Précis du siècle de Louis XV/Chapitre 8

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Précis du siècle de Louis XV
Précis du siècle de Louis XVGarnierŒuvres complètes de Voltaire. Tome XV (p. 204-210).
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CHAPITRE VIII.

CONDUITE DE L’ANGLETERRE, DE L’ESPAGNE, DU ROI DE SARDAIGNE, DES PUISSANCES D’ITALIE. BATAILLE DE TOULON[1].


On sait qu’après l’heureux temps de la paix d’Utrecht, les Anglais, qui jouissaient de Minorque et de Gibraltar en Espagne, avaient encore obtenu de la cour de Madrid des privilèges que les Français ses défenseurs n’avaient pas. Les commerçants anglais allaient vendre aux colonies espagnoles les nègres qu’ils achetaient en Afrique pour être esclaves dans le nouveau monde. Des hommes, vendus par d’autres hommes moyennant trente-trois piastres par tête qu’on payait au gouvernement espagnol, étaient un objet de gain considérable : car la compagnie anglaise, en fournissant quatre mille huit cents nègres, avait obtenu encore de vendre les huit cents sans payer de droits ; mais le plus grand avantage des Anglais, à l’exclusion des autres nations, était la permission dont cette compagnie jouit, dès 1710, d’envoyer un vaisseau à Porto-Bello.

Ce vaisseau, qui d’abord ne devait être que de cinq cents tonneaux, fut, en 1717, de huit cent cinquante par convention, mais en effet de mille par abus : ce qui faisait deux millions pesant de marchandises. Ces mille tonneaux étaient encore le moindre objet de ce commerce de la compagnie anglaise ; une patache qui suivait toujours le vaisseau, sous prétexte de lui porter des vivres, allait et venait continuellement ; elle se chargeait dans les colonies anglaises des effets qu’elle apportait à ce vaisseau, lequel ne se désemplissant jamais, par cette manœuvre, tenait lieu d’une flotte entière. Souvent même d’autres navires venaient remplir le vaisseau de permission, et leurs barques allaient encore sur les côtes de l’Amérique porter des marchandises dont les peuples avaient besoin, mais qui faisaient tort au gouvernement espagnol, et même à toutes les nations intéressées au commerce qui se fait des ports d’Espagne au golfe du Mexique. Les gouverneurs espagnols traitèrent avec rigueur les marchands anglais, et la rigueur se pousse toujours trop loin.

Un patron de vaisseau, nommé Jenkins, vint, en 1739, se présenter à la chambre des communes. C’était un homme franc et simple, qui n’avait point fait de commerce illicite, mais dont le vaisseau avait été rencontré par un garde-côte espagnol dans un parage de l’Amérique où les Espagnols ne voulaient pas souffrir de navires anglais. Le capitaine espagnol avait saisi le vaisseau de Jenkins, mis l’équipage aux fers, fendu le nez et coupé les oreilles au patron. En cet état Jenkins se présenta au parlement : il raconta son aventure avec la naïveté de sa profession et de son caractère. « Messieurs, dit-il, quand on m’eut ainsi mutilé, on me menaça de la mort ; je l’attendis ; je recommandai mon âme à Dieu, et ma vengeance à ma patrie. » Ces paroles, prononcées naturellement, excitèrent un cri de pitié et d’indignation dans l’assemblée. Le peuple de Londres criait à la porte du parlement : La mer libre ou la guerre ! On n’a peut-être jamais parlé avec plus de véritable éloquence qu’on parla sur ce sujet dans le parlement d’Angleterre, et je ne sais si les harangues méditées qu’on prononça autrefois dans Athènes et dans Rome, en des occasions à peu près semblables, l’emportent sur les discours non préparés du chevalier Windham, du lord Carteret, du ministre Robert Walpole, du comte de Chesterfield, de M. Pultney, depuis comte de Bath. Ces discours, qui sont l’effet naturel du gouvernement et de l’esprit anglais, étonnent quelquefois les étrangers, comme les productions d’un pays qui sont à vil prix sur leur terrain sont recherchées précieusement ailleurs. Mais il faut lire avec précaution toutes ces harangues où l’esprit de parti domine. Le véritable état de la nation y est presque toujours déguisé. Le parti du ministère y peint le gouvernement florissant ; la faction contraire assure que tout est en décadence : l’exagération règne partout. « Où est le temps, s’écriait alors un membre du parlement, où est le temps où un ministre de la guerre disait qu’il ne fallait pas qu’on osât tirer un coup de canon en Europe sans la permission de l’Angleterre ? »

Enfin le cri de la nation détermina le parlement et le roi. On déclara la guerre à l’Espagne dans les formes à la fin de l’année 1739.

