces puissances que la France pouvait faire la guerre à l’empereur sans alarmer la liberté de l’Europe. Tous les potentats regardèrent donc tranquillement ses succès rapides. Une armée de Français fut maîtresse de la campagne sur le Rhin, et les troupes de France, d’Espagne, et de Savoie, jointes ensemble, furent les maîtresses de l’Italie. (1734) Le maréchal de Villars, déclaré généralissime des armées française, espagnole, et piémontaise, finit sa glorieuse carrière à quatre-vingt-deux ans, après avoir pris Milan. Le maréchal de Coigny, son successeur, gagna deux batailles[6], tandis que le duc de Montemar, général des Espagnols, remporta une victoire dans le royaume de Naples, à Bitonto, dont il eut le surnom. C’est une récompense que la cour d’Espagne donne souvent, à l’exemple des anciens Romains. Don Carlos, qui avait été reconnu prince héréditaire de Toscane, fut bientôt roi de Naples et de Sicile. Ainsi l’empereur Charles VI perdit presque toute l’Italie pour avoir donné un roi à la Pologne, et un fils du roi d’Espagne eut en deux campagnes ces deux Siciles, prises et reprises tant de fois auparavant, et l’objet continuel de l’attention de la maison d’Autriche pendant plus de deux siècles.

Cette guerre d’Italie est la seule qui se soit terminée avec un succès solide pour les Français depuis Charlemagne. La raison en est qu’ils avaient pour eux le gardien des Alpes, devenu le plus puissant prince de ces contrées ; qu’ils étaient secondés des meilleures troupes d’Espagne, et que les armées furent toujours dans l’abondance.

L’empereur fut alors trop heureux de recevoir des conditions de paix que lui offrait la France victorieuse. Le cardinal de Fleury, ministre de France, qui avait eu la sagesse d’empêcher l’Angleterre et la Hollande de prendre part à cette guerre, eut aussi celle de la terminer heureusement sans leur intervention.

Par cette paix, don Carlos lut reconnu roi de Naples et de Sicile. L’Europe était déjà accoutumée à voir donner et changer des États. On assigna à François, duc de Lorraine, gendre de l’empereur Charles VI, l’héritage des Médicis qu’on avait auparavant accordé à don Carlos ; et le dernier grand-duc de Toscane[7], près de sa fin, demandait « si on ne lui donnerait pas un troisième héritier, et quel enfant l’empire et la France voulaient lui faire ». Ce n’est pas que le grand-duché de Toscane se regardât comme un fief de l’empire ; mais l’empereur le regardait comme tel, aussi bien que Parme et Plaisance, revendiqués toujours par le saint-siège, et dont le dernier duc de Parme avait fait hommage au pape : tant les droits changent selon les temps ! Par cette paix, ces duchés de Parme et de Plaisance, que les droits du sang donnaient à don Carlos, fils de Philippe V et d’une princesse de Parme, furent cédés à l’empereur Charles VI en propriété.

Le roi de Sardaigne, duc de Savoie, qui avait compté sur le Milanais, auquel sa maison, toujours agrandie par degrés, avait depuis longtemps des prétentions, n’en obtint qu’une petite partie, comme le Novarrois, le Tortonois, les fiefs des Langhes. Il tirait ses droits sur le Milanais d’une fille de Philippe II, roi d’Espagne, dont il descendait. La France avait aussi ses anciennes prétentions, par Louis XII, héritier naturel de ce duché. Philippe V avait les siennes, par les inféodations renouvelées à quatre rois d’Espagne ses prédécesseurs ; mais toutes ces prétentions cédèrent à la convenance et au bien public. L’empereur garda le Milanais ; ce n’est pas un fief dont il doive toujours donner l’investiture : c’était originairement le royaume de Lombardie annexé à l’empire, devenu ensuite un fief sous les Viscontis et sous les Sforces, et aujourd’hui c’est un État appartenant à l’empereur ; État démembré à la vérité, mais qui, avec la Toscane et Mantoue, rend la maison impériale très-puissante en Italie.

Par ce traité, le roi Stanislas renonçait au royaume qu’il avait eu deux fois, et qu’on n’avait pu lui conserver ; il gardait le titre de roi ; il lui fallait un autre dédommagement, et ce dédommagement fut pour la France encore plus que pour lui. Le cardinal de Fleury se contenta d’abord du Barrois, que le duc de Lorraine devait donner au roi Stanislas, avec la réversion à la couronne de France ; et la Lorraine ne devait être cédée que lorsque son duc serait en pleine possession de la Toscane. C’était faire dépendre cette cession de la Lorraine de beaucoup de hasards. C’était peu profiter des plus grands succès et des conjonctures les plus favorables. Le garde des sceaux Chauvelin encouragea le cardinal de Fleury à se servir de ses avantages : il demanda la Lorraine aux mêmes conditions que le Barrois, et il l’obtint[8].