La mer fut d’abord le théâtre de cette guerre, dans laquelle les corsaires des deux nations, pourvus de lettres patentes, allaient en Europe et en Amérique attaquer tous les vaisseaux marchands, et ruiner réciproquement le commerce pour lequel ils combattaient. On en vint bientôt à des hostilités plus grandes.

(Mars 1740) L’amiral Vernon pénétra dans le golfe du Mexique, y attaqua et prit la ville de Porto-Bello[2], l’entrepôt des trésors du Nouveau-Monde, la rasa et en fit un chemin ouvert par lequel les Anglais purent exercer à main armée le commerce autrefois clandestin qui avait été le sujet de la rupture. Cette expédition fut regardée par les Anglais comme un des plus grands services rendus à la nation. L’amiral fut remercié par les deux chambres du parlement : elles lui écrivirent ainsi qu’elles en avaient usé avec le duc de Marlborough après la journée d’Hochstedt. Depuis ce temps, les actions de leur compagnie du Sud augmentèrent, malgré les dépenses immenses de la nation. Les Anglais espérèrent alors de conquérir l’Amérique espagnole. Ils crurent que rien ne résisterait à l’amiral Vernon ; et lorsque, quelque temps après, cet amiral alla mettre le siège devant Carthagène, ils se hâtèrent d’en célébrer la prise : de sorte que dans le temps même que Vernon en levait le siège, ils firent frapper une médaille où l’on voyait le port et les environs de Carthagène avec cette légende : Il a pris Carthagène ; le revers représentait l’amiral Vernon, et on y lisait ces mots : Au vengeur de sa patrie. Il y a beaucoup d’exemples de ces médailles prématurées qui tromperaient la postérité si l’histoire, plus fidèle et plus exacte, ne prévenait pas de telles erreurs.

La France, qui n’avait qu’une marine faible, ne se déclarait pas alors ouvertement ; mais le ministère de France secourait les Espagnols autant qu’il était en son pouvoir.

On était en ces termes entre les Espagnols et les Anglais, quand la mort de l’empereur Charles VI mit le trouble dans l’Europe. On a vu ce que produisit en Allemagne la querelle de l’Autriche et de la Bavière. L’Italie fut aussi bientôt désolée pour cette succession autrichienne. Le Milanais était réclamé par la maison d’Espagne, Parme et Plaisance devaient revenir par le droit de naissance à un des fils de la reine née princesse de Parme. Si Philippe V avait voulu avoir le Milanais pour lui, il eût trop alarmé l’Italie. Si l’on eût destiné Parme et Plaisance à don Carlos, déjà maître de Naples et de Sicile, trop d’États réunis sous un même souverain eussent encore alarmé les esprits. Don Philippe, puîné de don Carlos, fut le premier auquel on destina le Milanais et le Parmesan. La reine de Hongrie, maîtresse du Milanais, faisait ses efforts pour s’y maintenir. Le roi de Sardaigne, duc de Savoie, revendiquait ses droits sur cette province ; il craignait de la voir dans les mains de la maison de Lorraine entée sur la maison d’Autriche, qui, possédant à la fois le Milanais et la Toscane, pourrait un jour lui ravir les terres qu’on lui avait cédées par les traités de 1737 et 1738 ; mais il craignait encore davantage de se voir pressé par la France et par un prince de la maison de Bourbon, tandis qu’il voyait un autre prince de cette maison maître de Naples et de Sicile.

Il se résolut, dès le commencement de 1742, à s’unir avec la reine de Hongrie sans s’accorder dans le fond avec elle. Ils se réunissaient seulement contre le péril présent ; ils ne se faisaient point d’autres avantages : le roi de Sardaigne se réservait même de prendre, quand il voudrait, d’autres mesures. C’était un traité de deux ennemis qui ne songeaient qu’à se défendre d’un troisième. La cour d’Espagne envoyait l’infant don Philippe attaquer le duc roi de Sardaigne, qui n’avait voulu de lui ni pour ami ni pour voisin. Le cardinal de Fleury avait laissé passer don Philippe et une partie de son armée par la France, mais il n’avait pas voulu lui donner de troupes.

On fait beaucoup dans un temps, on craint de faire même peu dans un autre. La raison de cette conduite était qu’on se flattait encore de regagner le roi de Sardaigne, qui laissait toujours des espérances.

On ne voulait pas d’ailleurs alors de guerre directe avec les Anglais, qui l’auraient infailliblement déclarée. Les révolutions des affaires de terre, qui commençaient alors en Allemagne, ne permettaient pas de braver partout les puissances maritimes. Les Anglais s’opposaient ouvertement à l’établissement de don Philippe en Italie, sous prétexte de maintenir l’équilibre de l’Europe.

Cette balance, bien ou mal entendue, était devenue la passion du peuple anglais ; mais un intérêt plus couvert était le but du ministère de Londres. Il voulait forcer l’Espagne à partager le commerce du nouveau monde : il eût, à ce prix, aidé don Philippe à passer en Italie, ainsi qu’il avait aidé don Carlos en 1731. Mais la cour d’Espagne ne voulait point enrichir ses ennemis à ses dépens, et comptait établir don Philippe dans ses États.

Dès le mois de novembre et de décembre 1741, la cour d’Espagne avait envoyé par mer plusieurs corps de troupes en Italie, sous la conduite du duc de Montemar, célèbre par la victoire de Bitonto et ensuite par sa disgrâce. Ces troupes avaient débarqué successivement sur les côtes de la Toscane et dans les ports qu’on appelle l’état degli presidj, appartenant à la couronne des Deux-Siciles. Il fallait passer sur les terres de la Toscane. Le grand-duc, mari de la reine de Hongrie, fut obligé de leur accorder le passage, et de déclarer son pays neutre. Le duc de Modène, marié à la fille du duc d’Orléans, régent de France, se déclara neutre aussi. Le pape Benoît XIV, sur les terres de qui l’armée espagnole devait passer dans ces conjonctures, ainsi que celle des Autrichiens, embrassa la même neutralité à meilleur titre que personne, en qualité de père commun des princes et des peuples, tandis que ses enfants vivaient à discrétion sur son territoire.

De nouvelles troupes espagnoles arrivèrent par la voie de Gênes. Cette république se dit encore neutre, et les laissa passer. Vers ce temps-là même, le roi de Naples embrassait la neutralité, quoiqu’il s’agît de la cause de son père et de son frère : mais de tous ces potentats neutres en apparence, aucun ne l’était en effet.

À l’égard de la neutralité du roi de Naples, voici quelle en fut la suite. On fut étonné, le 18 auguste, de voir paraitre à la vue du port de Naples une escadre anglaise, composée de six vaisseaux de soixante canons, de six frégates, et de deux galiotes à bombes. Le capitaine Martin, depuis amiral, qui commandait cette escadre, envoya à terre un officier avec une lettre au premier ministre, qui portait en substance qu’il fallait que le roi rappelât ses troupes de l’armée espagnole, ou que l’on allait dans l’instant bombarder la ville. On tint quelques conférences : le capitaine anglais dit enfin, en mettant sa montre sur le tillac, qu’il ne donnait qu’une heure pour se déterminer. Le port était mal pourvu d’artillerie ; on n’avait point pris les précautions nécessaires contre une insulte qu’on n’attendait pas. On vit alors que l’ancienne maxime : Qui est maître de la mer l’est de la terre, est souvent vraie. On fut obligé de promettre tout ce que le commandant anglais voulait, et même il fallut le tenir jusqu’à ce qu’on eût le temps de pourvoir à la défense du port et du royaume.

Les Anglais eux-mêmes sentaient bien que le roi de Naples ne pouvait pas plus garder en Italie cette neutralité forcée que le roi d’Angleterre n’avait gardé la sienne en Allemagne.

(Décembre 1743) L’armée espagnole, commandée par le duc de Montemar, venue en Italie pour soumettre la Lombardie, se retirait alors vers les frontières du royaume de Naples, toujours pressée par les Autrichiens. Alors le roi de Sardaigne retourna dans le Piémont et dans son duché de Savoie, où les vicissitudes de la guerre demandaient sa présence. L’infant don Philippe avait en vain tenté de débarquer à Gênes avec de nouvelles troupes. Les escadres d’Angleterre l’en avaient empêché ; mais il avait pénétré par terre dans le duché de Savoie, et s’en était rendu maître. C’est un pays presque ouvert du côté du Dauphiné. Il est stérile et pauvre. Ses souverains en retiraient alors à peine quinze cent mille livres de revenu. Charles-Emmanuel, roi de Sardaigne et duc de Savoie, l’abandonna pour aller défendre le Piémont, pays plus important.

On voit par cet exposé que tout était en alarmes, et que toutes les provinces éprouvaient des revers du fond de la Silésie au fond de l’Italie. L’Autriche n’était alors en guerre ouverte qu’avec la Bavière, et cependant on désolait l’Italie. Les peuples du Milanais, du Mantouan, de Parme, de Modène, de Guastalla, regardaient avec une tristesse impuissante toutes ces irruptions et toutes ces secousses, accoutumés depuis longtemps à être le prix du vainqueur, sans oser seulement donner leur exclusion et leur suffrage.

La cour d’Espagne fit demander aux Suisses le passage par leur territoire, pour porter de nouvelles troupes en Italie ; elle fut refusée. La Suisse vend des soldats à tous les princes, et défend son pays contre eux. Le gouvernement y est pacifique, et les peuples guerriers. Une telle neutralité fut respectée. Venise, de son côté, leva vingt mille hommes pour donner du poids à la sienne.