Il n’en coûta que quelque argent comptant, et une pension de trois millions cinq cent mille livres faite au duc François jusqu’à ce que la Toscane lui fût échue.

Ainsi la Lorraine fut réunie à la couronne irrévocablement : réunion tant de fois inutilement tentée. Par là un roi polonais fut transplanté en Lorraine : cette province eut pour la dernière fois un souverain résidant chez elle, et il la rendit heureuse. La maison régnante des princes lorrains devint souveraine de la Toscane. Le second fils du roi d’Espagne fut transféré à Naples. On aurait pu renouveler la médaille de Trajan : regna assignata, les trônes donnés.

Tout resta paisible entre les princes chrétiens, si on en excepte les querelles naissantes de l’Espagne et de l’Angleterre pour le commerce de l’Amérique. La cour de France continua d’être regardée comme l’arbitre de l’Europe.

L’empereur faisait la guerre aux Turcs sans consulter l’Empire ; cette guerre fut malheureuse : Louis XV le tira de ce précipice par sa médiation ; et M. de Villeneuve, son ambassadeur à la porte ottomane, alla en Hongrie conclure en 1739, avec le grand-vizir, la paix dont l’empereur avait besoin.

Presque dans le même temps le nom seul de Louis XV[9] pacifiait l’État de Gênes menacé d’une guerre civile ; il soumit et adoucit pour un temps les Corses, qui avaient secoué le joug de Gênes. Le même ministère étendait ses soins sur Genève, et apaisait une guerre civile élevée dans ses murs.

Il interposait surtout ses bons offices entre l’Espagne et l’Angleterre, qui commençaient à se faire sur mer une guerre plus ruineuse que les droits qu’elles se disputaient n’étaient avantageux. On avait vu le même gouvernement, en 1735, employer sa médiation entre l’Espagne et le Portugal : aucun voisin n’avait à se plaindre de la France, et toutes les nations la regardaient comme leur médiatrice et leur mère commune, Cette gloire et cette félicité ne furent pas de longue durée.



  1. Voyez ci-après, page 191.
  2. Je suis toujours le texte de l’exemplaire dont j’ai parlé dans mon Avertissement. Dans toutes les éditions on lit : «… où il vécut dans une extrême misère, pour reparaître ensuite avec éclat. Telle est la vicissitude des grandeurs. » (B.)
  3. Elle se rapporte à la France.
  4. Toutes les éditions portent Moscovites. (B.)
  5. Au lieu de tout ce qui suit, et que je donne toujours d’après l’exemplaire déjà cité, on lisait : « Le roi de France n’envisageait aucun avantage pour lui que sa propre gloire, l’abaissement de ses ennemis, et le succès de ses alliés.

    « Personne ne prévoyait, etc. »(B.)

  6. Celle de Parme, le 29 juin ; celle de Guastalla, le 19 septembre 1734.
  7. Jean Gaston, dernier grand-duc, de la maison de Médicis, mort sans postérité en 1737.
  8. Quoique l’Angleterre ne fût pas intervenue dans le traité, cependant le cardinal de Fleury avait réglé avec l’ambassadeur d’Angleterre tous les points de la négociation ; et ce fut par faiblesse qu’il consentit à demander la Lorraine sans en instruire le ministre anglais. Cette conduite diminua la confiance qu’on avait en lui ; l’Angleterre et la Hollande regardaient cette cession éventuelle de la Lorraine comme un gage du consentement que la France donnerait aux dispositions de Charles VI et à l’élection de son gendre à l’empire. L’accomplissement de la cession de la Lorraine aurait été le prix de la modération de la France. Le cardinal l’avait senti ; il voyait, par cette disposition, la paix plus assurée contre les intrigues des ambitieux qui voudraient allumer la guerre, et il ne pardonna point au garde des sceaux Chauvelin d’avoir abusé de sa faiblesse. (K.) — Toutes ces réflexions des éditeurs de Kehl ne sont pas justes. Il faut faire comme Voltaire : applaudir à la conduite de Chauvelin, qui s’indigna de voir Fleury tout à la dévotion des Anglais. (G. A.)
  9. Toutes les éditions portent : « Presque dans le même temps il pacifiait, etc. » Voyez l’Avertissement de Beuchot.