Il y avait dans Toulon une flotte de seize vaisseaux espagnols, destinée d’abord pour transporter don Philippe en Italie ; mais il avait passé par terre, comme on a vu. Elle devait apporter des provisions à ses troupes, et ne le pouvait, retenue continuellement dans le port par une flotte anglaise qui dominait dans la Méditerranée, et insultait toutes les côtes de l’Italie et de la Provence. Les canonniers espagnols n’étaient pas experts dans leur art : on les exerça dans le port de Toulon pendant quatre mois, en les faisant tirer au blanc, et en excitant leur émulation et leur industrie par des prix proposés.

(22 février 1744) Quand ils se furent rendus habiles, on fit sortir de la rade de Toulon l’escadre espagnole, commandée par don Joseph Navarro. Elle n’était que de douze vaisseaux, les Espagnols n’ayant pas assez de matelots et de canonniers pour en manœuvrer seize. Elle fut jointe aussitôt par quatorze vaisseaux français, quatre frégates, et trois brûlots, sous les ordres de M. de Court, qui, à l’âge de quatre-vingts ans, avait toute la vigueur de corps et d’esprit qu’un tel commandement exige. Il y avait quarante années qu’il s’était trouvé au combat naval de Malaga, où il avait servi en qualité de capitaine sur le vaisseau amiral, et depuis ce temps, il ne s’était donné de bataille sur mer, en aucune partie du monde, que celle de Messine, en 1718. L’amiral anglais Matthews se présenta devant les deux escadres combinées de France et d’Espagne. La flotte de Matthews était de quarante-cinq vaisseaux, de cinq frégates, et de quatre brûlots : avec cet avantage du nombre, il sut aussi se donner d’abord celui du vent ; manœuvre dont dépend souvent la victoire dans les combats de mer, comme elle dépend sur la terre d’un poste avantageux. Ce sont les Anglais qui, les premiers, ont rangé leurs forces navales en bataille, dans l’ordre où l’on combat aujourd’hui, et c’est d’eux que les autres nations ont pris l’usage de partager leurs flottes en avant-garde, arrière-garde, et corps de bataille.

On combattit donc à la bataille de Toulon dans cet ordre. Les deux flottes furent également endommagées et également dispersées.

Cette journée navale de Toulon fut donc indécise, comme tant d’autres batailles navales[3] dans lesquelles le fruit d’un grand appareil et d’une longue action est de tuer du monde de part et d’autre, et de démâter des vaisseaux. Chacun se plaignit ; les Espagnols crurent n’avoir pas été assez secourus ; les Français accusèrent les Espagnols de peu de reconnaissance. Ces deux nations, quoique alliées, n’étaient point toujours unies. L’antipathie ancienne se réveillait quelquefois entre les peuples, quoique l’intelligence fût entre leurs rois.

Au reste, le véritable avantage de cette bataille fut pour la France et l’Espagne : la mer Méditerranée fut libre au moins pendant quelque temps, et les provisions dont avait besoin don Philippe purent aisément lui arriver des côtes de Provence ; mais, ni les flottes françaises, ni les escadres d’Espagne, ne purent s’opposer à l’amiral Matthews quand il revint dans ces parages. Ces deux nations, obligées d’entretenir continuellement de nombreuses armées de terre, n’avaient pas ce fonds inépuisable de marine qui fait la ressource de la puissance anglaise.



  1. Ce sommaire est celui de l’exemplaire dont j’ai parlé dans mon Avertissement. Dans toutes les éditions il y a : « Conduite de l’Angleterre. Ce que fit le prince de Conti en Italie. » (B.)
  2. La prise de Porto-Bello, par Vernon, est du 1er décembre 1739, nouveau style, qui n’était pas encore adopté par les Anglais (voyez la note, tome XIII, page 74), et du 20 novembre, suivant l’ancien calendrier. Dans l’Histoire de la guerre de 1741, on lit, chapitre v : « L’amiral Vernon pénétra, en 1740, dans le golfe du Mexique. » Dans l’édition de 1768 du Précis, et dans toutes celles qui ont des additions marginales, on lit : « mars, 1740. » Les journaux ne parlèrent qu’en mars 1740 des événements arrives à Porto-Bello en décembre 1739 ; et Voltaire a pris par mégarde la date des journaux pour celle des événements. (B.)
  3. Dans toutes les éditions on lit : « comme presque toutes les batailles navales (à l’exception de celle de la Hogue), dans lesquelles, etc. » La version que je donne est de l’exemplaire dont je parle dans mon Avertissement. (B.)